René Laforgue. Freud et son génie. Article parut dans la revue créée et dirigée par Maryse Choisy, revue chrétienne de psychanalyse « Psyché », (Paris), 1e année, numéro 107-108, numéro spécial FREUD, 1955, pp. 457-466.
René Laforgue (1894-1962). Médecin et psychanalyste, en 1925 il fonde avec Angelo Hesnard et quelques autres collègues, l’Evolution psychiatrique. L’année suivante avec René Allendy et Edouard Pichon il fond la Société psychanalytique de Paris (SPP). Puis en 1927 il fonde avec quelques membres de cette nouvelle société, il fonde la Revue française de psychanalyse. En 1953 il rejoindra la Société française de psychanalyse, crée par Daniel Lagache et Jacques Lacan. Quelques publication de l’auteur :
– Les causes psychologiques des résistances qui s’opposent à la diffusion des idées psychanalytiques. Article paru dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 95-98.[en ligne sur notre site]
– La pensée magique dans la religion. Article parut dans la « Revue française de psychanalyse », (Paris), tome septième, n°1, 1934, pp. 19-31. [en ligne sur notre site]
– Le rêve et la psychanalyse. Introduction de Mr le Dr Hesnard. Paris, Maloine, 1926. 1 vol.
– Libido, Angoisse et Civilisation. Trois Essais psychanalytiques. Paris, Editions Denoël et Steele, 1936. 1 vol. in-8°, 48 p.
– Devant la Barrière de la Névrose. Etude psychanalytique sur la névrose de Charles Baudelaire. S. l. [Paris], Les Editions Psychanalytqiues, 1930. 1 vol. in-8°,
– Psychopathologie de l’échec. Nouvelle édition revue. Paris, Payot, 1950. 1 vol. in-8.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
René Laforgue. Freud et son génie. Article parut dans la revue créée et dirigée par Maryse Choisy, revue chrétienne de psychanalyse « Psyché », (Paris), 1e année, numéro 107-108, numéro spécial FREUD, 1955, pp. 457-466.
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Dr René LAFORGUE
Freud et son génie
On a tant discuté de ce que nous devons aux découvertes scientifiques de Freud, dont nous fêtons le centième anniversaire de naissance le 6 mai, qu’on a parfois oublié ce que nous lui devons dans le domaine spirituel. Nous sommes habitués à attribuer les découvertes scientifiques aux seuls mérites d’un homme, sans tenir compte de l’esprit dont il a été l’instrument. La plupart de nos acquisitions existent en puissance avant que nous n’en ayons pris conscience et qu’elles soient devenues sensibles et tangibles sur le plan scientifique.
Lorsqu’on étudie l’œuvre de Freud, on est frappé par le courage et par la force avec lesquels il s’est attaqué à des problèmes qui semblent avoir été posés pour la première fois. En réalité, ces problèmes avaient été traités d’une autre manière, bien avant lui. Molière déjà parle de l’« Avare », du « Malade imaginaire », du « Misanthrope »,vde « Tartuffe », et met sur la scène de véritables cas cliniques. Dostoïevsky nous rend sensible à « la voix souterraine » de l’inconscient, à « la voix des possédés », à « la voix du double ». Dans Crime et Châtiment, il nous décrit minutieusement le processus de la justice intérieure pour laquelle le crime commis n’est que le point de départ d’une force agissant dans l’inconscient des hommes, les conduisant lentement et imperceptiblement vers l’expiation, à travers la culpabilité acceptée ou [p. 458] non. Tolstoï, dans Guerre et Paix, nous signale les rêves de Bezukov, son héros, et ceux du Prince André Bolkonsky avant sa mort. Ce dernier, pris dans un conflit entre le père et la mère, l’homme et la femme, ne trouve pas d’autre issue que celle qui mène vers le néant. Et n’oublions pas l’admirable description psychologique que Tolstoï nous a faite du Père Serge, dont le cas relève de la pathologie mentale.
S’il est faux de dire, comme certains auraient tendance à le faire, que l’inconscient était inconnu avant Freud, c’est bien lui cependant qui nous a donné les moyens de l’étudier sur le plan rationnel. Il est vrai que Baudelaire, à propos du cas d’Edgar Poe, a déjà parlé de refoulement, et c’est à lui, en réalité, que nous devons cette notion qui s’est révélée si féconde pour la compréhension des psychonévroses. Mais Baudelaire était surtout connu comme poète, par ses Fleurs du Mal, et c’est Freud qui a réussi, avec un esprit de justice et d’objectivité scientifique qui lui est particulier, à mettre de l’ordre dans nos idées au sujet de ces problèmes, en expliquant d’un point de vue génétique la formation de la personnalité humaine, tant normale que névrotique. Nous dirions plus : le médecin, le savant, le philosophe qu’il était se trouvait doublé d’un grand économiste. Au lieu de sacrifier aux préjugés de l’époque, il a su, sans idées préconçues, rejeter les notions conformistes sur l’économie psychique individuelle et faire, d’une façon impersonnelle, la comptabilité des valeurs et des échanges affectifs multiples qui président à l’ organisation de la personnalité humaine, sur le plan individuel et collectif.
