Francisque Lélut. Mémoire sur le siège de l’âme suivant les anciens, ou exposé historique des rapports établis par la philosophie ancienne entre l’organisation de l’homme et les actes de la pensée. Extrait des « Séances et travaux des sciences morales et politiques », (Paris), volume 2, 1842, pp. 102-124.
Louis Francisque Lélut (1804-1877). Médecin et philosophe. Membre del’Académie des sciences morales et politiques, section de philosophie. Bien connu pour être comme un des fondateurs de la psychologie appliquée à l’histoire avec deux ouvrages : Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la Science psychologique à celle de l’Histoire et L’Amulette de Pascal pour servir à l’histoire des hallucinations, il a notamment étudié la Phrénologie. Il a été un auteur actif des Annales médico-psychologiques.
Quelques publications :
— Du sommeil envisagé au point de vue psychologique. Extrait des « Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Compte rendu ». Troisième série, tome neuvième, (XXIXe de la Collection), troisième trimestre, 1854, pp. 375-424. [en ligne sur notre site]
— Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de l’histoire. Paris, Trinquart, 1836. 1 vol. – Autre édition : ouvelle édition, revue, corrigée et augmentée d’une préface. Paris, J.-B. Baissière, 1856. 1 vol. in-12.
— Qu’est-ce que la phrénologie ? ou essai sur la signification et la valeur des systèmes de psychologie générale, et de celui de Gall en particulier. Paris, Trinquart, 1836. 1 vol. in-8.
— De l’organe phrénologie de la destruction chez les animaux, ou examen de cette question: Les animaux carnassiers ont-ils, à l’endroit des tempes, le cerveau, et par suite le crâne, plus large, proportionnellement à sa longueur, que ne l’ont les animaux d’une nature opposée ? Avec une planche lithographiée. Paris, J.-B. Baillière, 1838. 1 vol. avec 1 planche dépliante hors texte, 1 tableau dépliant hors texte.
Du sommeil envisagé au point de vue psychologique. Extrait des « Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Compte rendu ». Troisième série, tome neuvième, (XXIXe de la Collection), troisième trimestre, 1854, pp. 375-424.
— La phrénologie, son histoire, ses systèmes. Deuxième édition, avec planches. Paris, Adolphe Delahaye, 1858. 1 vol. in-12 — Autre édition : Deuxième édition, avec planches. Paris, Adolphe Delahaye, 1858. 1 vol. in-12— La phrénologie, son histoire, ses systèmes. Deuxième édition, avec planches. Paris, Delahays, 1858. 1 vol. in-12, avec 2 planches hors texte.
— Physiologie de la pensée. Recherches critiques des rapports du corps à l’esprit. Deuxième édition. Paris, Didier et Cie, 1862. 2 vol. in-12.
— Rejet de l’organologie phrénologique de Gall et de ses successeurs. Paris, Fortin, Masson et Cie, 1843. 1 vol. in-8°.
— Sur un point de vue de la psychologie de l’histoire. Extrait de la revue Médicale de Paris, Paris, Félix Malteste, s. d. [1845]. 1 vol. in-8°.
— Sommeil (article). Extrait du « Dictionnaire des Sciences Philosophiques d’Adophe Franck », (Paris), tome VI, 1852, pp. 708-720. [en ligne sur notre site]
— Mémoire sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 2e série, tome IV, 1852, pp. 331-363. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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DU SIÉGE DE L’AIME SUIVANT LES ANCIENS,
Ou exposé historique
DES RAPPORTS ETABLIS PAR LA PHILOSOPHIE ANCIENNE
ENTRE L’ORGANISATION DE L’HOMME ET LES ACTES DE LA PENSÉE,
PAR F. LELUT,
Médecin en chef de la troisième section des aliénées de la Salpêtrière,
Médecin de la prison du dépôt des condamné.
Rechercher quelles ont été les opinions de la philosophie ancienne sur la part que prend notre organisation aux actes de l’intelligence, c’est rechercher, en d’autres termes, quel siège ces opinions assignaient à l’âme, car tel était le langage du temps. Mais si dans ce langage l’anatomie n’a pas de méprises à craindre, si elle est toujours sûre de retrouver, sous leurs dénominations antiques, des organes qui ne changent point avec les siècles, la psychologie est loin d’être aussi certaine de reconnaître, sous ses noms divers et sous ses attributs plus changeants encore, cette âme, à laquelle on avait donné pour demeure certaines parties de notre corps. [p. 103]
L’âme de la philosophie grecque, en effet, n’était pas cette substance absolument simple, uniquement et essentiellement pensante, fille du spiritualisme moderne et gage de notre immortalité. Dans sa désignation la plus générale et que j’ai à peine besoin de rappeler, ψυϰή, elle ne représentait, à proprement parler, que la vie elle-même, sa puissance, et pour-ainsi dire sa substance, avec le cortège de tontes ses facultés. Après Pythagore et Platon, qui avaient divisé l’âme en trois parties au en trois âmes secondaires, l’âme concupiscible, l’âme irascible et l’âme raisonnable, vint Aristote, qui lui reconnut un plus grand nombre de parties, de puissances, de facultés, qu’il appela aussi des âmes. Ces âmes-étaient, comme chacun sait, l’âme nutritive de laquelle dépendait l’âme génératrice ; c’étaient l’âme motrice, l’âme sensitive, l’âme appétitive, l’intellect passif, et enfin l’intellect actif ou l’âme divine, l’âme de la pensée proprement dite, le νούς. De toutes ces âmes, quelques-unes, l’âme nutritive et l’âme génératrice par exemple, n’avaient trait qu’à des phénomènes organiques, où n’interviennent ni la sensation, ni le fait de conscience. Les autres revenaient, en définitive, aux trois âmes de Platon , représentaient comme elles r ensemble de tons les faits affectifs et intellectuels, et, à ce titre, pouvaient seules aussi être rapportées à des conditions anatomiques déterminées.
