Gaston Stiegler. La démonomane de Grèzes. Extrait de la revue « Annales des sciences psychiques », (Paris), 12e année, 1902, pp. 183-200.
Gaston Ziegler (1853-1931). Journaliste, écrivain, enquêteur et grand voyageur. Il est connu pour avoir réalisé en 1901 le premier tour du monde en moins de 80 jours pour un journaliste français, à la suite d’un pari du journal. Le Matin.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LA DÉMONOMANE DE GRÈZES
par M. GASTON STIEGLER
La malheureuse sœur Saint-Fleuret est devenue un sujet d’actualité, depuis que les journaux ont raconté et commenté son histoire avec plus ou moins d’inexactitudes.
M. Gaston Stiegler (1) s’est rendu dans l’Aveyron, pour procéder sur place à une enquête et il a pu recueillir, de la bouche même du Dr Séguret, médecin de l’orphelinat de Grèzes, des indications précises et une interprétation scientifique et exacte des faits, qui fait honneur à ce praticien et prouve combien il est au courant de ces questions que beaucoup de médecins trouvent plus commode de nier que d’approfondir.
Le premier soin de M. Stiegler fut, avant de se rendre à l’orphelinat, d’entrer dans la cathédrale de Rodez et de puiser dans le bénitier, pendant qu’il n’était pas vu, un petite fiole d’eau bénite qui devait lui servir à éprouver la malade.
Grèzes, 18 juin.
La supérieure, la révérende mère Sainte-Croix, ne se fit pas attendre. J’étais à peine depuis quelques instants dans une salle basse, ornée d’images religieuses et enrichie de sacs de pommes de terre, qu’elle entra, tout aimable et avenante. C’est une bonne femme, pas bien grande, très corpulente, très robuste, avec une [p. 184] face ronde qu’ombrage ça et là un léger duvet et qu’illuminent deux petits yeux clairs, pleins de malice et de finesse. Ses oreilles sont complètement cachées par une coiffe qui descend sous le menton et qui laisse passer seulement une mèche grise indisciplinée. Un long voile noir à larges ailes enveloppe la tête. Une collerette ronde et blanche couvre la poitrine. La sœur est ensevelie dans une ample robe de bure que serre la cordelière de franciscaines, car la mère Sainte-Croix appartenait à cet ordre lorsqu’elle fonda, en 1880, la congrégation de Notre-Dame-du-Calvaire, destinée à recueillir et à élever des orphelins.
Quoique ses oreilles fussent dissimulées, quoique ses yeux fussent abrités derrière son voile et les paupières souvent baissées, je n’ai jamais vu une personae qui se montrât plus attentive, plus guetteuse, plus avertie que ne le fut mon interlocutrice pendant la durée de notre longue conversation. Elle m’a donné une belle leçon de prudence et de réserve, que je ne saurais trop louer. Son habileté est extrême à employer des formules vagues, et a noyer un très petit nombre d’idées précises dans un flot de paroles générales et nullement compromettantes. Essayez de serrer de l’eau en fermant la main, vous aurez une idée de mes efforts durant notre conversation.
— Eh bien ! ma révérende mère, demandai-je, vous avez en ce moment, dans votre couvent, une malade fort intéressante dont on parle beaucoup : la sœur Saint-Fleuret ?
— Mais oui, mon bon monsieur, elle est bien malade, cette chère enfant ! Une enfant si pure, si méritante, et qui, j’en suis bien sûre, n’a jamais connu le péché, répondit la révérende mère Sainte-Croix, en jouant avec ses lunettes qu’elle tenait à la main.
— Et de quoi souffre-t-elle??
— De quoi ? de quoi ? Les médecins n’y connaissent rien, voilà ce qu’il y a de sûr. C’est un mal que le hon Dieu lui a envoyé. Le bon Dieu sait ce qu’il veut, mais nous ne le savons pas, et nous n’avons qu’à nous soumettre.
Orphelinat de Grèzes.
— Mais enfin, les symptômes de ce mal ?
