Ferdinand Denis. Onirocritie. — Extrait de « Le Moyen-âge et la Renaissance. Tome IV : histoire et description des mœurs et usages, du commerce et de l’industrie, des sciences, des arts, des littératures et des beaux-arts…s. l. d. Paul Lacroix », (Paris), tome IV, 1851, folio

Ferdinand Denis. Onirocritie. — Extrait de « Le Moyen-âge et la Renaissance. Tome IV : histoire et description des mœurs et usages, du commerce et de l’industrie, des sciences, des arts, des littératures et des beaux-arts…s. l. d. Paul Lacroix », (Paris), tome IV, 1851, folio IV à VI.

 

Jean-Ferdinand Denis (1798-180). Historien français spécialiste de l’histoire du Brésil au XIXe siècle. Il fut administrateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Nous avons retenu de ses nombreuses publications :
— Tableau historique, analytique et critique des sciences occultes où l’on examine l’origine, le développement, l’influence et le caractère de la divination, de l’astrologie, des oracles, des augures, de la Kabbale, la féerie, la magie, la sorcellerie, la démonologie, la philosophie hermétique, les phénomènes merveilleux, etc., précédé d’une introduction et suivi d’une biographie, d’une bibliographie et d’un vocabulaire. Paris, Mairet et Fournier, 1842.
— Le Monde enchanté, cosmographie et histoire naturelle fantastique du Moyen Âg. 1843
— Portugal : édité par Didot Frères. 1846
— Une Fête Brésilienne, Célébrée a Rouen en 1550, Suivie d’un Fragment du XVIe Siècle Roulant sur la Théogonie des Anciens Peuples du Brésil, et des Poésies en Langue tupique de Christovam Valente.  édité à Paris en 1850.

Les [folio] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[folio IV]

ONIROCRITIE. — C’est en lui-même, c’est dans les propres illusions de sa nature, que l’homme a tenté de découvrir d’abord le guide surnaturel qui devait le conduire à la recherche de l’avenir. Les Égyptiens, les Hébreux, les Grecs avaient, comme on sait, réduit l’art d’interpréter les songes en un corps de doctrine. L’Onirocritie, désignée aussi sous le nom d’Oniromancie, du grec ὄνειρος, comptait jadis de nombreux adeptes, et l’on peut dire que, sur ce point, les doctrines mystiques de l’antiquité s’étaient transmises au Moyen Age avec d’autant plus de sécurité, qu’en interrogeant les livres saints, on y trouvait tout naturellement le droit de s’en rapporter à ce genre d’oracle, que l’Église ne pouvait absolument condamner. Dès les premiers siècles du christianisme, un esprit éminent, un poète qui sut revêtir certaines doctrines empruntées à Platon d’un langage vraiment magnifique, Synesius enfin, osa composer un traité Des songes, où les rêveries antiques étaient, pour ainsi dire, sanctifiées par la pensée toute chrétienne du sublime interprète des saints mystères. En écrivant ce traité Des songes, l’évêque de Ptolémaïs donna la vogue à ce genre de divination; mais ce nouvel onirocritique alla bien loin dans sa doctrine, puisqu’il en fit une science d’observation individuelle et qu’il prescrivit à chaque adepte d’observer soigneusement ses illusions nocturnes pour en tirer des présages d’autant plus assurés qu’ils reposeraient sur un plus grand nombre d’apparitions. Selon Synesius, donc, chaque mortel possède en lui le grand art de lire dans l’avenir, doctrine bien différente de celle qui fut émise par un des Pères les plus célèbres dont s’honore l’Église. Saint Grégoire de Nysse, adversaire des Oniroscopes, ne voyait dans les songes qu’un ébranlement passager des facultés de l’âme, dû à un souvenir des émotions qu’on venait de ressentir, et il comparait poétiquement l’esprit de l’homme agité par un rêve à la corde de la harpe qui vient de jeter un son et qui vibre encore lorsque le son s’est évanoui.

