Félicie d’Aysac. L’Enfer de la Chapelle Saint-Just à Narbonne et les Géhennes du Moyen-Age. Extrait de la « Revue Archéologique », (Paris), 9e année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1852, pp. 201-208 et 299-304.
Félicite Marie Émilie d’Ayzac (1801-1881). Historienne et poétesse. Elle enseigna à la Maison d’éducation de La Légion d’Honneur à Paris. Pendant trente-cinq ans tout en s’adonnant aux belles-lettres et aux études historiques. Parallèlement elle étudie la statuaire et publie des mémoires historiques, dont celui que nous publions aujourd’hui.
Quelques publications :
— Des quatre animaux apocalyptiques et de leurs représentations sur les basiliques chrétiennes au Moyen-Age, tableau et explication de leur groupe symbolique (le tétramorphe), sur les églises byzantines et de leur bas-relief roman en quatre figures distinctes Symbolique de la statuaire chrétienne. Paris, Annales archéologiques [ca 1848] [4] , 27 p. une illustration en noir dans le texte page 2 in-4°.
— Les Statues du porche nord de la cathédrale de Chartres, ou explication de la présence des statues de la Beauté, de la Volupté, de l’Honneur, sur les basiliques chrétiennes (1849)
— Histoire de l’abbaye de Saint-Denis en France (2 volumes, 1860-1861)
— De la démonologie monumentale dans l’art chrétien du moyen âge. in « Revue de l’art chrétien, recueil mensuel d’archéologie religieuse ». Paris, Ch. Blériot, 1 vol. in-4°. 5e année, 1861, tome V, pp. 466-476, 522-527, 589-604, 641-657.
— Saint-Denis, sa basilique et son monastère (1867).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de bas de page ont été reportées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 201]
L’ENFER
DE
LA CHAPELLE SAINT-JUST
A NARBONNE
ET
LES GÉHENNES DU MOYEN AGE.
Ibi erit fletus, et stridor dentium,
On annonçait il y a un an la découverte d’un magnifique bas-relief retrouvé à Narbonne dans la cathédrale, derrière des décorations qui l’avaient masqué quarante ans. Œuvre du XIVe siècle, ce bas-relief d’un style étrange représentait sous les pieds de la sainte Vierge auxquels il servit longtemps de support, la géhenne, ses habitants, et quelques-unes des scènes que l’art du moyen âge se plaisait à placer au seuil redoutable de l’enfer.
« La statue de la sainte Vierge de cette chapelle, dit la Presse du 12 décembre 1850, reposait sur une tête hideuse figurant l’entrée de l’enfer. On distingue dans la gueule de ce monstre un Satan femelle assis sur son trône et enchaîné : un homme et une femme en conversation criminelle, pendus par la langue et représentant sans doute la luxure : Judas, également pendu et ayant les intestins hors du ventre : deux chaudières remplies de damnés, et un pauvre malheureux, embroché de part en part et condamné à un grillage perpétuel. Deux petits démons, placés à droite et à gauche sur la mâchoire même du monstre et servant de portiers, attendent avec impatience une charretée de réprouvés, parmi lesquels on remarque un moine, un évêque et une tête couronnée… Cette composition rappelle les belles fresques exécutées à Pise et à Florence par Orcagna. »
La prophétie de la Genèse : « Ipsa conteret caput tuum » a visiblement inspiré l’auteur de cette œuvre curieuse. La femme écrasant le reptile, c’est Marie foulant l’enfer d’un pied triomphant : cette tête de serpent, vestibule de l’enfer, est représentée par l’artiste de manière à surprendre. Cependant, que cette représentation qui semble [p. 202] toute fantastique ne nous trompe pas : la géhenne du bas-relief de Narbonne n’est point une bouffonnerie : c’est un drame étrange et lugubre comme en a déroulé Dante, un drame comme on en lit et comme on en voit représentés dans les manuscrits enluminés du XIIIe et du XIVe siècle, un tableau tel qu’il en fallait dans ces âges où les esprits, restés incultes au milieu des discordes et de l’anarchie féodale, demandaient, pour être émus et instruits, des scènes brutales et des spectacles effrayants : temps où le progrès et la vie qui se manifestaient dans l’art étaient empreints d’une austère idéalité, d’une poésie triste et sombre, et gardaient aussi le cachet d’une naïveté que peu d’hommes privilégiés savent comprendre aujourd’hui.