C’est ainsi que Freud nous fait comprendre la concrétisation et la synthèse des forces qui forment notre moi. Son mérite personnel a été de s’attacher à ce travail d’économiste des valeurs affectives avec une clairvoyance et une ténacité exceptionnelles qui lui ont permis de saisir l’essentiel du problème, tout en réalisant une méthode de traitement psychothérapeutique. Cette méthode nous met en mesure d’équilibrer le bilan psychique individuel, la faillite intérieure de la personnalité étant évitée par une libération et une utilisation appropriée de son capital psychique. [p. 459]
La cure psychanalytique de Freud permet de débloquer les courants affectifs de la personne, partout là où l’énergie psychique est engagée dans une voie stérile, se trouvant gelée au grand préjudice de l’individu. Freud nous a fourni également les éléments indispensables pour étendre nos recherches de l’individuel au collectif. Nous lui devons de connaître les nombreux fils dont la trame représente le tissu d’un organisme vivant, enraciné dans le passé, rattaché au présent et s’orientant vers un avenir déjà contenu dans le passé et le présent.
L’étalon de la monnaie d’échange qui se capitalise par la formation de notre ego individuel, Freud l’appelle la « libido ». Nous savons comment les échanges de libido déterminent non seulement la procréation, mais se continuent, après la naissance de l’enfant, entre la mère et l’enfant lui-même, puis entre le milieu familial et l’individu. Freud nous a appris que nous disposons de trois modes de consommation de la libido : le mode oral, celui de la première enfance ; le mode anal, celui de l’enfance proprement dite, et le mode génital des adultes, lorsqu’au cours de leur développement ils parviennent à ce stade, ce qui n’est pas toujours le cas. Ces trois modès de consommation de la libido, l’un conditionnant l’autre, peuvent donner lieu à des points de fixation à la suite d’un arrêt du développement au stade oral ou anal de l’individu. Suivant les stades de fixation du développement affectif, les échanges de libido influant sur la formation de la personnalité se font dans des directions variables, et forment des personnalités différentes les unes des autres, avec une structure mentale propre à chaque stade du développement affectif. Cette structure mentale, dans certains cas, peut s’opposer à l’intégration de l’individu dans son milieu collectif.
Nous savons également que le développement de l’enfant dans son milieu familial conditionne la formation de différentes instances intra-psychiques : l’ ego et le super-ego, chacun utilise l’énergie psychique qui leur est fournie par le « ça », ou « pulsorium » de l’énergie psychique, comme rappelait mon ami, le Docteur [p. 460] Pichon. L’investissement de l’ego par la libido parentale se traduit, en effet, par la formation d’un super-ego (ou sur-moi) ; c’est-à-dire d’une instance représentative de toutes les influences parentales et éducatrices que l’individu a pris à son compte en se l’intériorisant. Quand ce processus s’opère sur de bonnes assises, il fournit la boussole dont pourra se servir l’adulte pour s’intégrer à son milieu collectif et exister sur la base des échanges affectifs, tels qu’ils ont été standardisés par son milieu. Les troubles qui affectent ces échanges entre les différentes instances intrapsychiques, dressant le super-ego contre l’ego, arrivent à paralyser le développement affectif de l’individu et à le rendre plus ou moins incapable d’établir les contacts sociaux et vitaux nécessaires au développement de l’individu normal.
Le grand mérite de Freud est d’avoir introduit la notion de l’instance que nous appelons « super-ego », c’est-à-dire l’esprit d’une famille ou d’une tradition qui nous forme, nous rend solidaires d’un milieu et d’une collectivité dont les membres subissent tous, plus ou moins, le même destin. La névrose familiale, telle que nous avons pu l’étudier grâce à la psychanalyse, et que nous l’avons décrite par la suite nous-même, nous fait comprendre sous un jour nouveau le destin d’une famille comme celle des Atrides, par exemple, où nous voyons le drame se poursuivre au cours de l’existence de plusieurs générations. Dans la mesure où Freud nous a familiarisés avec la notion du super-ego et avec celle du destin, nous avons été conduits à attribuer une place bien plus restreinte à l’influence du conscient. De ce fait, l’homme a été obligé de reprendre en considération ce qui le dépasse, et contraint de rompre avec une comptabilité matérialiste étroite selon laquelle il pourrait, par son dirigisme intellectuel, s’emparer de tous les leviers de commande de sa nature. Freud, en nous forçant à compter avec l’existence de la libido et avec les forces du superego, a libéré la voie qui nous conduit vers l’acceptation de l’Eros de Platon ou de l’esprit religieux.
