Gabriel Dromard et Albès. Folie du doute et illusion de fausse reconnaissance. Extrait de la « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), 1907, pp. 12-17.

Dromard et Albès. Folie du doute et illusion de fausse reconnaissance. Extrait de la « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), 1907, pp. 12-17.

 

Gabriel-René Dromard (1874-1918). Lauréat de l’Académie de Médecine, Médecin adjoint des asiles publics d’aliénés, membre correspondant de la Société médico-psychologique et de la Société de Médecine légale de France.
Quelques publicatons :
— (avec J. Levassort). Une forme atypique de dépersonnalisation chez une délirante chronique. S. l. n. d., [Paris, 1900]. 1 vol ; in-8°, 10 p. [en ligne sur notre site]
— Les alcoolisés non alcooliques. Etude psycho-physiologique et thérapeutique sur l’intoxication alcoolique latente: alcoolomanie. Thèse de la faculté de médecine de Paris. Paris, G. Steinheil, 1902. 1 vol. in-8°.
Essai théorique sur l’illusion dite de « fausse reconnaissance ». Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), deuxième année, 1905, pp. 216-228. [en ligne sur notre site]
— Essai de classification des troubles de la mimique chez les aliénés. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1906, Paris, Félix Alcan, 1906. 1 vol. in-8°.
— Les troubles de la mimique émotive chez les aliénés. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1907. Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-8°.
— L’amnésie. au point de vue séméiologique et médico-légal. Paris, Félix Alcan, 1907. 1 vol. in-8°.
— Avec Antheaume André. Poésie et folie. Essai de psychologie et de critique. Paris, Octave Doin 1908.
— La Mimique chez les Aliénés. Paris, Félix Alcan, 1909. 1 vol. in-8°.
— Essai sur la sincérité. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°.
— L’interprétation délirante. Essai de psychologie. Extrait du Journal de psychologie normale et pathologique, 191?. Paris, s. d. [191?]. 1 vol. in-8°, pp.332-416.
— Les mensonges de la vie intérieure. Paris, Félix Alcan, 1910. 1 vol. in-8°.
— Le Rêve et l’Action. Quatrième mille. Paris, Ernest Flammarion, 1913. 1 vol. in-8°. Dans la « Bibliothèque de Philosophie scientifique ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 12]

FOLIE DU DOUTE ET ILLUSION DE
FAUSSE RECONNAISSANCE
Par les Drs G. DROMARD, A. ALBÈS,
Médecin adjoint de l’Asile de Marseille. Interne des Asiles de la Seine.

Au cours d’un intéressant article publié dans le Journal de psychologie normale et pathologique (1), M. Janet fait observer avec raison qu’une explication psychologique du « déjà vu » doit tenir compte essentiellement de tous les phénomènes qui font escorte à ce trouble et en particulier des phénomènes d’hésitation et d’incertitude.

L’auteur a bien mis en évidence, dans ce travail de critique, la perte du sentiment de la réalité présente qui se trouve fondamentalement à la base de la fausse reconnaissance, phénomène qui paraît être plutôt la négation du présent que l’affirmation du passé. Ce qui caractérise avant tout un sujet atteint de pareilles illusions, c’est qu’il a perdu le sentiment que nous avons normalement de faire partie de la réalité, du monde présent en un mot. [p. 13]

L’observation suivante en offrant chez un même malade des exemples alternatifs d’affirmation de l’irréalité et de négation de la réalité en matière de reconnaissance, confirme pleinement les vues du savant psychologue.

Monsieur C. vient d’être arrêté à la porte du Ministère de l’Intérieur, où il voulait pénétrer en dehors des heures réglementaires, pour y demander le résultat d’une réclamation adressée par lui à la Chambre des Députés. Cette réclamation avait pour but, disait-il, de provoquer la révision de tous les « actes de naissance inscrits depuis 1870. La confusion règne dans les états civils, ajoutait-il, et il est temps que chacun sache définitivement qui il est, d’où il vient et où il va ».

Conduit à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt, C. nous apparaît comme un homme de forte constitution, plein de santé physique et sans troubles somatiques apparents. Les pupilles sont légèrement en myosis, mais elles sont égales et réagissent bien. La parole est claire, sans accrocs, et le discours est assez suivi.