Les géhennes et l’enfer ont été souvent retracés sur les monuments chrétiens du moyen âge. Pourquoi y furent-ils placés, et quels furent les motifs qui en déterminèrent les types ?
Les représentations de la géhenne, de l’enfer et des démons sont un des thèmes favoris de l’art chrétien au moyen âge. Sans compter ceux de ces sujets qui figurent dans les Visions et dans les légendes si répandues à cette époque, on les voit souvent reproduits sous les voussures des portails où se déroule la scène du jugement dernier. Là, dans les cordons d’archivolte, tandis que les anges, placés à la droite de J.-C., lui présentent en souriant les âmes des prédestinés, d’autres esprits célestes, placés à sa gauche, le front sévère et contristé, repoussent les âmes des réprouvés, que des démons hideux saisissent et précipitent dans la géhenne.
Si l’art chrétien exposa ainsi le triste tableau de l’enfer et des actes inexorables de la justice divine sur les façades des églises et par conséquent sur leur partie la plus en vue, c’est qu’il savait que « la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. » Il ne fit en cela que suivre l’exemple de la liturgie catholique, qui place en tête des offices de l’année chrétienne, dès l’ouverture de l’avent, le tableau du drame du jugement dernier et la scène de l’avènement redoutable du fils de l’homme. Mais ainsi que l’Église, l’art chrétien adoucissait ces tableaux sévères par des images consolantes. La statue de la sainte Vierge écrasant, ainsi qu’il est prédit, la tête du dragon infernal, était presque toujours placée sur le pilier, symbolique du grand portail, mais plus souvent peut-être encore au portail septentrional du transsept des mêmes églises. Ce n’était pas sans intention qu’une combinaison mystique lui assignait cette place au nord : dans la langue de l’Écriture, qui était aussi celle de l’art, le nord aux ténèbres [p. 203] profondes, aux souffles desséchants et meurtriers, était la figure du domaine des esprits infernaux, de la région glacée du mal, de l’empire de l’incrédulité et du paganisme (1). C’était en face de ces ombres, de cet empire du démon et de cette gentilité, que l’art chrétien du moyen âge faisait apparaître la statue de la mère du Sauveur du monde, de celui que l’Écriture sainte nomme aussi Lumière, Soleil de justice et Orient (2). C’est là qu’il aimait à placer celle dont la maternité future devait terrasser l’auteur du mal et appeler à la lumière spirituelle de l’Evangile ces peuples que l’Écriture représente « assis à l’ombre de la mort » (Zach, Chant.) Afin de préciser mieux encore ce triomphe par une image très-sensible, l’art chrétien plaça sous les pieds de la sainte Vierge l’emblème du terrible ennemi de Dieu et des hommes qu’elle avait vaincu, celui de l’enfer et du diable : et ses statues, furent ainsi, par la place qu’elles occupaient principalement aux portails nord (3) des églises comme par leur expression, la mise en scène de cette parole de la Genèse, « ipsa conteret caput tuum. » [p. 204]
Du reste, rien de plus curieux, rien aussi de plus motivé que les variantes que l’on observe dans le type du pouvoir infernal terrassé sous les pieds de la sainte Vierge. Ces variantes tiennent à l’esprit profondément symbolique de l’art chrétien, qui, dans les temps hiératiques, chercha invariablement à reproduire dans ses œuvres, moins la lettre de l’Écriture que son sens mystique et caché. Or, quatre ordres différents d’interprétations ou de sens ont été attribués par les Pères à toutes les phrases des Écritures : à savoir : le sens historique ou littéral, le sens anagogique, le sens tropologique et le sens allégorique.
