Freud et l’Ecole de Nancy. Par Dominique Barrucand. 1985.

FREUD0001Freud et l’Ecole de Nancy par Daniel Barrucand. 
Le Professeur Dominique Barrucand est né en 1933. Médecin, psychiatre il a fait ses études à Nancy. Il est licencié en psychologie et en philosophie, diplômé en psychopathologie. Son intérêt pour la psychothérapie l’a mené la médecine psychosomatique. Puis il a orienté sa pratique et ses réflexions vers l’alcoologie.
Quelques publications :
Barrucand Pierre et Kissel Pierre. Placebos et effet placebo en médecine. Paris, Masson & Cie, 1964. 1 vol. 240 p.
Barrucand Pierre. Histoire de l’hypnose en France. Paris, Presses Universitaires de France, 1967. 1 vol. 236 p.
Barrucand Pierre. Alcoologie. Riom Laboratoires, 1981.

Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

Freud et l’Ecole de Nancy.

par 

Dominique Barrucand

Mon intention, ici, est d’essayer de dégager les influences respectives de Charcot et de Bernheim sur Freud et sur son œuvre, c’est-à- dire la psychanalyse à ses tout débuts. Mais retrouver les tout débuts
de la psychanalyse est une impossible gageure, car ils sont, en fait dispersés dans l’espace et le temps. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari (dans l’Anti-Œdipe) : « La psychanalyse, c’est comme la révolution russe, on ne sait pas quand ça commence à mal tourner. Il faut toujours remonter plus haut ». Mais le fait que Charcot et Bernheim aient joué là
un rôle important est indubitable, et généralement reconnu; ainsi, dans leur Histoire de la Psychologie médicale, Zilbourg et Henry (1) font débuter avec Freud l’ère de la Psychologie dynamique, annoncée, disent- ils, par « Mesmer, Charcot, Liébeault, Bernheim » ; remarquons au passage l’ordre choisi, qui n’est pas chronologique. De même Schur (2) reconnaît à Freud trois influences décisives : Breuer, Charcot et Bernheim. Enfin, d’après Ellenberger (3), Freud lui-même, dans une longue interview du 11 septembre.1909, durant les cérémonies du XXe anniversaire de la Fondation de l’Université Clark de Worcester, cite, comme pionniers de la psychothérapie, Liébeault, Bernheim et Moebius.

l – F’REUD 1885.

La période qui nous intéresse va à peu près de 1880 à 1900, et plus particulièrement de1885 à 1895. Où en est Freud en1885 ? Il est déjà un homme de 29 ans, ayant connu des influences diverses, qui sont théoriquement surtout scientifiques, si l’on considère sa formation médicale, et la personnalité marquante de ses premiers maîtres, notamment Brücke et Meynert.

Mais ces influences ont été aussi celles d’un véritable bouillonnement d’idées en Europe, et plus particulièrement d’un certain romantisme allemand philosophique (Fichte, Hegel, Schopenhauer, Schelling, Nietzche), parallèle à de nouveaux mouvements en Psychologie (Wundt) ou en Psychiatrie (Kraepelin, Bleuler). Dans tout cela, on est évidemment bien loin du rationalisme de la philosophie française d’alors.

Freud, en 1885, est à l’Hôpital de Vienne. En 1882, en effet,
il a eu beau retarder la fin de ses études médicales, essayer de s’orienter vers l’enseignement de la physiologie, il a à la fois des difficultés pécuniaires et des projets de mariage, et il doit prendre, pour trois ans, un poste à l’Hôpital de Vienne, où il fait ce qu’il peut pour favoriser son ambition, son désir d’être reconnu, si possible par une découverte durable.

Très peu avant son vingt-neuvième anniversaire, voulant marquer ce qu’il appelle « le grand tournant de sa vie » (on ne peut d’ailleurs savoir à quoi il fait alors allusion), il écrit à sa fiancée, le 28 avril 1885 « j’ai détruit tous mes journaux des quatorze dernières années, les lettres, les fiches scientifiques, les manuscrits de mes articles … Quant à mes biographes, qu’ils se lamentent ! Nous n’avons nulle envie de leur rendre là tâche facile : chacun d’eux aura raison dans sa façon personnelle d’expliquer le développement du héros ». Je tenais à citer d’emblée ce passage, qui me donne en quelque sorte raison dans mes développements ultérieurs…

Je veux également insister ici sur la question de savoir jusqu’à quel point Freud, dans cette perspective romantique ambiante, a été attiré (ce qui est hautement probable) ou même séduit (ce qui l’est moins) par l’occultisme. C’est du moins une thèse que défend Muray (4), et c’est un point important car l’hypnose s’est trouvée alors (et la situation est-elle bien différente aujourd’hui ?), à cette croisée des chemins (scientifique et parascientifique, psychologique et parapsychologique) qui, pour Freud, fut apparemment parfois un lieu d’élection. Pour Muray, donc « Les sources occultistes de Freud mériteraient d’être dégagées … Son adhésion en 1911 à l’étrange Société de Recherches Psychiques de Londres (où l’on étudiait les phénomènes paranormaux) comme membre correspondant, puis comme membre honoraire. Sa passion des sociétés clandestines. Sa création d’un « comité Secret » de six membres auxquels il donne comme signe de reconnaissance des intailles montées sur des anneaux d’or ».

Tout ceci, pour Muray, n’est pas sans lien avec l’attrait de Freud pour l’hypnose, au début, et pour bien d’autres thèmes par la suite, toujours dans les marges de l’inconscient. Muray pense qu’ « en réalité, Freud se sera battu toute sa vie avec des embryons d’occulte en se demandant s’il s’agissait d’inconscient ou pas ». En fait, en ce domaine comme en bien d’autres, Freud n’a pas donné une explication claire, ou plutôt il a semblé changer plusieurs fois d’avis. En 1901, dans « Psychopathologie de la vie quotidienne », il écrit « Faut-il refuser à la superstition toute base réelle ? Est-il bien certain que les phénomènes connus sous le nom d’avertissement, de rêve prophétique, d’expérience télépathique, de manifestation de forces suprasensibles, etc., ne soient que de simples produits de l’imagination, sans aucun rapport avec la réalité ? ». Trente ans plus tard, Freud, dans ses « Nouvelles Conférences », écrit, dans le même sens : « Peut-être y a-t-il en moi une secrète inclination pour le merveilleux, inclination qui m’incite à accueillir avec faveur la production des phénomènes occultes ». Mais on trouve aussi, à la même époque, une réaction de défense bien différente, dans une lettre à A. A. Roback du 20 février 1930 (5) : « Je ne me reconnais pas dans certaines affirmations (par exemple personne ne m’a encore reproché des « mystical leanings ») ; dans la question de l’hypnose, j’ai pris parti contre Charcot, encore que ce ne fut pas tout-à-fait avec Bernheim ». Passage intéressant, car Freud semble associer les tendances au mysticisme et les théories de Charcot sur l’hypnose, ce qui est d’ailleurs peut-être valable pour la dernière étape de la vie de Charcot.

Quant à Bernheim, il était tout-à-fait à l’opposé de cette tendance au mysticisme qu’à l’occultisme, et la divergence, à ce niveau,
est totale : Bernheim et l’Ecole de Nancy ont fait la guerre à tout aspect magique du magnétisme animal (télépathie, guérison à distance, etc., alors que Charcot et ses élèves ont semblé se demander (bien dans la lignée de Mesmer), jusqu’à quel degré d’occulte, de magique, de miraculeux, la Science (éventuellement la Christian Science) pouvait avancer des explications. Freud a été certainement attiré et, selon Jones (6) « a fourni autant de preuves de sa foi en l’occultisme que de ses doutes ». Mais, de même que Charcot eût du se méfier, plus que de ses adversaires nancéens, de certains de ses disciples (comme Luys, qui photographie les « émanations fluidiques », comme Richet, qui voit un guerrier casqué naître du corps d’une fille en transe, comme le physicien d’Arsonval qui confirme que les médiums font bien varier à volonté le poids des objets, etc.,) de même Freud était, à cet égard, bien entouré, avec les délires de Fliess, le franc acquiescement de Jung, qui se dit occultiste, les intérêts de Ferenczi pour la télépathie, etc.

