G.-L. Duprat. La négation. Etude de psychologie pathologique. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 598-507.
Guillaume Léonce Duprat (1872-1956). Philosophe et sociologue. Auteur très prolifique, il a joué un rôle important à l’Institut international de sociologie. Il fut le prédécesseur de Jean Piaget à la chaire de Genève. Outre les très nombreux articles nous avons retenu :
— Les causes sociales de la folie. Paris, J.-B. Bailliète et Fils, 1900. 1 vol.
— L’instabilité mentale. Essai sur les données de la psycho-pathologie. Thèse pour le doctorat es-lettres présenté et soutenue à la Faculté des Lettres de Paris. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol.
— Le Mensonge. Etude de psycho-physiologie pathologique et normale. Paris, Félix Alcan, 1903. 1 vol.
— Occultisme et spiritisme. Alençon, Veuve Félix Guy et Cie, 1901. 1 vol.
— Note sur l’idée fixe dans le délire mystique. Extrait de la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 6e série, 13e année, tome XIII, mai 1909, n°5, pp. 251-253. [en ligne sur notre site]
— Le rêve et la pensée conceptuelle. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome LXXII, juillet à décembre 1911, pp. 285-289. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LA NÉGATION
ÉTUDE DE PSYCHOLOGIE PATHOLOGIQUE
De tous temps la logique a nécessairement considéré comme essentielle l’opposition de la forme affirmative et la forme négative des jugements; cependant cette opposition semble avoir perdu de son importance aux yeux d’auteurs contemporains, qui ont eu d’ailleurs le grand mérite de projeter quelque lumière sur les opérations logiques au moyen de leurs analyses psychologiques : M. Renouvier, qui n’a pas craint d’ajourner la solution des problèmes les plus importants de logique générale pour faire au préalable l’étude psychologique de la croyance (l), a cherché surtout à montrer comment tout jugement étant limitatif est à la fois affirmatif et négatif ; M. William James, qui a fort bien vu dans la croyance le quatrième élément du jugement (2), n’a pas insisté sur la distinction à faire entre l’affirmation et la négation ; :M. Ch.-A. Mercier, qui étudiait récemment (3) la négation à l’occasion des « catégories de la croyance », n’a pas davantage recherché si la négation n’a pas des traits caractéristiques ; et M. Höffding, bien qu’il ait abordé la question dans son article « Des jugements logiques (4) », n’a pas poussé fort loin ses investigations. Il y a lieu cependant de poser le problème sur le point particulier de la négation, non plus dans les termes où il était posé en général par Platon (5) : « Le non-être est-il ? n’est-il pas l’autre que l’être ? », mais de préférence ainsi : La négation n’est-elle pas quelque chose de positif et son mécanisme comme son principe ne sont-ils pas autres que ceux de l’affirmation ? Pour répondre à cette question de psychologie, il ne sera peut-être pas vain de faire appel à la pathologie mentale qui apparaîtra une fois de plus comme [p. 499] une source de données plus importantes, même pour la critique philosophique, que les résultats de la spéculation aventureuse ou de la brillante érudition. Certains troubles de l’esprit paraissent en effet de nature à nous obliger à poser en face de la croyance le refus d’adhésion, en face de la volition la nolition, et d’opposer en conséquence la négation à l’affirmation comme l’aversion et l’inhibition sont opposées à l’appétition et à la production, On ne pourra plus dès lors voir dans la négation un simple défaut, une simple absence de croyance ou de volition et des conclusions méthodologiques s’imposeront en conséquence.
I — LA VOLITION.