« Mais à l’origine de la philosophie grecque, avant que la science ne, se fût enrichie de ces divisions psychologiques dues surtout à Platon et à Aristote, l’âme, dans son unité toute matérielle, représentait ensemble et indistinctement Ie principe de la vie et ceux de la passion et de la pensée. Elle ne devait, en conséquence, avoir dans le corps qu’un seul organe, ou, pour parler comme les anciens, qu’un seul siège. Or, ce siège, il faut bien le [p. 104] reconnaître, fut d’abord placé dans la poitrine et plus particulièrement dans le cœur, et voici, si je ne me trompe, comment, à ces époques reculées, dut se faire jour et s’établir une opinion qui nous parait maintenant si étrange.
« Il en est de l’humanité comme des individus qui la composent, de ceux surtout dont l’entendement se développe par la culture. En vieillissant, elle s’intellectualise, et se crée en quelque sorte sa pensée aux dépens de sa sensibilité. Pour les anciens, et je ne fais ici que donner une forme logique aux témoignages formels de l’histoire de la philosophie, pour les anciens il y avait donc bien moins de distance de la vie à la sensibilité, et de celle-ci à la raison, qu’il n’y en a maintenant pour nous entre ces trois termes de notre nature. Or cette vie, qui, pour ces hommes primitifs, était surtout de la sensibilité, et une sensibilité où l’imagination jouait un grand rôle, ils la transportaient à tous les objets de la nature extérieure, et d’une manière générale à leur ensemble, à ce monde, dont ils ne tardèrent pas à faire un grand animal. Concluant simultanément de cet animal à eux-mêmes, et d’eux-mêmes à cet animal, ils le virent respirer comme eux, comme eux prendre son principe de vie dans l’air qui entoure le globe et détermine à sa surface des mouvements si impétueux et si remarquables. Les pythagoriciens parlèrent de la création comme du résultat d’un acte de cette nature, et Diogène d’Apollonie alla jusqu’à voir dans les étoiles les organes respiratoires da grand tout. L’air atmosphérique, uni à l’élément du feu, constituait ainsi l’âme du monde, et méritait d’autant plus ce titre qu’il était loin d’être privé de sensibilité, et même de pensée proprement dite. Par une division presque infinie, qui n’allait point pourtant et ne pouvait aller jusqu’à une séparation complète, l’air, le souffle, l’esprit du grand tout [p. 105] s’introduisant dans chaque animal, et dans l’homme en particulier, par l’acte de la respiration, pénétrait dans la poitrine , et jusque dans le ventricule gauche on pneumatique du cœur, où, se mêlant au sang pour l’échauffer, il donnait tout à la fois à la créature sa vie, sa sensibilité et sa pensée. Voilà comment l’âme, l’âme vivante, sentante et pensante, avait paru aux plus anciens philosophes de la Grèce, aux philosophes ioniens, avoir pour siège la poitrine, et en particulier le cœur ; comment Anaximène disait que notre âme, qui n’est que de l’air nous gouverne comme le souille et l’air entourent et gouvernent le monde ; comment Diogène d’Apollonie , pour qui l’air extérieur était doué de tout pouvoir, de toute connaissance, de toute pensée, soutenait que dans l’homme, comme dans les animaux, cet air qu’ils respirent, et par lequel ils vivent, est leur âme et leur pensée, vie, âme et pensée dont le siège est dans le cœur, et qui les quittent quand cesse leur respiration, voilà enfin comment Héraclite, aux yeux de qui l’âme du monde, le principe de toutes choses était un fluide épuré et chaud, comparable à une sorte d’air, disait que l’âme humaine est une étincelle de ce feu, de ce fluide universel, ou de la raison générale, qui pénètre dans l’homme par la voie de la respiration, et qui est en même temps comme la racine de la vie. Quant à Anaxagore, s’il est une idée plus relevée de la pensée toute puissante, s’il ne la confondit point avec la respiration du monde, s’il la dégagea mieux de la matière que ne l’avait fait Diogène d’Apollonie, qui pourtant lui avait ouvert la voie, il ne paraît point avoir été aussi heureux dans sa distinction de la pensée de l’homme et de ses facultés purement vitales. Pour lui, comme pour Diogène et Héraclite, le νούς et le ψυϰή se confondirent, et il ne leur attribua [p.106] d’antre nature que l’air de la respiration, et, suivant toute apparence, d’autre siégé que la poitrine et le cœur.
« Tandis que les philosophes de la Grèce, conduits par les grossières idées de leur époque, employaient leur science naissante et leur logique de métaphores à établir une erreur, des physiologistes, des médecins, hommes du même temps et des mêmes idées, étaient amenés, par la nature de leurs études et les nécessités de leur profession, à y opposer une vérité. Sans nier que la respiration ne fût l’acte le plus apparent et en quelque sorte comme la condition la plus nécessaire de la, vie, et qu’à ce titre quelque chose de l’âme ne dût y être rattaché, l’étude des sensations, soit dans les animaux, soit dans l’homme, l’observation surtout des maladies, les avaient, dès les temps les plus reculés, mis sur la voie du rôle important que joue le cerveau dans les manifestations intellectuelles, et leur avaient appris et fait dire que c’est lui qui est le véritable siège de l’âme par excellence, on de l’âme de la pensée. Un médecin, un Crotoniate, qui fut contemporain de Pythagore et en quelque sorte son compatriote, Alcméon, était d’avis, à ce que rapporte Plutarque, que la raison, la principale partie de l’âme, a son siège dans le cerveau, et que c’est par cet organe que nous percevons les odeurs ; et il avançait cette opinion à peu près à l’époque où Anaximène et Diogène d’Apollonie émettaient sur le siège de l’âme même pensante l’erreur que j’ai rapportée. Il est probable que ce qu’a dit là Alcméon, beaucoup d’autres physiologistes l’ont dit et pensé comme lui. Mais l’histoire, elle a conservé les noms de quelques-uns d’entre eux, ne nous a pas transmis leurs doctrines, et il faut arriver jusqu’à Hippocrate, pour voir cette assignation du siège de l’âme proclamée en des termes qui ne permettent pas de [p. 107] douter qu’elle ne fût tout à la fois le résultat de sa science propre et de celle qui est résumée dans ses écrits.
