Fernand Hallyn. Sur l’oniromancie. Extrait du « Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance », (Paris), n° 23, 1986. pp. 49-52.
Fernand Hallyn (1945-2009). Il enseigna la littérature française et la littérature générale à l’université de Gand
Quelques publications :
— Olympica : Les songes du jeune Descartes.] in « Le songe à la Renaissance.Colloque International de Cannes 29-31 mai 1987 », (Saint-Etienne), 1990, pp. 41-51.
—Dialectique et rhétorique devant la « nouvelle science » du XVIIe siècle. in Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950) Sous la direction de Marc Fumaroli, 1999.
—Le langage confus qui règne dans les pays d’Inquisition ». Descartes et la rhétorique de la dissimulation. in « Poétique », n° 142, 2005/2.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 49]
SUR L’ONIROMANCIE
όλίγα ταύτα πρός τήν
αύτονομίαν τών ύπνων
(Synésius)
Signes naturels et intentionnels
« La vision du songe diffère du rêve par ceci, qu’il arrive à l’une de signifier l’avenir, à l’autre la réalité présente » (Artémidore). La distinction en recouvre une autre, entre signes naturels et signes intentionnels. Les rêves qui signifient le présent sont tous liés à l’état actuel, physique ou psychique, de l’homme. Mais rien n’empêche, après tout, qu’un tel rêve s’avère correspondre, par hasard, à un événement ultérieur. Si on lui refuse néanmoins la dignité d’être un présage, c’est que la ressemblance est naturelle, et non intentionnelle. Toute la problématique de la prédiction est liée à la présence d’une intention (Dieux, Démons, Anges, l’Âme détachée du corps … ). Les espèces de rêves et de songes distinguées par les traités peuvent être classées suivant la typologie générale des relations entre signification et intention établie par H. P. Grice (1). Nous pouvons distinguer les possibilités suivantes (qui ne sont pas toutes représentées dans tous les traités et pour lesquelles certains introduisent des subdivisions) :
1. Les rêves qui signifient sans qu’il y ait intention de signifier et qui sont dus à des manques ou des excès du corps, des espoirs ou des craintes de l’âme.
2. Les songes dont la signification obéit à une intention.
2.1. Les songes dont l’intention signifiante est nécessairement secrète : les songes trompeurs, comme celui d’Agamemnon au chant II de l’Iliade.
2.2. Les songes dont l’intention signifiante n’est pas nécessairement secrète. 2.2.1. Les songes dont l’intention signifiante n’est pas nécessairement non secrète : le sens est voilé par des figures les songes « allégoriques » d’Artémidore).
2.2.2. Les songes dont l’intention signifiante est nécessairement non secrète : les songes clairs, qui se prêtent à un décodage immédiat (songes « théorématiques » chez Artémidore). [p. 50]
L’orientation vers l’avenir
Ce n’est qu’en apparence qu’on peut trouver dans l’explication par l’état physique ou psychique actuel (type 1.) un point de rencontre avec le statut du rêve dans la psychanalyse. Certes, les « Tagesreste » jouent un rôle important dans la formation du rêve chez Freud. Mais : a) pour lui, le rêve fait souvent appel aux éléments les plus insignifiants de ces restes, alors que les traités anciens considèrent uniquement les occupations et les impressions saillantes comme capables d’intervenir dans le rêve ; b) pour les théories anciennes, ces restes sont les signifiés du rêve, tandis que chez Freud ce sont des signifiants (le contenu « manifeste ») renvoyant à un sens caché (le contenu « latent ») (2).
Aujourd’hui, le rêve est avant tout une incursion du passé dans le présent. L’action du rêve consiste à soulager le sujet du poids de son passé, à proposer l’accomplissement d’un désir (3 ). Autrefois, le songe anticipait sur l’avenir, il produisait un désir ou une crainte. L’avenir cessait d’être totalement inconnu, il pouvait prendre un visage concret, désirable ou angoissant. En outre, la fonction du songe n’était pas toujours purement informative : chez ceux qui ne croyaient pas à un déterminisme rigoureux, mais ménageaient une place à la liberté humaine — Cardan (4) —, la connaissance du présage pouvait accorder au bénéficiaire un certain pouvoir sur le futur en lui permettant d’agir en faveur de l’accomplissement du présage ou de chercher à y échapper.
Mais le songe n’ôtait pas au futur toute incertitude. Il demeurait un phénomène troublant, énigmatique, ambigu. D’une part, à cause de la difficulté de déterminer à quelle catégorie un songe précis appartenait. Jean Cassien et Thomas d’Aquin notent qu’il arrive au diable d’envoyer des songes vrais (notre type 2.2.) pendant un certain temps, pour mettre le destinataire en confiance avant de le perdre par un songe fallacieux (type 2.1.). Grégoire le Grand et Isidore de Séville soutiennent que seuls les saints sont capables de distinguer les révélations divines et les machinations diaboliques. Et d’autre part, l’interprétation des signes intérieurs à un songe donné ne posait pas moins de problèmes. Synésius, surtout, avait insisté sur les complications tropologiques. Artémidore avait souligné que la relation entre les signes et les événements futurs pouvait varier tant du point de vue quantitatif que du point de vue qualitatif : un songe peut présager beaucoup de choses par peu de signes, peu par beaucoup, beaucoup par beaucoup, et peu par peu ; le bon peut être annoncé par le bon, mais aussi par le mauvais, et le mauvais peut l’être tant par le mauvais que par le bon… Tous ces problèmes pouvaient compliquer l’interprétation d’un songe particulier. Ils ne menaçaient pas l’oniromancie en tant que telle, dont les opérations s’inscrivaient [p. 51] dans l’exercice d’une logique.