On constate chez certaines personnes une singulière puissance d’obstination dans le refus : une sorte de propension à ne pas céder, à ne vouloir pas, est aussi manifeste chez elles que chez d’autres un penchant surprenant à accorder tout ce qui est sollicité, à accéder aux désirs de leurs semblables; du moins, le premier mouvement de leur part est presque toujours un geste de négation, de dénégation ou de répulsion; aucun projet présenté par autrui ne leur semble réalisable, « aucune idée n’est bonne ». Chez celles qui dans la plupart des cas manquent de fermeté, on sent bien qu’il ne pourrait y avoir d’exception à la faiblesse de tous les instants qu’en faveur de refus persistants. L’observation est tellement banale qu’on ne s’y arrête pas d’ordinaire : tous nous connaissons des hommes que leurs proches, leurs amis, « mèneraient » sans rencontrer la moindre résistance, sauf sur deux ou trois points sur lesquels il semble que des résolutions invincibles soient capables d’engendrer une défense héroïque. Or ces résolutions n’ont jamais pour objet l’établissement d’une vérité positive, la création, l’affirmation d’un principe d’action, le triomphe d’une tendance féconde ; elles visent seulement à la prohibition ou à l’inhibition : c’est un mariage qu’il s’agit d’empêcher, mais point du tout pour en favoriser un autre ; c’est une politique qu’il faut contrarier sans qu’aucune autre politique puisse en profiter cependant ; c’est toute une catégorie de gens, de candidats plus ou moins méritants, à évincer systématiquement, sans aucune pensée de favoritisme. Un précepteur empêche son élève de réaliser les desseins les plus raisonnables de voyage, de distraction, de lecture, d’étude, sans que le travail du jeune homme puisse en rien bénéficier de ces prohibitions arbitraires (6). Une femme met obstacle à tout ce que son mari propose de faire, sans jamais apporter elle-[p. 500] même aucun projet positif ; elle n’est autoritaire qu’au profit d’une sorte d’inertie. Dans de tels cas on se trouve en présence non pas de volontés, mais de ([ volontés l).
On peut produire expérimentalement de telles nolontés. J’ai observé (7) une hystérique suggestible au plus haut degré, à laquelle il suffisait de dire : « Vous ne pouvez plus remuer le bras », pour qu’elle présentât l’apparence d’une monoplégie brachiale ; elle était complètement aboulique, mais les « suggestions posthypnotiquess telles que : ne pas boire de spiritueux, ne pas ajouter foi aux dires de certaines gens, amenaient chez elle pour une assez longue période une résistance très vive aux séductions de l’alcool et du bavardage. Elle ne pouvait rien vouloir, mais « savait » ne pas vouloir boire et causer avec ses anciennes amies. Il est inévitable que l’on rapproche ces suggestions d’autres qui produisent ce que l’on a appelé parfois des « hallucinations négatives » ou mieux (8) des « anesthésies systématisées », et qui font que les malades, les ayant reçues, nient l’existence de couleurs, d’objets, de personnes, qui sont cependant sous leurs yeux. On sait que les « hallucinations négatives » peuvent comme les hallucinations positives provenir d’auto-suggestions, c’est-à-dire en définitive d’idées fixes ordinairement inconscientes : M. Pierre Janet l’a irréfutablement établi. Il en est de même de toute négation systématique et on peut déjà inférer, du rapprochement des « volontaires » et des malades chez qui la négation persistante est provoquée expérimentalement, que les premiers sont sous l’empire de tendances jouant un rôle pathologique.
Mais il est une forme morbide très grave qui paraît être le dernier degré d’exagération que puisse atteindre une volonté : c’est ce que l’on a appelé très souvent le délite des négations. Marie L… , trente ans (9), prétend n’avoir « plus de poitrine, de dents, de cheveux, d’yeux, de seins » ; elle nie qu’aucun des organes des sens ou de la digestion soit resté intact en elle. Une vieille dame de R… (10) nie avoir aucun des besoins de l’organisme ; elle n’a ni besoin de manger, ni besoin d’uriner ; elle veut qu’on la considère comme morte. Comme Marie L…, elle est indifférente à tout ce qui se passe autour d’elle ; seules les négations relatives à son être lui importent. MM. Vaschide et Vurpas viennent de publier une observation (11) dans [p. 501] laquelle, comme dans les deux précédentes, on voit se manifester uniquement la tendance à se réduire soi-même au néant. R…, cinquante ans, prétend être morte, « son ventre s’est vidé » et ses viscères ont « tourné en eau » puis « ils sont partis » ; elle n’a plus « ni cœur, ni poumons, ni foie, ni intestins, ni rate, ni cerveau ». MM. Vaschide et Vurpas attribuent ce délire à ce qu’ils appellent « l’introspection somatique ». Ils remarquent que R…, comme la plupart des sujets du même genre, « nie surtout des organes dont la conscience psychologique nous échappe même à l’état normal ». Il est hors de doute que les malades atteints du délire des négations sont ordinairement, sinon toujours, favorisés dans ce délire par leur ignorance de la structure des organes et de la nature des fonctions biologiques : les sensations organiques n’entrainent pas chez eux des perceptions nettes, la conception juste et précise des différentes parties de leur corps ; au contraire, ces sensations vagues incitent les malades à des rêveries insensées, à des associations bizarres d’idées et d’images, à des croyances dont l’incohérence fait l’instabilité, de sorte qu’elles s’entre-détruisent et que disparaissant elles ne laissent le champ libre qu’à des négations. Il faudra donc tenir compte, dans une explication psychologique du jugement négatif, du rôle considérable joué par l’ignorance, cette source de contradictions et de désarroi mental toujours pénible, par conséquent favorable à la négation.
