Franckel Wijnaendts. Le sommeil et les rêves. Extrait de la « Revue de l’Hypnotisme et de la psychologie physiologique », (Paris), 17eannée, n°1, juillet 1902, pp. 36-43.
Franckel Wijnaendts. Nous n’avons trouvé aucune référence bio-bibliographiue ur ce médecin hollandais.
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Le sommeil et les rêves
par M. le Docteur Wijnaendts Franckel, de la Haye.
Le terme d’hypnose est, à lui seul, indicatif du fait que les phénomènes hypnotiques se rapprochent sous beaucoup de rapports de ce qui se passe dans le sommeil et dans les rêves. De même que le somnambule, à son réveil, ne se souvient de rien ou de presque rien de ce qu’il a fait en dormant, ceux qui [p. 37] ont été hypnotisés ne savent ensuite point ce qui s’est passé à leur égard, ou du moins n’en ont gardé qu’une impression très vague. Les procédés qui servent à provoquer l’hypnose ressemblent fort aux moyens employés pour appeler le sommeil, et l’on ne saurait méconnaître la conformité que présentent en maint point les traits physiologiques caractéristiques du sommeil et ceux de l’hypnose.
Il y a là un motif de ne pas passer à l’explication théorique des phénomènes hypnotiques sans être auparavant entré dans quelques considérations relatives au sommeil normal et aux rêves qui s’y produisent. (Ce que nous appelons le sommeil constitue une période de repos pour celles de nos fonctions que nous accomplissons d’une manière consciente.) Il paraît que ces fonctions ne sauraient rester en activité d’une manière non interrompue ; l’organisme réclame évidemment des intervalles périodiques de repos, pendant lesquels la vitalité consommée se régénère et l’énergie de pensée se renouvelle. Mais si, dans le sommeil, l’initiative intellectuelle est entièrement suspendue, il n’en est pas de même des fonctions qui s’exercent automatiquement ; l’intensité de leur activité peut diminuer, mais elle ne s’arrête pas pour les fonctions indispensables à la vie. En revanche l’action supérieure de l’esprit, l’observation et la réflexion conscientes s’interrompt à intervalles réguliers pour, à chaque fois, recommencer ensuite à agir avec une nouvelle énergie.
Le besoin de sommeil se fait ainsi sentir de période en période, sans qu’il faille pour cela que le temps de veille qui précède l’appel du sommeil ait été rempli par un grand travail physique ou intellectuel. Une expérience quotidienne nous a appris que nous éprouvons un grand malaise toutes les fois que le sommeil nous a été refusé en temps voulu, ou qu’il ne nous a pas été permis de le goûter pendant un temps suffisant. De même que c’est un fait bien connu que l’insomnie chronique est, dans la règle, accompagnée d’une très notable déperdition d’énergie psychique, laquelle se manifeste surtout par des symptômes d’amnésie ou d’aboulie.
D’où vient que le sommeil est si impérieusement nécessaire ? A quoi faut-il attribuer le fait que le besoin en renaît continuellement ? Sans doute, ce phénomène est des plus ordinaires, mais cela ne veut pas dire que l’on ait réussi à en trouver l’explication complète. Il est vrai que l’on a donné de nombreuses explications et formulé des hypothèses ; mais on n’a rien [p. 38] avancé qui ne soulevât des objections dignes d’attention. Parmi !es théories les plus récentes, nous citerons en premier lieu la théorie chimique. Pflüger a cru voir, dans une disette d’oxygène dans le cerveau, la cause du besoin de sommeil, mais Preyer a supposé que, durant la période de veille ,il se formait dans l’organisme des corps hypnogènes, par exemple l’acide lactique, dont l’amas se décomposerait et se résoudrait pendant le sommeil. Il y a une grave objection à cette idée d’une lente accumulation d’ « Ermüdungsstoffe »(littéralement, corps de fatigue) ; c’est que cette conception ne s’accorde pas du tout avec le fait que l’on peut s’endormir avec une très grande rapidité à un moment donné et que l’on peut même, dans une mesure, régler la chose, ou aussi retarder, même pendant des heures, l’assoupissement et dans un ordre renversé, le fait que l’on peut être réveillé d’un profond sommeil d’une manière soudaine, s’accorde tout aussi mal avec l’hypothèse en question. Enfin, quand on a essayé d’injecter artificiellement de ces produits physiologico-chimiques, on n’est aucunement parvenu à provoquer ainsi le sommeil ; cette expérience a mis à néant l’hypothèse de Preyer.