La critique n’a plus pour tâche de démontrer l’existence d’Hippocrate et l’ancienneté des ouvrages qu’on lui attribue. Mais elle est arrivée à distinguer d’une manière assurée, parmi ces ouvrages, ceux qui sont dus au médecin de Cos lui-même, ou qui ont été composés sous ses yeux, et en quelque sorte sous son inspiration, par ses enfants et par ses disciples, de ceux au contraire qui sont évidemment et de beaucoup postérieurs à l’époque où il vivait. Aux preuves qui ont été données de cette distinction vient s’ajoute d’une manière remarquable la différence des rapports établis dans ces deux ordres de traités entre les actes sensitifs et intellectuels et une partie déterminée de notre organisation. Ainsi, dans les livres hippocratiques qui ne sont pas d’Hippocrate et qui ont manifestement été écrits au temps d’Aristote et de Praxagore, dont ils reproduisent les opinions, sont méconnus, comme je le dirai plus tard, les rapports de la pensée au cerveau, et le siège du centre de perception y est placé dans un tout autre organe. À s’en tenir au contraire aux traités qui, sous le nom d’Hippocrate, portent le cachet évident et désormais incontesté de sa Science et de sa manière, on voit que, pour lui, le cerveau n’est pas seulement le siège de l’âme, mais qu’il est son interprète, son organe, on plutôt celui de la pensée. Cette partie, suivant Hippocrate, est pour l’homme la source, la condition nécessaire de tonte sensation, de toute connaissance, de tout plaisir, de toute douleur. C’est par elle que nous raisonnons, que nous déraisonnons, en santé, dans les maladies, dans la fièvre, la frénésie, la folie. Sa bonne conformation, son bon tempérament, importent au caractère et à la rectitude de l’intelligence, que troublent et dénaturent les [p. 108] affections et les lésions de cet organe. Les preuves de cette doctrine éclatent dans toutes les parties des ouvrages d’Hippocrate dont la nature les comporte, et sa médecine son hygiène, n’y sont pas plus étrangères que son anatomie et sa physiologie.
« Après des dires aussi formels que ceux d’Hippocrate sur le rôle du cerveau dans les actes de la pensée, et en présence de faits identiques à ceux qui avaient déterminé ces opinions chez lui et chez ses prédécesseurs, il n’était pas possible qu’elles ne fussent pas partagées par ses successeurs en médecine et en physiologie, et c’est ce qui eut lieu en effet. Il ne nous est parvenu qu’un très¬petit nombre de doctrines médicales sur ce sujet ; mais toutes, pour le peu qu’on en connaisse, reviennent an fond à celle d’Hippocrate. Ainsi Hérophile plaçait le siège de la principale partie de l’âme dans les ventricules du cerveau, et, plus spécialement, celui du centre de perception dans l’espèce de plafond de ces cavités à laquelle la science anatomique a donné le nom de voûte à trois piliers ; ainsi Érasistrate, après avoir mis le siégé de l’âme pensante dans les enveloppes de l’encéphale, lorsqu’il croyait que les nerfs en proviennent, avait fini par la placer dans sa substance même, lorsqu’il eut reconnu que c’est elle qui leur donne naissance ; ainsi, enfin, la connaissance de cette origine avait porté Eudème et Marinus à se ranger à cette dernière opinion.
« Mais c’est surtout dans les ouvrages de Galien, dans ces ouvrages si remarquables par la science physiologique dont ils sont pleins, que se trouvent avec surabondance et les preuves de l’affectation du cerveau à l’exercice de l’intelligence, et une tentative, bonne ou mauvaise, des détails de cette affectation ; en un mot, une physiologie de la pensée, qui, en la débarrassant des hypothèses et des erreurs [p. 109] que Galien et son époque y ont mêlées, forme encore, à peu de chose près, tout l’actif de la science sur ce sujet.
« Galien est à la fois un des philosophes et un des physiologistes qui ont le plus longuement discuté et le plus raisonnablement apprécié la nature de l’âme, celle surtout de ses parties ou de ses facultés inférieures. Il ne nie point les rapports établis par la science sa devancière ou sa contemporaine, entre les principales parties ou les principaux organes du tronc, le foie et le cœur, et les âmes inférieures, ou les parties en quelque sorte inférieures de l’âme, les âmes concupiscible et irascible. Ces âmes, il les reconnaît et les adopte ; Il est pour ainsi dire touché de ce qu’elles font, chacune dans son officine, pour sa théorie de L’esprit animal, produit et élaboré par elles dans le foie et le cœur, et envoyé dans le cerveau à l’âme par excellence, pour y être converti en esprit en quelque sorte intellectuel, instrument plus spécial de cette espèce d’âme, et comme le véhicule de la pensée. Cette pensée, en effet, cette sorte d’âme, c’est le cerveau qui est sa demeure, son organe. Citer des preuves de cette affectation telle que l’enseigne Galien, ce serait citer, non des pages, mais des volumes entiers de ses ouvrages. Il faut voir comment il se rit des philosophes qui sont allés chercher dans les poètes, dans Homère el dans Hésiode, les preuves de l’opinion qui fait du cœur le siège de l’âme raisonnable ; comment, à cet égard, il combat et Aristote et Chrysippe, et s’approprie, en les appuyant de toute sa science anatomique, physiologique et médicale, les idées de ses deux maîtres en philosophie et en médecine, Platon et Hippocrate. Il faut voir comment, rectifiant une opinion mal à propos attribuée à ce dernier, il se demande à quoi servirait, dans l’hypothèse où le cerveau, indépendamment de ses fonctions psychologiques, aurait pour usage le [p. 110] rafraîchissement du cœur, à quoi servirait toute cette multiplicité de formes qu’on y remarque.