Toutefois le délire examiné a des causes plus positives, et d’ordre affectif. Marie L… est une « faible d’esprit » qui toujours choyée par sa mère s’est vue soudain privée des soins, auxquels elle était habituée, par la maladie et puis par la mort de la seule personne qui se soit jamais occupée d’elle. Aussi a-t-elle éprouvé d’abord l’impression que « tout se rapetissait dans sa maison et en elle-même » ; puis elle a été frappée de la perte de sa mère : l’idée fixe de la disparition progressive de tout ce qui pouvait lui être indispensable a pénétré dans son esprit à la faveur de l’émotion-choc, et c’est la crainte persistante de l’anéantissement qui l’a portée à la négation systématique. De même la malade de MM. Vaschide et Vurpas a commencé par avoir des préoccupations au sujet d’un état de santé dont elle a toujours exagéré la gravité : « la moindre crainte prenait chez elle des dimensions fantastiques ; un faible ennui, un petit tracas, devenait une véritable obsession ». Persuadée de son insuffisance, de son incapacité physiologique (peut-être parce qu’en effet la « misère biologique » la gagnait), elle a nié d’abord son acuité sensorielle, puis son activité même. Dans tous les autres cas de « délire des négation » », on peut constater l’influence néfaste d’un état [p. 502] affectif identique : la crainte devient obsédante, l’idée fixe déprimante est la principale cause de la négation. C’est elle qui devient le principe d’association systématique morbide, principe tellement puissant que rien ne peut triompher de la résistance opposée au raisonnement, aux prières, à la violence même. L’extravagante négation de soi-même, qui peut mener à la mort par refus de nourriture, refus de mouvement, refus de toutes sortes de soins, n’est qu’un cas particulier. de l’inhibition systématique due aux idées fixes.
Il nous parait maintenant impossible de ne pas rechercher derrière l’obstination des « nolontaires » des causes analogues à celles de la négation délirante que nous venons de voir être analogues à celles de « l’hallucination négative ». Beaucoup de ceux qui ne veulent pas agir ou ne veulent pas laisser agir les autres apportent dans 1eur persistante prohibition une sorte de misonéisme : ils ont peur de tout ce qu’ils ne connaissent pas, la curiosité dès lors leur paraît malsaine, l’innovation dangereuse : les paysans routiniers, les vieux ouvriers, les vieillards à l’esprit peu cultivé, les gens dont on dit « qu’ils n’ont pas l’esprit ouvert », présentent à l’observateur de nombreux cas de négation persistante et a priori ; c’est chez eux parfois une répulsion héréditaire pour tout ce qui est nouveau, répulsion due aux maux que certaines innovations ont entraînés après elles, surtout chez des gens lents à s’habituer à de nouvelles conditions d’existence ; c’est plus souvent encore un effet de la paresse d’esprit, de la tendance naturelle au « moindre effort » : l’apparition du nouveau, le changement, contrarient le désir de paix, de stabilité, qui est d’autant plus fort chez un être qu’il manque de vitalité, d’énergie pour s’adapter à un milieu complexe et changeant. La peur d’expériences funestes est de tous les instants et entraîne la négation spontanée, voire la dénégation mensongère (12). Sans doute, la répulsion pour l’affirmation peut avoir pour cause le contraire de l’ignorance et de l’inertie intellectuelle : elle peut venir d’une grande culture de l’esprit. Des connaissances très étendues, une puissante imagination, une idéation rapide qui permet d’évoquer promptement des raisons de douter, peuvent amener le savant, l’adulte réfléchi, à une sorte d’aversion pour tout ce qui est action nette, détermination irrévocable, et de cette aversion à une attitude favorable à la nolition, il n’y a pas très loin assurément. Mais la répulsion pour l’affirmation vient de l’absence d’appétitions fortes et stables (13) c’est de l’aboulie. La ruine des tendances positives [p. 503] n’entraîne pas autre chose que l’indécision ; pour que la nolition apparaisse il faut que des répulsions puissantes subsistent. Il est vrai qu’elles subsistent d’autant plus aisément que les appétitions contraires ont disparu, et de là vient ce type « d’intellectuels » qui ne semblent retrouver quelque vigueur et quelque persévérance que pour la négation ; mais encore faut-il reconnaître que ce n’est pas le développement intellectuel qui est la cause efficiente des résolutions inhibitrices ou prohibitrices.
