Gabriel Delanne. Somnambulisme avec glossolalie. Extrait de la « Revue scientifique et morale du spiritisme – 1901-1902 », (Paris), année 7, 1902, pp. 385-397, 516-527, 577-586, 641-651.

Gabriel Delanne. Somnambulisme avec glossolalie. Extrait de la « Revue scientifique et morale du spiritisme – 1901-1902 », (Paris), année 7, 1902, pp. 385-397, 516-527, 577-586, 641-651.

 

L’article que nous proposons ici est paru en  parties. Nous avons réuni les notes de chaque partie en fin du quatrième partie avec une numérotation continue.

François-Marie Gabriel Delanne (1857-1926) Essayiste et spirite français, il fut le principal représentant et continuateur du spiritisme d’Allan Kardec, avec Léon Denis et Camille Flammarion. Comme ce dernier, mais aussi comme Ernest Bozzano, il privilégia l’approche scientifique des phénomènes psychiques. Il dirigea le périodique la Revue scientifique et morale du spiritisme, dont le premier numéro parut en mars 1883 et s »arrêta avec la guerre en 1913. Il fut également membre du comité de rédaction avec Camille Flammarion de la La Revue Métapsychique, Bulletin de l’Institut Métapsychique International.
Quelques publications :
— Le Spiritisme devant la science, Paris, E. Dentu, 1885.
— Le Phénomène spirite, témoignage des savants, étude historique, exposition méthodique de tous les phénomènes, discussions des hypothèses, conseils aux médiums, la théorie philosophique, Paris, Leymarie éditeur, 1909.
— Recherches sur la médiumnité, Paris, Éditions de la BPS, 1923.
— Les Apparitions matérialisées des vivants et des morts, Paris, Leymarie, 1909-1911, 2 vol.
Tome I : Les fantômes de vivants
Tome II : Les apparitions des morts

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nous avons corrigé de nombreuses fautes de composition –  Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 385]

Somnambulisme avec glossolalie.

C’est sous ce titre que M. H. Flournoy fait paraitre dans les Archives de psychologie de la Suisse romande(1) une sorte de post-scriptum à son livre : Des Indes â la planète Mars, consacre à l’étude du cas de Mlle Hélène Smith. Les lecteurs de notre Revue ont lu l’analyse fort soigneuse de cet ouvrage faite par M. le Dr Geley (2) ; et la nouvelle étude n’étant qu’une suite de la précédente, et ne renfermant rien de nouveau, nous n’aurions pas eu l’occasion d’y revenir, si M. Flournoy ne nous avait fait l’honneur de nous prendre plusieurs fois à partie dans cette dernière publication. Examinons ses griefs, et cherchons en quoi ils pourraient modifier les appréciations que nous avons émises sur son parti-pris et sa manière défectueuse d’apprécier les faits.

M. Flournoy nous dit d’abord qu’il n’a pu poursuivre ses recherches sur la médiumnité de Mlle Smith et il en paraît étonné. Ce qui nous eût surpris davantage, c’est qu’après la publication de Des Indes à la planète Mars, le médium eût eu la naïveté de se prêter plus longtemps aux observations de M. Flournoy . Cela eût été parfaitement inutile. Le siège de cet auteur est définitivement fait, puisque tous les phénomènes qu’il a constatés n’ont pas suffi à lui ouvrir les yeux. [p. 386]

Nous sommes heureux d’apprendre que Mlle Smith est désormais affranchie de la nécessité de gagner sa vie, et qu’elle peut maintenant se consacrer complètement à la propagation du Spiritisme. C’est grâce à la générosité d’une dame J., que ce changement profond s’est produit dans son existence, et M. Flournoy nous semble un peu présomptueux en s’attribuant une part indirecte dans cet heureux événement, car si Mme J. n’avait eu d’autre motif pour déterminer sa libéralité que la lecture du livre de M. Flournoy, il est bien probable que Mlle Smith continuerait d’aller régulièrement à la maison de commerce, où, pendant vingt années, elle a consciencieusement rempli sa tâche. Mais il nous semble plus vraisemblable d’admettre qu’en assistant aux séances de Mlle Smith, Mme J. y a vu autre chose « qu’un beau poème subliminal » et a été convaincue des réalité des manifestations spirites, ce qui l’a engagée à donner l’indépendance matérielle à celle qui, pendant si longtemps, a fait preuve de désintéressement et d’abnégation en se prêtant aux manifestations des invisibles, malgré les fatigues d’un labeur quotidien ininterrompu. Mais si, vraiment, M. Flournoy est pour quelque chose dans la nouvelle situation de Mlle Smith, il faut reconnaître, en revanche, que le psychologue genevois doit beaucoup au médium, sans le dévouement et la patience duquel il n’aurait pas pu recueillir les documents qui ont servi à mettre en lumière ses talents d’observateur et à faire connaître son nom au grand public.

Théodore Flournoy.

M. Flournoy, comme beaucoup de ses confrères, a une tendance à peine dissimulée à croire qu’il n’y a que les « savants officiels » qui savent observer correctement et raisonner avec compétence sur les problèmes psychologiques. Cette prétention, pour être justifiée, devrait se démontrer irréfutablement par les analyses qu’il fait des phénomènes somnambuliques qu’il a observés ; or, il se trouve précisément que tous ses écrits portent, à notre avis, la marque d’une insuffisance complète pour établir la réalité de la thèse qu’il soutient.

Quelle est, en somme, la théorie de M. Flournoy ? C’est que les différents personnages qui pendant la transe, prennent les noms les plus divers : Léopold dit Cagliostro, Esenale, Astané, Ramié etc., ne sont pas des êtres réels, des esprits s’emparant de l’organisme du médium pour nous transmettre leurs idées, mais de simples modifications de [p. 387] l’individualité totale de Mlle Smith ; des objectivations de types produites par auto-suggestion, dont les caractères psychologiques sont construits par l’imagination subliminale du sujet, au moyen des réserves de la mémoire latente, ce qui leur donne un caractère différent, en apparence, de la personnalité normale du médium ; de même que les prétendus antériorités de Mlle Smith sous les espèces de Marie-Antoinette, ou de la princesse Hindoue Simandini, ne sont que des rêveries subconscientes qui viennent au jour pendant l’état somnambulique ; mais sous ces déguisements, le psychologue avisé sait retrouver toujours la même individualité, celle de Mlle Smith, malgré les couleurs bariolées dont les a revêtus la cryptomnésie. Cette hypothèse est-elle acceptable dans tous les cas ? explique·-t-elle tous les phénomènes observés ? C’est ce qu’il s’agit, précisément, de discuter. Suivant M. Flournoy, elle résout complètement toutes les difficultés, suivant nous, elle est manifestement insuffisante ; il nous reste donc à établir le bien fondé de notre manière de voir, ce que nous allons essayer de faire dans la suite.

Tout d’abord, il est indispensable de signaler que nous admettons pleinement l’existence des faits désignés sous les noms de personnalités multiples, secondaires, d’état second, etc. Les cas du Dr Mesnet, de Louis V, de Félida, de la malade Mac-Nish , etc. nous sont bien connus et il nous agrée parfaitement de n’y voir que des transformations de l’individualité du malade. En second lieu, il ne nous paraît pas même admissible que l’on puisse discuter les faits d’objectivation des types, si bien étudiés par MM. Ch. Richet, Bourru et Burot) etc. Troisièmement, nous croyons fermement à la possibilité pour un sujet de se mettre spontanément, ou d’être placé par suggestion, en état de délire ecmnésique, c’est-à-dire de se reporter à une époque quelconque de sa vie passée, avec réveil intégral des souvenirs concomitants de cette phase de sa vie antérieure. Les travaux de M. Pitres et de son école, ainsi que ceux de MM. Bourru et Burot en font foi. Enfin nous admettons que la mémoire latente renferme des trésors qui nous sont inconnus à l’état normal et dans lesquels l’esprit du sujet peut puiser, soit pendant l’automatisme graphique, soit durant la transe. Mais tous ces phénomènes sont encore, à notre avis, insuffisants pour expliquer les multiples aspects des manifestations observées avec Mlle Smith. [p. 388]

Ce qui rend l’étude de son cas très difficile, c’est qu’il nous paraît qu’il existe un mélange entre les phénomène purement psychologiques et ceux qui ont une origine spiritique. Cette distinction signalée par M. le Dr Geley et par l’auteur d’Autour des Indes à la planète Marsn’est pas nouvelle ; elle n’est pas inventée par les spirites pour les besoins de leur cause actuelle. De tout temps elle a été indiquée par les auteurs les plus compétents qui se sont occupés de cette question. Aksakof établit une classification très nette de ces manifestations, en les rangeant sous des rubriques diverses, qu’il est bon de rappeler ici, puisque les adversaires du spiritisme semblent les ignorer. (3)

Nous pouvons, dit le savant Russe, classer tous les phénomènes médianimiques en trois grandes catégories qu’on pourrait désigner de la manière suivante :

Personnisme. — Phénomènes psychiques inconscients, se produisant dans les limites de la sphère corporelle du médium, ou intramédiumniques ,dont le trait distinctif est, principalement, la personnification, c’est-à-dire l’appropriation (ou l’adoption) du nom et souvent du caractère d’une personnalité étrangère à celle du médium. Tels sont les phénomènes élémentaires du médiumnisme : la table parlante, l’écriture et la parole inconscientes. Nous avons ici la première et la plus simple manifestation du dédoublement de la conscience, ce phénomène fondamental du médiumnisme.

Les faits de cette catégorie nous révèlent le grand phénomène de la dualité de l’être psychique, de la non identité du moi individuel, intérieur, inconscient, avec le moi personnel, extérieur et conscient ; (4) ils nous prouvent que la totalité de l’être psychique, son centre de gravité, n’est pas dans le moi personnel : que ce dernier n’est que la manifestation phénoménale du moi, individuel (nouménal) ; que, par conséquent, les éléments de cette phénoménalité (nécessairement personnels). peuvent avoir un caractère multiple, —normal, anormal ou fictif — selon les .conditions de l’organisme (sommeil naturel, somnambulisme, médiumnisme.) Cette rubrique donne raison aux théories de la « cérébration inconsciente » de Carpenter (5) du « somnambulisme inconscient ou latent » du Dr Hartmann, [p. 389] de «  l’automatisme psychique » de MM. Myers, P. Janet et autres.

Par son étymologie, le mot personneserait tout à fait apte à rendre compte du sens qu’il faut attribuer au mot personnisme, le latin personna se rapportant anciennement au masqueque les acteurs mettaient sur leur visage pour jouer la comédie, et plus tard on désigna par ce mot l’acteur lui-même.

2° Animisme. —Phénomènes psychiques inconscients (6) se produisant, en dehors des limites de la sphère corporelle du médium, ou extramédiumniques(transmission de pensée, télépathie, télécinésie, mouvements d’objets sans contact, matérialisation). Nous avons ici la manifestation culminante du dédoublement psychique : les éléments de la personnalité franchissent les limites du corps et se manifestent à distance , par des effets non seulement psychiques, mais encore physiques et même plastiques, et allant jusqu’à la pleine extériorisation ou objectivation, prouvant par là qu’un élément psychique peut être non seulement un simple phénomène de conscience, mais encore un centre de force substantielle permanente et organisatrice, pouvant aussi, par conséquent, organiser temporairement un simulacre d’organe, visible ou invisible, et produisant des effets physiques. (7)

Le mot âme (anima), avec le sens qu’il a généralement dans le spiritualisme, justifie pleinement l’emploi du mot animisme. D’après la notion spiritique, l’âme n’est pas le moi individuel (qui appartient à l’esprit), mais l’enveloppe, le corps fluidique ou spirituel de ce moi. Par conséquent.nous aurions, dans les phénomènes animiques , des manifestations de l’âme, comme entité substantielle, ce qui expliquerait que ces manifestations peuvent revêtir un caractère physique ou plastique, d’après le degré de désagrégation du corps fluidique ou du « périspri », ou encore du « métaorganisme », selon l’expression de Hellernbach. Et comme la personnalité est le résultat direct de notre organisme terrestre, il s’en suit naturellement que les éléments animiques (appartenant à l’organisme spirituel) sont aussi les porteurs de la personnalité.

Spiritisme. —Phénomènes de personnismeet d’animismeEN APPARENGE, mai, qui reconnaissent une cause extramédiumnique supraterrestre, c’est-à-dire en dehors de la sphère de notre existence. Nous avons, ici, la [p. 390] manifestation terrestre du moi individuel au moyen de ceux des éléments de la personnalité qui ont eu la force de se maintenir autour du centre individuel, après sa séparation d’avec le corps, et qui peuvent se manifester par la médiumnité ou l’association avec les éléments psychiques homogènes d’un être vivant. Ce qui fait que les phénomènes du spiritisme, quant à leur mode de manifestation, sont semblables à ceux du personnismeet de l’animismeet ne s’en distinguent que par le contenu intellectuel qui trahit une personnalité indépendante.

Les faits de cette dernière catégorie une fois admis, il est clair que l’hypothèse qui en ressort peut également s’appliquer aux faits des deux premières catégories; elle n’est que le développement ultérieur des hypothèses précédentes. La seule difficulté qui se présente. c’est que, souvent, les trois hypothèses peuvent servir à titre égal à l’explication d’un seul et même fait. Ainsi .un simple phénomène de personnismepourrait être aussi un cas d’animismeou de spiritisme. Le problème est donc de décider à laquelle de ces hypothèses il faut s’arrêter, car on se tromperait en pensant qu’une seule suffit à dominer tous les faits. La critique défend d’aller au-delà de celle qui suffit pour l’explication du cas soumis à J’analyse.