A Nancy, tout du moins en ce qui concerne Liébeault et Bernheim, bien que la primauté soit accordée au psychologique dans le domaine de l’hypnose, le parpsychologique, lui, n’a pas place. C’est un des points de départ de Liébeault qui a alors, en 1885, publié presque toute son œuvre, dont l’essentiel reste le livre paru en 1866 sous le beau titre « Du sommeil et des états analogues considérés surtout au point de vue de l’action du moral sur le physique ». Je ne peux ici que donner un aperçu schématique de cette œuvre d’un médecin libéral, ancien interne des Hôpitaux, qui se pose comme un médecin visant à guérir et comme un philosophe et un psychologue, qui élimine les théories alors communément admises comme celles du fluide, de la transposition des sens, de la vue à travers les corps opaques, de la transmission de pensée, etc., et qui insiste sur le rôle de l’attention et de la suggestion. On trouve déjà chez lui la notion d’idée fixe, qui reste dans l’inconscient affectif ; les idées fixes, écrit-il, « sont le résultat de l’accumulation de l’attention sur des idées émotives… Elles naissent à la suite d’une affirmation involontaire venant des autres ou de soi » ; c’est par elles, par exemple, que Liébeault explique diverses manifestations pathologiques, ainsi que les mouvements des pendules ou des tables tournantes.

L’effet thérapeutique, lui, est obtenu par la suggestion, notamment post-hypnotique: « l’idée imposée est, par sa persistance, un phénomène du même genre que la conservation des souvenirs…Mais l’initiative pour leur mise à exécution à l’instant où sa pensée en nait parait au sujet venir de son propre fond ». C’est cet aspect thérapeutique qui intéresse Liébeault, thérapeutique psychosomatique (il entraine par suggestion diverses modifications organiques) ou thérapeutique des névroses ; en effet « ce sont sans contredit les inquiétudes, les ennuis, les chagrins sourds et prolongés qui sont le point de départ du plus grand nombre des affections par influence morale. Outre que les passions débilitantes sont le principe de névroses, elles le sont aussi de maladies avec lésions de tissus ».

Freud, en 1885, n’a pas encore lu ce livre, et il est probable qu’il ne connait pas encore Bernheim (qui a déjà, lui aussi, publié son premier livre) lorsque, alors qu’il vient d’être nommé Privat Docent en Neuropathologie, il arrive à Paris, à la Salpêtrière, chez Charcot.

II – CHARCOT (1885-1886).

Charcot, qui a eu la première chaire mondiale de Neurologie en 1882, est alors au faite de la gloire. Après avoir construit une œuvre neurologique d’une qualité exceptionnelle, il commence à s’intéresser, avec la même méthodologie, au domaine de la névrose. Comme l’écrit
Freud en 1886 (5) : « Charcot avait l’habitude de dire que, généralement parlant, le travail de l’anatomie était achevé, et que l’on pouvait dire que la théorie des maladies organiques du système nerveux était complète ; ce dont il fallait maintenant s’occuper, c’était des névroses ». Celles-ci, à cette époque, se résumaient à l’hystérie et à tout le reste, généralement appelé neurasthénie. Tout cela, Freud ne le connaissait pas en arrivant à Paris, où il se présentait comme neurologue, et neuropathologue ; remarquons d’ailleurs au passage ce point commun de l’anatomopathologie qui unit les principaux personnages ayant marqué Freud, de Brücke à Charcot et Bernheim. Son admiration pour Charcot était préparée de longue date ; comme il l’écrira à Martha, de Paris, « Pendant bien des années, je ne rêvais que de Paris, et le bonheur extrême que je ressentis en posant pour la première fois le pied sur ses pavés me sembla garantir la réalisation de mes autres désirs ». En fait, dans cette période importante, qui va du 13 octobre 1885 au 28 février 1886, il passera d’abord par une phase difficile, où il essaie d’arranger son séjour comme prévu, c’est-à-dire centré sur la neuro-anatomie, puis par une phase d’enthousiasme, et de totale adhésion à ce chapitre nouveau de l’hypnose et de la psychopathologie, ou du moins de l’hystérie.

On sait que cette dernière est vue, à la Salpêtrière, de façon organiciste, que ce soit pour le déclenchement des crises, la théorie
des localisations cérébrales, ou la cartographie des zones érogènes ou hystérogènes. Pontalis pourra écrire, en ce sens (8) : « l’espace psychique est le grand absent… Un nouvel espace s’ouvre à Freud, mais il s’ouvre en creux, car il ne figure pas chez Charcot, qui en dessine les contours par exclusion ». Charcot, même dans la suite de son évolution, où il aborde des sujets de plus en plus psychologiques, pour ne pas dire mystiques, surtout dans son dernier ouvrage, de 1893, « La Foi qui guérit » (I), envisage comme une coupe anatomique les faits miraculeux qui, dit-il, surviennent essentiellement chez les hystériques, ce qui constitue un domaine « qui appartient entièrement à l’ordre Scientifique ».

C’est vers 1885 qu’est adopté d’ailleurs le terme d’hypnotisme, emprunté à Braid, et qu’est délaissée l’expression de magnétisme animal, comme si cela prouvait le passage à une ère scientifique, confirmée par l’intérêt de la Salpêtrière. L’hypnotisme devient alors surtout un moyen d’expérimentation psychologique qui a, sur la maladie mentale, l’avantage de pouvoir être reproduit à volonté. Freud est évidemment séduit par ce mouvement nouveau, qui rend licites et même scientifiques ses profonds désirs d’évasion dans le psychologique ; il va donc profiter de cette introduction de l’hypnose (on pourrait presque dire cette intronisation) dans l’institution médicale, commencée par Braid et Liébeault, puis maintenant officialisée par Charcot (qui donne le label Scientifique), et confirmée et enrichie par Bernheim (qui ajoute, lui, la perspective thérapeutique). Freud, à ce moment, découvrant Charcot et l’hypnose, a découvert que celle-ci pouvait compléter, peut-être même remplacer le laboratoire neurophysiologique. C’est d’ailleurs en 1885 que Richet fonde la Société de Psychologie Physiologique, où l’hypnose expérimentale a une place de premier rang ; très vite, Freud se passionnera pour le foisonnement d’idées de cette veine, exploitées par des gens comme P. Janet, Delboeuf , Binet, ou, à Nancy, Beaunis.

Dans la correspondance avec Martha Bernays, on voit l’importance de la séduction de l’homme Charcot ; c’est bien d’une séduction affective qu’il s’agit, beaucoup plus que d’une influence rationnelle, car bien peu d’idées seront reprises, en fait. Le 24 novembre 1885, parlant de Charcot, il écrit : « celui-ci est en train de ruiner toutes mes visées et toutes mes opinions. Je sors quelquefois de ses Leçons comme de Notre-Dame, avec une idée entièrement nouvelle de la perfection… Si la graine portera fruit un jour, je ne sais. Ce que je sais, c’est qu’aucun être humain ne m’a jamais affecté de cette façon ».

Le 3 décembre, il écrit à Martha sa décision de renoncer aux travaux anatomiques pour lesquels il était venu et auxquels il travaillait alors dans le laboratoire de la Salpêtrière. Il donne, d’après Jones sept raisons différentes pour cette évolution imprévue vers la clinique, tout en disant qu’il reprendra à Vienne ses recherches anatomiques. En fait le tournant est pris. Le 2 février 1986, toujours de Paris, et parlant une fois de plus à Martha de ses ambitions, il écrit : « dans des conditions favorables, je pourrais faire mieux que Nothnagel à qui je crois être bien supérieur. Peut-être pourrai-je égaler Charcot ». Le 19 mars, de Berlin, « je n’ai jamais eu autant d’ardeur au travail. J’ai gardé un souvenir vibrant et exaltant de Charcot, un peu comme celui qui me reste
des 10 jours passés auprès de toi. J’ai l’impression d’avoir vécu quelque chose de très beau qu’on ne pourra jamais m’enlever. Je suis devenu plus sûr de moi-même, plus adroit, plus expert dans mes rapports avec
mes collègues ».