Toute nolition a donc un caractère positif dû à une tendance, ordinairement aversion ou répulsion, qui peut être prédominante et exclusive des appétitions indispensables à la véritable volition, à tel point que la nolition peut exister sans volonté, coexister avec l’aboulie sans en être ni le principe ni la conséquence, Chez un être normal, la délibération aboutit tantôt à la volition, tantôt à la nolition, par conséquent tantôt à l’action, tantôt à la prohibition. De même le processus idéationnel aboutit soit à l’affirmation, soit à la négation, comme à deux. Stations opposées auxquelles on parvient par deux moyens de locomotion différents.
Il. — CROYANCE, DOUTE ET NÉGATION.
Comme la nolition qui implique possibilité d’une action à laquelle on met obstacle, la négation suppose possible une affirmation à laquelle elle fait échec. Il n’est pas nécessaire que la volition contraire existe pour que la prohibition se présente ; il n’est pas nécessaire que l’affirmation contraire soit formulée pour que la négation se produise : la possibilité d’une synthèse mentale déterminée suffit pour que l’esprit qui la conçoit nie la valeur objective de cette synthèse. « Un jugement négatif, dit M, Höffding (14), ne nous donne pas de contenu nouveau. Son importance est justement de rejeter un tel contenu nouveau. » Mais il faut avoir bien soin de prendre le mot « contenu » dans un sens déterminé : il s’agit du contenu de la pensée objective et non du contenu de la pensée individuelle ; la négation ne rejette pas hors d’un esprit déterminé des éléments unis ou séparés; elle les rejette hors de ce fonds commun qui s’appelle essentiellement vérité. En cette opération, elle fait plus que d’affirmer fausse une synthèse proposée (sans quoi elle serait, comme on l’a dit parfois, une sorte d’affirmation) ; elle met obstacle à « l’objectivation », à « l’universalisation » d’une formule et d’une idée, comme la nolition met moralement opposition à la réalisation [p. 504] d’un projet, à la satisfaction d’une tendance. Et c’est. ainsi que la négation pourrait être définie : une nolition concernant spécialement l’établissement de la vérité (ou de la pensée objective).
Sous cette réserve qui a certes son importance, M. Höffding l’a bien dit : nier, c’est rejeter. Ce n’est pas seulement s’abstenir de donner une adhésion : l’abstention est le propre de celui qui doute ou de l’aboulique qui renonce à juger ; elle est provisoire dans le doute comme dans la délibération qui précède la volition, et pour la bien comprendre, dans ce cas, il faut avoir. conçu au préalable tout ce qu’il y a de positif dans la négation. Par celle-ci, on intervient efficacement dans le processus de formation des jugements. M. Höffding reconnaît que parmi les jugements négatifs, il en est qui « sont productifs, parce qu’ils sont des moyens nécessaires pour arriver à des jugements positifs (15). On pourrait montrer par des exemples nombreux que « comme la classification, la méthode inductive avance par des négations en établissant et en examinant différentes possibilités ou hypothèses et en ne retenant que celles qui ne sont pas rejetées après l’examen ». Linné ne fut amené que par négation, ainsi que le reconnut Cuvier, à constituer la classe d’êtres qu’il dénomma vers, bien qu’ils n’eussent aucun caractère essentiel commun. « La classification des animaux en vertébrés et invertébrés indique encore le besoin de l’usage provisoire des notions négatives. » Képler arriva par négation « à accepter l’hypothèse de la forme elliptique des orbites planétaires ». En dehors du domaine scientifique, on trouverait, en métaphysique surtout, de très intéressantes négations : l’âme, au dire d’Aristote (16), fut d’abord conçue par négation comme le plus incorporel des agents ; le dieu des positivistes et de Spencer n’est qu’une pure négation. Mais tous ces exemples montrent que de nombreuses affirmations peuvent résulter des propositions négatives ; ils ne nous disent rien sur la nature positive du fait proprement dit, l’acte de négation. De plus, M. Höffding en a donné une explication finaliste : « Placé à un endroit fixe où l’on n’a qu’une vue limitée, l’homme doit s’orienter dans l’existence : voilà la cause du grand rôle de la négation », car « il nous faut séparer ce qui est obscur de ce qui ne l’est pas ». C’est trop peu dire. En réalité, la négation, et a fortiori le doute, n’existeraient pas si la nolition, le fait de prohiber certains mouvements, certains actes, certains desseins, certaines assertions, ne se produisait pas naturellement en nous, comme une conséquence de nos aversions ou de nos répulsions. [p. 505]