« Mais cette pensée, cette âme raisonnable, cette force régissante, qui a sa demeure dans le cerveau, est multiple, a plusieurs facultés. Elle en a trois au moins, et chacune d’elles a une demeure ou un organe propre. Le sensorium commune et l’imagination ont pour siège la partie antérieure de ce viscère, la mémoire sa partie postérieure, et l’intellect, la raison, la pensée par excellence, sont placés au milieu du cerveau, entre ces diverses facultés, pour les unir, les diriger, après avoir reçu leur impression, et pour ordonner les mouvements volontaires…
L’auteur considère donc comme incontestable que c’est aux physiologistes, aux médecins que la science antique doit la connaissance du véritable siégé de l’âme pensante, ou, pour parler plus exactement, de l’affectation du cerveau à l’exercice de la pensée. Mais si l’on voulait faire remonter la découverte de cette vérité jusqu’à Pythagore, il ne faudrait pas oublier qu’à l’exemple de beaucoup de philosophes, Pythagore était médecin et anatomiste. Plus tard, Démocrite, qui partageait sur le siège de l’âme les doctrines ioniennes, est conduit, par ses connaissances anatomiques, à les abandonner pour celles d’Hippocrate. Il en est de même de Straton le physicien, le physiologiste, que des études analogues amènent à rompre avec les doctrines d’Aristote, son maître, et c’est ainsi encore qu’on voit les Arabes, modernes disciples de ce philosophe, mais disciples aussi de Galien, rejeter la doctrine du lycée sur le siégé du sensorium commune dans le cœur, et y substituer l’opinion physiologique que le cerveau est le siège de l’âme.
« Les pythagoriciens regardaient l’âme, reprend M. Lélut qui s’appuye à cet égard de textes formels et décisifs [p. 111] les pythagoriciens regardaient l’âme comme le principe qui fait à la fois vivre, sentir et penser, et ils la divisaient en âmes ou facultés secondaires qu’ils plaçaient dans Je principales parties du corps. Si, dans cette sorte de distribution, ils avaient fait du tronc le siège des âmes inférieures, et, à l’exemple des Ioniens, regardé Je cœur comme celui de l’âme sensitive et passionnée, ils avaient, d’un autre côté, donné un siège et pour ainsi dire un trône tout à fait séparé à l’âme par excellence, à l’âme de la pensée et de la raison, νούς et φρένες, et ce siège, c’était le cerveau, έγϰεφάλος. Et ce qu’il y a de tout à fait remarquable dans cette antique affectation de l’encéphale à l’exercice de la pensée, c’est que les pythagoriciens avaient bien vu que les animaux, indépendamment des sensations qu’ils ont en commun avec l’homme, partagent encore, jusqu’à un certain point, avec lui le privilège de la pensée, du νούς, dont leur cerveau est l’organe, comme le cerveau de l’homme est à la fois celui de la pensée, νούς, et de la raison, φρένες, son apanage exclusif.
« Tout en puisant à des sources pythagoriciennes le germe que contient son Timée sur la physiologie de la pensée, Platon ne pouvait manquer de mettre à profit, à cet égard, l’opinion des médecins ses devanciers, et en particulier celles que renferment les ouvrages d’Hippocrate, dont il connaissait tout le mérite. Mais c’est de main de maitre qu’il a fait usage de ces divers matériaux, et peut-être ne lira-t-on pas sans quelque étonnement ce que disait, il y a plus de deux mille ans, le plus grand philosophe spiritualiste de l’antiquité sur le rôle que joue le système cérébro-spinal, car c’est ici le mot propre, dans la manifestation des différentes facultés de l’intelligence, depuis le plus basses et les plus sensitives jusqu’aux plus élevées et aux plus intellectuelles. [p. 112]
« Dieu commença par constituer les corps, puis il en composa cet univers dont il fit un seul animal, qui comprend en soi tous les animaux mortels et immortels. Il fut lui-même l’ouvrier des animaux divins, et il chargea les dieux qu’il avait formés du soin de former à leur tour les animaux mortels. Ces dieux, imitant l’exemple de leur père, et recevant de ses mains le principe immortel de l’âme, façonnèrent ensuite le corps mortel qu’ils donnèrent à l’âme comme un char, et dans lequel ils placèrent une antre espèce d’âme, âme mortelle, siégé d’affections violentes et fatales, d’abord le plaisir, le plus grand appât du mal ; puis la douleur, qui fait fuir le bien ; l’audace et la peur, conseillers imprudents ; l’espérance, qui trompe aisément ; la sensation, dépourvue de raison, et l’amour, qui ose tout. Ils soumirent tout cela à des lois nécessaires, et ils en composèrent l’espèce mortelle.