Une logique du concret
Lorsqu’Artémidore passe en revue les sens possibles des poissons apparaissant dans des songes, il traite dans l’ordre des espèces suivantes : poissons bigarrés ; poissons rouges ; poissons se dépouillant de leur vieille peau ; poissons causant des troubles d’intestins ; mollusques ; poissons cartilagineux ; poissons ressemblant à ceux qui ont des écailles, mais n’en possédant pas ; spares, bogues, scorpions de mer, kôbios ; poissons d’étang. Les poissons bigarrés sont de mauvais augure pour les malades et les bien-portants ; les rouges le sont pour les esclaves, les malfaiteurs et tous ceux qui se cachent, mais le mulet est de bon augure pour la femme sans enfants, tout comme les poissons qui se dépouillent de leur vieille peau le sont pour les malades, les prisonniers et les pauvres, ou comme ceux qui causent des troubles d’intestins le sont pour les endettés…
Un tel classement et de pareilles associations présentent toutes les caractéristiques de ce que Lévi-Strauss a appelé, dans La pensée sauvage, une « logique du concret ». De telles logiques sont fondées sur des qualités sensibles ; elles sont polyvalentes, faisant «simultanément appel à plusieurs types formels de liaison» et travaillant « simultanément sur plusieurs axes » ; elles « font, si l’on peut dire, flèche de tout bois », le rapport entre deux termes n’étant « pas obligatoirement du même type pour chaque maillon de la chaine » (5).
Il n’est pas indifférent que le classement des poissons soit en accord avec des textes des naturalistes. Artémidore prend appui, sur ce qui passe pour l’ordre réel des choses — établi lui aussi par les opérations d’une logique du concret (6). L’oniromancie se fonde sur un système reçu de relations tenues pour vraies, et son sort est lié à la validité de cette structuration du monde. Ce qu’elle fait, c’est projeter une distribution synchronique sur la diachronie, extrapoler du monde à l’histoire en travaillant simultanément sur les axes de la contiguïté (tel poisson apparaissant à telle personne) et de la similarité (poisson rouge-sang – torture d’un esclave). Le résultat, c’est que les événements futurs sont déjà lisibles dans le système des choses. Nous croyons toujours que les structures permettent de prédire des faits. La différence réside avant tout dans la logique qui élabore les systèmes.
Le travail du rêve, aujourd’hui, apparaît toujours comme la mise en œuvre d’une logique du concret. Mais les opérations de celle-ci n’instituent plus l’ordre vrai du monde et les signes du rêve ne peuvent plus, dès lors, prendre de sens que par rapport à une réalité purement psychique plongeant [p. 52] dans un passé collectif ou reproduisant un scénario récurrent, et par rapport à l’expérience personnelle du rêveur où des configurations subjectives ont été tissées et qu’il est le seul à pouvoir se remémorer. Le psychanalyste propose non un sens fondé sur des relations objectives entre des signes et des choses, mais les moyens pour découvrir un sens subjectif : Freud déclare que sa technique « diffère de celle des Anciens par ce fait essentiel qu’elle charge du travail d’interprétation le rêveur lui-même » (7). Même si l’opposition est moins tranchée en réalité (8), nous dirons, transposant une formule de Lévi¬Strauss s’appliquant à la cure chamanistique, qu’en principe au moins, dans l’oniromancie le rêveur accomplit les opérations et le spécialiste fournit le sens, tandis que dans la psychanalyse « le médecin accomplit les opérations et le malade produit son mythe » (9).
Université de Gand
Fernand HALL YN
Notes
(1) Cf. F. Recanati, La transparence et l’énonciation, Paris, Le Seuil, 1979, p. 178.
(2) Cf. P. Pelckmans, Le rêve apprivoisé. Pour une psychologie historique du topos prémonitoire, Amsterdam, Rodopi, 1986, p. 11.
(3) Vu l’espace limité, nous limiterons dans la suite les confrontations avec des conceptions actuelles surtout au freudisme. Mais il est vrai que Jung, par exemple, ajoute à la fonction compensatrice du rfve une fonction prospective.
(4) Cf. A. Browne, •Girolamo Cardano’s Somniorum Synesiorum Libri llll»; BHR, XL (1979), pp. 123-135.
(5) La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 83, 84, 88, 213.
(6) lbid., pp. 57-58.
(7) L’interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1973, p. 92.
( 8) Les traités anciens invitent en général à tenir compte du contexte personnel du rêveur. L’insistance la plus forte, combinée avec l’éloge de l’auto-interprétation, apparaît chez Synésius, suivi, à la Renaissance, notamment par Corneille Agrippa et Cardan. D’autre pan, chez Freud, l’interprétation débouche sur des symboles dont le sens échappe au rêveur et qu’il appartient à l’analyste de décoder. Jung note : Au fond, il importe très peu que le médecin comprenne ; tout dépend de ce que le malade comprend. La compréhension devrait donc être plutôt un accord, fruit d’une réflexion faite en commun ».
(9) Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, p. 222.
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