Ainsi, la portée de l’œuvre de Freud a eu sa répercussion dans [p. 461] tous les domaines de l’activité psychique de l’homme, aussi bien médical que social, religieux et philosophique. Quoiqu’il s’en défende lui-même, par l’ampleur de ses découvertes, il nous a rouvert I’accès à tout ce qui concerne la phénoménologie de l’ esprit, Il est vrai qu’au sujet des conséquences de son influence sur la pensée moderne, ses élèves eux-mêmes s’interrogent encore, suivant leur orientation particulière ; et, à l’heure actuelle, rares sont ceux qui peuvent déjà tenter de faire la synthèse de ses découvertes. Freud n’a jamais pu renoncer à l’illusion d’une réalité objective qui serait toujours identique, et non pas fonction de la faculté de conception de l’homme. Comme Einstein, pour lequel tout était devenu relatif à l’exception de la vitesse de la lumière qu’il tenait pour l’étalon de la mesure dans l’espace cosmique, Freud considérait « la réalité », et la notion scientifique que nous en avons, comme l’étalon unique pour mesurer les dimensions de notre monde. C’est sur ce point que nous avons renoncé à le suivre. L’obligation de rester attaché à la notion d’une unité de mesure nous paraît dépassée par la nécessité de donner à la science et à la foi leurs véritables places en essayant de réconcilier l’une avec l’autre, comme nous avons tenté de le faire dans notre travail sur la « Relativité de la Réalité » et, plus tard, dans nos études sur « Au-delà du Scientisme ».
L’œuvre magnifique de Freud est due, avant tout, à l’inspiration d’un homme de génie. Lui-même nous l’a confirmé dans une lettre qu’il nous adressa à l’occasion de la parution du premier numéro de la Revue Française de Psqchanabjse, fondée par nous en 1927, et pour laquelle nous avions demandé un article au maître de la psychanalyse : « Je n’ai jamais rien pu écrire autrement que par inspiration » , nous répondit Freud, et ceci est vrai. Son idéal : « Wo es war soll ich werden » (où était le ça doit se mettre le moi), lui était davantage dicté par les prétentions d’une époque aux conceptions matérialistes que par son expérience personnelle qui a si souvent conduit son moi à s’incliner devant les forces qui le dépassaient. Nous supposons qu’il n’a pas dû être pleinement conscient de la portée et de la signification de son œuvre. Les [p. 462] impératifs catégoriques de son esprit lui ont peut-être interdit de montrer son véritable visage et de laisser apparaître l’homme qu’il était à côté d’une œuvre d’une si haute valeur intellectuelle et morale, devant laquelle il croyait devoir s’effacer.
Le sculpteur Némon nous a confié combien il avait été difficile de faire le buste de Freud, et nous savons par expérience la difficulté qu’il y a, également, à dégager le portrait de l’homme tel qu’il fut de celui de la légende. L’action personnelle de Freud a été beaucoup plus considérable qu’on ne le pense ; elle ne correspond pas du tout à celle que lui prêtent ceux qui veulent faire de lui le prophète d’une nouvelle science, au caractère monolithique et dont personne ne doit contempler la face. Peut être a-t-il un peu contribué à cette légende par sa fameuse « kompromisslosigkeit » (intransigeance), c’est-à-dire par une certaine attitude impassible, voire même quelque peu arrogante, avec laquelle on se refuse à tout compromis qui pourrait porter préjudice à la vérité pure d’une science juste et souveraine.