« Mais, craignant de souiller par ce contact, et plus que ne l’exigeait une nécessité absolue, l’âme divine, ils assignèrent pour demeure à l’âme mortelle une autre partie du corps, et construisirent entre la tête et la poitrine une sorte d’isthme et d’intermédiaire, mettant le cou au milieu pour séparation. Ce fut donc dans la poitrine, et dans ce qu’on appelle le tronc, qu’ils logèrent l’âme humaine ; et comme il y avait encore dans cette âme une partie meilleure et une pire, ils partagèrent en deux l’intérieur du tronc, le divisèrent comme on fait pour séparer l’habitation des femmes de celle des hommes, et mirent le diaphragme entre elles. Plus près de la tête, entre le diaphragme et le cou, ils placèrent la partie virile et courageuse de l’âme, sa partie belliqueuse, pour que, soumise à la raison, et de concert avec elle, elle puisse dompter les révoltes des passions et des désirs, lorsque ceux-ci ne veulent pas obéir d’eux-mêmes aux [p. 113] ordres que la raison leur envoie da haut de sa citadelle. Le cœur, le principe des veines et la source d’où le sang se répand avec impétuosité dans tous les membres, fut placé comme une sentinelle, car il faut que, quand la partie courageuse de l’âme s’émeut, avertie par la raison qu’il se passe quelque chose de contraire à l’ordre soit à l’extérieur, soit au-dedans, de la part des passions, le cœur transmette sur-le-champ, par tous les canaux, à toutes les parties du corps, les avis et les menaces de la raison, de telle sorte que toutes ces parties s’y soumettent et suivent exactement l’impulsion reçue, et que ce qu’il y a de meilleur en nous puisse ainsi gouverner tout le reste……. Pour la partie de l’âme qui demande des aliments et des breuvages, et tout ce que la nature de notre corps nous rend nécessaire, elle a été mise dans l’intervalle qui sépare le diaphragme du nombril, et les dieux l’ont étendue dans cette région comme dans un râtelier où le corps pût trouver sa nourriture. Ils l’y ont attachée comme une bête féroce, qu’il est pourtant nécessaire de nourrir, pour que la race mortelle subsiste. C’est donc pour que, sans cesse occupée à ce râtelier et aussi éloignée que cela se pouvait du siège du gouvernement, elle causât le moins de trouble et fit le moins de bruit possible, et laissât le maître délibérer en paix sur les intérêts communs, c’est pour cela que les dieux la reléguèrent à cette place. Et voyant qu’elle ne comprenait jamais la raison, et que, si elle éprouvait quelque sensation, il n’était pas de sa nature d’exécuter des conseils raisonnables, et qu’elle se laisserait plutôt séduire le jour et la nuit par des spectres et des fantômes, les dieux, pour remédier à ce mal, formèrent le foie, et le placèrent dans la demeure de la passion ; ils le firent compacte, lisse et brillant, doux et amer à la fois, [p. 114] afin que la pensée qui jaillit de l’intelligence soit portée à sur cette surface comme sur un miroir qui reçoit les empreintes des objets, et sur lequel on peut voir l’image. Tantôt terrible et menaçante, la pensée épouvante la passion par le moyen de la partie amère que le foie contient… tantôt une inspiration sereine, partie de l’intelligence, fait naître des images toutes contraires… C’est ainsi que la partie de l’âme, qui habite près du foie, devient paisible et tranquille, qu’elle jouit pendant la nuit d’un repos convenable, et reçoit en songe des avertissements, parce qu’elle est privée de raison et de sagesse… Voilà la nature de l’âme, voilà ce qu’il y a en elle de mortel, ce qu’il y a de divin (1). »
« Dans ce long et intéressant passage, les parties de l’âme ne sont, il est vrai, rapportées qu’à telles ou telles parties du corps, et sans qu’il y soit question du système nerveux-central ; mais il n’en est pas de même de celui qui va suivre. Si le premier développe Pythagore, le second résume Hippocrate, et l’on verra avec quelle vérité.
« Les choses semblables, les, os, la chair, ont toutes la moelle pour principe : car c’est pour être attachés à la moelle que les liens de la vie qui unissent l’âme au corps sont comme les racines qui soutiennent l’espèce mortelle, Mais la moelle elle-même a une autre origine : Dieu prit les triangles primitifs, réguliers et polis qui étaient les plus propres à produire avec exactitude le feu, l’eau, l’air et la terre : il sépara chacun d’eux du genre auquel il appartient ; il les mêla entre eux en les combinant avec harmonie, et de ce mélange fit naître la moelle qui est le germe de toute l’espèce mortelle. Puis il sema à la moelle et attacha à sa substance tous les [p. 115] genres d’âmes, et il la divisa elle-même, dès le principe en autant d’espèces qu’il devait y avoir d’espèces d’âme et il leur donna les mêmes qualités. Il fit parfaitement ronde la partie qui devait contenir le germe divin, comme un champ contient la semence, et lui donna le nom d’encéphale, parce qu’elle devait être contenue dans la tète de chaque animal, quand il serait achevé. La partie de la moelle, qui devait contenir la partie mortelle de l’âme, reçut à la fois des formes rondes et des formes oblongues, et il lui laissa le nom général de moelle. Elle lui servit comme d’ancre à laquelle il attacha les liens qui unissent l’âme entière, et autour de cet ensemble il construisit notre corps, auquel il donna pour première enveloppe la charpente osseuse (2). »
« Qu’on fasse dans les deux morceaux qui précèdent la part du temps et de l’imagination ; qu’on en retranche les hypothèses mises à la place de faits qui ne pouvaient être connus alors, les comparaisons, les images qui altèrent la vérité au lieu de l’éclairer ; qu’on aille, en un mot, au fond des choses, tel, du reste, qu’il nous est donné de l’apercevoir maintenant, et l’on verra combien est remarquable, dans son exactitude et dans son harmonie, cette antique ébauche d’une physiologie de la pensée.