Notons que ces lignes furent écrites entre 1885, date de l’apparition de la brochure de Hartmann, et 1890, époque où parut l’ouvrage d’Aksakof.La Société de Recherches psychiquesn’avait pas encore formulé nettement toutes ses doctrines, de sorte que le savant spirite peut passer pour un précurseur. Il n’était pas d’ailleurs le seul, ou même le premier, à mettre les expérimentateurs en garde contre les erreurs provenant d’une interprétation trop étroite des faits. Il le reconnaît en reproduisant des passages de Davis et de Hudson Tuttle qui, ainsi qu’on va le voir.ne manquent pas d’intérêt. En voici quelques échantillons : (8)

Dans les pages suivantes, dit Davis, (dans son livre : The présent âge and Inner Life1853. Le Siècle présent et la vie intérieure), on trouve une page explicative formant un aperçu systématique des « causes des phénomènes médiumniques » et qui démontrera que nombre d’entre eux, considérés comme ayant une origine supranaturelle, sont simplement le résultat des lois naturelles qui régissent l’existence humaine et ont pour cause. notamment la combinaison d’éléments physico-psycho-dynamiques invisibles —La transmissionet l’action réciproque des forces conscientes et inconscientes de notre esprit, causes qui doivent forcément entrer en ligne de compte, ainsi que je l’ai formellement reconnu plus haut, et doivent nécessairement, aux yeux d’un analyste sincère, jouer un [p. 391] rôle, fut-il inférieur, dans le vaste champ des manifestations spirituelles. (p. 160 et 161).

Toujours suivant Aksakof, d’après la classification de cette table, on voit que, selon l’auteur, 40 % seulement des phénomènes sont « réellement d’origine spirituelle », les autres devant être mis sur le compte « de la clairvoyance, de le cérébro-sympathie, de la neuro-psychologie, de l’électricité vitale, de la neurologie et de l’erreur volontaire (volontary déception) » (p. r97).

Nous appelons particulièrement l’attention des lecteurs sur le passage suivant qui, dès 1853, c’est-à-dire bien avant que les psychologues soupçonnassent ces phénomènes, annonce l’existence de la télépathie et met en garde les expérimentateurs contre les confusions possibles entre les influences de l’au-delà et celles qui proviennent des suggestions humaines : (9)

La raison principale des contradictionsprovient de la perception simultanée d’impressions émanant des deux sphères de l’existence, c’est-à-dire des intelligences appartenant à l’humanité terrestre et de celles qui font partie du monde supra-sensible. Les médiums, les clairvoyants, les sensitifs, etc. doivent posséder une grande somme d’expérience et de-connaissances psychologiquespour être en état de distinguer, jusqu’à un certain point, entre les impressions qu’ils reçoivent des intelligences de ce monde et celles qui sont produites par les esprits d’une sphère plus élevée. Je vais mieux faire saisir ma pensée par un exemple ; un médium peut puiser des idées dans l’esprit d’une personne qui se trouve dans un endroit éloigné du globe, tout en se trompant complètement sur leur provenance. Car pour tout ce qui concerne les sensations originelles internes et les preuves subjectives, ces impressions sont, pour la perception du médium, identiquement les mêmes que celles produites par un esprit libéré de l’enveloppe terrestre.

Il en est ainsi parce que les lois de la sympathie des âmes sont les mêmes sur cette terre que dans Je monde des esprits. C’est pour cette raison que certains médiums et clairvoyants, ainsi que des esprits absorbés dans la prière, reçoivent souvent à leurs pensées et à leurs prières, des réponses de source terrestre, émanant d’esprits incarnés, bien qu’ils aient la conviction que cette réponse émane d’une intelligence supra naturelle, d’un être invisible (p. 202).

En ce qui concerne ce que l’on nomme aujourd’hui la cérébration inconsciente et l’automatisme psychologique, Davis n’est pas moins [p. 392] net et il a parfaitement saisi la parenté de ces états avec les troubles hystériques :

En raison des considérations et «  possibilités » qui précèdent, nous pouvons être certain que les contradictions attribuées par beaucoup de croyants à l’instigation « d’esprits malveillants », vivant en dehors de notre sphère, sont imputables, dans tous les cas, à des influences terrestres et à l’intervention d’agents vivant sur la terre. L’esprit humain est si merveilleusement doué et dispose de moyens si variés d’activité et de manifestation, qu’un homme peut inconsciemment laisser réagir sur lui-même ses forces organiques et ses facultés cérébro-dynamiques.

Dans certaines dispositions d’esprit, les forces conscientes concentrées dans le cerveau, entrent en action involontairement(10) et continuent à fonctionner sans la moindre impulsion de la part de la volonté et sans être soutenues par elle. L’hypochondrie et l’hystérie sont des exemples de cet état intellectuel, de même la danse de Saint-Guy, la catalepsie et l’aliénation mentale. Il ressort de ma table que 16 % des manifestations modernes doivent être ramenées à cette cause. Rien que sur cette base, beaucoup de personnes croient être les médiums à effets physiques et à manifestations gesticulatoires et mimiques de divers esprits célèbresqui ont quitté la terre depuis longtemps.

M. Flournoy peut voir que les Spirites ont été prévenus depuis longtemps contre les fantaisies de l’auto-suggestion, par les écrivains de leur école, et qu’ils n’ont pas attendu les admonestations de « l’illustre » psychologue genevois pour étudier avec circonscription les phénomènes de la transe. C’est certainement une bien belle chose gue la théorie Jocale, mais elle n’est pas précisément neuve et malgré son nouveau baptême nous y retrouvons une vieille connaissance. Voici encore d’autres documents concernant le même sujet et toujours empruntés à M. Aksakof. Cette fois c’est Hudson Tuttle, médium lui-même, qui en 1871, nous exhorte à ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’il plaît au médium de nous raconter .Voici comment il s’exprime dans son livre Arcana of Spiritualism :

Quand un esprit tient sous sa puissance un médium, il obéit aux mêmes lois qu’un magnétiseur mortel. C’est pourquoi les phénomènes résultant de cette intervention sont de nature mixte et qu’avec des médiums incomplètement développés il est difficile de faire la part du magnétisme émanant des assistants et de celui de l’esprit qui guide le médium ; la plus grande prudence est nécessaire pour éviter de se tromper soi-[p. 393] même. Quand le médium se trouve dans l’état d’extrême susceptibilité [lire ici suggestibilité] qui caractérise les premières phases de son développement, il reflète simplement les pensées des assistants ; [ suggestion mentale] ce qui, dans ce cas, est pris pour une communication spiritique, ne sera qu’un écho de leur propre intelligence.

Le même état qui rend un médium apte à subir l’influence d’un esprit le soumet, au même degré, à celle d’un être humain, et, en raison de la similitude de toutes les influences magnétiques, il est difficile de distinguer un agent occulte d’un magnétiseur. Les groupes spirites sont ainsi fréquemment le jouet d’une illusion, trompés par leurs propres forces positives. Ils éloignent les messagers spiritiques en leur substituant l’écho de leurs propres pensées, et alors ils constatent des contradictions et des confusions qu’ils attribuent complaisamment à l’intervention « d’esprits malveillants » [ esprits farceurs des spirites français].

La cause de la vérité ne peut rien gagner à la constatation erronée d’un fait ou à l’exagération de son importance au détriment d’un autre tait. Ceux mêmes qui abordent sans parti pris le problème du spiritisme, sans avoir étudié le magnétisme animal, sont portés à expliquer tous les phénomènes qui se présentent au cours de leurs recherches par une action spiritique, alors que, suivant toute probabilité, la moitié au moins des faits qu’ils observent est due à des causes purement terrestres (pp. 194-195).

Pour être bien compris, nous ferons observer que notre objetest de tracer une ligne de démarcation bien définie entre les phénomènes réellement d’origine spiritique et ceux qui doivent être imputés à des actions d’ordre terrestre. Nous pouvons rejeter en toute confiance la moitié ou même les trois quarts de toutes les manifestations qui passent pour être des phénomènes spirites. Mais le restant n’en sera que plus précieux. Ce n’est pas avec des amas de faits inutiles qu’on défend efficacement une cause, on la discréditera plutôt ; trop souvent la réfutation de quelques-uns de ces faits sert de prétexte pour en renverser l’ensemble.

Cette dernière phrase s’applique exactement au cas d’Hélène Smith. M. Flournoy a incontestablement fourni d’excellentes raisons pour faire supposer que le langage martien est dû, très-probablement, au travail de l’imagination somnambulique du medium., et il se sert ensuite de cette démonstration pour en induire que toutes les autres manifestations observées pendant la transe ont la même origine. Mais c’est la précisément où sa méthode est défectueuse, car elle pèche par une généralisation trop hâtive, comme nous le ferons voir plus loin. Revenons à l’auteur américain qui continue ainsi l’exposé de ses remarques de plus en-plus judicieuses :

C’est une règle prudente que de ne rien attribuer aux esprits qui puisse être [p. 394] expliqué par des causes terrestres. Les faits qui restent après ce triage ont une valeur réelle pour le sceptique comme pour le chercheur.

L’homme, dans son enveloppe terrestre, est un esprit tout autant que lorsqu’il en est libéré, et; comme tel, il est soumis aux mêmes lois. L’état magnétique peut être amené par Je sujet lui-même [auto suggestion] ou par un magnétiseur, homme ou esprit, que ce soit l’état de somnambulisme, de transe ou de clairvoyance.

Nous aurons l’occasion de signaler chez Hélène Smith ces différents états,. attribuables à des causes diverses, et non a une seule, comme le suppose l’auteur de Des Indesqui croit toujours et partout que c’est l’œuvre de l’auto-suggestion, de même que des spirites inexpérimentés y verraient constamment l’action des Esprits. C’est surtout contre cette dernière appréciation que Hudson Tuttle s’élève en ces termes :

Lorsque l’on se rend bien compte de cet état de choses, on se fait aisément l’idée de la tendance extrême de l’observateur à confondre ces influences.

Si, après la formation d’un groupe, l’un des membres qui le composent est affecté par des spasmes nerveux, il ne s’en suit pas nécessairement qu’il est sous l’influence d’un esprit ; on pourra l’affirmer d’une manière positive, alors seulement que l’esprit aura prouvé que seul il est actif. On ne peut acquérir une connaissance précise des lois du Spiritisme qu’en soumettant ainsi les phénomènes à une critique rigoureuse. Les amateurs du merveilleux sont libres d’attribuer à une source unique toutes les manifestations sans exception, depuis la contraction involontaire d’un muscle, l’éloignement d’un mal par l’application des mains, les discours incohérents d’un sensitif en état de transe sous l’influence des personnes présentes, jusqu’aux manifestations authentiques d’êtres appartenant à un autre monde ; mais cela ne peut satisfaire aux exigences de la science qui voudra chercher à coordonner tous les faits et tous les phénomènes. (p. 197).

Il est important. de constater que ce sont les esprits eux-mêmes qui nous ont enseigné ces principes méthodologiques, car Hudson Tuttle n’est qu’un médium et, détail piquant, un des pontifes du matérialisme, Buchner, a emprunté à l’inspiré américain plusieurs passages de ses élucubrations médianimiques, sans se douter qu’il propageait ainsi des doctrines dont les auteurs étaient justement ces esprits dont il nie l’existence après la mort (11). [p. 395]

Mais ce n’est pas seulement de l’autre côté de l’Atlantique que les auteurs spirites nous ont prémuni contre les erreurs d’interprétation, inévitables dans des recherches aussi nouvelles. En France, Allan Kardec, avec son bon sens habituel, nous signale clairement le danger de prendre les rêveries des médiums pour des révélations d’Outre-Tombe. Il nous indique deux facteurs qui peuvent vicier les communications 1° L’influence des esprits des humains, 2° l’action, de l’esprit du médium lui-même, agissant involontairement et en apparence inconsciemment. Nous avons déjà cité ce passage, mais il n’est pas inutile d’y revenir. Le voici : (12)

  1. —Le médium, au moment où il exerce sa faculté, est-il dans un état parfaitement normal ?
  2. —Il est quelquefois dans un état de crise plus ou moins prononcé, c’est ce qui le fatigue, et c’est pourquoi il a besoin de repos ; mais le plus souvent son état ne diffère pas sensiblement de l’état normal, surtout chez les médiums écrivains.
  3. —Les communications écrites ou verbales peuvent-elles aussi provenir de l’esprit même incarné dans le médium ?
  4. —L’âme du médium peut se communiquer comme celle de tout autre ; si elle jouit d’un certain degré de liberté, elle recouvre ses qualités d’esprit. Vous en avez la preuve dans l’âme des personnes vivantes qui viennent vous visiter, et se communiquent à vous par l’écriture, souvent sans que vous les appeliez. Car sachez bien que parmi les Esprits que vous évoquez, il y en a qui sont incarnés sur la terre ; alors ils vous parlent comme Esprits et non pas comme hommes. Pourquoi voudriez-vous qu’il n’en fût pas de même du médium ?
  5. —Cette explication ne semble-telle pas confirmer l’opinion de ceux qui croient ,que toutes les communications émanent de l’esprit du médium, et non d’Esprits étrangers ?
  6. —Ils n’ont tort que parce qu’ils sont trop absolus ; cat il est certain que l’esprit du médium peut agir par lui-même; mais ce n’est pas une raison pour que d’autres n’agissent pas également par son intermédiaire.
  7. —Comment distinguer si l’Esprit qui répond est celui du médium ou un Esprit étranger ?
  8. — A la nature des communications. Étudiez les circonstances et le langage et vous le distinguerez. C’est surtout dans l’état de somnambulisme ou d’extase quel esprit du médium se manifeste, par ce qu’alors il est plus libre ; mais dans l’état normal, c’est plus difficile. Il y a d’ailleurs [p. 396] des réponses qu’il est impossible de lui attribuer ; c’est pourquoi je vous dis d’étudier et d’observer.
  9. —- Puisque l’Esprit du médium a pu acquérir, dans des existences antérieures, des connaissances qu’il a oubliées sous son enveloppe corporelle, mais dont il se souvient comme Esprit, ne peut-il puiser dans son propre fonds les idées qui semblent dépasser !a portée de son instruction ?
  10. —- Cela arrive souvent dans l’état de crise somnambulique ou extatique; mais encore une fois il est des circonstances qui ne permettent pas le doute : étudiez longtemps et méditez.