Sans doute, beaucoup des tendances qui nous portent à la négation sont dérivées d’affirmations antérieures. Le principe de causalité, par exemple, est né d’une appétition légitime et nécessaire pour les antécédents efficaces, et il a engendré cette répulsion pour les faits sans cause, qui porte tant de personnes à nier un commencement premier, une liberté phénoménale ou nouménale, une contingence naturelle, etc. La négation, comme la nolition, n’a même pas toujours un mobile aussi « rationnel ». La prohibition qui pèse sur certaines idées, au point de les rendre inacceptables pour des hommes d’un certain temps et d’un certain milieu, vient souvent de passions injustifiables. Il est des sentiments hostiles à bien des hypothèses scientifiques, qui sont engendrés par certains modes d’éducation, entretenus par certaines sectes et qui font les esprits obstinément fermés à la lumière des faits et des raisonnements, négateurs systématiques de la valeur de toutes les expériences, démonstrations ou découvertes : le transformisme et l’évolutionnisme ont été l’objet de négations passionnées dues à la répulsion, entretenue par les religions dans l’âme de bien des croyants, à l’égard de toute assimilation de l’homme aux espèces animales et du cc principe spirituel» aux phénomènes naturels.
Mais la première des négations logiques est sans contredit celle qui porte sur toute assertion contradictoire et que l’on appelle le principe de non-contradiction. Ce principe n’est pas fécond en lui même ; son application n’a jamais rien fait découvrir ; il est cependant d’une importance capitale, car il permet d’écarter, de rejeter hors du domaine de la pensée objective, toute synthèse formée d’éléments incompatibles. N’a-t-il pas pour point de départ la répulsion que nous avons pour toute combinaison de mouvements et d’actions dans laquelle deux efforts contraires se neutralisent, répulsion qui s’explique par la fatigue résultant d’une tentative vaine, d’autant plus prompte à nous lasser que nous n’aboutissons à rien ? Or, à côté des efforts qui s’annihilent réciproquement, il faut placer ceux qui se contrarient faute d’harmonie, de synergie ou d’unité synthétique : ils nous répugnent également et il résulte de notre antipathie pour des modes d’action mal concertés une autre négation que l’on trouve rarement formulée explicitement, mais qui a une grande influence sur la pensée humaine : le principe du rejet de tout ce qui est asystématique, désordonné ou même incoordonné. C’est le principe rationnel par excellence (17). [p. 506]
Il est inutile de poursuivre cet examen : la démonstration est faite de la valeur positive de la négation ; on voit en outre son rôle et ses causes. Le misonéisme qui favorise la nolition favorise aussi la négation ; il en est de même de l’ignorance, et encore du développement intellectuel que ne soutiennent pas de puissantes appétitions, qui ne sert qu’à fortifier des sentiments hostiles à l’action comme à l’affirmation nette. Mais il reste à considérer, pour bien concevoir la nature et la portée du jugement négatif, comment la répulsion, principe de la négation, et le désir, principe de l’affirmation peuvent être réunis dans l’état de doute. Il y a diverses sortes de doute, ou mieux divers moments possibles dans l’état de doute. Une synthèse mentale se forme avec l’appui d’une tendance (principe d’association psychologique) ; mais aussitôt apparaît une tendance contraire qui engendre de la répulsion pour l’affirmation d’abord proposée; cependant l’appétition favorable se fortifie, mais le sentiment défavorable devient lui aussi plus puissant : la synthèse mentale est mise de plus en plus en lumière par ces triomphes successifs de tendances instables; tantôt c’est la négation et tantôt c’est l’affirmation qui est sur le point de l’emporter. Le sujet peut rester longtemps (quand il n’est pas obligé par les circonstances ou la passion à se prononcer sur-le-champ) dans un état intermédiaire qui parfois est nettement favorable à la croyance, parfois nettement favorable à la négation, d’autres fois encore à peu près à moitié chemin des deux termes opposés: de là les différentes modalités du doute. Pour celui qui tend à la négation, il nous est possible d’observer une forme morbide, la « folie du doute », dans laquelle M. Paulhan (18) a vu une exagération de l’association par contraste. M. Janet a critiqué (19) l’explication de M. Paulhan en montrant que la répulsion née par contraste dépend essentiellement de l’idée fixe subconsciente chez des malades d’ailleurs foncièrement débilités et en quelque sorte « démoralisés ». Mais on est d’accord en somme pour attribuer à une tendance prohibitrice, en conflit avec des tendances à la croyance et à [p. 507] l’action positive, l’aboulie plus ou moins délirante. L’observation pathologique montre bien que la folie du doute, intermédiaire entre l’affirmation el la négation, correspond à l’aboulie, intermédiaire entre la volition et la nolition. Or cette folie est l’exagération de l’état normal de doute comme l’aboulie est l’exagération de l’état normal de délibération. Il y a donc exacte correspondance entre les termes qui servent à désigner d’une part, au point de vue de l’action, d’autre part au point de vue de l’intelligence, les effets de l’appétition, de la répulsion, et de leur conflit.