De même que parmi les Pères, la plupart (4) ont expliqué seulement selon l’un ou selon l’autre de ces sens toutes les phrases de la Bible et par conséquent ce verset : « ipsa conteret caput tuum ; » ainsi les artistes ou ymaigiers qui reproduisirent ce texte dans tous les pays de l’Europe, s’inspirèrent, tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces sens.
Selon le sens historique ou littéral, ce serpent, que la femme par excellence devait écraser, ne signifie pas autre chose qu’un vrai serpent.
Selon Je sens anagogique, il signifie l’Esprit du mal.
Selon le sens tropologique, il signifie la suggestion mauvaise, la tentation.
Selon le sens allégorique, il est l’emblème de l’enfer.
Les artistes du moyen âge ont représenté sous les pieds de la sainte Vierge, tantôt l’un, tantôt l’autre de ces quatre sens du serpent biblique. Il n’y a dans leurs œuvres rien au delà.
1° La représentation du sens historique ou littéral de ce serpent en tant qu’écrasé par la seconde Eve, s’est très-rarement offerte il nos yeux sur les monuments du moyen âge, quoique les ymaigiers aient souvent représenté ce reptile sous sa forme naturelle dans une scène différente, celle de la prévarication de nos premiers pères sous les ombrages de l’Éden. En revanche, l’art positif et peu mystique de notre temps a multiplié une image invariable de ce serpent sous les pieds des statues et des figures de la sainte Vierge. C’est ainsi qu’on le voit à Paris dans l’église de Saint-Sulpice et dans nombre d’autres églises.
2° La représentation du sens anagogique du serpent écrasé par la seconde Eve fut très-répandue au XIlle siècle. Son type le plus [p. 205] fréquent fut alors le dragon, monstre idéal et symbolique dont chaque membre était l’emblème d’un des caractères attribués au Démon, tels que l’astuce, la malice, la violence, l’impénitence, l’orgueil, la perversité, etc. Ce dragon, comprimé ou écrasé sous les pieds de la sainte Vierge (et conformément au texte biblique), cherchant à la mordre au talon, se voit entre autres sur le pilier symbolique de la baie percée à l’extrémité septentrionale de la croisée de Notre Dame de Paris. Le type sous lequel ce dragon y est sculpté est le type pur et parfait qui fut affecté pendant tout le cours du XIIIe siècle, à cet animal d’invention, par les artistes de cette grande époque de l’art chrétien.
Mais d’autres animaux encore, reconnus pour personnifier divers vices représentèrent le Démon sous les pieds de la sainte Vierge.
Sur les bas-reliefs des pieds-droits du portail ouest (baie centrale) de la basilique de Saint-Denis, où se trouve sculptée si gracieusement la parabole des Vierges sages et des Vierges insensées, on voit aussi cet esprit infernal écrasé sous les pieds de la Vierge sage par excellence et se retournant pour la mordre. Mais ici, le Démon n’est plus montré sous la forme du dragon, monstre violent et agresseur, mais sous celle d’un animal en partie serpent, en partie bête fauve et âne, emblème spécial de la prédominance des sens sur l’esprit. L’art mystique du moyen Age en usa bien souvent ainsi, et donna à chaque ligure emblématique du Diable les caractères spéciaux les plus appropriés à la circonstance où il était représenté. Les cinq Vierges sages étant, selon l’avis de tous les Pères, la figure des cinq sens soumis à la loi étroite de l’Evangile, quoi de plus convenable que de représenter leur groupe dans la personne de leur chef, triomphant de l’empire des sens concupiscents et révoltés ? Ce fut aussi une heureuse inspiration, que celle qui plaça la sainte Vierge dans cet appareil triomphant à la tête des Vierges sages. Malheureusement l’architecte, au lieu d’encastrer son panneau à la tête de la colonne, l’a placé au deuxième rang ; de même il lui a donné pour pendant, sur l’autre côté de la porte, la Vierge qui devait être placée au rang inférieur dans le cordon des Vierges folles ; cette Vierge est parfaitement caractérisée et figure le plus extrême degré de la perversion des sens : elle laisse échapper le manteau, le voile, indices de la chasteté, et ses pieds posent dans les mains d’un onocentaure, emblème de la prédominance des sens sur l’esprit ; celui-ci se lance au galop et grimace un ricanement infernal. Ces interversions de panneaux se voient du reste fréquemment sur les monuments chrétiens ; [p. 206] il y en a de nombreux exemples sur la cathédrale de Chartres, à Notre-Dame de Paris, etc., ce qui a dû plus d’une fois faire commettre de singulières méprises aux archéologues les plus accrédités.