De fait, après son retour, à Pâques 1886, il ouvre son cabinet à Vienne, et vit avec l’image de Charcot. Dans son rapport sur son stage à Paris et à Berlin, en 1886, il se montre fidèle admirateur de Charcot, et (sans citer Bernheim), il insiste sur les théories chères à la Salpêtrière, en choisissant pourtant les moins aventureuses d’entre elles, et il met surtout en avant la méthodologie scientifique utilisée, ou le fait qu’on a beaucoup exagéré le rôle de la simulation dans l’hystérie. Il fera broder par sa femme (car il épouse Martha en septembre 1886) un panneau qu’il suspend au-dessus de son bureau, avec une sentence chère à Charcot « il faut avoir la foi », sentence qui d’ailleurs traduirait beaucoup mieux les idées de l’Ecole de Nancy ; ainsi Liébeault a mis, en exergue de son livre, une pensée comparable de Montaigne : « C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain ».

Jusqu’à la fin de sa vie, Freud professera la même admiration pour Charcot et, dans l’article qu’il lui consacrera en 1893, après sa mort, il parlera encore du « rayonnement magique » qui émanait de sa personne. Mais, si Charcot est à peu près la seule personnalité qui l’ait influencé et avec qui il soit resté jusqu’à la fin en bons termes, n’est-ce pas parce que celui-ci, justement, ne lui a rien apporté de fondamental dans sa théorie, rien d’autre que l’occasion, la permission, d’entrer dans le champ de la névrose ? Il en sera tout autrement de Bernheim, car, ici, ce n’est plus l’homme qui fascine, c’est l’œuvre qui apporte du matériel, de sorte que Freud, dans son désir de faire œuvre originale, « oubliera » beaucoup plus facilement l’apport de l’Ecole de Nancy. Il en sera d’ailleurs de même pour ses disciples.

Où en est Bernheim en 1896 ? Là aussi, je ne donne qu’un bref survol, car nous y reviendrons à diverses reprises. Il est donc depuis 1872 Professeur de Clinique médicale à Nancy, et son caractère apparaît surtout marqué par la rigueur scientifique, l’ouverture d’esprit et le sens critique. Il s’intéresse aux travaux de Liébeault à partir de 1882 et, en 1884, fait paraître son livre, fondamental, « De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille », où, d’emblée, la théorie est originale et cohérente, éliminant tout phénomène supra-physiologique. Cette théorie sera complétée en 1886 par un deuxième livre : « De la suggestion et de ses applications à la Thérapeutique », où Bernheim ne craint pas d’attaquer franchement la Salpêtrière : « hypnotisable ne signifie pas hystérique, l’hystérie décrite à la Salpêtrière est une hystérie de culture, les paralysies ou autres lésions suggérées ne correspondent pas à des lésions organiques, enfin il n’y a pas d’automatisme véritable, car ce n’est qu’une apparence, la conscience persiste chez le somnambule, et même il peut résister… C’est une machine, mais une machine consciente ; la volonté, le libre arbitre, ne sont pas supprimés ». L’élément essentiel, et qui peut être thérapeutique, est la suggestion, qu’elle soit hypnotique, post-hypnotique, rétroactive ou à l’état de veille. Quant aux techniques d’endormissement ou de réveil, elles sont, chez Bernheim, on ne peut plus simples, celles même encore utilisées aujourd’hui.

Une partie importante de la théorie, en ce qui concerne l’influence sur Freud, intéresse les « souvenirs latents » qui peuvent resurgir secondairement, de façon spontanée ou provoquée par le médecin : « des impressions sont déposées dans le cerveau pendant le sommeil hypnotique.
Au moment où le sujet les reçoit, il en a conscience. A son réveil, cette conscience a disparu. Le souvenir est momentanément latent… Mais ces souvenirs latents de l’état hypnotique peuvent être réveillés ou se réveiller, spontanément ou par certaines influences… Il suffit pour cela que je lui dise : vous allez vous rappeler tout ce qui s’est passé, tout ce que vous avez fait pendant votre sommeil ».

La théorie très jacksonnienne qui sous-tend ces constatations,
et qui inspirera aussi bien Grasset que Freud, admet, en schématisant, la suprématie, à l’état de veille, de « l’étage supérieur du cerveau », qui contrôle « l’étage inférieur », celui de l’automatisme et de l’affectivité,
où la force nerveuse se concentre pendant le sommeil ; « Qu’arrive-t-il
au réveil ? Le sujet reprend pleine possession de la vie. L’activité nerveuse concentrée se diffuse de nouveau dans tout l’étage supérieur du cerveau et à la périphérie. Alors les impressions perçues pendant le sommeil sont comme évaporées… Elles sont latentes, comme une image trop
peu lumineuse… Mais chacun de ces souvenirs peut renaître, alors que
le même état de conscience qui l’a produit se reproduit ». Ceci ne nécessite pas forcément une hypnose ; ni même l’intervention d’autrui ; simplement, « quand une idée s’est trouvée associée à une sensation quelconque, la même sensation se reproduisant fortuitement peut réveiller la même idée. Réciproquement, si une idée qui se présente actuellement à l’esprit s’y est déjà présentée antérieurement en même temps que l’impression d’une sensation particulière, le retour de cette idée fait éprouver de nouveau la
même sensation ». N’est-on pas là bien près de la madeleine de Proust ?

C’est cette réactivation du souvenir latent qui explique l’effet des suggestions post-hypnotiques, qui peuvent être utilisées de façon rationnelle dans ce que Bernheim appelle dès 1886 la psychothérapeutique : « Provoquer par l’hypnotisme cet état psychique spécial et exploiter dans un but de guérison ou de soulagement la suggestibilité ainsi artificiellement exaltée, tel est le rôle de la psychothérapeutique hypnotique ». Dès cette époque, il insiste sur cet aspect, et sur la nécessité d’adapter cette psychothérapeutique à chaque cas particulier, agissant ici par inhibition (en favorisant l’oubli et le blocage de l’action), et là par dynamogénie (en favorisant la résurgence du souvenir et l’action), tout en sachant que certains sujets et notamment, dit Bernheim, les hypocondriaques refuseront la suggestion, si « 1’autosuggestion inconsciente » l’emporte.

On voit ici la richesse des thèmes que va emprunter Freud, notamment la théorie d’équilibre dynamique des forces entre conscient et inconscient (les deux étages du cerveau, pour Bernheim), les souvenirs latents, leur résurgence possible et le résultat thérapeutique qui s’ensuit, les résistances (l’auto-suggestion inconsciente), bref tout le germe de la psychothérapeutique cathartique et de la première topique, qui va seulement commencer à se préparer dans la période que nous voyons maintenant, les trois années suivantes.

III – 1886 A 1889.

Durant cette période, Freud continuera à se proclamer l’élève de Charcot (il est vrai que c’était son intérêt, car c’était aussi la position des Maîtres Viennois, qui n’admettaient guère un hypnotisme à visée thérapeutique), mais, en même temps, on va voir se confirmer lentement l’influence de Bernheim.

En avril 1886, Freud ouvre son cabinet, mais il ne commencera à pratiquer l’hypnotisme qu’en décembre 1887, le temps de constater l’inefficacité de l’arsenal thérapeutique neurologique de l’époque, et le temps de subir l’influence de Bernheim. C’est fin 86 qu’il publie la traduction des Leçon du Mardi, de Charcot, et l’on voit bien la discordance qui existe entre le registre affectif (l’admiration déclarée dans l’Introduction) et le registre rationnel (les restrictions faites dans de nombreuses notes
que Freud s’est permis d’ajouter de son cru, et qui, évidemment, ne plaisent pas à Charcot). Même dans la préface, on peut lire : « Les cliniciens allemands tendent à expliquer par la physiologie les états morbides et
les syndromes. Les observations cliniques des Français gagnent certainement en indépendance du fait qu’elles repoussent au second plan le point de vue physiologique. Il ne s’agit pas là d’une omission, mais d’un fait voulu, délibérément réalisé ». Il est évidemment curieux de porter Charcot aux nues, et de défendre en même temps un point de vue opposé !