Freud a été obligé de se défendre contre des adeptes qui venaient le contempler comme « un animal de ménagerie », disait-il. Très tôt, il a senti le danger que faisait courir à ses découvertes l’enthousiasme de certains de ses élèves qui risquaient de se servir de sa personne et de sa science pour les exhiber et se mettre eux-mêmes en valeur. Dans ses rapports de médecin à malade, comme dans ceux avec ses amis, il était humain, tout en ne se laissant pas entraîner au nom de l’amitié dans une voie qui lui semblait contraire aux nécessités de son travail. Son sens de discernement était remarquable, sa patience et son humilité à toute épreuve. Lors de la discussion d’un cas que nous lui avions soumis, il nous répondit ces paroles inoubliables : « Nous ne pouvons malheureusement que transformer la souffrance névrotique en souffrance humaine, et cette dernière nous dépasse. »
L’histoire suivante concrétise admirablement son attitude en face des injustices de la vie : nous avions apporté à Freud deux articles publiés dans des journaux à Paris par des auteurs assez [p. 463] connus ; l’un le décrivait comme pervers et homosexuel, l’autre comme un voleur. Nous venions de fonder la nouvelle Société Psychanalytique de Paris, qui se réunissait à l’époque chez nous, rue Mignet, et nous étions tout bouillant de poursuivre les calomniateurs. Freud, en souriant, fit mine de déchirer les deux articles, et devant notre protestation, il répondit : « Si, dans ma vie, j’avais fait attention à de telles choses, jamais je n’aurais pu faire quoi que ce soit de vrai ni de valable. »
Par cette attitude, Freud nous a aidé personnellement peut-être plus que par toutes ses découvertes scientifiques, et c’est grâce à son exemple que nous pouvons poursuivre son travail et son œuvre, sans nous laisser accrocher par la calomnie, les appréciations et les contradictions dont une nouvelle pensée est toujours la proie.
Freud a manifesté le même détachement dans ses traitements : « Ne recherchez pas le succès thérapeutique immédiat », recommande-t-il à ses élèves ; ce qui veut dire : laissez le patient se développer, au cours de la cure, selon les nécessités de son conditionnement intérieur, et ne le troublez pas avec vos idées préconçues sur l’évolution du traitement. Par la suite, il est revenu sur cette liberté qu’il réclamait pour sa part. Soucieux de former de bons analystes, il a établi des règles au nom desquelles on procède aujourd’hui à des analyses didactiques avec les idées préconçues qu’il avait lui-même dénoncées. Dans beaucoup de cas, on aboutit ainsi au résultat opposé à celui qu’il avait espéré. Mais ne discutons pas des raisons et des impératifs catégoriques qui ont poussé Freud à vouloir imposer des directives rigides aux traitements didactiques, pour la formation des médecins analystes. Nous avons expliqué ailleurs les raisons qui l’ont amené à rechercher la vérité pure, pour se mettre en règle avec une justice, qui ont déterminé sa fameuse « krompromisslosigket », si contraire à son esprit. Ce qui frappait chez lui, c’était surtout sa faculté de défendre sa vie et celle des siens contre l’envahissement par la psychanalyse et les malades. Ceux qui l’ont connu [p. 464] de près ont pu constater jusqu’à quel point il paraissait en accord avec la vie viennoise de l’époque et combien, sur tous les plans de l’activité psychique, il en était proche.
En accord, il l’était également avec la nature de son pays. Il faut connaître ses endroits de prédilection dans le Salzkammergut, près de Salzburg, où a mûri sa pensée. Il faut avoir respiré l’air du Semering, de Gmunden, de Ischl, du Grundlsee et d’Aussee ; avoir admiré la vallée du Dachstein et s’être enfoncé dans la solitude du Koenigsee, près de Berchtesgaden. Les hautes montagnes sont souvent des hauts-lieux de l’esprit. Il en est de même au Salzkammergut, avec sa population réputée pour sa joie de vivre et la simplicité directe de son contact humain. On y trouve des forêts admirables, comme celle de Grünau, dans la région du Hëllengebirge (montagne de l’enfer) ; des vallées où dorment des lacs silencieux et où se promènent la biche et le cerf dans une liberté paradisiaque. Seuls ceux qui ont vécu près du cœur de cette contrée charmante, aux innombrables lacs reflétant un ciel toujours changeant, passant de l’orage à la sérénité d’un instant à l’autre, peuvent se faire une idée de combien son déracinement a dû atteindre le vieux Freud, obligé de demander asile à l’Angleterre pour fuir, avec sa famille, la tourmente déclenchée par la persécution nazie.