On voit que dès l’origine du Spiritisme, nos instructeurs spirituels n’ont pas manqué de nous mettre en garde contre l’acceptation irréfléchie de tout ce qui nous arrive par le canal des médiums.

Nous pourrions reproduire aussi les enseignements de Pierrart dans la Revue Spiritualiste; ceux de Pezzani dans La Vérité, et les passages empruntés à nos ouvrages : Le Spiritisme devant la science et le phénomène Spirite, ou les recommandations de Léon Denis dans Après la mortet celles de M. Metzger dans son Essai de Spiritisme Scientifique. Mais il faut savoir se borner.

Nous n’avons pas besoin des admonestations des psychologues pour examiner avec soin les productions médianimiques, et pour essayer de distinguer ce qui sort de l’officine subliminale des médiums de ce qui provient réellement des désincarnés. Si parfois des spirites n’obéissent pas à des préceptes de prudence aussi souvent et aussi nettement indiqués, la faute n’en incombe pas à nos instructeurs spirituels ou aux écrivains de notre école. Il est donc profondément injuste d’englober tous les spirites dans la même accusation de naïveté ou d’ignorance. Si l’on veut bien se souvenir que les travaux des hypnotiseurs modernes nous ont fait connaître des modalités curieuses de l’esprit pendant l’état hypnotique : hallucinations, amnésies, délires ecmnésiques, automatismes psychologiques, etc. ; que les publications de la Société de Recherches psychiquede Londres nous ont familiarisés avec les hallucinations télépathiques ante et post mortem ; avec la suggestion mentale et les cas curieux de mémoire latente, on admettra que toutes ces recherches n’ont fait que de nous confirmer hautement ce que les esprits nous avaient révélé et que, sous d’autres noms, ce sont toujours les mêmes facteurs gue ceux que l’on nous avait indiqués, desquels nous devons nous méfier. [p. 397]

Après cela, on conçoit que, nous aussi, nous nous soucions « comme d’un fétu », des critiques ou des sarcasmes de M. Flournoy ; par leur généralité, sans démonstration concrète, ils se noient dans un vague qui leur enlève toute autorité. Nous mettrons sous les yeux du lecteur, dans un prochain article, les observations de M. Flournoy telles qu’elles, sont rapportées dans son livre Des Indes a la planète Mars, et nous verrons si le psychologue Genevois est scientifiquement autorise à nier, comme il le fait, toute intervention supranormale dans les phénomènes observés avec Mlle Smith.

(A Suivre).

GABRIEL DELANNE.

[p. 516]

Somnambulisme avec glossolalie.
(suite)

Reprenons, au point où nous l’avons laissée, la citation de M. Flournoy, relative à la nature du personnage qui se manifeste pendant les somnambulismes de Mlle Hélène Smith, sous le nom de Léopold. (13)

Enfin, si réel et concret qu’il puisse sembler par instants, il n’y a aucune raison valable de penser que Léopold ait acquis une personnalité vraiment continue, une conscience propre et distincte, dont le cours se poursuivrait, simultané mais non identique à la vie mentale ordinaire d’Hélène, comme cela paraît par exemple être le cas pour Sally dans la curieuse observation de quadruple personnalité, récemment publiée par le Dr Morton Prince. (14) Je ne suis même pas certain d’avoir observé temporairement une véritable dualité de personnes conscientes chez Mlle Smith ; ayant déjà indiqué mes doutes dans Des Indes(p. 1 16), je n’y reviens pas.

En tous cas, si cette dualité réelle existe chez elle, il n’y a aucun indice qu’elle soit permanente. Aussi, à proprement parler, je conçois Léopold moins comme une personni1lité seconde que comme un état second, un rôle de la subconscience, un pli habituel, une ornière creusée où le moindre incident tend à faire glisser Hélène. Et encore cet état n’est-il pas quelque chose de fixe et d’arrêté, mais il présente tous les degrés. La subconscience d’Hélène possède, en quelque sorte, une consistance fluide ou du moins très plastique, et Léopold n’en est qu’une [p. 517] forme favorite de cristallisation passagère, où se précipite la dite subconscience en attendant de se redissoudre et d’affecter d’autres formes. Ses plans de clivage principaux, ses rôles somnambuliques préférés, sont loin d’être nettement différenciés. Ils s’entrecoupent, se fondent parfois les uns dans les autres, de manière à empêcher toute distinction radicale et absolue. Léopold, en particulier, a ses degrés inférieurs, ne consiste. souvent qu’en automatismes isolés, incohérents, dont je n’ose pas affirmer qu’ils se rattachent vraiment à une personnalité spéciale, consciente d’elle-même, au dessous de la conscience d’Hélène. Et, à ses degrés supérieurs, il se métamorphose insensiblement en d’autres personnalités (les Martiens, etc.) qui semblent distinctes de lui au premier abord, mais ne sont en réalité que des déguisements sous lesquels on le reconnaît encore. Tel le sujet hypnotisé qui se transforme dans les personnages les plus divers au gré des suggestions extérieures. Si donc je continue, pour la commodité du langage, à parler de Léopold comme d’une personnalité seconde, cette expression doit être entendue cum grano saliset ne pas faire oublier sa nature instable et fluctuante. Il se peut d’ailleurs qu’il y ait une certaine différence de psychogenèse entre les deux catégories de rôles principaux où se manifeste actuellement la subconscience de Mlle Smith. Les personnalités de Marie-Antoinette et de la princesse hindoue seraient l’aboutissement des douces rêveries subconscientes où Hélène se complaisait jadis dans ses moments d’abandon et de farniente, tandis que Léopold représenterait une désagrégation beaucoup plus profonde, résultant de chocs émotifs et de secousses psychiques plus ou moins violentes. Mais le défaut de renseignements précis sur Mlle Smith pendant les trois premiers quarts de son existence fait qu’il serait oiseux de pousser plus loin ces subtiles considérations.

De subtiles considérations ! oui, c’est bien là l’appréciation exacte des lignes que nous venons de lire. Il ne nous en coûte pas de rendre hommage au réel talent d’écrivain de M. Flournoy, de saluer en lui un brillant représentant de la psychologie contemporaine et de louer la richesse et la fertilité de son imagination, tout autant que son esprit perspicace et délié. M.Flournoy est si habile qu’il pousse la virtuosité jusqu’à soutenir des thèses auxquelles son esprit ingénieux donne seul un semblant de réalité ; car lorsqu’on va jusqu’au fond des faits, on est tout surpris de n’y pas trouver la justification attendue. C’est précisément ce que l’on observe quand on réunit tous les documents relatifs à Léopold et qu’on en scrute attentivement tous les détails.

Récapitulons les observations qui ont rapport a cet hypothétique état second de Mlle Smith, on va voir qu’ils nous mettent positivement [p. 518] en présence d’une personnalité très différente de celle d’Hélène, aussi bien au point de vue physiologique que psychologique.

Remarquons d’abord que Mlle Smith diffère absolument, essentiellement de tous les sujets qui présentent des désordres nerveux se traduisant par des phénomènes de somnambulisme spontané, tels que ceux décrits par MM. Azam, Bourru et Burot, Pitres, Binet, P. Janet, etc. Sa vie ordinaire n’est pas troublée par l’amnésie produite par une personnalité seconde faisant de brutales apparitions pendant des périodes plus ou moins longues de son existence. Elle est normale, elle a même « une tête extrêmement bien organisée,… elle mène admirablement le rayon très important et compliqué qui se trouve sous sa direction dans la maison où elle est employée. » Mieux encore, sa médiumnité facilite, dans une certaine mesure, sa tâche journalière. (15)

L’essentiel pour juger de la valeur proprement humaine d’un individu, et de sa vraie place dans l’échelle sociale, n’est pas de savoir s’il est bien ou mal portant, bâti comme tout le monde ou plein d’anomalies, mois s’il est à la hauteur de sa tâche spéciale, comment il s’acquitte des fonctions qui lui sont dévolues, et ce que l’on peut attendre et espérer de lui. On juge l’arbre à son fruit ; or la médiumnité pourrait en avoir d’excellents. Dans le cas particulier, je ne sache pas que les facultés « psychiques » de Mlle Smith aient jamais nui à l’accomplissement d’aucun de ses devoirs ; elles l’y ont bien plutôt aidée, car son activité normale et consciente a maintes fois trouvé un secours inattendu et un appoint d’importance, qui manquent à ses compagnes non médiums, dans ses inspirations subliminales et les ressources de ses automatismes téléologiques.

Et plus loin : (16)

La seule conclusion à tirer de l’ensemble des faits bien observés jusqu’ici, c’est…. que l’on n’en peut point tirer de générale, et que chaque cas particulier où se montrent des facultés automatiques un peu développées, doit être examiné pour lui· même. Or, je répète que dans celui de Mlle Smith, tout bien évalué, le compte de profits et pertes de sa médiumnité me paraît se solder par un boni qui n’est point négligeable.

Nous ne sommes donc pas en présence d’un sujet d’hôpital, [p. 519] d’une grande hystérique, et nécessairement il nous faudra tenir compte de cette constatation dans l’examen des faits. Les états seconds d’Hélène sont si bien disciplinés qu’ils poussent la complaisance jusqu’à ne pas troubler sa vie ordinaire ; ils ne font jamais d’irruptions intempestives pendant ses occupations de l’état veille et poussent même l’obligeance jusqu’à l’aider dans mille circonstances. Écoutons M. Flournoy nous détailler les avantages d’une subconscience aussi aimable et aussi complaisante que supérieurement développée : (17)

Dans sa vie de tous les jours, elle n’a que des hallucinations passagères et limitées à un ou deux sens, des hémisomnambulismes superficiels et compatibles avec un degré suffisant de possession de soi, en somme des perturbations passagères et sans gravité au point de vue pratique de ses fonctions sensorielles, intellectuelles ou motrices, en sorte que son activité quotidienne n’a pas eu à en souffrir sérieusement. Les fâcheuses aventures de la condition seconde ou de l’automatisme ambulatoire lui ont toujours été épargnées et elle n’a jamais eu de crises ou attaques capables d’interrompre son travail et d’attirer sur elle, d’une manière pénible, l’attention de son entourage. Tout compte fait, les interventions du subliminal dans son existence ordinaire lui sont plus profitables que nuisibles, car elles portent très souvent un cachet d’utilité et d’à-propos qui lui rend de grands services. Phénomènes d’hypermnésie, divinations, objets égarés retrouvés mystérieusement, heureuses inspirations, pressentiments exacts, intuitions justes, automatismes téléologiques de tout genre, en un mot, elle possède à un haut degré cette petite monnaie du génie, qui constitue une compensation plus que suffisante des inconvénients résultant de la distraction et des moments d’absence, passant d’ailleurs le plus souvent inaperçus, qui accompagnent ses visions.

Que nous voilà donc loin des pauvres malades dont nous parlent les docteurs de la Salpêtrière. « La végétation hypnoïde » porte décidément des fruits bien divers ! Et dire, cependant, que la désagrégation psychologique qui développe de si précieuses et si brillantes facultés : hypermnésie, divination, heureuses inspirations, pressentiments exacts, intuitions justes, etc., est la même cause qui fait le tourment de Félida ou de Louis V, et qui produit un lamentable rétrécissement du champ de la conscience chez Léonie ou Lucie, les sujets de M. P. Janet ! Il est vrai que cette subconscience genevoise prend sa revanche pendant les séances spirites:

Dans les séances. au contraire, elle (Mlle Smith) présente les plus [p 520] graves altérations fonctionnelles qu’on puisse imaginer, et passe par des accès de léthargie, catalepsie, somnambulisme, changement total de personnalité, etc., dont le moindre serait une bien désagréable aventure pour elle s’il venait à se produire dans la rue ou dans son bureau. Cette éventualité n’est heureusement pas à redouter, car on sait combien cette énorme disproportion, entre l’intensité des phénomènes spontanés et celles des phénomènes provoqués par les réunions spirites, est un fait ·général chez les médiums. Ce fait rappelle ce qui se passe chez tous les « bons sujets » hypnotisables, et cela montre assez que l’autohypnotisation du médium qui entre en séance équivaut absolument à l’hétérohypnotisation d’une personne suggestible quelconque.

Est-ce donc par auto-suggestion que Mlle Smith crée le personnage de Léopold ? Cela semble résulter de la dernière phrase que nous venons de citer, mais alors, avant qu’Hélène s’occupât de spiritisme et qu’elle eût appris à se suggestionner, a quelle suggestion était due l’apparition de Léopold ? Nous connaissons bien l’épisode de la petite fille à laquelle « on a oublié de faire des yeux ». Mais il faudra, croyons-nous, trouver quelque chose de plus sérieux pour· nous faire comprendre la genèse de Léopold.