Toute autre est l’explication de Mathias Duval ; c’est la théorie histologique. Ici l’on cherche la cause du sommeil dans les causes morphologiques des éléments constitutifs des tissus. Cette théorie a pour point de départ la mobilité amœboide des neurones, se rattachant aux conclusions de Golgi et de Ramon y Cajal, d’après lesquels les divers neurones se trouvent à l’égard les uns des autres dans un rapport, non pas de continuité, mais de contiguïté, de sorte qu’il ne serait pas impossible que leur contact fût brisé, ce qui enrayerait le courant nerveux. Dans le sommeil, les routes d’’association seraient supprimés par une rupture de contact entre les différents neurones, soit parce que les cellules ganglionnaires rentreraient leurs ramifications comme le fait l’amœboide vivante, soit que la neuroglia interposée fit cesser pour quelque temps le courant nerveux.
La vraisemblance est cependant plus grande du côté de la théorievasomotrice, qui explique le mieux le commencement rapide du sommeil. Le sommeil dépendrait d’une modification de l’afflux de sang au système nerveux central, lequel entrerait dans un état plus ou moins anémique. Les narcotiques, par exemple, auraient pour effet des réactions chimiques, dont le résultat serait d’empêcher un apport suffisant d’éléments [p. 39] reconstructifs au cerveau, et celui-ci serait entravé dans son activité normale. Dans le sommeil normal, il se produirait une contraction des vaisseaux, laquelle diminuerai le flux du sang vers le cerveau (1), et réciproquement, tout ce qui excite le flux agirait contre l’assoupissement. Ce serait précisément pour cela que, pour dormir, on se garde autant que possible de tout ce qui excite les sens de façon à attirer les efforts de l’attention, ce qui, de même que tous les procédés psychiques, exercent une influence vasomotrice ; on ferme les yeux, on exclut la lumière de l’appartement où l’on veut dormir ; on prend une position aisée et l’on s’y tient immobile ; on se couvre de sorte à assurer une température et une excitation de la peau uniformes (2).
Ainsi, l’attention passive qu’excitent à l’état de veille les impressions reçues par l’intermédiaire des sens est suspendue, jusqu’à ce que les impressions rentrent dans la sphère du conscient et provoquent le réveil (3). En même temps, l’association active des impressions reçues s’arrête momentanément durant le sommeil. Ce ne sont pas seulement les excitations physiques qui font obstacle à l’assoupissement, mais aussi les émotions et les pensées qui arrêtent l’attention ; et réciproquement on le favorise en détournant autant que possible l’attention de pensées déterminées, et en l’attirant, par exemple, sur telle ou telle série d’images monotones, sur des perceptions uniformes qui la fatiguent.
Le phénomène le plus remarquable qui accompagne le sommeil est certainement le rêve. Il démontre que, dans le sommeil, l’esprit n’est point condamné à une inactivité absolue : au contraire, il peut se remplir de séries complètes d’idées, mais sous une forme confuse et illogique. Certaine savants considèrent les rêves comme un symptôme peu favorable, mais d’autres, par exemple Forel et Döllken, y voient un phénomène normal et permanent, qui, parfois, semble faire défaut uniquement parce que le souvenir s’en efface facilement dès l’instant du réveil. Quoi qu’il en soit, la présence des rêves prouve que [p. 40] l’esprit n’est point inactif dans le sommeil, mais qu’il continue à associer les représentations. Aussi les rêves ne se produisent-ils pas dans la règle pendant la période du plus profond sommeil, mais peu temps avant le réveil, pendant le sommeil léger du matin, quand l’esprits se trouve dans la phase hypnagogique de la demi-veille.
Les rêves sont occasionnés par des circonstances qui peuvent varier. On peut les ranger en deux classes principales, suivant que le rêve est engendré par une excitation périphériqueou cérébro-centrale(4). La différence entre les deux a quelque analogie avec celle qui distingue l’illusion de l’hallucination dans l’hypnose.