Cette persécution reproduisait une fois de plus toutes celles dont les Juifs sont périodiquement victimes et qui ne leur laissent souvent comme patrie que le domaine invisible de l’intellect. Quant aux origines de cette oppression, la psychanalyse nous a appris plus que n’importe quel manuel d’histoire qui, en décrivant les faits, déplace généralement la question, sans pouvoir les rattacher à leurs véritables causes. Les mêmes instances qui s’affrontent au cours d’un conflit névrotique individuel se trouvent en prise au moment des conflits collectifs. Nous voulons parler du super-ego et de l’ego collectifs dont les rapports et les échanges semblent être soumis aux mêmes lois que celles qui régissent les échanges entre ego et super-ego individuels. Le Docteur Bienenfeld, un disciple de Freud, nous a donné les [p. 465] premières notions sur l’existence du super-ego judaïque dont les exigences affectives parfois impérieuses replacent les communautés juives toujours devant les mêmes problèmes. Elles les obligent à reproduire les mêmes situations, les mêmes frustrations, si caractéristiques de la vie du peuple élu depuis la plus haute antiquité. Sans ces épreuves, il est possible qu’il n’aurait pas pu garder intact son sens de la justice et développer cet esprit d’objectivité si peu attaché aux opinions éphémères ou aux traditions du milieu momentané où il se trouve.
C’est à cet esprit que nous devons ce qu’il y a de sacré dans les découvertes d’un Freud ou d’un Einstein, les mettant au-dessus et en-dehors du bruit d’une époque, pour faire partie de ce qu’il y a de plus pur dans l’Éternel. C’est peut-être aussi pour cette raison qu’il nous est si difficile de réviser les notions acquises sur un pareil terrain, au cours de siècles de culte pour la recherche de la vérité. Révision pourtant nécessaire sur le plan de la science puisque, dans ce domaine, toute vérité n’est qu’humaine, et se trouve à un moment donné dépassée par la vie à laquelle correspondent des vérités nouvelles.
Nous ne pouvons donc pas nous associer à ceux qui, à l’occasion de ce centenaire, veulent nous présenter Freud comme étant un génie infaillible ou le prophète d’une foi inédite, chacune de ses paroles ayant un caractère intangible et indiscutable. Nous sommes du côté de ceux qui se réclament de son exemple, pour apprendre à faire face comme lui aux épreuves de l’esprit et du temps, par la compréhension même de ce qui nous est contraire ou nous dépasse. La pensée de Freud nous réconcilie avec les maux nécessaires à la gestation de la vie. Elle nous montre leur conditionnement et comment le mal se transforme en bien, en vertu même du jeu de « la mécanique spirituelle » dont parle Baudelaire, ses Fleurs du Mal devenant des « Fleurs du Bien », sous l’effet d’une optique particulière des choses de l’esprit et de la grâce. Si nous rappelons si souvent Baudelaire, c’est parce qu’il nous semble que l’œuvre de Freud peut se rattacher non [p. 466] seulement au culte de la vérité en honneur chez les Juifs, mais aussi au culte de la sincérité humaine en honneur chez les Français, auprès desquels Freud s’est souvent inspiré. Cette influence est concrétisée dans un article sur Charcot, écrit en français, et où il parle de toute une époque qui avait déjà réagi, en France, contre le rationalisme et le matérialisme petit-bourgeois des hommes qui se voudraient éternels à la place de ce qui est éternel.
La force de Freud est d’avoir su puiser aux différentes sources qu’il avait à sa disposition pour en faire les fondements d’un édifice dont la construction est encore en cours. Dans le domaine de l’ esprit il pourrait correspondre à ce que représentaient les cathédrales gothiques à une époque où l’homme occidental ne boudait ni sa tradition, ni son destin, ni sa propre image comme aujourd’hui.
Encore un mot au sujet de Mme Freud, dont l’influence sur l’orientation de l’esprit de son mari nous paraît avoir été prépondérante. Ne lui reprochait-il pas avec humour de lui avoir fait rater une découverte : celle de la cocaïne, et une carrière : celle de la biologie ? En réalité, Mme Freud a fait plus. Avec sa personnalité toute féminine, elle a été assez forte pour s’opposer aux ambitions de premier de classe que Freud avait été, entre autres choses, dans sa jeunesse. Elle a su dire « non » partout où il risquait d’être emporté par l’esprit de son époque, vers un scientisme étroit qui aurait stérilisé, au profit du succès matériel, sa puissante personnalité. Elle aimait le foyer et y faisait régner une ambiance de paix et de chaleur sans laquelle il n’aurait jamais pu conquérir l’indépendance d’esprit indispensable à son œuvre.
C’est pourquoi nous voulons rendre hommage à la grande nature, vraie, sincère et courageuse, de Mme Freud, qui ne s’embarrassait pas de vains mots et ne se laissait pas obnubiler par des titres ou par l’intérêt matériel. Elle était réellement l’âme du foyer et savait y défendre l’essentiel contre les ambitions humaines.
Docteur René LAFORGUE.
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