M. Flournoy nous affirme que le dit Léopold n’a pas une conscience propre et distincte de celle de Mlle Smith, cependant il relate divers phénomènes qui semblent établir une différence très nette entre l’esprit et le médium. Occupons-nous en premier lieu de cette opposition qui se manifeste dans la localisation des sensations éprouvées par Mlle Smith et par Léopold. Alors que le médium commet des erreurs sur le membre que l’on vient de toucher, Léopold ne se trompe pas et sait exactement la partie du corps sur laquelle on a expérimenté. On appelle Allochirie complètele phénomène par lequel un sujet désigne toujours le côté du corps opposé à celui qui a été piqué ou touché. Or il paraît que Mlle Smith présente généralement cette anomalie au commencement des séances. Cédons encore la parole à M. Flournoy : (18)

Cette allochirie, qui porte non seulement sur les perceptions présentes, mais sur les souvenirs d’endroits comme dans l’exemple que je viens de citer [nous allons y revenir dans un instant (19)] n’est pas le simple renversement d’un couple verbal, une inversion des mots droiteet gauche[p. 521] qui seraient régulièrement pris l’un pour l’autre, par un phénomène de contraste exagéré, comme on voit des malades ou simplement des gens distraits dire demain pour hier, ou fermer pour ouvrir. C’est une allochirie réelle résultant d’une sorte de transfert réciproque des perceptions symétriques elles-mêmes, d’un chassé-croisé des divers signes locaux affectifs, tactiles ou kinesthésiques auxquels restent attachées les étiquettes verbales droiteet gauche. (20) Car si derrière un écran et sans rien dire, on pique, pince, remue un des doigts d’Hélène, c’est le doigt correspondant de l’autre main qu’elle agite en y localisant ces diverses impressions, et qui se met souvent à répéter automatiquement tous les mouvements que l’on communique passivement au premier (syncinésie).L’allochirie simple (impossibilité de rapporter les sensations à l’un des côtés du corps plutôt qu’à l’autre) est plus rare chez Hélène, et paraît être une transition assez courte entre l’état normal et l’allochirie complète, en sorte qu’on n’a pas la chance de tomber précisément sur cet instant-là ; il lui arrive, par exemple, de sentir qu’on lui touche ou lui secoue la main, sans pouvoir dire laquelle, puis au bout d’un petit moment de réflexion, elle se décide, mais à faux. Elle a souvent présenté de l’allochirie de l’ouïe, tournant la tête et même dirigeant ses pas du côté opposé à celui d’où on l’interpellait. —Sans qu’on l’ait cherchée, l’allochirie éclate quelquefois d’elle-même dans certains incidents ; j’ai par exemple vu Hélène, voulant tirer son mouchoir au commencement d’une séance, s’obstiner vainement à chercher sa poche du côté gauche, alors qu’elle l’avait à droite comme toujours.

Habituelle chez Hélène quand elle est en séance, l’allochirie n’est cependant pas absolument constante. Il y a eu des réunions où je n’ai pas réussi à la constater sans qu’il y eût des raisons apparentes auxquelles attribuer cette exception. Cette absence de fixité montre bien la part de l’auto-suggestion dans les désordres fonctionnels accompagnant l’exercice de la médiumnité(21) ; il est même possible qu’ils soient tous, ou peu s’en faut, d’origine purement suggestive. Assurément, la désagrégation même qui permet le développement des états hypnoïdes aux séances est un phénomène spontané, naturel, découlant de la constitution individuelle du sujet, mais le type spécial qu’elle revêt et les formes dans lesquelles elle se moule peuvent fort bien dépendre du hasard des circonstances ambiantes lors de ses premières apparitions.

Arrêtons-nous un instant pour signaler ce que l’affirmation de M. Flournoy, —sur la part de l’auto-suggestion dans les phénomènes d’allochirie, —nous paraît avoir d’arbitraire et d’indémontré. [p. 522]

Comment ! voilà un medium qui ne sait pas qu’il est en proie à ce trouble nerveux et cependant ce serait lui qui se le suggèrerait ?

Il est tout il fait inadmissible de faire intervenir ici l’auto-suggestion puisque le sujet ignore l’état dans lequel il se trouve. C’est elle qui s’obstinerait à chercher sa poche du côté gauche quand elle saurait parfaitement qu’elle est à droite, comme toujours ? Il nous semble plus rationnel de supposer que ce désordre est absolument indépendant de sa volonté et qu’il est un symptôme de l’état spécial dans lequel entre le médium lorsque l’influence magnétique spirituelle commence d’agir sur lui. Ce qui nous confirme encore davantage dans notre manière de voir, c’est que M. Flournoy reconnaît que ce ne sont pas ses expériences qui ont créé cette allochirie, elle préexistait. En voici la preuve : (22)

Il me semble cependant probable que dans le cas de Mlle Smith l’allochirie préexistait aux petites expériences que j’entrepris pour la première fois sur ses mains, le 20 janvier 1895, sans m’attendre ni même songer aucunement à ce phénomène particulier. Je soulevai par curiosité sa main droite, qui m’offrit une grande résistance et me parut anesthésique, tandis que je trouvai la gauche sensible et souple : ayant fortement pincé la peau de l’annulaire droit entre mes ongles, Hélène n’accusa aucune impression, mais pendant le quart d’heure qui suivit elle s’interrompit à diverses reprises au cours d’une vision pour regarder sa main gauche en se plaignant d’y éprouver une vive douleur, comme si on y avait enfoncé une épingle, et n’en comprenant pas la cause, elle la demanda, sur mon conseil, à la table (Léopold) qui répondit par épellation : C’est que l’on t’a fortement pincé le doigt. Plus tard, comme je tâtai de nouveau sa main droite à peu près insensible, la gauche, ballante sur le dossier de la chaise, se mit à reproduire les positions et mouvements que je communiquais à la droite, au grand étonnement d’Hélène, qui regardait et sentait ces contorsions involontaires de sa main gauche, sans éprouver autre chose qu’une vague impression de chaleur dans la main que je triturais. Dans cette première séance l’allochirie semble être authentique et sous la dépendance de troubles de la sensibilité et du mouvement ; mais dans beaucoup d’autres séances où on la voit apparaître avant toute trace d’aucun de ses autres troubles, il se peut qu’elle soit involontairement suggérée par les questions mêmes où les essais que l’on fait pour constater sa présence. Quoi qu’il en soit, résultat de l’hypoesthésie commençante ou d’une pure suggestion, son apparition, à un moment donné plus ou moins rapproché du début de la séance, est toujours une marque certaine que l’état normal d’Hélène vient de faire place à l’état de suggestibilité et de perturbation des centres nerveux favorables aux visions. [p. 523]

Puisque l’allochirie existait avant toute expérience de contrôle, puisqu’elle se manifeste spontanément, sans aucune suggestion, nous y verrons un signe de l’action spirituelle qui agit sur Mlle Smith lorsque les phénomènes spirites commencent. Mais ce qui est surtout intéressant pour nous, c’est de constater que Léopold n’est pas sujet à ces troubles nerveux.

Pendant que le médium ignore les petites tortures que l’on inflige à sa main droite, Léopold les connaît ; alors que le medium se trompe pour localiser ses sensations, le guide ne commet pas d’erreur et déjà ici entre Mademoiselle Smith et lui, existe une différence complète. Citons un exemple de cette séparation entre les deux consciences d’Hélène et de Léopold : (23)

Le troisième symptôme, qui ne se manifeste pas de lui-même, mais que l’on constate souvent avant tous les autres, lorsqu’on prend soin de le chercher, est une allochirie complète, ordinairement accompagnée de plusieurs autres troubles sensibles et moteurs. Si, dès le début de la séance, on prie de temps en temps Hélène de lever, par exemple, la main droite, de remuer l’index gauche, ou de fermer tel ou tel œil, elle commence par effectuer ponctuellement ces actes divers, puis tout à coup, sans qu’on sache pourquoi et sans hésitation, elle se met à se tromper régulièrement de côté et lève la main gauche, remue l’index droit, ferme l’autre œil, etc. C’est l’indice qu’elle n’est plus dans son état ordinaire, bien qu’elle y paraisse encore et discute avec la vivacité d’une personne normale à qui (on soutiendrait qu’elle prend sa droite pour sa gauche, et vice-versa. II est à noter que Léopold —qui, une fois l’allochirie déclarée, ne tarde plus beaucoup à se manifester) soit par la table, soit par des mouvements de tel ou tel doigt —NE PARTAGE PAS CETTE ERREUR DE CÔTÉ (24) ; j’ai assisté à de curieuses querelles entre Hélène et lui : elle, soutenant que telle main était sa droite, ou que l’ile Rousseau est à gauche, quand on passe le pont du Mont-Blanc en venant de la gare, et Léopold lui donnant carrément tort par les coups de la table.

Il semble bien, qu’ici, nous sommes en présence de deux personnalités distinctes, puisqu’il y a discussion entre les deux intelligences qui se manifestent au même instant, et si c’est l’organisme de Mlle Smith qui agit automatiquement sur la table pour lui faire épeler ses réponses, il est mû, en tout cas, par une entité qui n’est pas celle d’Hélène et qui présente avec cette dernière l’opposition la plus tranchée. M. Flournoy n’admet pas cette dualité. Il croit, il [p. 524] suppose, il insinue délicatement que, même dans ce cas, cette séparation est illusoire, car c’est tout bonnement Hélène qui fait les demandes et inconsciemment les réponses par l’intermédiaire de la table. Nous nous ferions un scrupule de ne pas reproduire textuellement l’argumentation par laquelle le psychologue Genevois nous fait part de ses doutes : (25)

Cependant, même dans ces cas de dimidation qui semblent bien réaliser la scission complète de la conscience, la vraie coexistence de personnalités différentes, on peut hésiter si cette pluralité est autre chose qu’une apparence. Je ne suis pas certain d’avoir jamais constaté chez Hélène une véritable simultanéité de consciences différentes. Pendant le moment même où Léopold écrit par sa main, parle par sa bouche, dicte par la table, en l’observant attentivement, je J’ai toujours trouvée absorbée, préoccupée, et comme absente ; mais elle reprend instantanément sa présence d’esprit et l’usage de ses facultés de veille à la fin de l’automatisme moteur. Du temps où elle épelait elle-même les dictées typtologiques, j’ai souvent remarqué qu’elle s’arrêtait à la lettre voulue (point du tout comme une personne qui cherche à deviner) avant que la table eût frappé, et j’ai eu l’impression que cette épellation, relevant en apparence de la personnalité ordinaire, allait en réalité de pair et ne faisait qu’un dans le fond avec l’automatisme musculaire qui agissait sur la table. Bref, ce que l’on prend du dehors pour une coexistence de personnalités simultanées, distinctes, ne me semble être qu’une alternance, une rapide succession entre l’état de conscience-Hélène et l’état de conscience-Léopold (ou tout autre). Et dans les cas où le corps paraît partagé entre deux êtres indépendants l’un de l’autre, le côté droit, par exemple, étant occupé par Léopold et le gauche par Hélène ou la princesse Hindoue, la scission psychique ne m’a jamais semblé radicale, mais plusieurs indices m’ont donné le sentiment qu’il y avait là-derrière un individu parfaitement conscient de soi, qui de la meilleure foi du monde, se jouait à lui-même, en même temps qu’aux spectateurs, la comédie de la dualité. Une seule personnalité fondamentale faisant les demandes et les réponses, se querellant dans son propre intérieur, tenant enfin divers rôles dont Mlle Smith de l’état de veille n’est que le plus continu,, le plus cohérent, voilà une interprétation qui conviendrait tout aussi bien aux faits tels que je les ai observés chez Hélène, et même mieux, que celle d’une pluralité de consciences séparées d’un polysoïsme psychologique pour ainsi dire. Ce dernier schéma est assurément plus commode pour une description claire et superficielle des faits, mais je ne suis point du tout convaincu qu’il soit conforme à la réalité des choses.

Nous voici donc enfin au cœur de la question. Remarquons que [p. 525] M. Flournoy, qui devrait à ce moment nous faire part des observations nombreuses et précises qui l’engagent à ne voir dans ces faits « qu’une comédie de la dualité » se contente d’appuyer sa conviction sur « quelques indices » que d’ailleurs il se garde bien de nous faire connaître. Dans une étude de cette nature, il est infiniment regrettable que l’auteur glisse avec cette désinvolture sur ce qui constitue le nœud de la question. Car tout est là. Ou bien nous sommes en présence « d’une comédie de la dualité » ou réellement il existe à cet instant deux êtres distincts. Or, nous appuyant sur les faits eux-mêmes, nous prétendons que l’interprétation spirite est plus adéquate à la réalité que l’hypothèse d’une succession d’états de conscience de Mlle Smith.

Si vraiment Léopold est un être autonome qui agit psychiquement sur Hélène, tout est simple et compréhensible. Le médium qui commence à ressentir l’influence spirituelle est dans une situation analogue à celle d’un sujet que l’on magnétise. Les fonctions du système nerveux sont troublées dans leur activité normale par l’afflux de force étrangère qui agit sur l’organisme pour en modifier le dynamisme. Il en résulte des désordres passagers de la sensibilité, de la motilité, de la perception, et les phénomènes de l’allochirie montrent visiblement l’importance de cette action extérieure qui produit un changement profond de la cénesthésie. L’esprit qui agit ne ressent aucun de ces troubles, précisément parce qu’il est indépendant du sujet ; conservant sa personnalité ordinaire, il continue son rôle de guide et redresse les erreurs de son médium.

Si, au contraire, nous adoptons l’hypothèse de M. Flournoy, tout devient obscur et contradictoire, comme il est facile de le faire constater. Un fait est certain, c’est que la conscience-Hélène est soumise aux troubles de l’allochirie, tandis que la conscience-Léopold ne l’est pas. Or, c’est chez. le même sujet, dans des conditions extérieures identiques que se produisent, sinon simultanément, du moins avec une très grande rapidité, ces variations de la personnalité du sujet. N’oublions pas que Mlle Smith n’est pas encore endormie, elle cause, elle discute, fait preuve de spontanéité et de volonté et ignore complètement les réponses que Léopold va faire.