— Ah ! mon bon monsieur, reprend en riant la révérende mère Sainte-Croix, en chassant une mouche qui lui voletait sur la joue au milieu des poils follets, on en a dit là-dessus de toutes les couleurs. N’a-t-on pas prétendu que la pauvre enfant se tenait en l’air route seule et qu’elle allait se promener sur les toits ? Ce sont des mensonges. Tout ça a été inventé par des journalistes qui nous en veulent parce que, aux dernières élections, nous avons témoigné notre sympathie à la bonne cause : j’entends par la bonne cause, comme de raison, le parti conservateur. Quoique nous ne fassions pas de politique, nous étions favorables à M. de Saint-Urbain, le député sortant, qui, d’ailleurs, n’a pas été réélu, voilà pourquoi on raconte des histoires sur notre établissement. Car la sœur [p. 185] Saint-Fleuret est malade depuis fort longtemps, et jusqu’ici on ne parlait pas d’elle.
— Et depuis quand est-elle malade?
— Depuis 1893. Cette année-là il y a eu une épidémie de fièvre
typhoïde dans notre couvent. Nous avons compté jusqu’a soixante-sept cas. Quatre de nos sœurs sont mortes en six jours. La sœur Saint-Fleuret, une des plus gravement atteintes, est restée huit mois au lit. Sa guérison n’a jamais été complète.
— Mais enfin, quel est ce mal ? Est-ce l’épilepsie ?
— Non, non, mon bon monsieur, pas l’épilepsie.
— L’hystérie alors ?
— Les médecins ont parlé d’hystérie, en effet. Peut-être bien ; ils ne savent pas. Comment, savoir ?
— Est-ce que les crises sont fréquentes ?
— Hélas ! mon bon monsieur, elles sont toujours trop fréquente, n’est-ce pas ? C’est bien pénible. Elle souffre beaucoup, la chère enfant.
— Tous les jours ?
— Plus ou moins, c’est selon. On ne peut pas dire tous les jours. Mais quand il y a un intervalle, la crise suivante est plus forte.
— Et en quoi consistent les crises ?
— Autrefois, la pauvre enfant criait beaucoup. On l’entendait à cinq cents mètres : tous les paysans le savent. Maintenant, elle ne crie plus.
— Et alors ?
— Alors, ce sont des attaques, comme on dit.
— Des attaques de nerfs ?
— Oui, c’est cela. Vous avez bien vu une femme avoir des attaques de nerfs. Ou dit que les Parisiennes en ont quelquefois.
— Le bruit court que la sœur Saint-Fleuret a peur des objets sacrés et qu’elle n’en peut supporter la présence.
La révérende mère eut un mouvement d’indignation méprisante :
— Notre chère sœur a de l’eau bénite et de l’eau de Lourdes dans sa chambre.
— On soutient qu’elle a horreur de l’hostie et ne peut communier.
— Elle communie, en effet, moins souvent que ses compagnes.
— Enfin, croyez-vous qu’elle soit possédée du démon ?
Le visage de la révérende mère s’éclaira d’un sourire heureux, qu’elle ne put contenir ; elle contempla la souriante image de Jésus, placée au-dessus d’un sac de pommes de terre, et avec un sourire reconnaissant, elle répondit :
— Ce n’est pas à nous de décider ces choses. C’est à l’Église elle-même, représentée par ses autorités supérieures. Mais enfin, vous vous rappelez l’histoire des possédées de Loudun. Si Dieu veut que la pauvre enfant soit possédée du démon, nous ne pouvons [p. 186] l’empêcher, nous ne pouvons le savoir. Peut-être est-ce une épreuve qu’il envoie à notre pauvre sœur. Car c’est une martyre, une véritable martyre.
Je vis que j’avais touché juste, le fond de l’idée de la mère Sainte-Croix est que la sœur Saint-Fleuret est une démoniaque ; elle n’avouera jamais cette opinion, mais elle se la laisse arracher.
— C’est une martyre, repris-je, une sainte martyre, que Dieu a voulu faire dans un but que vous soupçonnez peut-être.
— Je ne soupçonne rien, car la pensée de Dieu est impénétrable. Mais il faut remarquer que notre orphelinat est remarquablement prospère. Nous ne sommes aidées par personne, ni par le gouvernement, ni par les particuliers, ou très peu. Et cependant nous réussissons, nous nous développons ; notre congrégation prend une extension considérable. Depuis dix ans, pas un seul de nos orphelins n’est mort.
Et la mère eut un mouvement d’orgueil.
— Est-ce que vous attribuez cette prospérité à la puissance de la sœur Saint-Fleuret et à son martyre ?