Le malade est un enfant naturel et ne peut fournir aucun renseignement sur son père. Sa mère est morte d’une maladie de cœur. Il ne peut nous édifier davantage sur ses antécédents familiaux. Par contre ses antécédents personnels nous sont bien connus. Ce n’est pas la première fois que C. est soumis à notre examen, car, en 1904, il fit un séjour assez court d’ailleurs à l’Infirmerie Spéciale et fut envoyé à l’Asile Ste-Anne avec un certificat du Dr Garnier, constatant un certain degré d’affaiblissement intellectuel peut-être dû à un appoint alcoolique, avec idées de persécution et hallucinations probables. Dès cette époque, des illusions de fausse reconnaissance avaient été notées.

Le malade a toujours été en butte à la malveillance de son entourage dont les représentants se déguisent sous des formes variées pour mieux l’abuser. Depuis 8 ans surtout, il s’aperçoit qu’on cherche à l’empêcher de travailler: des gens de haute situation se sont présentés chez ses patrons successifs, sous le masque de manouvriers misérables pour le dénigrer et lui faire perdre sa place. Aussi a-t-il été remercié mainte fois et chassé de nombreux postes. On a même tenté de l’estropier et de l’empoisonner. Les laitiers, les épiciers et les boulangers de son quartier frelatent les aliments qu’ils lui vendent pour porter atteinte à sa santé.

Dans les rues, des gamins lui « montrent leur derrière » pour faire croire au public qu’il a « des passions honteuses ». Au reste, il ne peut désigner plus spécialement telle ou telle personne comme étant l’auteur de tous ces mauvais traitements, car les persécuteurs changent de figure à loisir, et c’est une véritable association protéiforme qui attente à sa sécurité et à son bonheur.

Il semble toutefois que ces idées erronées se soient singulièrement atténuées à une époque, car vers le mois d’octobre 1905, C. obtenait sa sortie de l’Asile.

La sédation fut de courte durée. La Préfecture de Police ne tarda pas à être harcelée de ses réclamations. On retrouve dans ces [p. 14] dernières l’empreinte incontestable d’un délire dont le caractère palingnostique devait s’étaler devant nous dans toute sa netteté.

Conduit de nouveau à l’Infirmerie Spéciale pour le motif que nous avons indiqué, prend l’un de nous pour son neveu et se félicite d’une pareille rencontre. Présenté au Dr Legras, il reconnaît en lui « le Président de la Chambre syndicale des notaires ». Il trouve également parmi les gens du personnel un ancien manufacturier chez lequel il a travaillé 15 ans auparavant. Par le guichet ouvert qui met sa chambre en communication avec le couloir, il interpelle les autres malades au passage : « Tiens, Auguste qu’est-ce que tu fais là? »

Au reste, C. n’est pas sans s’étonner de toutes ces coïncidences. Il en exprime sa surprise, et même son angoisse. « Je n’y comprends rien, nousdit-il. Comment se fait-il que tous ces gens de connaissance soient réunis dans un même endroit ? » Et il nous conte ses appréhensions à cet égard : « Depuis quelque temps, dit-il, je ne sais plus comment je vis, tous les gens que je vois, il me semble que je les ai déjà vus. je ne sais plus reconnaître le vrai du faux. L’autre jour, j’étais entré dans une église, et j’ai cru y voir ma fille qui est morte depuis longtemps. j’ai eu une telle impression que je suis sorti comme un fou. Ce sont sans doute « ces misérables » qui transforment tout devant moi, au moyen du radium ou du téléphone comme ils se transforment eux-mêmes. Ils me feront perdre la tête, car je ne sais plus si je dois croire à la réalité de ma propre existence ».

Et il dit vrai en s’exprimant ainsi, car à ses illusions de reconnaissance viennent se joindre des illusions de non reconnaissance, — si l’on peut ainsi s’exprimer — qui se traduisent par l’incertitude sur une impression perçue, de même que les illusions de reconnaissance se traduisent par la certitude sur une impression non perçue.

Cette folie du doute est déjà patente dans la démarche qui provoque l’arrestation du malade. C. en arrive à émettre des doutes sur sa propre naissance ; il réclame des éclaircissements sur son identité et sur l’identité de ses semblables.