C’est que Freud est alors passionné par les travaux de l’Ecole de Nancy, suffisamment pour faire la traduction du livre de Bernheim,
qu’il publie en 1888. Il est vrai qu’il est alors un peu en train de « passer à l’opposition », du fait de ses déceptions répétées : déception
de n’avoir pu poursuivre l’histologie chez Brücke, déception de n’avoir
pas été célèbre, dès 1884, par ses travaux sur la cocaïne (à cause de sa fiancée, écrit-il), déception que son rapport sur son passage à la Salpêtrière ait été mal accueilli, en 1886, par la Société des Médecins de Vienne, de même que sa présentation d’un cas d’hystérie chez l’homme ; il le raconte ainsi, dans « Ma vie et la psychanalyse » : « Cette fois, je recueillis des applaudissements, puis on ne s’intéressa plus à moi. L’impression que « les autorités compétentes » avaient repoussé mes nouveautés demeura chez tous inébranlée ; je me trouvai, avec l’hystérie chez l’homme et la production, de par la suggestion, de paralysies hystériques, rejeté dans l’opposition. Comme bientôt après le laboratoire d’anatomie cérébrale me fut fermé et que pendant des semestres je n’eus plus de local où faire
mon cours, je me retirai de la vie académique et médicale. Je ne suis plus jamais retourné à la Société de Médecine depuis lors ». Il y a là des inexactitudes, de la part d’un homme qui aurait voulu faire partie des « autorités compétentes », et non point être un médecin installé ; il n’est pas exact qu’il n’avait plus de local, pas exact non plus qu’il ne soit pas retourné à la Société de Médecine. Mais c’est assez caractéristique de Freud que d’être ainsi déçu à chaque étape, avant d’en envisager une suivante. Bientôt, en 1887, il va être déçu de l’électrothérapie qu’il applique à ses patients, avant de passer à l’hypnose, puis d’être déçu de l’hypnose, puis déçu du silence qui suivra la parution de « La Science des rêves », etc.

A partir de décembre 1887, Freud va donc utiliser l’hypnose, oscillant entre Charcot et Bernheim, entre le physiologique et le psychologique, et lié alors étroitement à Fliess, dont l’amitié a commencé
en 1887 par un véritable coup de foudre, et dont il va subir l’influence, dans un sens qui n’est certainement pas celui de la rigueur scientifique.
Il lui écrit, le 28 décembre 1887 : « Quant à moi, je suis plongé, ces dernières semaines, dans l’hypnotisme, et j’ai obtenu toutes sortes de succès, petits mais surprenants. Je projette aussi de traduire le livre de Bernheim sur la suggestion. Ne me le déconseillez pas, puisque mon contrat est déjà signé ». Le 28 mai 1888, toujours à Fliess : « Mon temps libre, mes loisirs sont consacrés à l’élaboration de quelques articles du lexique de Villaret, à la traduction du livre de Bernheim sur la suggestion, et à d’autres choses insignifiantes ». Les articles du « lexique médical » de Villaret concernent l’anatomie du cerveau, les paralysies infantiles, l’aphasie et l’hystérie.

Quant au livre de Bernheim, dont la traduction paraît en 1888, on voit d’emblée, dans la préface, toute l’ambiguïté de Freud, qui oppose divers arguments. Certains sont bizarres : il met ainsi en avant, pour minimiser le rôle de la suggestion, la grande fréquence des hypnoses spontanées dans la relation médecin-malade, sans suggestion d’un côté ou de l’autre ; l’argument qui lui tient sûrement le plus à cœur est que, si l’hystérie est purement Psychogène, elle ne peut plus être l’objet d’une approche purement scientifique. Freud tente une sorte d’impossible compromis entre Charcot et Bernheim en disant qu’on ne peut pas voir l’hypnose d’un point de vue soit organique soit psychologique, de même qu’on ne peut pas localiser la suggestion au domaine cortical ou sous-cortical : qu’en serait-il en effet des suggestions qui commencent à l’état de veille et se poursuivent dans l’inconscient ? « L’état conscient ne semble localisé nulle part dans le système nerveux. A mon avis, il ne faut pas se demander si l’hypnose déclenche des phénomènes psychiques ou physiologiques ».

Mais, dans ce problème impossible (aujourd’hui comme hier), il distingue quand même, ensuite, les phénomènes purement psychologiques de l’hypnose (c’est-à-dire la plupart), et ceux qui sont strictement organiques, en particulier l’hyperexcitabilité neuromusculaire. Il distingue d’ailleurs les suggestions venant directement du médecin, et les suggestions indirectes, qui dépendent de l’excitabilité neuromusculaire particulière au sujet.

Il est possible que Freud n’ait jamais vu très clairement lui- même ce qu’il devait à Charcot et ce qu’il devait à Bernheim, et ce n’est que très hypothétiquement que l’on peut essayer aujourd’hui de démêler
ce qui fut réaction plus ou moins inconsciente et ce qui fut (probablement souvent) calcul délibéré, tenant compte des alliances à conserver.
A ce propos, Patris (9), qui insiste aussi sur l’ambiguïté de l’attitude de Freud face à la querelle des deux Ecoles, pense que, s’il ménagea les deux Maîtres, ceci « procédait davantage du calcul que de l’irrésolution ». Le 29 août 1888, il écrit en tout cas à Fliess, avec une sincérité probablement sujette à caution, et en minimisant visiblement son intérêt pour la théorie de Bernheim : « En ce qui concerne la Suggestion, vous savez ce qu’il en est. J’ai commencé ce travail à contre cœur et seulement pour garder le contact avec une chose certainement destinée à influencer beaucoup, dans les années à venir, la pratique de la neurologie. Je ne partage pas les opinions de Bernheim, qui me semblent par trop unilatérales
et j’ai cherché, dans l’avant-propos, à défendre les points de vue de Charcot. J’ignore si je l’ai fait adroitement, mais je sais que ce fut sans succès. La théorie de la suggestion, c’est-à-dire de l’intro-suggestion, agit sur les médecins allemands à la façon d’un sortilège, un charme familier. Ils n’auront pas beaucoup de chemin à faire pour passer de la théorie de la simulation, à laquelle ils croient actuellement, à celle de la suggestion ». Ainsi donc, ce que Freud chercherait, à travers sa traduction, serait peut-être aussi un succès de librairie, même si, prétend-il, il n’est pas d’accord avec l’auteur qu’il traduit, et dont il traduira un nouveau livre quelques années plus tard, alors que l’influence de Bernheim s’affirme, en Allemagne et en Europe.

Le problème de l’organicité des lésions de l’hystérie a intéressé Freud dès 1886, et c’est à ce moment qu’il a montré à Charcot un
projet d’article sur ce sujet ; on a alors les commentaires de Jones à
partir de deux lettres de Freud, des 21 et 25 février 1886 ; dans la première, il prévoit de soumettre son idée, le lendemain, à Charcot, et,
dans la seconde, écrit Jones, Freud : « décrit-la satisfaction qu’il éprouva en entendant Charcot lui dire que ses idées n’étaient pas mauvaises,
et que, bien que ne pouvant lui-même les adopter, il ne les contesterait point ». Ce n’est pourtant pas par hasard que cet article n’a finalement
été publié qu’en 1893. On y lit (en français) que « l’hystérie se comporte, dans ses paralysies et autres manifestations, comme si l’anatomie n’existait pas, ou comme si elle n’en avait nulle connaissance » ; mais
ceci, publié très peu avant la mort de Charcot, reprend diverses idées
de l’article « Hystérie », paru également en 1888 ; Freud critique là la
notion chère à Charcot des « lésions dynamiques », et déclare (après Bernheim) qu’ « il ne faut pas s’attendre à ce que quelque raffinement dans les techniques anatomiques révèle aucun changement ». Dans ce même article, il soutient que le traitement de l’hystérie « consiste à donner au patient sous hypnose une suggestion qui contient la suppression du trouble en question », assertion qui répète très clairement Bernheim.