— Je ne dis pas cela. C’est à l’Église elle-même de décider ces choses. Mais enfin le bon Dieu est tout-puissant.
— Peut-être veut-il faire de cette martyre une sainte ? fis-je.
Elle ne put réprimer un sourire de satisfaction.
— C’est possible ; car la pauvre enfant n’a jamais connu péché, je le répète. Elle sera peut-être sanctifiée un jour, je l’ignore. Il y a des saints qui n’ont pas souffert autant qu’elle.
— Et Grèzes deviendra un lieu de pèlerinage, comme Paray-le-Monial, on vécut Marie Alacoque ? observai-je.
— Si Dieu veut, peut-être. Nous avons conduit sœur Saint¬Fleuret trois fois à Lourdes, et Dieu n’a pas voulu la guérir. Des prêtres l’ont exorcisée, et Dieu n’a pas voulu la guérir. Il est vrai que le grand exorcisme, celui que fait l’évêque lui-même ou son délégué dûment autorisé, n’a pas été essayé. On ne sait s’il réussirait. Mais depuis dix ans Dieu n’a pas voulu guérir notre chère martyre.
Je vis que la conversation ne m’apprendrait rien de plus, et je demandai à voir la malade. On me répondit qu’en ce moment la chose était impossible. La crise devait sévir précisément à l’heure où nous nous trouvions, c’est-à-dire dans l’après-midi. Justement, il fallait la voir maintenant, en cet état, à l’heure où elle est en proie au démon. Mais quelle que fût mon insistance, je ne pus obtenir de monter jusqu’à la chambre de l’infortunée. Je reçu seulement la permission de revenir vers cinq heures, c’est-a-dire lorsque la crise est ordinairement calmée.
Après avoir passé mon temps en recherches utiles, dont je [p. 187] dirai demain le résultat, je revins à l’heure indiquée. On fit descendre la sœur Saint-Fleuret. Je vis entrer une jeune femme, qui paraît à peine son âge —trente ans — et dont le corps maigre flotte dans les vêtements ascétiques que j’ai décrits plus haut. Son visage allongé est d’une pâleur de cire ; sa bouche, d’une forme agréable, est si décolorée, qu’a peine elle tranche sur cette face blême. Les joues ne sont pas précisément décharnées ; elles sont même un peu soufflées, mais paraissent molles et sans vie. Le nez, qui est fin, se pince comme celui des mourants. Les yeux ne sont pas sans beauté ; mais, quand les paupières, presque toujours baissées, osent se lever, le regard semble lointain et comme absent. Quant aux mains, qui ignorent le geste, qui demeurent immuablement croisées sur la poitrine, elles sont exsangues : on dirait de l’ivoire.
J’essayai de causer avec la sœur Saint-Fleuret. Elle ne refusa pas de parler, mais ses répliques étaient si lentes à venir, si brèves, si sommaires, que je ne pus tirer d’elle aucun éclaircissement nouveau. La mère Sainte-Croix, qui assistait à l’entretien, répondait généralement pour la sœur, et l’on sait comment elle répond. L’approche de ma fiole d’eau bénite ne provoqua aucun mouvement chez la pauvre possédée. Le démon était distrait, ou occupé ailleurs à torturer quelque autre misérable jouet. II ne manifesta aucune horreur et la malade ne se départit point de son immobilité. Je quittai la malheureuse femme sans prolonger une séance évidemment inutile.
Chez le Dr Séguret. — Le Dr Séguret, médecin de l’orphelinat de Grèzes, est établit à quelques kilomètres de là, au bourg de Laissac. C’est un bomme d’allure franche, à la parole nette et précise, dont le discours clair et substantiel forme un contraste amusant avec le langage subtil et plein de réticences de la mère Sainte-Croix. Son installation à Laissac remonte à douze années. Ses études faites à Montpellier et au Val-de-Grâce, il fut d’abord médecin militaire. Puis, la salubre atmosphère des monts du Rouergue, son pays, où il avait pris le goût de l’indépendance, l’attira doucement vers les collines fraîches, et il revint bientôt s’établir dans la contrée familière où s’était écoulée son enfance.