Les rêves du premier groupe se rattachent à des impressions reçues par les sens. La !imite du moment de l’apparition de la conscience, le seuil de la conscience, comme on l’a appelé, est certainement déplacé dans la période du sommeil, mais ni l’excitabilité périphérique, ni la transmission nerveuse centripète ne sont supprimées. Quoique la perception de ce qui impressionne les sens ne soit pas clairement consciente, elle n’est pas pour cela complètement absente, ce que prouvent surabondamment les mouvements réflexes des dormeurs et les actes compliqués des somnambules. Lors donc que des excitations du dehors élicitent des rêves, il n’y a pas, entre les représentants dont ceux-ci sont formés et l’intensité des excitations, de rapport normal et rationnel. Ainsi, pour citer un exemple, si nos pieds touchent une bouillotte chaude, nous pouvons rêver qu’on nous les grille au feu, ou bien que nous dansons sur un parquet brûlant, que nous cherchons à traverser une rivière bouillante, que nous nous enfuyons hors d’une maison incendiée (5). Il faut remarquer que l’excitation peut provenir aussi de l’activité dans l’intérieur du corps de certains procès organiques, laquelle fait naître des sensations kinesthétiques d’un genre particulier.
Les rêves appartenant au second des deux groupes que nous avons mentionnés se produisent sans que l’action d’excitants spéciaux soit nécessaire. Ils dépendent d’une association de représentations spontanée et capricieuse et se distinguent par leur développement fantastique. Néanmoins, ces créations de [p. 41] l’imagination, quelque irréelles qu’elles soient dans leur ensemble, sont formées d’éléments tous empruntés aux représentations provenant de l’expérience. La manière dont ces éléments se combinent dans le rêve peut être complètement différente de ce qui se passe réellement sous les yeux de personnes réveillées, cela n’empêche pas qu’eux-mêmes ne soient que des vestiges d’observations et d’expériences antérieures. L’imagination, même la plus émancipée, ne saurait inventer quoique ce soit qui ne soit pas composé de ce qui a été vu ou entendu, comme Groos l’a justement et brièvement exprimé en disant : « Auch der wildeste Traum enthält seinen Stofflichen Bestandtheilen nach ne elwas, was der Träumer noch nicht sinnlich erfahren hat ». (Les rêves, même les plus fantastiques, ne renferment jamais dans leurs éléments constitutifs, que des choses perçues par celui qui rêve par l’intermédiaire des sens.
Il est très remarquable, en outre, que la matière sur laquelle roulent nos rêve ne soit point essentiellement empruntée aux choses qui, à l’état de veille, nous intéressent ou nous occupent le plus. Sante de Sanctis a constaté que les mouvements de l’âme d’intensité moyenne se reproduisent beaucoup plus dans les rêves que les fortes émotions. Griesinger et Lombroso ont signalé les rêves à émotions contrastées, dans lesquels le dormeur éprouve, dans les circonstances évoquées par son rêve, des émotions inverses de celles qui se fussent produites en lui si ces circonstances se fussent présentées dans son état de veille. Les souvenirsaussi, d’où découle la matière d’un rêve, sont tout autres que ceux qui prédominent à l’état de veille. Une foule de souvenirs, tellement enfouis que l’on n’en avait pas même conscience, redeviennent vivants dans le rêve, et mille accidents de notre vie, que nous nous figurions oubliés pour toujours, auxquels nous ne pensions jamais plus, viennent dans le rêve se dresser soudain devant notre esprit. Des souvenirs latents, qui demeuraient inaperçus, ensevelis sous les mille impressions qui se succédaient dans notre existence quotidienne, deviennent actifs dans !e rêve et redeviennent conscients. On connait le cas de cette servante qui, en état de narcose, se mit tout-à-coup à réciter en hébreu des passages de l’Ancien Testament ; on l’interrogea et l’on apprit qu’elle avait été au service d’un pasteur qui avait l’habitude de lire à haute voix, et dont le cabinet d’étude était contigu à la chambre à coucher de la servante. C’est ce qui a lieu aussi dans l’hypnose, qui, souvent, a le caractère d’un renforcement de la [p. 42]puissance du souvenir. Par exemple, un officier anglais, hypnotisé par Hansen, se mit à parler une langue dont il n’avait plus l’habitude, mais qu’il avait apprise dans son enfance. Dans les cas de ce genre, on a évidemment affaire à un souvenir sub-conscient. D’après Pilcz, plus le sommeil est profond, plus les rêves s’éloignent de la réalité actuelle, parce qu’alors les vieux souvenirs surgissent plus aisément. C’est comme si les chemins d’association les plus actifs dans la veille cessaient de fonctionner et permettaient à ceux qui sont sub-conscients de se faire valoir avec plus d’intensité et d’énergie.