Dès lors, il ne manque plus que la rencontre des deux hommes, qui a lieu en 1889, année où Freud publie un compte-rendu détaillé et élogieux du livre de Forel sur l’hypnotisme. C’est d’ailleurs Forel (de Zurich), fervent partisan de Bernheim, qui donne à Freud un mot d’introduction pour le Chef de l’Ecole de Nancy. Dans son analyse du livre de Forel, Freud, juste avant son voyage à Nancy, rend un vibrant hommage à cette Ecole et écrit, parlant de la suggestion : « Si les travaux de Liébeault et de ses élèves n’avaient rien produit de plus que la connaissance de ce phénomène quotidien mais remarquable, et l’enrichissement de la psychologie par une nouvelle méthode expérimentale, alors, même mis à part toute application pratique, ces travaux seraient assurés d’une place de premier plan parmi les découvertes scientifiques de notre siècle ».
Plus tard, il ne citera plus guère Liébeault et Bernheim, mais il n’oubliera jamais la suggestion post-hypnotique, qu’il présentera à de nombreuses reprises, jusqu’à la fin de sa vie, comme une preuve de l’inconscient.

On sait bien peu de choses sur ce passage de Freud à Nancy,
en juillet 1889. Il fut reçu à diverses reprises dans la maison de Bernheim qui, à cette époque, recevait de nombreux visiteurs, et il partagea sa vie hospitalière. Grâce à l’amabilité de Monsieur Blum, d’Angers, j’ai une photocopie d’une lettre manuscrite de Bernheim, écrite à Forel le 30 juillet 1889, lettre qui se termine ainsi : « Votre dernier article de la Revue m’a paru admirablement fait et je partage absolument vos vues. Le Docteur Freud est actuellement à Nancy, il ira au congrès ; c’est un charmant garçon ; j’attends aussi Schrenck Notzing de Münich ; j’ai tous les jours
des confrères nombreux, russes, anglais, américains, suédois. Le père Liébeault, est, vous le pensez, dans le ravissement. Le congrès de Psychologie me semble un peu dirigé contre nous, à en juger par les questions posées. Quant au congrès hypnotique, j’ai fait un rapport sur les procédés d’hypnose et de suggestion, mais nous aurons à avaler bien des communications pseudo-scientifiques, je crains ».

Freud, Bernheim et Liébeault sont donc arrivés ensemble le 4 août à Paris au congrès de l’hypnotisme (du 8 au 12 août), et ils étaient inscrits également au congrès international de Psychologie physiologique (du 6 au 10 août) ; les manifestations étaient d’ailleurs nombreuses en cette année, qui fêtait entre autres le centenaire de la Révolution Française et l’inauguration de la Tour Eiffel. Freud participa très peu au congrès, revoyant plutôt la ville de Paris, et repartant pour Vienne dès le 9 août ; fut-ce parce que Charcot, empêché, était alors, bien que Président d’Honneur, absent de Paris, et qu’on sentait bien que le succès serait nancéien, fut-ce parce qu’il serait difficile d’assister sans prendre parti ? Les documents manquent pour être affirmatif.

Heureusement, on a plus de renseignement sur ce que retint Freud de son passage à Nancy, tel du moins qu’il le rapporte dans « Ma
Vie et la psychanalyse », dans un passage qu’il faut citer presque in extenso, car il montre bien, partant des difficultés de Freud dans l’utilisation de l’hypnose, comment son séjour nancéien lui permit, par la suite, de faire la transition avec la méthode cathartique. « Le travail
au moyen de l’hypnose était fascinant. On éprouvait pour la première fois le sentiment d’avoir surmonté sa propre impuissance, le renom d’être un thaumaturge était très flatteur… Pour le moment, je ne pouvais me plaindre que de deux choses : en premier lieu, qu’on ne réussit pas à hypnotiser tous les malades ; en second lieu, qu’on ne fût pas maître de plonger tout le monde dans une hypnose aussi profonde qu’on l’eût souhaité. Dans l’intention de parfaire ma technicité hypnotique, je partis, l’été de 1889, pour Nancy, où je passai plusieurs semaines. Je vis le vieux et touchant Liébeault à l’œuvre, auprès des pauvres femmes et enfants de la population prolétaire ; je fus témoin des étonnantes expériences de Bernheim sur ses malades d’hôpital, et c’est là que je reçus les plus fortes impressions relatives à la possibilité de puissants processus psychiques demeurés cependant cachés a la conscience des hommes.

« Afin de m’instruire, j’avais amené une de mes patientes à me suivre à Nancy. C’était une hystérique fort distinguée, génialement douée, qui m’avait été abandonnée parce qu’on ne savait quoi en faire. Je lui avais rendu possible, par la suggestion hypnotique, l’existence, et il était resté en mon pouvoir de la relever toujours à nouveau quand elle retombait dans son misérable état. Comme elle faisait toujours, après quelque temps, des récidives, je l’attribuais, dans mon ignorance d’alors, à ceci que son hypnose n’avait jamais atteint le degré de somnambulisme avec amnésie, Bernheim essaya plusieurs fois à son tour de la plonger dans une profonde hypnose, mais il ne réussit pas mieux que moi, Il m’avoua franchement n’avoir jamais obtenu ses grands succès thérapeutiques par la suggestion ailleurs que dans sa pratique d’hôpital, et pas sur les malades qu’il avait en ville. J’eus avec lui beaucoup d’entretiens intéressants et j’entrepris de traduire en allemand ses deux ouvrages sur la suggestion et ses effets thérapeutiques ».

Ici, comme le fait remarquer Jones, Freud commet une bien « curieuse » erreur dans son autobiographie : il ne décida pas alors de traduire en allemand les deux livres de Bernheim puisqu’il en avait déjà fait paraître un un an plus tôt ! Tout ne se passe-t-il pas comme si Freud, ici, voulait effacer l’antériorité de l’influence de Bernheim ? Ces problèmes de remémoration, chez Freud, sont d’autant plus curieux
que c’est bien sur ce thème de la remémoration que Freud a peut-être le plus appris auprès de Bernheim, comme il le raconte fort bien un peu plus loin, parlant toujours des difficultés qui lui ont fait abandonner l’hypnose « première manière » ; celle-ci, dit Freud, mettait à la disposition des malades « un savoir dont ils ne disposaient pas à l’état de veille. » Il ne semblait pas aisé en ceci de le remplacer. Dans cet embarras, vint à mon secours le souvenir d’une expérience dont J’avais été souvent témoin chez Bernheim, Quand la personne en expérience s’éveillait de son somnambulisme, elle semblait avoir perdu tout souvenir de ce qui s’était passé pendant que durait cet état, Mais Bernheim affirmait qu’elle le savait quand même et, lorsqu’il la sommait de se souvenir, quand il assurait qu’elle savait tout, qu’elle devait donc le dire, et quand il lui posait encore de plus la main sur le front, alors les souvenirs oubliés revenaient vraiment, d’abord hésitants, puis en masse et avec une parfaite clarté, Je décidai de faire de même. Mes malades devaient eux aussi tout savoir de ce que l’hypnose seule leur rendait accessible, et mes affirmations et sollicitations, soutenues peut-être par quelque imposition des mains, devaient avoir le pouvoir de ramener à la conscience les faits et rapports oubliés. Cela semblait certes devoir être plus pénible que de mettre quelqu’un en état d’hypnose, mais c’était peut-être très instructif. J’abandonnai donc l’hypnose, et je n’en conservai que la position
du patient, couché sur un lit de repos, derrière lequel je m’assis, ce qui me permettait de voir sans être vu moi-même ». Freud, évidemment, télescope ici en un seul raccourci toute une partie de son évolution, entre 1889 et 1896 et même après.