— Maintenant que les faits sont devenus publics, me déclare le Dr Séguret sur un ton très simple, je vous raconterai volontiers l’histoire de la maladie de la pauvre sœur Saint-Fleuret, sauf quelques détails intimes que le secret [p. 188] professionnel m’enjoint de taire, aussi bien que la délicatesse. D’abord , je vous dirai le plus grand bien de l’orphelinat de Grèzes, que je connais à merveille, puisque je suis le médecin de l’établissement depuis douze ans. Les sœurs sont dévouées aux enfants qu’elles recueillent et rendent d’utile
services. Cet hommage rendu, j’arrive au cas de la sœur Saint-Fleuret, qui est curieux et intéressant, sans être unique ni même exceptionnel. C’est une malade atteinte d’hystérie avec folie religieuse : voilà en deux mots le diagnostic.
Je demande tout de suite au Dr Séguret si cette maladie était consécutive à la fièvre typhoïde de 1893.
— Nullement. La sœur Saint-Fleuret était malade auparavant, me répondit-il, dès l’âge de dix-huit ans quand je l’ai connue. Seulement, son cas s’est aggravé par la suite. D’autres sœurs ont été atteintes de la même maladie dans l’établissement, car cette folie est contagieuse ; mais, moins sérieusement frappées, elles se sont heureusement guéries.
— Et quels sont les symptômes chez la sœur Saint-Fleuret ?
— Tous ceux de l’hystérie, très caractérisés, comme on les voit chaque jour à la Salpêtrière. II y a raideur des membres, insensibilité, perte de la connaissance des choses environnantes, position du corps en arc de cercle, étouffement par suite de la présence prétendue d’une boule dans la gorge. Autrefois, ces symptômes étaient accompagnés de cris terribles qui, maintenant, ont disparu, De plus, ii y a dédoublement de la personnalité. La malade a deux mentalités, ou, comme on dit, deux moi qui s’ignorent, l’un quand elle est à l’état normal, l’autre quand elle est en état de crise. Lucide, elle ne sait plus ce qu’elle a dit, ou fait, ou entendu pendant sa crise. Mais en état de crise, elle se souvient de ce qui lui est arrivé dans les crises précédentes.
— II y a ainsi deux fils pour chacun desquels les fibres vont se formant et se nouant les uns aux autres, et les deux fils ne se mêlent jamais, dis-je.
— Si vous voulez, reprit le docteur Séguret. Mais comme vous voyez, ce sont là des phénomènes d’hystérie bien connus, tels que les a décrit Charcot. La folie religieuse n’a rien non plus de miraculeux, mais elle est plus capable d’étonner les imaginations chez les personnes non habituées aux sciences. II y a deux sortes de folie religieuse, la théomanie et la démonomanie. Dans la théomanie, la malade croit penser, agir, vivre en un mot sous l’influence de Dieu ; celle-là ne souffre pas, au contraire, elle vit dans la béatitude, elle est heureuse. Ce fut, au XVIIe siècle, le cas de Marie Alacoque. Mais dans la démonomanie la malade croit que Satan [p. 189] habite en elle, vit en elle, la guide, l’inspire. Elle est alors très malheureuse, elle se sent souillée par le diable, qui lui fait commettre des crimes et des sacrilèges, et elle souffre d’une façon atroce au physique et au moral.
— Et ce dernier cas est celui de la sœur Saint-Fleuret ?
— Malheureusement, oui. Elle est ce qu’on appelait autrefois une possédée, une démoniaque ou, comme nous disons aujourd’hui, en langage scientifique, une démonomane. Tantôt, la sœur Saint-Fleuret, dans ses crises, se croit, se sent habitée par le diable, et alors elle fait tout ce que ferait réellement le diable s’il était là, ou du moins tout ce qu’elle se figure qu’il ferait, d’après l’idée qu’elle a appris à se former de lui. Le diable repousserait l’eau bénite, et elle repousse l’eau bénite. Le diable s’enfuirait, entrerait en colère à la vue d’un chapelet, d’un crucifix, d’une hostie consacrée, et la sœur s’enfuit, entre en colère en présence de ces objets pieux ; au besoin elle se jette dessus et les brise comme ferait le diable. J’ai été témoin de ces crises.