3° La représentation du sens tropologique du serpent écrasé par la seconde Ève est fréquente dans l’ornementation de beaucoup d’églises du XIIIe et du XIVe siècle. Ce sens, indiqué par saint Isidore, saint Athanase, saint Augustin et d’autres Pères, montre dans le serpent l’emblème de la suggestion coupable et insinuante qui est la tentation au péché, après avoir fait voir dans Adam celui de l’âme raisonnable, et dans Ève celui de la nature concupiscente ou des sens toujours prêts à se révolter. Quand les artistes s’inspirèrent de cette explication des Pères, ils placèrent, à côté du dragon sculpté sous les pieds de la sainte Vierge, la figure de la sirène, emblème de Ia persuasion insinuante et du dangereux attrait de la tentation sensuelle qui perdit nos premiers parents et qui est l’arme la plus puissante du mauvais ange et de l’enfer. Les sirènes, nommées dans Isaïe (XIII, 22), étaient regardées comme l’emblème des trois concupiscences nommées en ces termes dans la première épître de saint Jean (II, t 6 ) : « concupiscentia carnis, concupiscentia oculorum, superbia vitæ,» ( chantent totes, dit un ms. de l’Arsenal, les unes en bussines (trompettes), et les autres en harpes, et les tierches en droite vois ; » et on les voit ainsi représentées sur la miniature. Celles qui chantent « en bussines» ont le corps et les serres du faucon, oiseau de rapine et de proie : c’est la tentation des richesses; celles qui chantent « en harpes » figurent la tentation de la vaine gloire mondaine, car c’est sur la harpe que les ménestrels chantaient les hauts faits des preux et les largesses des prud’hommes; celles qui chantent «en droite vois» se terminent en corps de dauphin, emblème des passions des sens. Ainsi, ces trois représentations des sirènes personnifient-elles la concupiscence des sens, la concupiscence des yeux et l’orgueil de la vie (5).
En se vouant dès son bas âge à l’état de virginité, inconnu ou sans honneur jusqu’alors, la mère future du Christ avait terrassé la sirène. C’est aussi dans l’appareil de ce magnifique triomphe sur la volupté sensuelle, qu’on la voit représentée à Saint-Denis et à Longpont.[p. 207]
A Saint-Denis, cette statue de la Vierge victorieuse décorait le pilier symbolique de la haie percée à l’extrémité septentrionale du transsept de la basilique. Elle a disparu à l’époque de la violation de ce monument, en 1793, mais la partie supérieure du pilier où posaient ses pieds ct qui accuse la fin du XIIIe ou le XIVe siècle est restée intacte. On y voit encore la statuette d’une sirène, moitié femme ct moitié poisson, tenant dans sa main gauche un dragon qui se retourne vivement pour la mordre au bras. Cette sirène, que foulait aux pieds la statue de la sainte Vierge, personnifiait, comme nous le disons plus haut, la tentation sensuelle, stimulée par l’esprit mauvais.