« Et d’abord ces trois âmes, que reconnait Platon, à l’exemple de Pythagore, comprennent et représentent toute la psychologie, mais ne comprennent et ne représentent qu’elle ; et laissent de côté tout ce qui, dans la vie de nutrition et dans la vie de reproduction, a lieu, sans que la sensation ou. le fait de conscience y intervienne. C’est d’abord l’âme végétative ou nutritive qui appète le [p. 116] aliments el les boissons, et que représentent, dans la psychologie moderne, les instincts les plus grossiers relatifs aux besoins de la conservation individuelle et de l’alimentation, et en particulier les sentiments de la faim et de la soif ; c’est ensuite l’âme irascible, concupiscible, passionnée, qui a trait à toute la série des sentiments et des passions, ou des facultés auxquelles cette même psychologie a essayé de les rattacher ; c’est enfin l’âme raisonnable, intellectuelle, qui, dans sa suprématie, représente l’ensemble des hautes facultés intellectuelles, et est, dans son immortalité, le substratum de la vie à venir.
« Mais ces âmes, principes ou notions générales des différents ordres de faits psychologiques, ces âmes, que sont-elles pour Platon ? Quelle nature et, en quelque .sorte, quelle existence leur attribue-t-il ? Tantôt, suivant la remarque de Brucker, il semble les considérer comme des âmes distinctes et séparées l’une de l’autre ; tantôt, et le plus souvent, il les appelle des espèces, des genres, des forces, des parties d’une même âme. Mais, malgré cette confusion apparente, qui n’en avait pas imposé à Galien, il est évident qu’il fait une grande différence entre l’âme supérieure et divine, substance véritable et immortelle, et les runes inférieures, appétitive et irascible, simples forces de l’organisme, destinées à périr avec lui. 0uant aux actes sensitifs qui sont du ressort de ces deux âmes, l’âme supérieure est loin d’y rester entièrement étrangère, puisqu’ elle en prend connaissance pour les coordonner et les régler ; et l’on ne trouverait pas beaucoup à reprendre dans cette trisection platonicienne de l’âme, si l’on voulait ne considérer que comme une sorte d’hyperbole psychologique la conscience attribuée aux âmes nutritive et irascible, des faits instinctifs ou passionnés qu’elles [p. 117] représentent, et la reporter tout entière à l’âme supérieure et substantialisée.
« Toutefois, ce sur quoi je dois surtout insister ici, c’est manière dont Platon a rattaché à l’organisation ses trois espèces d’âmes, c’est-à-dire, en définitive, les fait psychologiques relatifs aux besoins, aux passions, aux sensations et à la pensée. La moelle, la moelle qui est renfermée dans la tête et dans la colonne de l’épine, voilà, dit Platon, le champ des âmes, le lien qui les unit entre elles et au corps. La moelle épinière est le siège des âmes mortelles, des âmes de l’appétit et des passions ; la moelle qui est contenue dans la tête, le cerveau, est celui de l’âme raisonnable et divine, la citadelle du haut de laquelle elle commande aux âmes inférieures, dont elle dirige et modère les mouvements. Traduit en langage physiologique moderne, ceci reviendrait à dire que la moelle épinière est l’organe de transmission et d’excitation des sensations et des mouvements relatifs à la vie de nutrition, et même à cette vie des passions qui détermine dans la poitrine et le cœur de si remarquables mouvements, tandis que le cerveau est particulièrement, sinon exclusivement, consacré à l’exercice de la pensée proprement dite, et il n’y a rien de plus exact que cet énoncé. La dernière partie surtout en ‘est formelle et ne présente aucune ambiguïté. Le cerveau-est le siégé de l’âme raisonnable l’organe de l’intelligence, protégé dans ses importantes fonctions par la voûte solide du crâne. »
Cette détermination physiologique, qui remonte jusqu’à Pythagore, l’auteur la présente ici parcourant toute la série philosophique, depuis Platon jusqu’ à Descartes : de même qu’on l’a vue suivre tonte la série physiologique depuis Alcméon et Hippocrate jusqu’aux anatomistes modernes. L’histoire de la philosophie ne nous apprend pas [p. 118] si, dans l’Académie même et chez les successeurs de Platon, son opinion sur le rôle du cerveau dans l’exercice de la pensée, se continua avec les autres parties de sa doctrine ; mais on peut sans crainte affirmer qu’il en fut ainsi. En effet, nous voyons cette opinion professée plus tard par des philosophes qui ne tenaient guère aux idées platoniciennes qu’en se faisant les historiens de ces idées. Cicéron ne reconnait-il pas que l’âme a dans la tête son siège qui est lié aux organes des sens ? Plutarque n’admet-il pas que le propre siège de l’entendement et de la raison, c’est le cerveau ? Mais on voit surtout la philosophie chrétienne admettre dès ses commencements, avec Platon, que l’encéphale est le siège de l’âme, l’organe de l’intelligence : telle est la doctrine de saint Augustin, le plus savant, le plus platonicien de tous les Pères, de saint Clément d’Alexandrie, de saint Hilaire, de saint Justin, de Lactance, de saint Grégoire et de saint Athanase. Établie dans les écrits des premiers docteurs de l’Église, elle se continue dans les diverses phases de ta philosophie chrétienne, et cela sans même se refuser aux découvertes ou aux hypothèses qui vinrent plus tard s’y rattacher C’est ainsi qu’on voit les philosophes scolastiques, et parmi eux les plus célèbres, Hugues de Saint-Victor, Albert le Grand, saint Thomas, Duns Scott, joignant Galien à Platon, admettre non-seulement que le cerveau est l’organe de l’intelligence, mais encore qu’il offre dans ses diverses parties des organes affectés aux divers ordres de ses facultés, aux mouvements, aux sens, à la mémoire, à l’imagination, à la raison.