Il faut donc, si nous acceptons l’interprétation de M. Flournoy, croire que dans le même cerveau, à des instants très rapprochés [p. 526] les uns des autres, il se produit des modifications profondes qui ont pour résultat de substituer à la conscience ordinaire, celle qui représente Léopold, puis à peine celle-ci a-t-elle joué son rôle, que brusquement la personnalité complète d’Hélène se rétablit pour reprendre le cours de la conversation, et ceci aussi souvent que les besoins de la situation nécessitent ces transformations. Mais alors comment se fait-il que Léopold étant formé des mêmes éléments psychiques et physiologiques qu’Hélène, soit indemne des troubles nerveux qui, pendant cette période, vicient la perception d’Hélène ? Il parait inadmissible que des désordres nerveux qui ont la puissance d’atteindre la personnalité normale soient sans action sur « une cristallisation passagère », sur une petite partie seulement de la personnalité d’Hélène, puisque Léopold ne serait « qu’un clivage, une ornière de la personnalité ». Il nous semble que l’allochirie était justement le signe objectif qui permettait de différencier absolument Hélène de Léopold, et il est fâcheux que notre critique n’ait pas fait suffisamment attention à cette particularité, qui était de première importance dans l’espèce.

On voit que l’hypothèse de M. Flournoy se heurte à des faits qu’elle ne peut expliquer, même abstraction faite de l’invraisemblance de ces décompositions mentales se succédant brusquement chez un sujet qui n’offre aucun signe appréciable de ces profondes transformations psychologiques. Mais là ne se bornent pas les difficultés, et il reste encore quelques considérations qui semblent compliquer le problème. N’est-il pas un peu étonnant, en se plaçant au point de vue de M. Flouruoy, de voir surgir, dès le commencement de la séance, alors que le médium conserve assez de conscience pour causer et discuter librement, une personnalité aussi volontaire, aussi développée que celle de Léopold ? Il nous semble —si sa genèse est bien celle qu’on veut nous faire accepter —qu’il devrait naître progressivement, se signaler d’abord par « des automatismes isolés, incohérents », tandis qu’il se montre d’emblée avec la pleine possession de ses facultés, puisqu’à ce moment il est plus lucide et plus conscient que son médium.

Enfin M. Flournoy nous affirme catégoriquement que la table, par les mouvements de laquelle s’exprime Léopold, est mise en mouvement, grâce à l’automatisme inconscient de Mlle Smith. Ici encore, nous voudrions avoir autre chose qu’une affirmation [p. 527] gratuite. Si l’auteur qui a pris soin de nous faire connaître les tremblements de l’index Hélène, après le somnambulisme, avait eu l’heureuse idée de placer son appareil sous les mains du médium pendant l’expérience de la table, nous aurions pu savoir si réellement c’est à la pression qu’il exerçait qu’étaient dus les frappements du meuble. En l’absence d’une pareille preuve, et jusqu’à plus ample informé, nous verrons dans les manifestations typtologiques une raison de plus pour croire à l’existence séparée de Léopold, parce que nous savons de source certaine que les mouvements de la table produits par un véritable médium ne sont pas dus à une action musculaire de sa part. Notre hypothèse est d’autant plus admissible que nous avons déjà vu Léopold soulever le médium, avec le coussin qui le supportait, ce qui montre qu’il peut agir sur la matière sans avoir besoin de se servir des muscles de Mlle Smith.

Jusqu’ici, l’hypothèse de M. Flournoy n’apparaît pas comme très justifiée, et nous verrons qu’elle ne résiste pas mieux à une analyse plus détaillée ; dans ces conditions, il nous paraît que M. Flournoy a tort de monter au Capitole et de déclarer urbi et orbi« qu’il a crevé comme des bulles de savon » toutes les apparences supra-normales des phénomènes observés en compagnie de Mlle Smith. Les pauvres spirites ne demandent pas mieux que de se mettre à l’école des psychologues, mais à charge pour ceux-ci de ne pas les nourrir de viandes creuses ; lorsque les maîtres voudront nous faire la leçon, ils feront bien de substituer à leurs dissertations nuageuses et vraiment trop mal adaptées aux faits, quelques bonnes raisons bien claires, quelques démonstrations irréprochables que nous serons heureux de leur devoir.

En attendant, nous constatons que les prétendues explications sunt verba et voceset il nous semble tout indiqué de ne pas abandonner le solide terrain sur lequel nous sommes campés, pour nous lancer à la suite des « savants officiels » dans le pays des brouillards du royaume de l’utopie.

(A suivre).

GABRIEL DELANNE.

[p. 577]

Somnambulisme et glossolalie.
(suite)

Nous avons constaté dans le précédent article que la personnalité de Léopold diffère psychologiquement et physiologiquement de celle de Mlle Smith, pendant les séances où se manifestent les phénomènes d’allochirie. Il est utile de faire voir que, très souvent aussi, la volonté de cette personnalité est en opposition directe avec celle du médium. Comme toujours, c’est en citant textuellement des passages du livre de M. Flournoy, que nous établirons le bien fondé de nos remarques. Voici un passage significatif : (26)

J’ai vu, par exemple, Hélène faire tous ses efforts pour arracher ses mains de la table, et n’arriver qu’à les retirer péniblement jusqu’au bord, où les phalangettes des trois plus longs doigts restèrent comme clouées, tandis que la table, remuée par ce minime contact, lui déclarait qu’elle ne pourrait se libérer entièrement tant qu’elle n’aurait pas raconté à haute voix un certain incident qu’elle s’obstinait à taire.

Mademoiselle Smith, par le fait même qu’elle est bon médium —c’est-à-dire très-sensible à l’action magnétique des esprits —est également accessible à l’influence magnétique des assistants et il est possible de répéter avec elle toutes les expériences classiques, comme le signale notre auteur :

Si l’on continue trop longtemps à expérimenter sur Hélène et à la questionner, on gêne le développement des visions originales(27), et elle arrive facilement à un degré de suggestibilité où l’on retombe sur le répertoire classique des représentations publiques d’hypnotisme ; état de charme et de fascination, dans lequel elle reste en arrêt devant quelque objet brillant, la bague, les breloques ou un bouton de manchette de l’un des assistants, puis se précipite avec frénésie sur cet objet lorsque l’on tente de l’enlever ; poses et attitudes émotionnelles sous l’influence d’airs joués au piano ; hallucinations suggérées de tout genre, serpents effrayants qu’elle poursuit avec des pincettes, fleurs magnifiques qu’elle respire à pleins poumons et qu’elle distribue aux assistants, blessures saignantes qu’on lui fait à la main et qui lui arrachent des larmes, et ainsi de suite. La banalité de ces [p. 578] phénomène décourage de les pousser plus loin, et l’on s’ingénie par divers moyens, dont aucun n’est ni très rapide ni très efficace(28), par exemple en faisant des passes sur les yeux, à la plonger en un sommeil tranquille. d’où elle ne tarde pas à glisser d’elle-même dans son somnambulisme propre et à reprendre le fil de ses imaginations personnelles.

Hélène est donc simplement un sujet ordinaire lorsqu’une intervention spirituelle n’agit pas sur elle. Mais aussitôt que Léopold intervient, et cela indépendamment de la suggestion de l’opérateur, comme l’indiquent les phrases que nous avons soulignées, alors Hélène est soustraite aux influences terrestres, elle se trouve sous la domination de la volonté de Léopold, et celui-ci montre une indépendance complète vis-à-vis des expérimentateurs, comme cela ressort du passage suivant :

Sur la nature réelle des sommeils d’Hélène à la fin des séances et sur les états de conscience qu’ils recouvrent, il m’est difficile de me prononcer, n’ayant pu les observer que dans des occasions défavorables, c’est-à-dire en présence d’assistants plus ou moins nombreux et peu tranquilles. La plus grande partie consiste certainement en somnambulisme où elle entend tout ce qui se passe autour d’elle, car bien qu’elle semble profondément endormie et absente, les suggestions qu’on lui donne alors pour après le réveil sont enregistrées et s’exécuteront à merveille —à moins que Léopold, qui est presque toujours là et répond par des mouvements de tel ou tel doigt aux questions qu’on lui fait, n’y fasse opposition et ne déclare que la suggestion ne s’accomplira pas.

Il est, croyons-nous, difficile de trouver un meilleur exemple de la séparation qui existe entre la personnalité du médium et celle de Léopold. Lorsque Mlle Smith est elle-même soumise à l’action de la suggestion, elle y obéit passivement; mais aussitôt que son guide intervient, une volonté indépendante se manifeste et les injonctions de l’opérateur sont acceptées ou rejetées suivant le bon plaisir de l’esprit.

Nous n’ignorons pas que certaines personnalités secondes sont rebelles à la suggestion, alors que le sujet, dans la condition prime, l’accepte sans difficulté (29). Lucie, dans le premier somnambulisme, voit un oiseau imaginaire voltiger dans la chambre ; endormie plus profondément, on lui fait la même suggestion et elle [p. 579] s’écrie : « Vous me croyez donc bien bête pour vous figurer que je vais voir un oiseau dans ma chambre et courir après. » Il est donc exact que chez certains sujets les personnalités secondaires ou tertiaires sont réfractaires à la suggestion) mais cette distinction ne peut être applicable ici, premièrement parce que M. Flournoy n’admet pas que Léopold soit une personnalité seconde, et deuxièmement parce que c’est pendant le même état somnambulique où Hélène est suggestible, que Léopold accepte ou rejette les suggestions qu’on veut lui imposer.

Examinons de plus près ce second caractère.

Suivant M. Flournoy, Léopold n’est « qu’une ornière, un clivage de la personnalité ». Comme tel, il est toujours prêt à se manifester —même dans la vie ordinaire —aussitôt que la plus petite influence perturbatrice vient troubler la conscience de Mlle Smith. C’est une tendance, un pli psychologique d’Hélène qui se réalise ; à la moindre obnubilation de la conscience du sujet. Si cette hypothèse était exacte, nous devrions voir surgir Léopold aussitôt que le somnambulisme est déclaré. Or M. Flournoy n’en fait aucune mention lorsqu’il se livre sur Hélène à ses expériences de suggestion. Celle-ci est un sujet docile qui ne s’appartient plus. Où donc est Léopold à ce moment ? Lui qui apparaît dans des conditions bien plus défavorables, fait ici absolument défaut, ce qui montre encore une fois qu’il a une autonomie indiscutable et que sa présence n’est pas liée nécessairement à certains états physiologiques de Mlle Smith.

La différence entre Léopold et Hélène va même jusqu’à l’antagonisme. Le médium, qui est d’ordinaire passif et se prête volontiers aux incarnations, est parfois rebelle à se laisser envahir par Léopold. Celui-ci s’en plaint : (30)

« Je ne fais pas d’elle tout ce que je veux… elle a sa tête… je ne sais si je réussirai… Je ne crois pas pouvoir en être maitre aujourd’hui…. » répond-il bien souvent lorsqu’on lui demande s’il s’incarnera ou écrira par sa main ; et, de fait, ses efforts échouent souvent. Il y a là, entre Hélène et son guide, un curieux phénomène de contraste et d’opposition, qui n’éclate d’ailleurs que dans les formes supérieures et les plus récentes de l’automatisme moteur, l’écriture, la parole, l’incarnation complète, mais dont sont indemnes les messages sensoriels et les simples tapotements de la table ou du doigt.  [p. 580]

Singulier « clivage » ! bizarre » ornière » ! Voilà un fragment de personnalité bien autoritaire, puisqu’il ose entrer en lutte avec la personnalité totale dont il n’est qu’ une minime partie ! Mais son audace est plus grande encore ; elle va jusqu’à imposer au médium sa façon d’écrire, alors même que ceci doit causer à Hélène une douleur assez vive pour lui arracher des larmes. Voici le détail de ce premier automatisme graphique : (31)

22 septembre 1895. — Après diverses visions et une strophe connue de Victor Hugo dictée par la table, Hélène paraît beaucoup souffrir du bras droit, qu’elle tient au-dessus du poignet avec sa main gauche, tandis que la table sur laquelle elle s’appuie, épelle cette dictée de Léopold : Je lui prendrai la main, et indique que c’est, en effet, Léopold qui fait souffrir Mlle Smith en s’emparant de son côté droit. Comme elle a très mal et pleure, on invite Léopold à la laisser tranquille, mais il refuse et dicte toujours par la table : Donner-lui du papier, puis : Grande lumière. On lui donne ce qu’il faut pour écrire, puis on rapproche la lampe, qu’Hélène se met à fixer du regard, tandis que Léopold dicte encore, par le petit doigt gauche, cette fois : Laissez-laregarder la lampe afin qu’elle oublie son bras. Elle parait, en effet, oublier sa douleur et éprouver de la satisfaction en fixant la lampe, puis elle baisse les yeux sur le papier blanc et semble y lire quelque chose qu’elle s’apprête à copier avec le crayon. Mais, ici, la main droite commence une curieuse alternance de mouvements contraires, exprimant d’une façon très claireune lutte entre Léopold qui sait obliger les doigts à prendre le crayon d’une manière et Hélène qui s’y refuse avec une mimique de colère très accentuée.(32) Elle s’obstine à vouloir le saisir entre l’index et le médius suivant son habitude, tandis que Léopold veut qu’elle le prenne à la mode classique entre le pouce et l’index, et par le petit doigt gauche, il dicte : Je ne veux pas qu’elleelle tient mal le crayon. L’index droit se livre à une gymnastique très comique, agité d’un tremblement qui le fait se placer d’un côté ou de l’autre du crayon, suivant que c’est Léopold ou Hélène qui tend à l’emporter ; pendant ce temps, elle lève souvent les yeux, d’un air tantôt courroucée, tantôt suppliant, comme pour regarder Léopold qui serait debout à côté d’elle occupé à lui forcer la main. Après un combat de près de vingt minutes(33), Hélène vaincue et complètement envahie par Léopold baisse les paupières avec résignation et semble absente, tandis que sa main, tenant le crayon de la manière qu’elle ne voulait pas, écrit lentement les deux lignes ci-dessous, suivies d’une rapide et fiévreuse signature de Léopold :

Mes vers sont si mauvais que pour toi j’aurais dû
Laisser à tout jamais le poète têtu. Léopold. [p. 581]

Allusion qui ne veut pas dire grand’chose, à une remarque que j’avais faite au commencement de la séance sur les poésies de Victor Hugo et celles de Léopold fréquemment dictées par la table. La séance dura encore quelque temps, au réveil, Hélène se rappelle vaguement avoir vu Léopold, mais ne sait plus rien de cette scène d’écriture.