Soumis aux décisions des autorités, qu’il respectait, mais entraîné par ce besoin de pénétrer l’avenir qui s’est manifesté à toutes les époques, le Moyen Age admit trois grandes divisions dans l’oniromancie : les songes divins, les songes naturels, les songes procédant du démon. Mais, si l’on admettait les premiers comme de précieux avertissements du ciel dont l’interprétation pouvait être soumise à un théologien, vrai médecin de lame, si les seconds étaient mis au rang des émotions les plus innocentes, les autres inspiraient trop d’horreur pour qu’on en cherchât l’explication : tant de difficultés entouraient d’ailleurs l’explication salutaire des avertissements divins, que tout d’abord une prudente circonspection fut imposée à ceux qui s’en rendaient les [folio V] interprètes ; bientôt même l’Église s’arma de rigueur contre les songes et ne vit dans l’onirocritie qu’une branche condamnable des Sciences occultes. Si le Scholiastede saint Jean Climaque avait déclaré « qu’il faut user d’une grande prudence pour bien juger de ce qui nous arrive en songe et que, la cause des songes étant incertaine, on ne doit s’y arrêter en aucune façon, parce qu’il appartient à peu de personnes d’en bien juger, » saint Grégoire déclara que les visions de la nuit, interrogées comme augure et formant une branche de la divination, étaient détestables, et, à l’époque où commence, à vrai dire, le Moyen Age, durant la première moitié du neuvième siècle, le sixième concile de Paris condamna positivement l’art de conjecturer par les songes, comme entraînant des résultats vraiment pernicieux et comme pouvant être envisagé à l’égal des doctrines funestes du paganisme. Nous nous contenterons de citer cette condamnation si explicite, qui était d’ailleurs la pure expression du Capilulairede Grégoire II; il nous serait aisé d’accumuler ici les autorités : il n’y en aurait pas de plus concluante. L’art d’interpréter les songes pour lire dans l’avenir ou pour découvrir des trésors, n’en fut pas moins cultivé durant tout le Moyen Age, et, bien que l’on ne connût pas avant Arnaud de Villanova de traité absolument spécial sur cette importante matière, lorsque le savant Mayorquin eut donné son traité de l’Interprétation des songes (Libellas de somniorum interpretatione), la lumière se fit pour les adeptes au milieu de ces épaisses ténèbres. Arnaud de Villanova vécut probablement jusqu’en l’année 1314, et l’on doit supposer qu’il exerça une prodigieuse influence sur l’onirocritie du Moyen Age ; mais, deux siècles plus tard, Venise ayant publié, sous le nom d’Oneirocriticon, un traité apocryphe attribué à Artémidore, ce philosophe éphésien, qui vivait, à ce que l’on présume, du temps d’Antonin-le-Pieux, devint, en réalité, l’interprète désormais populaire, l’onirocritique par excellence, que l’on consulta dans toute l’Europe dès qu’il s’agit d’interpréter les rêves, et il conserva cette faveur bien au delà du seizième siècle. Le livre célèbre d’Apomazar, le Palais du prince du sommeil de Mirbel, les Congetture d’Ubaldo Cassina, et tant d’autres traités d’onirocritie, n’acquirent jamais, à des époques diverses, la vogue prodigieuse qui s’attacha au livre d’Artémidore depuis l’année 1518, date précise de sa première apparition.

On ne s’attend pas sans doute à ce que nous passions en revue, même sommairement, les divers systèmes d’interprétation usités durant le Moyen Age ; l’oniromantie ne fournissait pas sans doute alors, comme cela avait lieu dans l’antique Égypte, d’Artomim, ou des devins attitrés s’asseyant dans les conseils royaux. On ne distinguait pas, comme chez les Grecs, l’Oniropotede l’Oniromante, c’est-à-dire le songeur interprétant ses propres songes, du devin qui expliquait les rêves qu’on venait lui raconter ; il y avait cependant des gens qui, instruits à l’école d’Arnaud de Villanova, rentraient dans cette dernière catégorie et se basaient surtout, dans leurs explications, sur les principes de l’antiquité. Qu’il appartienne au temps d’Antonin-le-Pieux ou à une époque plus récente, Artémidore ne nous paraît pas avoir fait de bien grands efforts pour établir sa théorie onirocritique sur une base scientifique d’une haute portée; il procède par [folio VI] une sorte d’analogie sans doute, mais aussi quelquefois ses conclusions sont bien étranges. S’il paraît assez naturel, par exemple, qu’un homme qui a admiré en songe la beauté de sa chevelure et les boucles d’une frisure élégante, voie dans ce rêve assez innocent le présage d’une fortune prospère ; si le désordre de ses cheveux indique suffisamment à un autre l’issue funeste de quelque affaire, il semble plus extraordinaire qu’une couronne de fleurs portée hors de leur saison devienne une marque d’affliction profonde; il n’en est pas de même, il est vrai, lorsque la guirlande dont on orne son front se compose de fleurs venues à l’époque où le rêve vous a visité. C’est sans doute une formule poétique de langage usitée chez les Orientaux, qui fait interpréter la perte des yeux par la perte immédiate des enfants de celui qui a rêvé. Il est vrai que, dans ce système, « les yeux se rapportent aux enfants, comme la tête au père de famille ; les bras, aux frères ; les pieds, aux domestiques ; la main droite, à la mère, aux fils, aux amis ; la main gauche, à la femme, à la maîtresse, à la fille. » Si nous sortions des théories de l’interprète éphésien, les analogies seraient peut-être plus marquées, elles ne seraient certainement pas plus raisonnables. Jérôme Cardan, l’habile médecin milanais, vint enfin apporter son autorité pour régler l’importance des visions nocturnes et imposer des lois nouvelles à leurs interprètes. Il posa d’abord en principe que les songes survenus en été offrent des présages plus certains que ceux qui se manifestent en hiver ; il établit ensuite une division, fort rationnelle à son gré, du moins dans la nature des rêves, selon les heures où ils deviennent un avertissement : avant le lever du soleil, ils présagent l’avenir ; au moment du lever, le présent ; ceux qui viennent avant le coucher de l’astre annoncent le passé.

Si l’on veut faire cependant une sérieuse attention à l’influence que Pline exerça sur tout le Moyen Age, on peut supposer que la doctrine qui interprétait les songes par les contraires, eut plus d’un partisan chez les érudits de cette époqu ; elle semble prévaloir encore aujourd’hui, et se manifeste en plus d’un endroit dans ce livre célèbre de l’onirocritie vulgaire qui s’intitule la Clef des songes.

 

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