Mais il faut bien se garder de croire qu’après Hippocrate, Pythagore et Platon, l’opinion de la philosophie ait été unanime sur l’affectation de l’encéphale à l’exercice de la pensée. Il est vrai de dire, en effet, que des quatre [p. 119]
lesquelles se divisa la philosophie grecque après Socrate, trois n’admirent pas cette affectation, et revinrent à cet égard au sentiment des Ionien. Les chefs des trois écoles étaient, on le sait, Aristote, Zénon et Épicure. Aristote, d’après l’idée toute virtuelle qu’il se faisait de ses âmes, et surtout de ses âmes inférieures, auxquelles il donnait indifféremment les noms de formes, d’espèces, de genres, de forces, de principes, de parties même de l ‘âme, ne les rapportait évidemment que comme de simples puissances aux appareils organiques, de l’action desquels elles ne sont, pour ainsi dire, que la notion spécifique. Quant à l’âme même de la pensée, quant à cette particule divine qui, toute petite qu’elle est, offre, dit Aristote, une si grande importance, ce philosophe ne parle nulle part du siège spécial qu’il eût semblé nécessaire de lui assigner. Mais il est une âme, une espèce d’âme, qui est pour lui le fondement de toutes les autres, la condition de l’animalité, de l’humanité même, à ce point qu’elle peut dans certains hommes exister seule, c’est-à-dire sans l’âme de la- pensée ; cette âme, c’est l’âme sensitive. Là donc-où elle sera présente, seront présentes toutes les autres âmes : là où sera son siégé, sera leur siège à toutes, ou celui de l’âme tout entière. Et qu’est-ce que devra être un pareil siège ? Évidemment un rendez-vous-de sensations, un sensorium commune, et c’est là, en effet, tout ce qu’est pour Aristote le siège de l’âme ; il ne lui donne pas d’autre nom. Suivant lui, ce siège de l’âme sensitive se trouve dans le milieu du corps, dans la poitrine, dans le cœur. Assurément le savant disciple de Platon ne pouvait pas ne pas soupçonner, et même au fond ne pas reconnaître, le rôle important que joue le cerveau dans l’exercice de la pensée ; néanmoins pour lui le cerveau, partie excrémentielle et presque inorganique, [p. 120 privée de sang, de chaleur et de sensibilité, n’avait d’autre usage, dans sa position à l’extrémité supérieure du corps, que de condenser, par sa nature froide, les vapeur chaudes qui s’élèvent du cœur, afin de les faire retomber sur cet organe en rosée qui le rafraîchisse. A son exemple et presque de son temps, les stoïciens et Épicure méconnurent aussi le rôle du cerveau dans les actes de l’intelligence, et regardèrent le cœur comme le siège de l’âme, de l’âme de la sensation et de la pensée.
Les stoïciens, plus encore qu’Aristote et Épicure, avaient ramené toutes les facultés de l’âme à une unité dominante, de nature à la fois sensitive et intellectuelle, mais avant tout sensitive, qu’ils rattachaient à une âme essentiellement matérielle et de la nature du feu ; ils la plaçaient dans la poitrine, dans le cœur, combattant à cet égard la doctrine de Platon. Le cœur, disaient-ils, est le véritable siège de l’âme, parce qu’il est le point de départ des sensations, des passions et des mouvements auxquels donne lieu l’appétit ; et la preuve qu’il en est ainsi, ajoutaient-ils, c’est que, lorsque nous parlons de nous-mêmes, de notre individualité, on lorsqu’il est question des sentiments qui s’y rattachent, nous plaçons la main sur notre cœur, comme pour marquer que là est le véritable siège du moi, Pour Épicure, comme pour Zénon, comme pour Démocrite, le substratum de l’âme, de nature absolument matérielle, était, en définitive, un air subtil et chaud répandu dans tout le corps ; et cette âme elle-même, considérée au point de vue psychologique, indépendamment d’une première division en âme irraisonnable et en âme raisonnable, se distinguait plus particulièrement encore en quatre éléments et en quatre facultés parallèles, le souffle pour le mouvement, l’air pour le repos, le feu pour la. chaleur, enfin une espèce d’atomes ronds sans nom, åp. 121] extrêmement subtils et mobiles, pour la sensation. Or, cette sensation, plus encore pour Epicure que pour Zénon et que pour Aristote, c’était l’essence de l’âme, de l’âme par excellence, de l’âme raisonnable ; et tandis que l’âme irraisonnable était répandue dans tout le corps, l’âme à la fois sensible et pensante avait son siège dans la poitrine, et plus particulièrement dans le cœur, au centre de la respiration et de la vie, à l’endroit où retentissent toutes les sensations.
Après avoir ainsi montré que les trois écoles sensualistes de la Grèce, le Lycée, les Épicuriens, le Portique, au lieu de mettre, avec Pythagore et Platon, le siège de l’âme pensante dans le cerveau, placèrent ce siège dans le cœur, M. Lélut se demande quel a pu être le motif de ce retour aux opinions Ioniennes, et voici comment il résout cette question.