M. Flournoy attribue la douleur ressentie par Mlle Smith à une auto-suggestion, qui serait une conséquence imaginative de l’idée que Léopold lui ferait certainement du mal en s’emparant de force de ses organes. Mais il nous semble que jamais Hélène n’a témoigné une semblable défiance envers son guide. Elle a, au contraire, la plus grande confiance en lui. Sans cesse elle l’appelle pour lui demander des conseils aux heures difficiles de son existence, et comme il lui a donné des preuves très-nombreuses de son pouvoir et de son affection, la supposition de M. Flournoy nous paraît tout à fait intempestive et nullement justifiée. La souffrance ressentie par le médiurn est explicable si réellement il y a commencement de possession, car l’esprit qui veut s’emparer de l’organisme ne peut y parvenir qu’en produisant une série d’actions physiologiques qui peuvent parfaitement être douloureuses. Nous avons vu aussi que Léopold a une manière spéciale de tenir son crayon et que malgré la résistance de Mlle Smith, elle est obligée de se soumettre. Ici encore se décèle nettement une différence entre l’esprit et son médium, et il faut vraiment avoir tout le parti-pris d’un psychologue « officiel » pour ne pas tenir compte de ces faits si clairs et si convaincants.

Notons, en passant, que Mlle Smith ne paraît pas avoir une antipathie aussi grande que l’insinue M. Flournoy pour les hypnotiseurs, puisqu’elle se prête complaisamment aux expériences de suggestions du psychologue genevois ; si donc elle avait des appréhensions ou de la répugnance pour ce genre de recherches, il nous semble qu’elles se manifesteraient bien plutôt vis-à-vis d’un étranger, qu’envers ce guide tutélaire dont elle a si souvent apprécié l’action bienfaisante. En réalité, si elle souffre au moment de l’incarnation de Léopold, c’est que positivement elle ressent des troubles intérieurs suscités par les modifications profondes qui se produisent dans son organisme. Montrons quel prodigieux changement s’opère chez Mlle Smith lorsque Léopold s’est emparé d’elle : (34) [p. 582]

Après l’écriture vint le tour de la parole, qui se réalisa également en deux étapes. Dans un premier essai, Léopold ne réussit qu’à donner ses intonations et sa prononciation à Hélène : après une séance où elle avait vivement souffert dans la bouche et le cou comme si on lui travaillait ou enlevait les organes vocaux, elle se mit à causer très naturellement et bien réveillée en apparence, mais avec une voix profonde et caverneuse, et d’un accent italien fort reconnaissable.  (35) Ce ne fut qu’un an plus tard que Léopold put enfin parler lui-même et tenir un discours de son chef par la bouche de Mlle Smith complètement intrancée, qui ne garda au réveil aucun souvenir de cette prise de possession étrangère. Depuis lors, le contrôle complet du médium par son guide est chose fréquente aux séances et fait un tableau très caractéristique et toujours impressionnant.

Ce n’est que lentement et progressivement que Léopold arrive à s’incarner. Hélène se sent d’abord les bras pris ou comme absents ; puis elle se plaint de sensations désagréables, jadis douloureuses, dans le cou, la nuque, la tête ; ses paupières s’abaissent, l’expression de son visage se modifie et sa gorge se gonfle en une sorte de double menton qui lui donne un air de famille avec la figure bien connue de Cagliostro. Tout d’un coup, elle se lève, puis se tournant lentement vers la personne de l’assistance à qui Léopold va s’adresser, elle se redresse fièrement, se renverse même légèrement en arrière, tantôt ses bras croisés sur sa poitrine d’un air magistral, tantôt l’un d’eux pendant le long du corps, tandis que l’autre se dirige solennellement vers le ciel avec les doigts de la main dans une sorte de signe maçonnique toujours le même.

Bientôt, après une série de hoquets, soupirs et bruits divers, marquant la difficulté que Léopold éprouve à s’emparer de l’appareil vocal, la voix surgit, grave, lente, forte, une voix d’homme puissante et basse, un peu confuse, avec une prononciation et un fort accent étrangers, certainement italiens plus que tout autre chose. Léopold n’est pas toujours très facile à comprendre, surtout quand il enfle et roule sa voix en tonnerre à quelque question indiscrète ou aux irrespectueuses remarques d’un assistant sceptique. Il grasseye, zézaye, prononce tous les ucomme des ou, accentue les finales, émaille son vocabulaire de termes vieillis ou impropres dans la circonstance, tels que fiolepour bouteille, omnibouspour tramway, etc. Il est pompeux, grandiloquent, onctueux, parfois sévère et terrible, sentimental aussi. Il tutoye tout le monde, et l’on croit déjà sentir le grand maître des sociétés secrètes rien que dans sa façon emphatique et ronflante de prononcer les mots « Frère » ou « Et toi ma sœur », par lesquels il interpelle les personnes de l’assistance. Quoiqu’il s’adresse généralement à l’une d’elles en particulier, et ne fasse guère de discours collectif, il est en rapport avec tout le monde, entend tout ce qui se dit, et, chacun peut faire son bout de conversation avec lui. Il tient ordinairement [p. 583]  les paupières baissées ; il s’est cependant décidé à ouvrir les yeux pour laisser prendre un cliché au magnésium. Je regrette que Mlle Smith n’ait pas voulu consentir à la publication de ses photographies, tant à l’état normal qu’en Léopold, en regard d’une reproduction du portrait classique de Cagliostro. Le lecteur aurait constaté que lorsqu’elle incarne son guide, elle prend vraiment une certaine ressemblance de visage avec lui (36) et a dans son attitude quelque chose de théâtral, parfois de réellement majestueux, qui correspond bien à l’idée qu’on peut se faire du personnage, qu’on le tienne pour un imposteur ou pour un merveilleux génie.

Ces modifications si profondes de l’organisme et de la personnalité de Mlle Smith ne sont attribuables, suivant M. Flournoy, qu’à l’auto-suggestion. La voix « profonde et caverneuse » qui « roule en tonnerre », l’accent italien, l’impropriété des termes, l’attitude sévère, raide, et même les « mouvements grandioses, » tout cela fait sans doute partie du type de Joseph Balsamo, « tel que l’imagination d’Hélène le conçoit et le réalise par auto-suggestion ».

Devons-nous accepter sans restriction cette manière de voir ?  Nous ne le croyons pas, et voici pourquoi. Sans doute nous savons parfaitement en quoi consiste le phénomène auquel M. Ch. Richet a donné le nom d’objectivation des types, (37) mais il diffère de l’incarnation de Léopold chez Mlle Smith par des caractères essentiels que nous allons signaler. Certains sujets, en somnambulisme, acceptent les suggestions les plus invraisemblables et les réalisent avec une admirable perfection, si leur mémoire latente leur fournit les matériaux nécessaires à cette création. Par exemple, telle honorable mère de famille jouera sans sourciller et avec un naturel parfait le rôle d’une demi-mondaine, ou ceux d’un général, d’un marin, d’une paysanne, d’un prêtre, et même d’un animal ! Pendant cet état, le sujet a perdu tout à fait conscience de sa personnalité. Il n’est plus lui-même, il est un autre, celui dont on lui impose le personnage.

Endormies et soumises à certaines influences, dit M. Ch. Richet, (38) A .. , et B … oublient qui elles sont (39) : leur âge, leurs vêtements, leur sexe, leur situation sociale, leur nationalité, le lieu et l’heure où elles vivent. [p. 584]

Tout cela a disparu. Il ne reste plus dans l’intelligence qu’une seule image, QU’UNE SEULE CONSCIENCE : c’est la conscience et l’image de l’être nouveau qui apparait dans leur imagination. Elles ont perdu la notion de leur ancienne existence. Elles vivent, parlent, pensent absolument comme le type qu’on leur a présenté. Avec quelle prodigieuse intensité de vie se trouvent réalisés ces types, ceux-là seuls qui ont assisté à ces expériences peuvent le savoir. Une description ne saurait en donner qu’une image bien affaiblie et imparfaite.

Nous savons aussi que, dans certains cas, l’auto-suggestion a la même puissance que celle d’un hypnotiseur, et dès lors nous ne serions pas surpris de voir Mlle Smith réaliser à la perfection le rôle du célèbre illuminé du XVIIIe siècle, si la suggestion n’amenait pas en même temps une ressemblance physiqueavec le type en question. C’est, à notre connaissance, la première fois que l’idéoplastie atteint un pareil degré de puissance. Cette observation nous amène à conclure que chez Mlle Smith l’auto-suggestion supposée atteindrait son maximum d’intensité. Elle devrait donc être absolument dominée, envahie complètement par son personnage imaginaire, et conséquemment toute conscience d’elle-même devrait avoir disparu. Cependant il n’en est rien.et ceci nous semble encore établir fortement l’inexactitude de l’hypothèse de M. Flournoy.

Au moment où cesse l’incorporation, lorsque Hélène reprend possession de son moi, Léopold devrait s’annihiler, puisqu’il ne pouvait exister qu’en remplaçant la personnalité de Mlle Smith ; or, bien au contraire, il persiste dans ses manifestations et il lutte même avec son médium pour l’obliger à se reposer des fatigues qu’il vient d’éprouver. Citons ce passage caractéristique : (40)

La fin de l’incarnation est marquée de nouveau par des hoquets, quelques soubresauts, puis un relâchement général de la position rigide précédente, et souvent une curieuse métamorphose du grand Cophte , solennel et pontifiant en hypnotiseur empressé et tout préoccupé de son sujet, c’est, si l’on veut, Balsamo et Lorenza. Dans une pantomime aussi expressive qu’impossible à décrire, les bras et les mains d’Hélène tantôt —lui appartenant —suivent ou repoussent un Léopold imaginaire, situé devant elle ou à côté d’elle, qui tente évidemment de l’endormir en la magnétisant ; tantôt —appartenant à Léopold —ils conduisent Hélène à un fauteuil, l’y font asseoir, exécutent des passes sur son visage, lui compriment les nerfs frontaux, etc., etc. Ou bien encore, se partageant les rôles [p. 585]

l’une des mains lutte et se défend, au nom d’Hélène(41)) contre l’autre aux ordres de Léopold, qui veut maintenir son médium au repos et le plonger de force(42) dans le sommeil réparateur terminant la séance ; à quoi il finit toujours par réussir.

Cette dualité de personnalités distinctes est tout à fait contraire à l’hypothèse de l’objectivation d’un type de Léopold. Un sujet n’est un marin ou un prêtre qu’à la condition de n’être plus lui-même. S’il recouvre sa personnalité, l’illusion disparaît, le phénomène prend fin. Ici, au contraire, Léopold persiste, il lutte avec Mlle Smith, preuve évidente qu’il est indépendant de son médium, et que M. Flournoy fait fausse route dans ses suppositions. Mieux encore, Hélène garde parfois le souvenir de l’incarnation de Léopold : elle le sent penser et agir en elle. La persistance de lamé-moire du médium indique la continuité de son moi, bien que son corps soit envahi par son guide. Voici la description de ce curieux phénomène : (43)

Hélène m’a plus d’une fois raconté qu’elle avait eu l’impression de devenirou d’êtremomentanément Léopold. Cela lui arrive surtout la nuit ou le matin au réveil; elle a d’abord la vision fugitive de son protecteur, puis il lui semble qu’il passe peu à peu en elle. C’est, en somme, une incarnation spontanée, avec conscience et souvenir, (44) et elle ne décrirait certainement pas autrement ses impressions cénesthésiques si, à la fin des séances où elle a personnifié Cagliostro en tendant ses muscles, gonflant son cou, redressant son buste, etc., elle conservait la mémoire de ce qu’elle a éprouvé pendant cette métamorphose.

Cette impression est à rapprocher de celle éprouvée par Madame d’Espérance, (45) lorsqu’un esprit s’étant incarné en elle se sert de son organe fluidique pour se manifester visiblement et tangiblement aux assistants, en dehors du cabinet où est resté le médium. A ce moment, Mme d’Espérance a conscience d’être assise sur sa chaise derrière les rideaux et en même temps elle ressent physiquement les embrassements que deux dames prodiguent à l’esprit matérialisé qui est dans la salle.

En nous référant à tout ce qui a été publié sur les phénomènes d’objectivation des types, nous constatons que l’interprétation [p. 586] de M. Flournoy s’accorde mal avec ces faits. Il nous restera dans un dernier article, car il faut savoir se borner, à montrer que les connaissances de Léopold diffèrent de celles de Mlle Smith, et ceci dans une proportion qui indique qu’il possède réellement une personnalité et une objectivité incontestables.

Gabriel DELANNE.

[p. 641]

Somnambulisme avec glossolalie
(Suite et fin).

Nous avons énuméré précédemment les différents caractères qui nous semblent établir une différence très nette entre Mlle Smith et l’individualité qui a pris le nom de Léopold et qui se manifeste par son intermédiaire ; il nous reste à examiner une dernière catégorie de phénomènes : celle qui énumère les faits supra-normaux, rapportés dans les publications de M. Flournoy.