Les mêmes troubles éclatènt devant nous d’une manière en quelque sorte extemporanée. Mis en présence de Mlle T… qu’il a déjà vue à plusieurs reprises, il s’exprime ainsi : « Je voudrais dire que je vous reconnais, mais je n’ose pas l’affirmer. J’ai été trompé tant de fois de cette façon ! Je ne dirai donc pas que c’est vous que je vois, je dirai seulement que c’est une image semblable à la vôtre ».

Mais c’est dans l’objet de sa dernière réclamation à la Préfecture de Police, que se révèle d’une façon particulièrement intéressante ce doute de la reconnaissance. C. a perdu sa femme, il y a 18 ans, il l’a enterrée, il en a porté le deuil et ne s’est jamais remarié. Aujourd’hui et d’une façon rétrospective, il doute de l’identité du cadavre qu’on lui a présenté jadis dans la salle d’amphithéâtre d’un hôpital de banlieue, en lui disant : « Reconnaissezvous votre femm ? Si je l’ai reconnue ? nous dit-il, évidemment [p. 15] oui… j’ai reconnu une image semblable à la sienne, mais rien ne me prouve que c’était elle, ma femme avait une déformation de la jambe, le cadavre portait, lui aussi, cette déformation, mais qu’est-ce que cela prouve ? Cette jambe était peut-être une fausse jambe, ma femme avait peut-être servi pour des expériences et c’était un mannequin qu’on découvrait sous mes yeux en soulevant le drap mortuaire ».

De tout ce qui précède, il résulte que C. en dehors même des idées de persécution qui le hantent, vit depuis longtemps dans un état de délire palingnostique qui alimente ces idées ellesmêmes, et menace un jour ou l’autre de les rendre préjudiciables à la sécurité des personnes.

Cette situation mentale justifie sa réintégration à l’asile.

Nous trouvons ici une association fort intéressante : la fausse reconnaissance d’une part et le doute des identités d’autre part.

Le malade croit reconnaître des personnalités qu’il n’a jamais vues, et cette illusion atteint chez lui un tel degré d’intensité que l’image subjective qui vient s’adapter malencontreusement à la perception réelle peut être multiple: c’est ainsi que dans une seule personne rencontrée dans la rue, le malade a cru reconnaître à la fois « un homme d’affaire, » « un receveur des postes » et « un aliéné de Vaucluse ». Les différents éléments de cette impression triple ont été pour ainsi dire simultanés, ou s’ils ont été succesifs, ils se sont succédé avec une rapidité suffisante pour .faire croire à leur quasi-simultanéité.

Par contre, le malade n’est pas sûr de reconnaître des personnalités qu’il a déjà vues en réalité ; il doute des identités. Et sans cesse ballotté entre ces représentations neuves qu’il tient pour anciennes et ces représentations anciennes qu’il tient pour nouvelles, il vit dans une incertitude véritablement affolante entre le présent et le passé, entre les souvenirs faux qu’il croit vrais et les souvenirs vrais, dont la réalité ne lui parait pas évidente. C’est une fantasmagorie pénible au milieu delaquelle son esprit s’égare, abandonnant tout critérium, laissant échapper tout moyen de repérage dans l’espace et dans le temps, pour se débattre dans un chaos d’irréalités acceptées et de réalités méconnues.

Dans cette association singulière en apparence, il n’y a rien que de très rationnel pour le psychologue. Comment l’expérience passée de l’affirmation abusive ne ferait-elle pas éclore par une réaction naturelle l’hésitation systématique dans l’affirmation ? Comment l’esprit désabusé mainte et mainte fois dans ses reconnaissances maladroites, ne se tiendrait-il pas en garde, à l’avenir, contre la faillibilité sans cesse démontrée de ces reconnaissances mêmes ? Comment le doute enfin, ne naîtrait-il pas de la certitude, quand la certitude est ébranlée dans ses bases, à chaque instant de la durée ? C’est bien là ce que nous observons chez cet homme qui affirme telle reconnaissance sans fondement et qui craint de souscrire à telle autre dont l’authenticité ne soulève aucune objection.chez cet homme qui reconnaissant tout, partout et toujours, [p. 16] en arrive à ne plus vouloir reconnaître rien, nulle part et jamais.