Nous avons dit qu’un thème analogue décore le pilier symbolique de la façade de l’ancienne église abbatiale de Longpont (Seine-et Oise), œuvre délicate et gracieuse du XIIle siècle. Sous les pieds de la sainte Vierge debout, tenant l’enfant Jésus sur son bras et remarquable par sa noblesse, sa sévérité, sa beauté, sont deux animaux symboliques, pareils de taille et affrontés. Celui de droite est un dragon à queue remarquablement enroulée et parfaitement caractérisé ; il retourne vivement sa tête en arrière comme pour mordre. Celui de gauche est un monstre à ailes de palmipède, avant-corps de lion et queue de dragon, mais à tête de jeune femme qui ne peut qu’avoir été belle et dont la sculpture est visiblement soignée. Le masque a été détruit par le temps ou les hommes ; mais l’ovale du visage est pur et la chevelure est ondée, séparée au milieu du front et tombant en boucles soyeuses au-dessous des oreilles.
Cette figure de sirène marque évidemment les amorces séduisantes de la tentation ; le dragon placé auprès d’elle est la tentation ellemême. Rien de plus beau, à notre avis, et de plus noble que ce groupe : ainsi que toute l’ornementation de cette façade, il rappelle les inspirations, le style sévère, le symbolisme et toutes les magnificences des statues de la cathédrale de Chartres : cette œuvre est digne d’appartenir au même génie, et d’être une création de la même main. [p. 208]
4° Enfin, la représentation du sens allégorique du serpent dont la tête devait être écrasée par la seconde Ève, représentation qui est l’enfer, est précisément le thème déroulé sur le bas-relief de Narbonne ; c’est le texte biblique pur, seulement bien développé : car ce n’est pas l’enfer désert, mais l’enfer insatiable, l’enfer peuplé, qu’a terrassé la seconde Ève. A la vérité, la tête que l’on voit ici n’est pas celle du reptile de la Genèse, mais son choix n’en est pas moins facile à justifier. L’enfer a dans l’Ecriture d’autres emblèmes que le serpent, et l’artiste a choisi parmi ces emblèmes. Celle géhenne, ouvrant sa gueule d’animal féroce et montrant ses gouffres, ses feux et ses formidables défenses pour engloutir les réprouvés, est littéralement biblique ; nous nous attacherons tout à l’heure à le démontrer. Quant au rapport de l’esthétique, la gueule béante d’un monstre vorace, donnée pour expression à l’enfer, n’a-t-elle pas sa sauvage idéalité et son énergie saisissante, augmentées encore par les scènes terrifiantes que, s’appuyant sur la lettre de l’Evangile (6), le XIIIe et le XlVe siècle se sont plu à y retracer ? N’y avait-il pas aussi beaucoup de poésie, dans le contraste remarquable du contenu de celte geôle avec ce qui la surmontait ? Les scènes de torture représentées dans la gueule de la géhenne, drame menaçant et terrible qui, en matérialisant les peines, intéressait bien plus la foule, ne faisaient-elles pas ressortir, avec plus de charme encore, l’angélique et chaste figure qui rayonnait sur ces hideuses figures de l’enfer ?
Quant à la tête du serpent, échangée sur ce monument et sur presque tous ceux du moyen âge contre celle d’un autre monstre, c’est une question digne d’être étudiée et que nous nous flattons d’expliquer. Avant donc de mentionner ici quelques-unes des épopées mises si fréquemment en scène dans le gouffre de la géhenne, disons un mot sur les différents types assignés à celle-ci dans l’art chrétien au moyen âge, et exposons succinctement pourquoi il donna à ces gueules béantes et à ces têtes d’animaux, tantôt les caractères du lion, tantôt ceux du dragon, du chien, du poisson, de l’oiseau de proie, etc.
Mme FÉLICIE n’AYZAC.
Dignitaire en retraite de la maison des élèves
de la Légion d’bonneur (Saint-Denis).
[p. 299]
L’ENFER
DE
LA CHAPELLE SAINT-JUST
A NARBONNE
ET
LES GÉHENNES DU MOYEN AGE.