Bien entendu, notre critique s’est efforcé d’enlever a ces preuves tout caractère spiritique, en utilisant presque exclusivement pour l’explication les connaissances que nous possédons aujourd’hui sur la mémoire latente, baptisée, par les psychologues, cryptomnésie, mais en se réservant le droit de faire appel parfois, si le besoin en était démontré, à la lucidité où à la télépathie dont la réalité ne peut raisonnablement être niée aujourd’hui par aucun de ceux qui ont étudié les documents rassemblés dans ces vingt dernières années pat la Société de Recherches psychiquesanglaise, et en France par les Annales psychiques, ou par Camille Flammarion dam son livre sur l’Inconnu et les problèmes psychiques. Nous constatons avec plaisir l’introduction dans la critique scientifique de ces facteurs nouveaux, qui étaient jadis dédaigneusement repoussés par les psychologues « officiels » ; mais M. Flournoy, tout en admettant leur possibilité théorique, n’y aura recours qu’avec répugnance. Comme toujours, citons textuellement : (46).

Tous les faits de lucidité (clairvoyance, double vue, etc., peu importe le nom) qu’on attribue à Mlle Smith, peuvent à la rigueur supposés réels, s’expliquer par les impressions télépathiques provenant de personnes vivantes. C’est dire que non seulement j’admets d’emblée la possibilitéde tels phénomènes en vertu du principe de Hamlet, mais que, puisque la télépathie n’a rien de bien étrange à mes yeux. je n’éprouverais aucune difficulté subjective à accepter la réalitédes intuitions supra-normales d’Hélène — pour peu qu’elles présentassent quelques garanties sérieuses d’authenticité, et ne s’expliquassent pas plus simplement encore par des [p. 642] processus normaux et ordinaires ; car enfin, si coulant que l’on se montre sur les preuves du supra-normal ; encore faut-il qu’elles se tiennent debout et ne s’effondrent pas au moindre souffle de l’analyse et du bon sens. Malheureusement ce n’est guère le cas.

Faisons ici une petite halte. Signalons d’abord l’opinion de M. Flournoy au sujet de la lucidité de Mlle Smith. Pour lui, quand elle existe, elle provient de l’impression télépathique d’une personne vivante. Nous verrons tout à l’heure ce qu’il faut penser de cette interprétation. En second lieu, admirons, sans insister, l’état d’esprit de l’auteur qui, fermant les yeux devant l’évidence, se figure cependant être « très coulant » sur les preuves du supra-normal. Continuons :

Léopold qui se trouve mêlé à presque tous ces messages véridiques, —soit qu’il s’en reconnaisse l’auteur, soit qu’il accompagne simplement de sa présence leur manifestation par Hélène plus ou moins intrancée —Léopold n’a jamais daigné m’en octroyer un dans des conditions vraiment satisfaisantes, et il blâme mes exigences en ce domaine comme de vaines et puériles curiosités. Quant aux innombrables phénomènes dont d’autres personnes que moi ont été gratifiées, il m’ont toujours offert cette singularité : lorsqu’ils paraissaient vraiment fournir une preuve décisive et éclatante de leur origine supra-normale, je ne réussis jamais à en obtenir un récit écrit, précis et circonstancié, mais seulement d’incertains et incomplets racontars, parce qu’ils se trouvent trop intimes et personnels pour que les intéressés consentant à leur divulgation (47) ; tandis que lorsqu’on veut bien m’en rédiger une relation détaillée et répondre à mes demandes de renseignements exacts, le fait se réduit à si peu de chose qu’il faut vraiment une dose de bonne volonté qui me dépasse, pour y voir encore du supra-normal. C’est jouer de malheur, et je suis en droit d’en tirer les conclusions les plus sceptiques. Je ne le fais pas cependant, et préfère me rabattre sur une interprétation moins sévère en rappelant le grand rôle de l’affinité élective et du rapport dans les processus psychologiques qui se déroulent en présence de nos semblables.

M. Flournoy fait très sagement la part de l’influence physique de l’expérimentateur, car nous savons par les rapports de Bertrand, du Dr Gregory et de M. Goupil, que la lucidité d’un somnambule dépend très souvent de l’action personnelle de l’opérateur. Tel [p. 643] sujet est clairvoyant avec un magnétiseur et ne l’est pas avec d’autres. Continuons.

Tout bien pesé, en effet, poursuit l’auteur, je ne serais pas éloigné de croire qu’il y a vraiment chez Mlle Smith des phénomènes réels de clairvoyance, ne dépassant pas d’ailleurs les limites possibles de la télépathie ; seulement, pour qu’ils arrivent à se produire, il faut que « Léopold »—c’est à-dire l’état psychique spécial d’Hélène nécessaire à la réception et à l’externalisation des impressions télépathiques —soit aidé du dehors par l’influence de certains tempéraments favorables, plus fréquents chez les spirites convaincus que chez des gens quelconques, et qu’il ne soit pas entravé d’un autre côté par l’influence paralysante de tempéraments néfastes tels que celui d’un observateur critique. Il est bien regrettable que les croyants naïfs qui inspirent et obtiennent de magnifiques phénomènes de lucidité, se soucient ordinairement si peu des désirata de la science et redoutent par-dessus tout de s’exposer à son examen dissolvant ; tandis que les chercheurs en quête de preuves probantes, n’inspirent et n’obtiennent presque rien. Mais c’est assez compréhensible, et il est à craindre que cette antinomie, entre l’état d’âme indispensable à la production des phénomènes et celui nécessaire à leur vérification, ne soit l’épine au talon destinée à retarder longtemps encore la marche des Recherches psychiques.

Nous constatons dans les premières phrases de cette citation que Léopold est toujours mêlé aux phénomènes de clairvoyance ; nous pourrons donc lui en attribuer le mérite, si nous arrivons à nous convaincre que cette faculté est bien réelle. M. Flournoy se plaint de ce que beaucoup de spirites se refusent à lui donner des détails circonstanciés sur les cas de lucidité qu’ils ont constatés par l’intermédiaire de Mlle Smith. Cette réserve est due, peut-être, à la connaissance approfondie qu’ils ont du caractère de M. Flournoy, celui-ci ayant toujours montré un parti-pris obstiné de négation, même en présence des faits les moins contestables. Nous avons déjà signalé cette fâcheuse tendance de notre critique, nous allons la mettre encore en évidence par quelques exemples.

Un des artifices dialectiques employés par l’auteur est de grouper des faits qui ont une apparente ressemblance, et de les expliquer par une hypothèse commune, bien qu’en définitive ils diffèrent , beaucoup, lorsqu’on les examine avec attention. Voici un cas où des renseignements sont fournis automatiquement par Hélène, duquel la cryptomnésie peut rendre parfaitement compte : (48) [p. 644]

Une autre fois, un commis qui cherchait vainement un certain échantillon, demanda à Hélène si elle savait peut-être ce qu’il était devenu. Hélène répondit comme mécaniquement et sans réflexion : « Oui, il a été remis à M. J. [un client de la maison] ; en même temps elle vit apparaitre devant elle le nombre 18 en gros chiffres noirs de vingt à vingt-cinq centimètres de hauteur et ajouta instinctivement : « Il y a dix-huit jours. » Cette indication fit rire le commis, qui releva l’impossibilité de la chose, la règle de la maison étant que les clients auxquels de tels échantillons sont prêtés à l’examen doivent les rapporter dans les trois jours, sinon on les leur fait reprendre. Hélène, frappée de cette objection et n’ayant aucun souvenir conscient relatif à cette affaire, répondit : « En effet, peut-être que je fais erreur. » Cependant, en se reportant à la date indiquée sur le registre de sortie, on constata qu’elle avait pleinement raison ; c’était par suite de diverses négligences où elle n’était pour rien que cet échantillon n’avait été ni rapporté ni réclamé. —Léopold interrogé n’a aucun souvenir et ne paraît pas être l’auteur de cet automatisme cryptornnésique, non plus que de beaucoup d’autres analogues, par lesquels la mémoire subconsciente d’Hélène lui rend des services signalés et lui a valu une certaine réputation bien méritée de devineresse.

Ici, nul besoin d’intervention spirituelle, et les facultés de l’âme humaine suffisent à expliquer cette irruption soudaine de souvenirs, prenant, chez Mlle Smith, la forme d’automatisme verbal et hallucinatoire, en supposant toutefois que c’est elle qui avait remis ou fait remettre l’échantillon, ou qu’elle en avait été avertie, que le récit ne précise malheureusement pas. Voici un second cas qui offre quelque analogie avec le précédent, mais qui ne lui est plus comparable, si l’on veut ne pas s’arrêter à la superficie des choses : (49)

« Une chose curieuse, m’écrivit Hélène le 30 avril 1900, m’est arrivée ce matin à 10 heures. J’avais coupé, il y a quelques jours, deux écharpes sur une pièce de foulard. Puis elle avait rendu la pièce avec les écharpes au patron, M. X., qui devait mettre le tout ensemble de côté, jusqu’à nouvel ordre, dans son propre bureau situé à l’étage supérieur. Lorsqu’on en eut de nouveau besoin, M. X. retrouva bien la pièce de foulard, mais pas les écharpes. Fort étonné, il fit venir la personne à qui il les avait confiées. Cette dernière affirma les avoir posées dans le bureau où nous étions et sur le pupitre même ; mais ce fut inutile : sur les six personnes présentes aucune ne sut les trouver ni les voir, pas même moi qui étais debout plantée au milieu d’eux ainsi qu’un piquet, n’accordant aucune [p. 645] attention à leurs recherches. (50) Tout à coup j’entendis à mon oreille gauche une voix me disant : « Va dans la pièce à côté, et lorsque tu auras trouvé la toile grise posée sur la table de gauche, tu verras les écharpes. » Obéissant machinalement(51) à cet ordre, je me dirigeai dans la pièce à côté, soulevai la toile grise et trouvai en effet les écharpes. Je les apportai à M. X, lui disant : Voici, Monsieur, les écharpes, je viens d’obéir à une voix me disant où je devais les trouver, et j’ai la satisfaction de voir que j’ai été bien renseignée. — Il me répondit : Vous avez bien de la chance, Mademoiselle, avec vos voix ! —En effet, lui répondis-je, elles me rendent, ces voix, d’immenses services ! — Là-dessus, je m’inclinai et filai au plus vite.

Voyons, maintenant, l’explication de l’auteur, elle peut être considérée comme un modèle des hypothèses psychologiques appliquées à l’interprétation de ce genre de manifestations spirites :

Je rapporte ces exemples (52) d’automatismes téléologiques, malgré leur similitude presque complète avec ceux que j’ai déjà publiés (Des Indes, p. 55-56 et 3 77 ), parce qu’ils illustrent excellemment une des faces du tempérament médiumniqne qui déconcerte le plus les témoins peu au courant de la psychologie et leur inspire volontiers des jugements extrêmes, également faux à mon sens. Tandis que les uns, portés aux merveilleux, attribuent sans hésiter ces faits à des causes supranormales telle que la lucidité ou des révélations d’en haut, les autres n’y voient que des plaisanteries d’un goût douteux, et tiennent le terme de médium pour synonyme de facétieux loustic. Comment prouver en effet que ce n’est pas Mlle Smith elle-même qui a tout simplement caché les écharpes, afin de de se procurer le malin plaisir de les retrouver au bon moment ?… Entre cette explication évidemment très naturelle du gros bon sens, et celle très surnaturelle à première vue du spiritisme, le choix ne saurait dépendre que de la tournure d ‘esprit individuelle. Mais la vérité me paraît être entre ces deux excès. Ni supercherie ni miracle ! s’écriait Delbœuf à propos des stigmates d’une extatique, et ce mot, qui devrait être la devise de toute la psychologie anormale, me semble convenir en perfection —Si parva licet componere magnis—à la menue monnaie des phénomènes médiumiques presque journaliers d’Hélène. Il n’y a aucune raison plausible de mettre en doute l’exactitude des faits qu’elle raconte, (53) car ils s’expliquent de la façon la plus simple par des processus, point rares du [p. 646] tout, d’inférences ou de réminiscences subliminales dont le résultat chez une personne portée comme elle aux dédoublements, dressée et entraînée en quelque sorte à l’automatisme par la pratique du spiritisme —surgit tout naturellement sous forme hallucinatoire.