L’apport de Bernheim, alors, ne se limite pas, loin de là, à ces notions centrées sur le souvenir. C’est en 1888 qu’est paru son troisième ouvrage « Hypnotisme, suggestion et psychothérapie ». Bernheim adopte en effet alors ce terme de psychothérapie, qui, dit-il, a déjà été utilisé par Hack Tuke, et qui va connaître une immense fortune, et c’est sur ce concept qu’est centré le livre. La psychothérapie est permise par la suggestion, « acte par lequel une idée est introduite dans le cerveau
et acceptée par lui », qui intervient par l’idéo-dynamisme et le contrôle supérieur, celui-ci (conscient) freinant celui-là (inconscient). C’est la psychothérapie qui importe, ce n’est pas le sommeil, qui est contingent
à l’hypnose; on peut même soutenir qu’il n’y a pas d’hypnotisme, et qu’il n’y a que de la suggestion, c’est-à-dire différentes formes de psychothérapies qui doivent varier selon les cas : « la psychothérapie comprend des procédés divers, adaptés à la maladie et à l’individualité psychique : suggestion verbale à l’état de veille ou de sommeil, persuasion rationnelle et émotive, suggestion incarnée dans des pratiques matérielles ».

En tout cas, hypnose et psychothérapie sont à distinguer l’une de l’autre (ce qui nous parait évident, mais ne le fut pas du tout entre 1888 et 1900). Les névroses constituent, pour Bernheim, le terrain de choix de la psychothérapie, qu’il diversifiera de plus en plus après 1890 (notamment vers la dynamogénie psychique), s’éloignant donc progressivement,
à partir de là, de Freud, qui, lui, gardera le mythe d’une méthode unique ayant un pouvoir explicatif sinon curatif global. Mais Freud (après 1900) et Bernheim auront en commun d’avoir choisi le mot et la psychogenèse plutôt que l’acte et l’organogenèse, ceux-ci ayant été privilégiés par le mouvement qui va de Mesmer à Charcot.

IV-1889 à 1896

A partir de 1889, Freud va évoluer assez lentement, certainement plus lentement que Bernheim, mais pour aller bien entendu beaucoup plus en profondeur. Il n’abandonne pas du tout l’hypnose du jour au lendemain, comme il semble le dire dans « Ma vie et la psychanalyse ». En fait, dans le « Traitement psychique » qu’il publie en 1890, on voit qu’il pratique une hypnose très classique, comportant même des passes à courte distance au-dessus du visage et du corps des patients pour induire ou approfondir l’hypnose. De même, dans son intéressant article « Hypnose » de 1891, il est plus explicite encore dans ses conseils techniques, qui sont pourtant déjà tout-à-fait abandonnés par l’Ecole de Nancy : « Passer pendant
5 à 10 minutes sans s’arrêter les deux mains sur le visage et le corps
du patient, ce qui a un effet étonnamment apaisant et assoupissant, suggestionner pendant le passage d’un courant galvanique faible… Passer
les mains et appuyer sur la partie malade du corps au cours de l’hypnose est de toute façon un soutien remarquable de la suggestion verbale ».

La technique a d’ailleurs plusieurs différences avec celle utilisée à Nancy ; ici le sujet est souvent hypnotisé en groupe, dans une salle de malades, ce qui, dit Freud « ne serait pas convenable avec les patients d’une plus haute classe sociale ». Freud s’y prend donc ainsi en 1891 : « Nous plaçons le patient en un siège confortable, lui demandons d’écouter avec soin et de ne plus parler du tout. Est enlevé tout vêtement trop serré, et les autres personnes présentes sont placées en une partie de la chambre où elles ne peuvent pas être vues du patient. La chambre est obscurcie, le silence est préservé. Après ces préparatifs, nous nous asseyons en face du patient et le prions de fixer deux doigts de la main droite du médecin, et, en même temps, d’observer attentivement les sensations qui se développent. Passé un temps très court, peut-être une minute, nous pouvons commencer à parler au patient, pour lui faire ressentir les sensations de l’endormissement… Le réveil est obtenu par quelques remarques du genre cela suffit pour aujourd’hui ».

On voit clairement quand même l’influence de Bernheim, d’autant plus que Freud précise bien qu’il n’y a pas de parallélisme entre la profondeur de l’hypnose et les résultats obtenus. Mais, alors que Bernheim, à cette même date, insiste sur la portée purement symptomatique de la suggestion, qui est de même nature que celle de nombreux médicaments (type mica panis), de l’électrothérapie, l’hydrothérapie, la métallothérapie, la suspension et, l’hypnose, Freud, lui, écrit (toujours dans « Hypnose ») : « Dans une série de cas où les manifestations de la maladie sont d’origine purement psychique., l’hypnose satisfait à toutes les exigences que l’on peut avoir à l’égard d’une thérapeutique causale ».

On a souvent l’impression, à lire le Freud des années de pratique de l’hypnose, qu’il ressent mal le pouvoir qu’a le patient de « jouer le jeu » ou non, alors que l’hypnotiseur, lui, se demande toujours si cela va « marcher », d’autant plus qu’un même patient ayant bien supporté l’échec d’un grand nombre de séances d’électrothérapie supportera mal deux ou trois séances d’hypnose sans succès. Freud craint visiblement son impuissance,
et son ridicule éventuel, notamment quand le patient, à qui on affirme le sommeil, affirme, lui, sa vigilance. Ce n’est que quand l’hypnose est profonde que, encore entre 1890 et 1895, Freud semble « rassuré » ; « là où l’hypnose est incomplète, nous devrions éviter de permettre au patient
de parler… Mais on peut sans crainte permettre aux sujets somnambuliques de parler, de marcher et de travailler; et nous obtenons l’influence psychique la plus poussée en leur posant sous hypnose des questions concernant leurs symptômes et l’origine de ceux-ci » (10). Cela, qui est abandonné à Nancy depuis Liébeault ne peut manquer d’évoquer, il faut l’avouer, Puységur ou Deleuze.

Signalons encore, avant la parution, en 1895, des « Etudes sur l’Hystérie », d’une part la traduction, en 1892, du deuxième livre de Bernheim (plus centré sur la psychothérapie), et d’autre part, en 1893, l’article nécrologique sur Charcot, où on lit, après le panégyrique proprement dit : « l’approche exclusivement nosographique adoptée par l’Ecole de la Salpêtrière n’était pas adaptée à un sujet purement psychologique, La restriction, dans l’étude de l’hypnose, aux patients hystériques, la distinction entre grand et petit hypnotisme, l’hypothèse des trois phases du grand hypnotisme et leur caractérisation par des phénomènes somatiques, tout cela fit naufrage dans l’estimation des contemporains de Charcot quand Bernheim, le disciple de Liébeault, se mit à construire sa théorie de l’hypnotisme sur des bases plus compréhensives, faisant de la suggestion le point central de l’hypnose ».

Pour Ellenberger : « En 1892 et 1893, Freud semble osciller entre l’Ecole de Nancy, sa fidélité à Charcot et la méthode cathartique de Breuer, Dans une conférence donnée le 27 avril 1892 devant le Club Médical Viennois, Freud adopte ouvertement la conception de l’hypnose de Bernheim, en recommande l’application, et conseille même à ses confrères d’aller à Nancy pour se familiariser avec cette méthode »,

Le véritable pas cathartique sera fait avec les « Etudes sur l’Hystérie », ouvrage trop connu pour que nous y insistions longuement, mais ouvrage où il n’y a pas de solution de continuité avec les précédents, dont il est une suite logique, On retrouve par exemple l’importance des directives données par le malade, que nous signalions en 1891,

C’est bien Anna O. qui dirige sa cure et non Breuer, et l’on est étonné de voir Freud suivre les conseils de ses patientes, Par exemple, pour Emmy Von N., « elle exprime le désir de sortir de l’hypnose, et j’y consens » ; on sait qu’on trouve, chez les anciens auteurs du magnétisme animal, comme Puységur, des questions du genre « quelle est votre maladie », « d’où vient- elle », et on sait qu’il donne parfois le conseil de laisser le sujet magnétisé dire ce qu’il pense, sans lui imposer une direction précise ; il en est un peu de même pour Freud, qui, toujours avec Emmy Von N., en vient « à lui demander comment ses douleurs gastriques étaient survenues et d’où elles provenaient. Je crois que ces douleurs accompagnent toujours chez elle les accès de zoopsie. Avec assez de réticence, elle me répond qu’elle n’en sait rien. Je lui donne jusqu’à demain pour s’en souvenir. Elle me dit alors, d’un ton très bourru, qu’il ne faut pas lui demander toujours d’où provient ceci ou cela, mais la laisser raconter ce qu’elle a à dire. J’y consens, et elle poursuit … ».