II
(suite et fin)
Il est peu d’entre nos lecteurs qui aient vu le bas-relief de Narbonne : mais il y en a bien peu, sans doute, qui n’aient pas vu, sous les voussoirs de quelque portail d’église ou sur de nombreuses miniatures, quelqu’une de ces géhennes béantes formées de gueules d’animaux dont le moyen âge fit une expression de l’enfer. Nous avons dit que l’art affectionnait cette image et en faisait, le plus sou vent, un vaste cratère embrasé qu’il peuplait de têtes hurlantes, de démons torturant les âmes et de scènes des plus dramatiques. Nous avons montré qu’il plaçait dans ses profondeurs des fourneaux dé coupés à jour, des chaudières à chair humaine et des poëles incandescentes. Ces représentations étranges étaient vulgarisées partout et décoraient en même temps les baies des portails des églises ouverts à la foule innombrable et les bibles enluminées destinées exclusive ment aux grands et aux princes, quelques verrières (7) de cathédrales et de saintes chapelles et les fresques de leurs murailles (8).
Dire quelle fut l’origine des Béhémots et des dragons et celle des diables cornus de toutes queues, de toutes faces, de tout poil, de toutes couleurs, de toutes laideurs et de toutes griffes qu’on voit figurer dans ces œuvres ; montrer que ces types ne furent, comme la géhenne elle-même, que des métaphores empruntées à des sources graves et consacrées comme typiques il cause de leur origine et de leur luxe d’allusions : enfin, traduire ces figures dans notre langue positive en citant nos autorités et en développant nos preuves, tel est le but d’un travail que nous publierons bientôt et auquel nous nous bornerons, pour le moment, à emprunter quelques notions sur les géhennes.
Avant que l’art se fût emparé de l’idée des limbes, du démon et de la géhenne pour les reproduire au regard, la Bible les avait dépeints dans son noble et riche langage métaphorique tout images et tout tableaux. Le portrait le plus grandiose et la plus belle allégorie qu’elle ait tracés du mauvais ange et en même temps de l’enfer réunis sous un même emblème, est la magnifique description du Léviathan dans le 41 e chapitre du livre de Job. Le Béhémoth du même livre, le Piscis grandis de Jonas, le chien infernal nommé dans le psaume 21, l’oiseau de proie désigné dans plusieurs prophètes, le lion de la première épître de saint Pierre, le grand dragon décrit dans l’Apocalypse, sont, nu dire de tous les Pères et de tous les commentateurs, autant de riches variantes de cet emblème renommé. Ces autorités vénérables ont considéré tous ces animaux comme un même monstre figuratif dont le sens est également applicable à la mort et aux limbes par quelques-uns de ses caractères, et par tous à l’Esprit du mal et aux abîmes de l’enfer.
Le lion et l’oiseau de proie ne sont que nommés dans les livres saints ; mais l’un y est représenté tournant sans cesse autour des âmes pour les surprendre et les dévorer, et l’autre y est assez caractérisé par son nom. Le chien infernal du psalmiste n’y est pas décrit davantage ; l’Écriture se borne à dire : « Délivrez , ô mon Dieu, de la main du chien, mon âme, la seule que j’aie !… » Mais ce mot de « la main du chien », a quelque chose de lugubre, et qui fait presque frissonner. On ne trouve pas non plus dans le livre du prophète Jonas le signalement de son piscis grandis ; ce nom et celui de cetus sont tout ce qu’on y voit de lui avec le fait de l’engloutissement et de la délivrance du prophète. Mais l’allusion du lion et de l’aigle, celle du chien par excellence au démon et à son empire, celle du cetus à la mort et aux limbes compris sous le nom des enfers sont attestées [p. 301] par tous les commentateurs. Rappellerons-nous que Jésus-Christ luimême a expliqué le symbolisme du poisson de Jonas dans les pages de l’Évangile en disant : « Sicut enim fuit Jonas in ventre ceti tribus diebus et tribus noctibus, sic erit filius hominis in corde terrai tribus diebus et tribus noctibus (Matt., XIl, 39, 40). »De même, Jonas, figure du Rédempteur, dans le cantique qu’il fit monter vers Dieu du fond de l’abîme, nedit pas « qu’il pousse ses cris vers le ciel du fond des entrailles du monstre » mais « qu’il crie du fond de l’enfer et des entrailles de la terre. » « De ventre inferi clamavi… ad extrema montium descendi , terræ vectes concluserunt me. »
Quant au Léviathan, il est, dans la sainte Ecriture , l’objet des peintures les plus magnifiques :
« Je n’oublierai pas Léviathan… qui lui donnera un double frein ?…
Qui ouvrira les portes de sa gueule ? La terreur habite autour de ses dents.