N’oublions pas que les mêmes faits se passent chez nous autres qui ne sommes point médiums ; seulement il nous faut une condition spéciale, à savoir : le sommeil, l’état de rêve, pour que se combinent ces deux facteurs en soi bien distincts : d’une part le jaillissement subit de souvenirs depuis plus ou moins longtemps perdus de vue, d’autre part la mise en scène, le décor dramatique, tout l’attirail imaginatif des voix étrangères et des interlocuteurs fictifs venant nous révéler comme des nouveautés ces vieilleries que nous portions déjà en nous-même à l’état latent. Toute la différence entre les médiums et les gens ordinaires, c’est que chez ces derniers il y a un fossé pratiquement très marqué entre la veille et le rêve : les ressouvenirs émergeant pendant l’activité normale du jour restant pour eux des idées ou des images qui leur « reviennent à l’esprit » simplement, et il fait le relâchement nocturne de la pensée, ou un assoupissement prononcé, pour que les fantasmagories de la subconscience puissent franchir la pénombre où les refoule constamment, pendant la veille, le sens de la réalité ambiante et de la claire possession de soi. Chez les médiums, au contraire, tout est facilement brouillé : l’état de rêve est sans cesse prêt â naitre ; même pendant les occupations professionnelles, il n’y a plus de barrière stable entre le sommeil et la veille ; un rien, la moindre émotion, quelques instants de perplexité, le mouvement de surprise, d’ennui ou de désir provoqué par un objet qu’on ne retrouve pas ou les railleries d’un camarade, peut suffire à provoquer momentanément la dissociation psychique et désagréger la personnalité. Sous la continuation des apparences superficielles de l’état normal, c’est en réalité le rêve qui s’installe, ne fût-ce que pour quelques instants, et habille de brillants oripeaux les idées et souvenirs très ordinaires en soi, qui surgissent à ce moment là (Voir aussi Des Indes, p. 376-380.) Mlle Smith n’est certaine ment pas dans sa veille normale à l’instant où se produisent chez elle ces curieux phénomènes. et dans le texte de ses récits, certains détails, que j’ai relevés en note, me paraissent constituer des indices non équivoques de l’état momentané d’hémi-somnambulisme accompagnant toujours chez elle ces explosions de la vie subconsciente

Comme nous ne faisons pas une critique intransigeante et de parti-pris, il ne nous en coûte nullement de reconnaître que les remarques précédentes peuvent être parfois très justes. D’une manière générale, on peut accepter les explications de M. Flournoy pour les automatistes, c’est-à-dire pour cette catégorie de personnes auto-suggestibles-dont Allan Kardec, Davis, Hudson Tuttle, Aksakof, etc. nous ont parlé, qui s’imaginent être en rapport avec des [p. 647] esprits, tandis qu’elles ne sont, en réalité, que le jouet d’illusions ou d’hallucinations visuelles, auditives, motrices, grapho-motrices, etc., d’autant plus insidieuses qu’elles semblent révéler des faits inconnus, alors que ce ne sont que des événements oubliés. Il est possible, et même probable, que de véritables médiums présentent également parfois des phénomènes de cryptomnésie, qu’il faut soigneusement distinguer de l’action des désincarnés, ce que M. Flournoy ne fait pas.

Nous ayons vu que Mlle Smith indique machinalement qu’un certain échantillon a été remis à tel client. Vérification faite, c’est exact. Elle a même une hallucination visuelle qui lui en indique la date précise. Rien ne nous autorise à voir dans ce phénomène une intervention supraterrestre et, d’ailleurs, Léopold interrogé déclare y être absolument étranger.

C’est un cas de reviviscence de la mémoire latente qui vient s’ajouter à ceux que nous connaissons déjà, et rien de plus, si positivement Mlle Smith a eu connaissance de la remise de cet échantillon, puis oublié complètement cet incident banal. Mais le deuxième fait que nous rapportons est bien différent de celui-ci, et il n’existe aucune similitude entre ces deux récits, malgré l’affirmation de M. Flournoy. C’est ici, précisément, que se révèle nettement cette confusion dont nous parlions plus haut, entre des phénomènes que l’on ne peut comparer qu’en faisant abstraction des différences essentielles qui existent entre eux. Signalons ces divergences.

Notre critique admet la réalité du phénomène, car il est persuadé, a juste titre, croyons-nous, de la bonne foi de la narratrice. Ceci étant, quelle conclusion devons-nous en tirer ? Il ressort de l’exposé d’Hélène qu’après avoir donné les écharpes à son patron, celui-ci les fit monter à l’étage supérieur par une autre personne, de sorte que Mlle Smith était complètement ignorante normalement et subliminalement, de l’endroit où elles se trouvaient, et par conséquent il est tout à fait inexact de prétendre, lorsqu’elle indique leur emplacement, que c’est un souvenir oublié qui fait « explosion » dans sa conscience ordinaire.

Cependant M. Flournoy n’y regarde pas de si près et, intrépidement il n’hésite pas une minute à morigéner ceux qui verraient [p. 648] dans ce cas un fait de clairvoyance ou une révélation d’en haut. A notre avis, il a tout à fait tort ; au risque de passer pour un amant du merveilleux, nous admettrons toujours que la révélation d’un fait ignoré du médium ; et reconnu véridique, sera une bonne preuve qu’il faut expliquer cette révélation par la clairvoyance du sujet ou par l’intervention d’une intelligence étrangère, vivante ou désincarnée, agissant télépathiquement sur le médium.

Dans le récit précédent, rien n’indique une action télépathique de la part d’une des personnes présentes, les conditions généralement requises n’existant pas. Est-ce la lucidité du sujet qui est entrée spontanément en jeu ? Cette hypothèse serait très rationnelle, et devrait être adoptée de préférence à toute autre, si les faits ne semblaient pas la contredire. Au moment où a lieu la recherche des écharpes, Mlle Smith, comme le note très judicieusement M. Flournoy, est probablement dans cet état d’hemi-somnambulisme qui favorise l’extériorisation de certaines facultés et offre aussi un terrain favorable à la médiumnité. Elle pourrait donc parfaitement prendre connaissance, par la double vue, de l’endroit où se trouvent les objets perdus. Mais nous constatons qu’elle affirme qu’à ce moment elle est indifférente, inerte, et ne prend aucune part aux recherches. Elle ne voit donc rien et n’est nullement lucide, puisqu’elle reste plantée debout « ainsi qu’un piquet » jusqu’au moment où une voix lui donne les indications précises qui lui permettront de retrouver les dites écharpes.

Nous croyons bien qu’il y a eu ici intervention d’une intelligence désincarnée, et nous pensons devoir en faire honneur à Léopold, puisqu’il « se trouve mêlé à presque tous les messages véridiques. » D’après M. Flournoy, il existe une quantité de récits concernant des consultations médicales données par Léopold et suivies de guérisons. Malheureusement l’auteur ne nous en fait connaître qu’un cas peu probant, gardant prudemment le silence sur les autres, car « en fait d’épisodes bien attestés, dit-il, je n’ai pu obtenir que des récits authentiques, c’est vrai, mais où la probabilité d’un élément supernormal est réduite à un minimum… imperceptible pour moi ». Étant donné l’exemple précédent, nous regrettons que l’on n’ait pas mis sous nos yeux les pièces du procès, dont nous aurions [p. 649] peut-être tiré des conclusions différentes de celles de notre critique.

Il y aurait encore beaucoup à dire pour relever tous les points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord avec M. Flournoy, mais il faudrait écrire un volume sur ce sujet, ce que nous n’avons pas le loisir de faire .Résumons seulement les remarques que nous avons notées au sujet de la personnalité de Léopold, il nous-paraît qu’elles sont éloquentes et qu’elles plaident fortement contre l’interprétation d’une auto-suggestion du médium.

1° La manifestation de Léopold est antérieure aux expériences du spiritisme, ce qui démontre que ce ne sont pas les séances spirites qui ont déterminé son apparition ;

2° Il diffère physiologiquement de son médium, puisqu’il n’est pas soumis aux troubles de l’allochirie au moment même où  Mlle Smith les ressent.

3° Il diffère intellectuellement de Mlle Smith par des connaissances que celle-ci ne peut pas avoir acquises normalement (objets retrouvés, consultations médicales, prédictions réalisées).

4° Sa volonté est souvent en opposition avec celle du médium ;

5° Il ne se montre pas lorsqu’il devait apparaître, si l’hypothèse de M. Flournoy était exacte ;

6° Les manifestations sont spontanées et, n’obéissent pas aux suggestions des assistants, pas plus qu’à l’auto-suggestion de Mlle Smith, puisque très souvent elle l’invoque en vain.

7° Il témoigne de son autonomie par des phénomènes physiques (soulèvement d’Hélène, mouvements de table) qui établissent son indépendance.

Tous ces faits, rapprochés les uns des autres, s’expliquent facilement si l’on admet que Léopold est une entité indépendante, mais ne se comprennent plus si l’on veut faire de lui une partie de la conscience de Mlle Smith. Hypothèse pour hypothèse, la nôtre nous semble plus logique et mieux adaptée aux faits que celle du psychologue Genevois. Maintenant, que Léopold soit vraiment l’esprit du célèbre Cagliostro, ceci est une autre affaire, et nous n’entrerons pas dans la discussion de son identité. Ce qui importe avant tout, c’est de savoir, si oui ou non, il s’est manifesté un être différent [p. 650] du médium. Or nous pensons avoir signalé assez d’arguments en faveur de cette supposition pour créer une conviction morale chez tout lecteur sérieux deDes Indes a la planète Mars.

Malgré son grand talent, sa critique pénétrante et toute l’ingéniosité de son esprit, M Flournoy n’a pas réussi à donner des explications irréprochables des faits qu’il a observés en compagnie de Mlle Smith, c’est pourquoi nous terminerons en répétant que, malgré lui, il aura rendu un grand service au spiritisme en mettant en relief la faiblesse de l’argumentation et le parti-pris de ses détracteurs.

GABRIEL DELANNE.

Notes

(1) Archives de psychologie de la Suisse Romande. N° 2. Eggimanm et Cie éditeurs. Genève Prix du· fascicule avec 21 gravures. 5 francs.

(2) Revue scientifique et morale du Spiritisme, 5me année – Février, 1900. p. 476. Sous le pseudonyme de Dr Gyel.

(3) Aksakof. Animisme et Spiritisme. Introduction. p. XXIII.

(4) Ici nous faisons des réserves. Nous croyons à l’unité complète du moi, à l’identité substantielle de la conscience totale, dont un aspect, une partie seulement constitue la personnalité actuelle, celle qui est connue pendant la vie, mais qui se retrouve tout entière après la mort dans l’individualité, laquelle absorbe toutes les personnalités revêtues par l’âme dans ses passages successifs sur la terre.

(5) Nous n’admettons pas le mot de cérébration inconsciente, qui est un véritable non sens, quelque chose comme du blanc qui serait noir. Une pensée, comme[p. 389] phénomène psychologique, est toujours consciente. Elle peut paraitre inconsciente lorsque le souvenir des circonstances où elle a pris naissance est aboli, mais en réalité elle n’est qu’oubliée. C’est ainsi qu’un travail fait pendant le sommeil peut se révéler subitement à nous pendant la veille et paraitre avoir été élaboré inconsciemment, tandis que c’est l’esprit qui l’a produit volontairement lorsque le corps reposait, puis oublié en revenant à l’état -normal.

(6) Même observation que plus haut. Inconscient, suivant nous, doit être synonyme d’oublié

(7) Ce centre de force substantielle permanente et organisatrice est ce qu’Allan Kardec appelle le Périsprit.

(8) Les mots soulignés, ou mis entre des signets, le sont par nous.

(9) Aksakof, Animisme et Spiritisme. p, 275 et suiv.

(10) C’est nous qui soulignons.

(11) Aksakof. Animisme et Spiritisme, p. 335 et Psychische Studien, 1874, p. 93 ; Entrevue du Dr Buchner avec Hwdson Tuttle en Amérique.

(12) Allan Kardec. Le livre des médiums, p.266. Rôle du médium dans les communications Spirites.

(13) Archives de psychologie de la Suisse Romande, p. 1-20,

(14) Dr Morton Prince. The developpement and genealogy of misses Beauchamp. Proced. S.P.R V.XV. p.466 (février 1901).(Traduction française dans le volume de comptes-rendus du IVe Congrès international de Psychologie. Paris 1901, p. 194) Note de M. Flournoy.

(15) Des Indes, p. 41.

(16) Des Indes, p. 42 et 43.

(17) Des Indes, p. 44 et 45 ·

(18) Des Indes, p. 60.

(19) C’est nous qui mettons cette phrase entre parenthèses.

(20) Voir sur l’allochirie, P. Janet. Stigmates mentaux des hystériques, [p. 66 et 71, et Névroses et ldées fixes, t. I. p. 234, (Note de M. Flounoy}.

(21) C’est nous qui soulignons ,

(22) Des Indes, p. 60

(23) Des Indes, p. 116.

(24) Des Indes, p. 116.

(25) Des Indes,p. 116.

(26) Des Indes, p. 68.

(27) C’est nous qui soulignons.

(28) C’est nous qui soulignons.

(29) Voir : P. Janet: l’Automatisme psychologiquep. 178. Bernheim. De la suggestion. p. 149. Durand (de Gros) Cours de Braidisme, p. 97.

(30) Des lndes, p. 99.

(31) Des lndes, p. 98.

(32) C’est nous qui soulignons.

(33) C’est nous qui soulignons.

(34) Des lndes, p. 100.

(35) C’est nous qui soulignons.

(36) C’est nous qui soulignons.

(37) L’homme et l’intelligence, p. 233.

(38) Ouvrage cité, p. 236.

(39) Ouvrage cité, p. 236.

(40) Des lndes, p. 104.

(41) C’est nous qui soulignons.

(42) Des lndes, p,. 117.

(43) Des lndes, p,. 117.

(44) Des lndes, p,. 117.

(45) Mme d’Espérance, Au pays de l’ombre, page 270 et suiv.

(46) Des lndes à la planète Mars, p,. 372.

(47) Je tiens à dire que Mlle Smith n’est pour rien dans ces refus de documents : elle ne demanderait pas mieux que de me les procurer, mais elle est elle-même très mal informée. Les consultants, qui sont pourtant purement ses obligés, ne lui disant qu’incomplètement ou même pas du tout, ce qu’ils ont obtenu de Léopold pendant ses somnambulismes suivis d’amnésie, (Note de M. Flournoy).

(48) Des Indes à la planète Mars. p. 55.

(49) Somnambulisme avec glossolalie, Archiv. de Psych. de la Suisse Romande. N° 2, p. 125.

(50) et (51) Notez ces traits qui reflètent bien l’état d’absence et d’automatisme propres à l’irruption des phénomènes subconscients dans la personnalité ordinaire. (Note de M. Flournoy).

(52) Nous n’avons cité que le premier, car le second est analogue à celui que nous reproduisons comme exemple de cryptomnésie.

(53) C’est nous qui soulignons.

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