Ce lien logique, n’est pas le seul qui fasse trait d’union entre les deux modalités du trouble. Ces deux modalités que l’on pourrait appeler « positive et négative » émanent d’un même mécanisme. La seconde n’est pas forcément un corollaire secondaire et comme une déduction tardive de la première : elle a son autonomie et la meilleure preuve est qu’elle vit isolée dans ce syndrôme morbide qu’est la « folie du doute ». Mais elle a de commun avec la précédente ce que l’aboulie a de commun avec l’impulsion, et en établissant cette sorte d’équation, à savoir que l’illusion de fausse reconnaissance est à la folie du doute ce que l’impulsion est à l’aboulie, nous signalons du même coup une communauté de terrain qui s’affirme jusqu’à l’évidence : la dégénérescence mentale.

Quoi qu’il en soit, ce qui domine dans la psychologie de semblables malades, c’est l’incapacité de distinguer la réalité de l’irréalité, le présent de ce qui n’est pas le présent, l’objectif de ce qui est le subjectif. Leur état est modifié de telle sorte que le maximum de désordre se produit quand il s’agit d’éffectuer une opération portant sur la réalité concrète et actuelle, et surtout quand il s’agit d’effectuer une dissociation de cette réalité concrète et actuelle, d’avec ce qui est l’abstrait, l’imaginaire, le subjectif en un mot. Ces considérations nous conduisent aux mêmes conclusions psychologiqùes et cliniques que M. Janet.

On doit admettre avec cet auteur qu’il existe une fonction mentale qu’on peut appeler la « présentification », ou, pour éviter les néologismes, la « fonction du réel » laquelle consiste à « rendre présent un état d’esprit ». Faut-il rattacher cette fonction a des éléments moteurs comme l’ont proposé James et Bergson, en admettant avec ces auteurs que « le présent est caractérisé par une excitation à l’activité et à l’émotion » ? Ou bien faut-il dire avec Ribot que cette fonction du réel dépend d’un état particulier de la cœnesthésie ? Peu importe. Toujours est-il qu’au point de vue clinique, si l’on cherche dans quelles conditions cette fonction du réel est altérée, on constate que ces conditions sont toujours celles où il y a un abaissement de la tension nerveuse, un relâchement qui supprime les fonctions élevées en ne laissant subsister que les fonctions inférieures (psycholepsie).

Ces conclusions relatives à des cas pathologiques comme celui que nous venons d’étudier, sont en parfait accord avec la théorie que nous avons émise pour expliquer le phénomène du « déjà éprouvé » décrit par nombre de littérateurs et de psychologues, phénomène auquel des sujets parfaitement normaux peuvent être conduits par un état de fatigue ou par quelque autre disposition passagère dont le mode d’action nous échappe bien souvent. Dans ce travail (2) nous distinguions en principe le phénomène du « déjà éprouvé » ou du « déjà vécu » d’avec l’erreur de la « fausse reconnaissance » [17] telle que nous venons de l’étudier, et cette distinction est légitimée par plusieurs arguments.

L’illusion du « déjà éprouvé », phénomène simplement anormal, se présente comme une aberration transitoire n’impliquant fondamentalement aucune altération du jugement. Son objet est vague ; il s’étend à tous les modes d’expression et se traduit par ce qu’on est convenu d’appeler un état d’âme. En vertu de cette aberration totale mais fugitive, le sujet a pendant un temps très court le sentiment de revivre une tranche de vie déjà écoulée ; si bien que ce n’est pas un simple complexus de perceptions définies qu’il croit reconnaître ; c’est son « tout lui-même » d’une époque passée qu’il retrouve dans le présent.

La fausse reconnaissance, symptôme pathologique, se présente au contraire comme une croyance erronnée qui se continue et implique fondamentalement une altération du jugement. Son objet est défini ; il s’étend soit à un groupe de personnes et de choses, soit à telle personne ou à telle chose isolément. Il ne s’agit plus ici d’une impression vague, mais d’une perception déterminée, portant sur une unité ou sur un groupe d’unités.

(1) P. JANET. A propos du « déjà vu ». (Journal de psychologie normale et pathologique, 1905).

(2) DROMARD ET ALBÈS. — Essai théorique sur l’« illusion de fausse reconnaissance » (Journal de psychologie normale et pathologique 1905. [en ligne sur notre site]

 

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