Par ailleurs, Freud, chez elle, supprimera ses douleurs gastriques par effleurement de l’épigastre (ce qui peut évoquer Liébeault, mais guère Bernheim) et, en revanche, il donnera à Emmy Von N. des suggestions post-hypnotiques tout-à-fait « à la Bernheim », et particulièrement complexes : il lui dit ainsi de lui verser à déjeuner du vin rouge, puis de lui dire ceci, puis de crier cela, puis de lire tel papier qu’il lui donne ; « quelques heures plus tard, toute cette petite scène se déroula exactement comme je l’avais prescrit ». Freud dit que pour ce cas, il ne sait pas quelle part thérapeutique revient à la suggestion et à l’abréaction, sans penser que l’abréaction est, ici, suggérée, ou même commandée, puisque, si Emmy Von N. ne se souvient pas de quelque chose à l’état de veille, Freud le lui demande sous hypnose, et que, si le souvenir ne revient toujours pas, il lui suggère qu’elle s’en souviendra, par exemple le lendemain entre 5 heures et 6 heures « ce qui réussissait chaque fois ».

C’est avec Lucy R. qu’apparaît surtout l’influence de Bernheim, comme Freud l’a résumé dans « Ma vie et la psychanalyse ». On peut noter à ce propos que certaines observations antérieures de Bernheim (l’observation 39, par exemple de « Névrose psychique cérébro-gastrique »), sont assez comparables. Ne parvenant pas à hypnotiser sa patiente, Freud raisonne ainsi : « Je devais donc soit renoncer à la méthode cathartique dans la plupart des cas auxquels elle aurait convenu, soit essayer de l’utiliser en dehors du somnambulisme, dans des états légers, voire douteux, d’influence hypnotique… Dans ce nouvel embarras, je me rappelai avec profit avoir entendu dire à Bernheim que les souvenirs du somnambulisme n’étaient oubliés qu’en apparence à l’état de veille. Ils pouvaient être évoqués par une petite exhortation alliée à un contact de la main » ; Freud rapporte alors un exemple de Bernheim, et poursuit : « Cette expérience, à la fois étonnante et instructive, me servit de modèle… Donc, lorsque je demandais au malade depuis quand il avait tel ou tel symptôme et d’où émanait ce dernier, et qu’il me répondait « je n’en sais vraiment rien », j’agissais de la façon suivante : j’appuyais une main sur le front du patient, ou bien je lui prenais la tête entre les deux mains en disant « vous allez vous en souvenir sous la pression de mes mains ». Au moment où cette pression cessera, vous verrez quelque chose devant vous, ou il vous passera par la tête une idée, qu’il faudra saisir, ce sera celle que nous cherchons. Eh bien, qu’avez-vous vu ou pensé ? ».

De même, pour le dernier cas, Elisabeth Von R., Freud, à côté d’une « Franklinisation énergique », garde l’hypnose en réserve « pour le cas où, au cours de la confession, la mémoire de la malade ne parviendrait pas à mettre en lumière certaines associations ».

Finalement, dans cette évolution que nous montrent ses « Etudes sur l’Hystérie », Freud est passé de la demande de sommeil à la demande de concentration; mais l’hypnose est abandonnée sans l’être, car cette concentration, c’est une hypnose sans sommeil, celle même qui, d’après Bernheim rend les suggestions possibles. Bernheim et Freud apparaissent très proches l’un de l’autre quand Bernheim dit (par exemple au congrès de Londres) « Il n’y a pas d’hypnotisme, il n’y a que de la suggestion », et quand Freud écrit, à propos de Lucy R. « J’abandonnais en apparence l’hypnose pour n’exiger que la concentration, et j’ordonnais au malade de s’allonger et de fermer les yeux, afin d’obtenir celle-ci. Sans doute suis-je parvenu ainsi à obtenir le degré le plus élevé possible d’hypnose ». Celle-ci est bien toujours au cœur du traitement, mais un traitement centré maintenant sur la réminiscence et l’abréaction. Freud reconnait d’ailleurs, dans la « Communication Préliminaire », de 1893, l’influence d’autres auteurs, sur ce point, et en particulier de Delboeuf qui, en 1889, écrit, et c’est Freud qui le cite : « On s’expliquerait dès lors comment le magnétiseur aide à la guérison. Il remet le sujet dans l’état où le mal s’est manifesté et combat par la parole le même mal mais renaissant ». Mais à cette époque Freud répète encore (dans cette Communication Préliminaire) la description de Charcot du grand accès hystérique, pour s’intéresser surtout à la phase des attitudes passionnelles, « reproduction hallucinatoire du souvenir qui a joué un rôle important dans la production de l’hystérie ».

Finalement Freud et Bernheim ont dès lors divergé vers deux directions psychothérapiques différentes, bien que toutes deux directives et ayant pour champ les névroses. Aimé (11) (qui cite d’ailleurs Freud dans sa bibliographie), résume ainsi, en 1897, la méthode de Bernheim : « La psychothérapie véritablement active, Monsieur le Professeur Bernheim l’a mise en honneur le premier scientifiquement sous les noms d’entrainement actif à l’état de veille et de dynamogénie psychique. Son principe est le suivant : fortifier l’idée thérapeutique par sa représentation agissante » ; par ailleurs l’aspect pédagogique est fort important, et Bernheim y avait insisté dans son rapport au congrès de 1889. Freud, lui, vers 1895, associe souvent, comme il le dit dans son article « Psychothérapie de l’hystérie », psychothérapie cathartique, alitement et cure de sur-alimentation (méthode de Weir Mitchell). Son « analyse psychique » est centrée sur la découverte du traumatisme initial : « Il s’agit surtout pour moi de deviner le secret du patient et de le lui lancer au visage » ; mais il peut être moins brutal et plus paternaliste : Nous agissons « en confesseur qui, grâce à la persistance de sa sympathie et de son estime,
une fois l’aveu fait, donne une sorte d’absolution ».

V – APRES 1896.

Après 1896, les principaux acteurs de la querelle, même ceux de la Salpêtrière, ont plus ou moins admis les thèses de Bernheim, mais s’en détournent ; l’évolution de Freud est beaucoup moins linéaire ; il abandonne lui aussi progressivement l’hypnose, surtout à partir de 1896, et il intervient de moins en moins par ses questions ou ses pressions manuelles : il continuera longtemps, jusqu’après 1900, à demander aux patientes de fermer les yeux, et plus longtemps encore à partir du symptôme. On peut dire que la méthode des associations libres existe à peu près à partir de 1898, autonome, avec, progressivement, les principaux concepts de la théorie. Mais, de ces concepts aussi, on trouve les prémisses dans les travaux de l’époque, et en particulier chez Charcot, et surtout chez Bernheim.

Il en est ainsi pour la sexualité, et on connait la remarque, faite devant Freud, de Charcot à Brouardel à propos de l’hystérie, « Dans des cas pareils, c’est toujours la chose génitale, toujours » ; la sexualité était d’ailleurs à cette époque très étudiée et très souvent mise en avant, et même la sexualité infantile (voir par exemple les publications de Dessoir, de Krafft-Ebing, etc.)