Nous mentionnerons un autre trait caractéristique de l’état de rêve, qui consiste en ce que nous y avons un sentiment très faible de ce qui constitue notre personnalité, telle qu’elle est apparente quand nous veillons. Notre conduite dans nos rêves n’est point du tout la même que celle que nous suivons dans la vie ordinaire, et il n’est point impossible que certains côtés de notre caractère, que nous avons l’habitude de soigneusement cacher, se manifestent alors sous leurs vraies couleurs (6). Quoi qu’il en soit, notre caractère se modifie complètement dans le rêve et d’ordinaire ce n’est pas à notre avantage : nous agissons lâchement, voluptueusement, cruellememt, ce qui a porté Maudsley à dire que, si nous étions responsables de tout ce que nous perpétrons en rêve, il n’y a personne d’entre nous qui n’eût mérité la potence.
Erfin, et ceci est sans doute le trait le plus caractéristique des rêves, nous paraissons avoir entièrement perdu la notion de la causalité. Nous ne sentons plus aucune différence entre les perceptions et les représentations ; celles-ci, dans nos rêves, sont pour nous d’absolues réalités, elles nous font l’illusion complète d’être des perceptions. Il n’y a pas ombre de critique ; les images se succèdent sans lien logique, associant chaotiquement les choses les plus hétérogènes, sans rapport les unes avec les autre (La chaine de nos représentations successives se forme sans guide et sans principe, leur liaison est sans but et incohérente, produite par les plus fugitives analogies. Il en résulte que l’essor de nos idées est absolument déréglé, c’est une sorte de délire, le rêve devient une série d’hallucinations ou, comme Wundt l’exprime, « une folie normale temporaire ». Sans doute c’est cette absence de lien [p. 43] logique entre les images au milieu desquelles nous nous sommes mus qui est cause de l’amnésiequi nous distingue à l’égard de nos rêves, c’est-à-dire de l’extrême rapidité avec laquelle nous les oublions. Il se peut sans doute parfois qu’au réveil nous prenions un rêve pour de la réalité, de sorte que, comme l’affirmait Aristote, certaines de nos actions soient motivées par les songes de nos nuits ; ce n’en est pas moins une expérience générale qu’un rêve, quelque net qu’en soit le souvenir au moment même du réveil, s’efface très promptement de notre mémoire lorsque le réveil est devenu complet.
Notes
(1) D’après Pilcz, il y aurait, dans le sommeil une anémie relative des circonvolutions du cerveau et une pléthore de la moelle allongée.
(2) On connaît le cas mentionné par Strümpell de l’apprenti cordonnier anesthétique, borgne de l’œil gauche et sourd de l’oreille droite, qui s’endormait aussitôt si on lui bouchait l’œil droit et l’oreille gauche.
(3) La profondeur du sommeil, c’est-à-dire le degré d’absence de conscience, n’est pas égale à elle-même durant la durée de l’assoupissement ; on connaît la courbe physiologique qu’elle décrit : elle atteint le maximum une et demie ou deux heures après le commencement du sommeil.
(4) Spitta appelait ces deux groupes rêve d’excitationnerveuseles rêve psychiques ; Calkins les nommait rêves de présentationet de représentation.
(5) Maury, en particulier, c’est livré à de nombreuses expériences pour découvrir jusqu’à quel point il serait possible, au moyen d’excitations des sens, d’éliciter artificiellement des rêves de nature déterminée.
(6) Beaunis dit aussi de la suggestion hypnotique qu’elle peut amener notre moi moral, qui dort au plus profond de notre être, dans toute sa nudité à la surface, et révéler ce qui était inconnu au sujet lui-même.
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