« Les systèmes de la philosophie grecque, comme de toutes les philosophies, ramenés à la grande question qui fait leur essence, se divisent en deux ordres, systèmes spiritualistes ou rationalistes, systèmes matérialistes ou sensualistes, ou, pour que leur opposition ressorte davantage, systèmes de vie et systèmes de mort éternelle. La mort ou la vie, en effet, la perte ou la conservation, par-delà le tombeau, de notre individualité pensante, tel est le problème capital, j’allais presque dire le seul problème de toute philosophie, et toutes les autres questions, dans tout système, n’ont de valeur que par celle-là. C’est là ce qu’avaient bien senti Pythagore et Platon, et leur grandes écoles, lorsqu’à des conceptions de plus en plus intellectuelles de l’âme du monde, ils avaient uni, dans leurs systèmes, le dogme d’une âme humaine, divine immortelle comme sa source, mais immortelle dans sa mémoire et sa pensée. Ils avaient bien vu qu’une telle âme [p. 122] ne peut être confondue avec cette force vitale, qui sous les espèces de l’air et du calorique inspirés semble s’introduire à la naissance dans la poitrine et dans le cœur, et à la mort s’exhaler avec le dernier souffle, ou s’écouler avec le sang. Cette pensée, qui, en eux-mêmes, comme dans la philosophie, se distinguait de plus en plus de la matière, de l’organisation, de la vie même , il lui fallait un siège spécial qui fût la condition nécessaire et comme le signe de cette distinction. Maos déjà les travaux des physiologistes avaient montré que ce siège c’est la moëlle encéphalique, et les rapports de cette moëlle avec les organes des sens, l’espèce de sensation que force à y rapporter le travail même de la pensée, tout engageait les philosophes spiritualistes à accepter cette détermination. L’âme, l’âme raisonnable, l’âme au germe divin, fut donc placée dans la tête, dans le cerveau, à la partie supérieure du corps, séparée par une espèce d’isthme , le cou, du tronc, où se trouvaient reléguées les âmes à lois nécessaires. Elle se trouvait préservée jusqu’à un certain point par cela même de la souillure de leur contact, et n’avait de communication avec elles que par l’intermédiaire de la moëlle épinière, qui forme avec l’encéphale le champ des âmes, le lien qui les unit au corps. Ainsi se trouvait assurée, et en quelque sorte rendue évidente aux yeux mêmes, l’existence de l’âme intelligente, de cette âme qui, du siège supérieur qui lui était assigné, devait s’élancer, à la mort, vers les célestes espaces, pour y continuer, à tout jamais, la vie et la personnalité humaines.
« Au contraire, des philosophies, qui, envisageant surtout le côté physique de notre nature, confondaient la pensée avec la sensation, et croyaient que l’âme, l’âme raisonnable, quelle que fût sa nature, ou mourait avec le corps, ou ne conservait, après sa dissolution, ni mémoire [p. 123] pensée, de telles philosophies, bien loin de chercher dans l’organisation un siège séparé à l’âme supérieure, étaient, au contraire, conduites comme par la main à rejeter systématiquement celui que lui avaient assigné dans le cerveau les physiologistes et les philosophes spiritualistes, et à la renfermer, à l’exemple des anciens Ioniens, dans l’endroit du corps, dans l’organe qui leur paraissait être le centre de la vie et des sensations, afin qu’elle ne put manquer de disparaitre et de s’anéantir avec elles. Or c’est là ce que firent successivement, et en vertu de la même nécessité, Aristote, Épicure et Zénon… »
De tout cet exposé des opinions de la philosophie et de la physiologie anciennes sur la manière dont la sensibilité et la pensée doivent être rattachées à l’organisation, l’auteur déduit en substance les points suivants, qui sont comme les conclusions de son travail.
« A l’origine de la science, à une époque où les opinions qui forment son domaine devaient participer du sensualisme d’une civilisation au berceau, les premiers philosophes grecs, les philosophes ioniens, placèrent bien réellement le siège de l’âme, de l’âme de la sensibilité et de la raison, dans la poitrine et dans le cœur, la confondant ainsi avec la vie, et la condamnant à s’éteindre avec elle. Mais bientôt la science médicale et physiologique, représentée surtout par Hippocrate, fut amenée par la nature de ses études à reconnaitre quel rôle nécessaire joue le cerveau dans l’exercice de la pensée, et à offrir ainsi à la philosophie les moyens de mieux distinguer l’âme sentante et surtout pensante des autres âmes ou des facultés purement vitales de la nutrition, de la génération, des mouvements. Pythagore et Platon s’emparèrent de cette donnée, et le premier peut-être fut pour quelque chose dans sa découverte. Ils proclamèrent l’un et l’autre que [p. 124] le cerveau est le siège de l’âme raisonnable, on l’organe de l’intelligence, et firent ainsi faire le premier pas à la physiologie de la pensée. Presque contemporaines de Platon, trois écoles célèbres de la Grèce, le lycée, le portique, les épicuriens, rejetèrent sciemment la doctrine que ce philosophe avait prise de Pythagore et d’Hippocrate, dépossédèrent le cerveau de ses fonctions d’organe intellectuel, et, guidées peut-être par leurs idées sur l’avenir de la pensée, placèrent dans le cœur, à l’exemple des Ioniens, le siège de l’âme sentante et pensante, d’une âme qui leur paraissait devoir mourir avec le corps.
« Malgré cette hérésie, tout à la fois philosophique, physiologique et religieuse, la doctrine de Pythagore, d’Hippocrate et de Platon, assise sur des bases inébranlables par les travaux de Galien, devint de plus en plus et finit par demeurer sans conteste celle de la philosophie, de la physiologie et de la religion, parce qu’elle est celle de la vérité. Oribase et saint Augustin, Willis et Descartes firent au cerveau la part qui lui revient dans l’exercice de la pensée et si, en admettant que dans cet organe des parties distinctes sont affectées à telles ou telles séries de phénomènes sensitifs ou intellectuels, ils allèrent au delà de faits, toujours tracèrent-ils ainsi une première ébauche d’une physiologie de l’entendement, que jusqu’à présent la science moderne n’a guère fait que reproduire, mais qu’à l’avenir elle devra faire oublier. »
Notes
(1) Timée, t. XII, p. 196 et suiv. de la traduction de M. Cousin.
(23) Timée, t. XII, p. 204 et 205.
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