Tantôt, le diable n’est pas en elle, mais hors d’elle. Par l’effet d’une hallucination, elle le voit comme je vous vois en ce moment avec la même netteté, la même précision. Elle le décrit : il est noir, velu, il a des griffes, il est armé d’un fouet, d’un fer rouge. C’est un diable lubrique, qui veut se jeter sur elle, la violer. Elle se débat, elle fuit. II la poursuit. Elle s’échappe de plus belle. II la frappe de son fouet, il la brûle de son fer rouge. L’illusion est si forte que les traces de coups apparaissent sur le corps de la malheureuse, comme si elle avait été effectivement touchée. J’ai constaté sur elle ces traces de coups, j’ai constaté des brulures au second degré, des escarres. Ce sont des stigmates, comme en avait saint François d’Assise. Mais ceux-là sont passagers : ils s’effacent au bout d’un temps plus ou moins long.
— J’ai entendu parler de morsures.
— Moi aussi, mais je n’ai jamais eu l’occasion de constater la trace des dents. D’ailleurs, cela ne serait pas plus surprenant que le reste.
— On m’a dit que la malade s’exprimait quelquefois en des langues qui lui sont notoirement inconnues, en caraïbe notamment.
— Cela n’est pas vrai, reprit le Dr Séguret. Voici cependant ce qui m’a été raconté. Mgr Livinac, originaire de la contrée et évêque in partibus, attiré par les merveilles que l’on contait de la sœur Saint-Fleuret, vint la voir. Il la questionna, la poussa et, comme elle s’étonnait, il voulut faire une expérience extraordinaire. Certains idiomes sauvages lui sont familiers, car ses missions l’on conduit dans les pays les plus lointains. II eut l’idée de poser à la malade une question en langue, caraïbe. Le sœur lui répondit par le mot qui signifie bonjour dans cette langue. A la vérité, je n’étais [p. 190] pas présent à la séance, mais la chose m’a été rapportée par des témoins entièrement dignes de foi, et je la tiens pour certaine.
— Voila donc les faits bien et dument constates ; pourriez-vous me dire quelle en -est l’explication?
— Deux explications ont été données, reprit le docteur : celle du monde religieux et celle du monde médical. Celle qui a cour dans le monde religieux, celle qui n’a peut-être pas été formulée officiellement, mais que les ecclésiastiques admettent sans trop l’avouer, c’est que la sœur Saint-Fteuret est bien une démoniaque sous l’influence du diable. Ils citent l’exemple des possédées de Loudun au XVIIe siècle et l’exemple plus récent des possédées de Morzine, en Savoie. Dieu permet, comme il l’a fait souvent, que le diable s’acharne sur cette malheureuse, qu’i! la torture, qu’il la martyrise. C’est une épreuve que Dieu envoie à l’orphelinat, et dont la sœur Saint-Fleuret est victime. Pendant ce temps-là, le diable ne fait pas d’autre mal a la communauté. II est naturel que les ecclésiastiques adoptent une version en rapport avec leur culture intellectuelle.
L’explication des médecins, la mienne par conséquent, est toute différente, purement humaine. Elle consiste tout entière dans la suggestion et l’auto-suggestion. La sœur Saint-Fleuret appartient à une famille de braves gens du pays qui sont très dévots. Elle a été élevée au couvent par des personnes très bien intentionnées, mais qui lui ont donné, comme à ses pareilles, une éducation très mauvaise, au moins sur certains points. On lui a enseigné une morale fondée sur l’idée des récompenses et des peines dans l’autre monde ; on lui a parlé sans cesse, comme d’usage, du diable qui est prêt à punir pour la moindre faute, à la faire bouillir éternellement dans sa grande chaudière. Les enfants s’impressionnent aisément. Celle-là, plus sensible encore que ses camarades, s’est effrayée davantage ; elle a fini par rêver au diable, par le voir à ses côtés, par vivre en lui ; elle s’est hallucinée jusqu’à le sentir en elle ; et le souvenir des possédées aidant, elle est devenue une démonomane. C’est un phénomène d’auto-suggestion classé et défini, d’une pathologie bien connue.
— Et le bonjour en langue caraîbe ? demandai-je.
— Non moins facile à expliquer. Mgr Livinac a parlé en caraïbe à la malade et ii a attendu la réponse. Très probablement, en cette minute, ii avait présents à l’esprit quelques mots de caraïbe qu’il connaît très bien et qui lui remontaient à la mémoire. II a pensé sans y prendre garde le mot » bonjour », tel que ces sauvages le disent dans leur parler, et il l’a transmis à la malade, au sujet, qui l’a aussitôt prononcé. Car, avec toute l’école de la Salpêtrière je crois a la transmission de la pensée. C’est un phénomène de suggestion, très naturel et très connu.