Il en est de même pour les rêves, qui tenaient alors une place importante dans la littérature allemande, et auxquels Liébeault s’est en particulier beaucoup intéressé en tant que « idées remémorées ».

On pourrait s’étendre aussi longuement sur la notion d’inconscient, beaucoup plus banale à l’époque qu’on ne le croit. Elle avait été enseignée à Freud (Herbart, Brentano), il la rencontrait chez les romantiques allemands (Jean Paul, Hoffmann, Novalis, Carl du Prel, Carus, Ritter, Borne, tous adeptes du magnétisme animal), et chez les théoriciens de l’hypnose (Janet, Binet, Bernheim). Elle se retrouvait dans les nombreux cas dits de double conscience alors publiés (Azam, Binet, et même Liébeault, qui insiste sur ce « dédoublement de la pensée, active et consciente à un pôle, plus ou moins consciente et en arrêt à l’autre, en l’absence de la veille », mais même à l’état de veille, par exemple, dit- il, chez quelqu’un qui parle en marchant.

C’est aussi le cas du transfert, qui reprend la notion ancienne très classique du « rapport magnétique », et dont l’Ecole de Nancy a vu les dangers, et même la contrepartie, puisque, comme l’écrit Delboeuf, le patient hypnotise en quelque sorte l’agent. Pour Freud, qui découvre un jour que l’élan amoureux de sa patiente ne s’adresse en fait pas à lui, il s’agit d’un « faux rapport », ce qui fait qu’il minimisera toujours le versant du contre-transfert et de la suggestion dans le sens analyste- analysant. Dans un texte de 1937 « Construction de l’analyse », il écrit même : « On a exagéré sans mesure le danger d’égarer le patient par la suggestion, en lui mettant dans la tête des choses auxquelles on croit soi-même mais qu’il ne devrait pas accepter… Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion ne s’est produit dans ma pratique analytique » ! On est loin de Bernheim qui, plus de 40 ans auparavant, écrit « On ne saurait croire combien chez les névropathes et les hystériques, on est exposé à faire de la suggestion inconsciente… On extériore sur le malade ses propres conceptions, on fabrique une observation avec des idées préconçues qu’on a dans l’esprit; car le cerveau des névropathes, souvent suggestible et malléable à l’excès, traduit en sensations réelles ou en souvenirs toutes les impressions qu’on y dépose ».

Finalement la psychanalyse est fille de l’hypnose, et doit beaucoup à Bernheim (et bien évidemment à Janet, mais ce n’est pas notre propos). Freud, en 1923, reconnaissait cette filiation par rapport à l’hypnose : « On ne peut surestimer l’importance de l’hypnose pour le développement de la psychanalyse. Au point de vue théorique, la psychanalyse gère l’héritage qu’elle a reçu de l’hypnose ». Ceci est généralement admis. Le rôle de Bernheim l’est moins car son évolution a été dans une direction tout autre que celle de la psychanalyse, vers les psychothérapies rationnelles et aussi vers les conceptions psychosomatiques. Mais, dans les premiers écrits psychologiques de Freud, dont l’œuvre véritablement originale n’a commencé qu’après 1898, dans ces tout débuts marqués par les oscillations entre le psychologique et l’organique, et par l’individualisation de la méthode cathartique, avant celle des associations libres, l’œuvre de Bernheim a, plus encore que la personnalité
de Charcot, joué un rôle de premier plan.

 NOTES

(1) Zilbourg (G.), Henry (G.W.), A history of medical psychology. Norton ed., New-York, 1941.

(2) Schur (M.), Freud : Living et dying. International Universities Press ed., New-York, 1972.

(3) Ellenberger (H.F.), A la découverte de l’inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique. 1 vol., Simep ed., Villeurbanne, 1974, 761 p.

(4) Muray (P.), Le XIXe siècle à travers les âges. 1 vol., éd. Denoël, coll. L’Infini, Paris, l984, 696 p.

(5) Freud (S.), Correspondance, 1873-1939, vol., éd. Gallimard, Paris, 1979, 550 p.

(6) Jones (E.), La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 1. La jeunesse, 1856-1900. 1vol., éd. PUF, Bibl. de psychanalyse, Paris, 1958,454p;

(7) Freud (S.), The standard edition of the complete psychological works of Sigmund Freud. Th. by J. Strachey, London, the Hogarth press and the Institute of psychoanalysis 1973-74, 24 vol.

(8) Pontalis (J.B.), Entre le rêve et la douleur, 1 vol., éd. Payot, Paris 1977, 263 p.

(9) Patris (M.), Hystérie et hypnose, Confr. Psychiatr., 25, 1985, pp. 195-217. –

(10) Freud (S.), Hypnose, Rev. Méd. Psychosom., 18, 2, 1976, pp. 137-145.

(11) Aimé (H.), Etude clinique sur le dynamisme nerveux psychique dans les maladies. Thèse Méd., Nancy, 1897.

BIBLIOGRAPHIE

Anderson (O.), Studies in the prehistory of psychoanalysis. Svenska Bokfërlaget ed., Stockholm, 1962.

Azam, Hypnotisme. Double conscience et altérations de la personnalité. 1 vol., préface par -J.M. Charcot, éd. Baillière, Paris, 1887, 296 p.~

Barande (1.) et (R.), Histoire de la psychanalyse en France. 1 vol., éd. Privat, Toulouse, 1975, 184 p.

Barrucand (D.), Histoire de l’hypnose en France. 1 vol., éd. PUF, Bibliothèque de Psychiatrie, Paris, 1967, 236 p.

Barrucand (D.), La catharsis dans le théâtre et la psychothérapie. 1 vol., thèse Doctorat ès Lettres, Nancy, éd. Epi, Pari~ 1970, 398 p.

Bernheim (H.), De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille, éd. Doin, Paris, 1884.

Bernheim (H.), De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique. éd. Doin, Paris, 1886.

Bernheim (H.), Hypnotisme, suggestion, psychothérapie. Etudes nouvelles. 1 vol., éd. Doin, Paris 1891, 518 p.

Bernheim (H.), Valeur relative des divers procédés destinés à provoquer l’hypnose et à augmenter la suggestibilité au point de vue thérapeutique (rapport au Congrès de l’Hynnotisme du 9.8.1889). Rev. Med. Est.,.fl, pp.-21, 641 – 6’51,676 – 681,,1889.

Binet (A.), Les altérations de la personnalité. éd. Alcan, Bibliothèque scientifique internationale, Paris 1892.

Charcot (J.M.), La foi qui guérit. 1 vol., éd. F. Alcan, Paris 1897.

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Communication faite au Troisième colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, tenu à Caen, à l’Hôpital du Bon Sauveur, en 1985.

 

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2 commentaires pour “Freud et l’Ecole de Nancy. Par Dominique Barrucand. 1985.”

  1. borgey cathyLe mardi 20 mai 2014 à 12 h 01 min

    Bonjour
    Je voudrais savoir si le Professeur Dominique Barrucand pourrait répondre à mes questions sur l’hypnose. Je suis journaliste-réalisatrice.
    Le Professeur Dominique Barrucand est de Nancy, y-a-t-il dans cette ville un musée à visiter en rapport avec l’histoire de l’hypnose ou une exposition dédiée à l’école de Nancy ?
    Merci
    Cordialement
    Cathy Borgey

  2. Michel ColéeLe mardi 20 mai 2014 à 13 h 56 min

    Bonjour,
    Le Professeur Barrucand a aujourd’hui 81 ans passé et je ne puis vous dire s »il est toujours disponible dans le circuit qui vous intéresse. Surtout que ses intérêts avaient s’étaient orientés depuis plusieurs année vers l’alcoologie. Je peux vous indiquer le centre français d’hypnologie qui est l’Institutut Paul Sivadon, anciennement La Rochefoucauld, et les coordonnées : 23 rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris Tél. : 01 49 70 88 88. Restant à votre disposition. Cordialement. Michel Collée.