De même que la répulsion est un phénomène positif qui ne le cède ni en réalité, ni en efficacité à l’appétition, — puisque si celle-ci consiste en mouvements ébauchés de contraction (pour saisir) ou d’expansion (pour atteindre), celle-là consiste aussi en ébauches de mouvements de contraction (pour se défendre, briser, se protéger) et de mouvements d’expansion (pour repousser, éloigner, détruire) — de même la négation est un fait positif qui le dispute en réalité, efficacité et importance, à l’affirmation, à peu près seule étudiée jusqu’ici par les psychologues.
Si la logique, pour être une théorie des méthodes en harmonie avec les besoins de la science, doit indiquer les moyens de lutter contre les causes de généralisation hâtive, d’induction illégitime, d’attribution erronée, etc., bref, de se prémunir contre les affirmations sans valeur objective, elle doit aussi faire connaître au chercheur et au savant les moyens d’éviter les négations passion nées, les erreurs dues au refus illégitime d’observer, d’expérimenter, d’adhérer à certaines propositions, cependant susceptibles de devenir vérités scientifiques. Elle doit faire à la théorie des propositions négatives, de leur établissement et de leur emploi, la place qu’on ne saurait lui refuser si les considérations qui précèdent n’ont pas une portée illusoire.
20 février 1903.
G.-L. DUPRAT.
NOTES
(1) Essais de critique générale (1er essai, Logique rationnelle ; 2e essai, Psychologie rationnelle).
(2) James, Principles of Psychology, t. II, ch. XX!.
(3) Mercier, Psychology normal and morbid (Londres, Macmillan, 1901), p, 268 et 264 .
(4) Höffding, Des jugements logiques, Revue philos., 1901, t. LII, p. 372.
(5) Observation personnelle.
(6) Observation personnelle.
(7) En 1892, à l’hôpital Sr-André à Bordeaux.
(8) Pierre Janet, L’Automatisme psychologique.
(9) Observation prise le 15 mars 1900 à l’asile d’aliénés d’Alençon.
(10) Observation prise le 20 janvier 1903.
(11) Vaschide et Vurpas, La logique morbide ; I. L’Analyse mentale, Paris, Rudeval, 1903, p. 43.
(12) mon élude sur Le Mensonge, Paris, F. Alcan, 1903.
(13) Ribot, Maladies de la volonté.
(14) Loc, cit., 374,
(15) cit., p. 376·377.
(16) De anima, livre I.
(17) Spencer a montré comment la négation effective de la négation possible peut être considérée comme le fondement d’une certitude : pour lui, en effet, la croyance universelle à la nécessité des principes premiers vient de l’inconcevabilité de la négative ». Parce que nous sommes tous portés à nier la possibilité de concevoir des objets qui soient sans étendue, sans cause, hors du temps, etc. nous sommes assurés de la valeur objective des concepts dits a priori par les rationalistes. La nécessité rationnelle se ramènerait ainsi à l’impossibilité de concevoir une expérience ayant d’autres rendements que les catégories. C’est au fond ce que prétendent tous ceux qui affirment avec M. Renouvier la « certitude morale » des premiers principes. Rien ne saurait mieux justifier à leurs yeux une théorie qui attribue à a négation une valeur propre, un principe spécial et un rôle particulièrement important,
(18) L’Activité mentale et les éléments de l’esprit, 341-357.
(19) Névroses et idées fixes, I, p. 34 ; « La maladie du scrupule », Rev. Phil., 1901, t. LI, p. 337
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