On a dit aussi que la sœur distinguait l’eau bénite de l’eau ordinaire. [p. 191] C’est très possible. Si un individu tient devant elle une fiole d’eau bénite dans une main et une fiole d’eau ordinaire dans l’autre, la malade pourra peut-être désigner l’eau bénite. Ceci
simplement parce que celui qui tiendra les deux fioles pensera plus fortement à l’eau bénite qu’à l’autre : il transmettra ainsi sa pensée, même sans le vouloir. C’est de la suggestion. Seulement, ii faut que l’individu possède de l’influence sur la sœur, il faut qu’elle ait confiance en lui, qu’elle lui accorde du crédit.
Le Dr Séguret ne savait pas que j’avais fait moi-même une expérience inutile avec de l’eau bénite, comme je l’ai conte hier. II me donnait une explication et la mesure de mon influence sur la sœur Saint-Fleuret.
— Et le traitement ? demandai-je.
— J’ai essayé deux traitements : l’un par l’hydrothérapie, que j’ai bientôt abandonné, parce que les résultats étaient nuls, peut-être même défavorables ; l’autre purement moral, par· la suggestion. Je causals avec ma malade ; je m’efforçais de lui persuader qu’elle ne voyait pas le diable, qu’elle se porte bien, que son mal est uniquement dans son imagination. Les résultats n’ont pas été meilleurs. La raison en est que je suis sans influence sur l’esprit de la sœur Saint-Fleuret ; elle n’a pas confiance en moi, peut-être simplement parce que je ne suis pas ecclésiastique. J’ai eu un exemple de mon impuissance. Une fois, pour me rendre compte, pout· mesurer mon crédit sur elle, je tentai une expérience qui réussit toujours : je lui appliquai sur le dos une feuille de papier ordinaire en lui persuadant que c’était un vésicatoire. Si ma suggestion avait été efficace, ii se serait certainement produit une ampoule le lendemain. Or, ii ne se forma rien du tout. J’en conclus que j’étais sans pouvoir sur l’esprit de la malade.
— Les prêtres ont essayé de l’exorcisme, qui peut passer pour une tentative de suggestion, remarquai-je.
— Oui, ils n’ont pas été plus heureux. Le cardinal Bonnet, évêque de Rodez, s’est intéressé à la malade, il l’a vue. Mais il n’a pas tenté le grand exorcisme, l’exorcisme en cérémonie, ou l’on somme solennellement le démon de fuir le corps qu’il habite. Je crois qu’en s’abstenant, il a agi avec prudence. En effet, l’évêque de Chambery ayant essayé ce procédé pour délivrer les sœurs de Morzine, toutes ces sœurs, bien loin de se calmer, sont entrées dans une fureur terrible au beau milieu de l’église.
La sœur Saint-Fleuret est-elle incurable ?
— Je ne le crois pas. II y a un traitement à tenter, traitement très simple et qui, selon moi, doit réussir. Je conseillerai de dépayser complètement la malade, de la retire de l’orphelinat, de l’envoyer au loin, dans un milieu où on ne parlerait plus continuellement ni du diable, ni d’enfer, ni de religion. On lui laisserait l’esprit en repos ; on la distrairait par de petites occupations sans fatigue, je crois que peu à peu elle se rétablirait. [p. 192]
— N’a-t-on pas essayé ?
— Si, mais mal. On l’a envoyée quelque temps dans sa famille. L’esprit religieux y est si fort que ce n’était pour ainsi dire pas la changer de milieu. Mon dernier conseil n’ayant pas été suivi, j’ai renoncé à donner des soins a la sœur Saint-Fleuret. D’ailleurs, on ne m’en demande plus, convaincu qu’on est de mon impuissance, au moins pour ce cas. Mais je reste le médecin et l’ami de l’orphelinat. Quant à la pauvre démonomane, qui ne voit plus aucun docteur, je sais qu’elle est très bien traitée et très choyée par ses compagnes ; mais on prétend que si elle quittait le convent, elle mourrait.
GASTON STIEGLER.
Note
(1) M. Stiegler a publie, dans Le Français du 20 et du 21 juin, le résultat de son enquête.
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