… Ses frémissements font jaillir la lumière ; ses yeux ont la splendeur du feu.
Des flammes sortent de sa gueule et des étincelles volent autour de lui.
La fumée sort de ses narines comme d’un vase rempli d’eau bouillante.
Son souffle est semblable à des charbons brûlants, le feu sort de sa gueule.
La force est dans son cou, et la terreur s’élance devant lui.
Son cœur est dur comme le rocher, comme la meule qui écrase le grain.
Quand il se lève, les forts sont dans la crainte : dans leur terreur ils chancellent…
Nul sur la terre n’a sa puissance ; il a été créé pour ne rien craindre.
Il envisage tout ce qu’il y a de superbe : il est le roi de tous les enfants d’orgueil (9). »
Tel est le portrait de ce monstre ; celui du Béhémoth et celui du dragon de l’Apocalypse ne lui cèdent pas pour le grandiose et la poésie des détails, et tout le monde peut les lire dans les livres originaux.
On voit dans les commentaires des Pères et des Docteurs de [p. 302] l’’Église les plus renommés, l’explication de chaque mot de ces magnifiques peintures. On y lit que par leurs écailles, par leur haleine flamboyante, par le vif éclat de leurs yeux, par leur queue, leurs splendeurs lugubres, le vaste hiatus de leur gueule, nommé les portes de leur face, et par le reste de leurs membres, il faut entendre les différentes sortes d’hérétiques, de sensuels, d’impénitents et de pervers qui peuplent l’éternel abîme, et de plus, tantôt les caractères odieux de ces réprouvés, et tantôt les attributs de l’enfer. Les manuscrits enluminés du moyen âge répètent ces explications. Nous ne citerons qu’un manuscrit du XIIIe siècle appartenant à la Bibliothèque nationale : Les textes latins du portrait du Béhémoth et de celui du Léviathan y sont réunis et amalgamés, et le commentateur ne fait de l’un et de l’antre qu’un même animal symbolique. On peut voir dans le manuscrit même comment il les traduit et les commente en son langage un peu barbare, mais plein d’énergie, montrant en eux l’emblème du démon et celui de la population de l’enfer.
On retrouve tous les caractères du monstre en question dans la géhenne de Narbonne et dans toutes les autres géhennes peintes ou sculptées sur les monuments du XIIIe et du XIVe siècle. N’y trouvet-on pas cette « alaine qui fait les charbons ardoir » dans les tourbillons flamboyants représentés dans ces géhennes ? Et l’art chrétien n’y a-t-il pas reproduit aussi non-seulement la « fumée qui ist des nareines », mais même les « grans pos boillans, » en introduisant dans les gueules embrasées qui représentent la géhenne ces fourneaux et « poësles au deable » dont la géhenne de Narbonne expose quelques spécimens ? Il a fait plus, il a complété le tableau que la Bible et les glossateurs laissent incomplet, en peuplant ces fourneaux ardents de réprouvés de toute sorte, et en spécifiant, par les scènes qu’il leur a fait exécuter, les actes coupables qui ont déterminé leur réprobation.
Il fut donc parfaitement rationnel, aux époques où presque toutes les œuvres de l’art chrétien étaient la reproduction des textes sacrés et surtout de leur sens moral révélé par les commentaires bibliques, de donner pour type à l’enfer ainsi qu’à l’esprit des ténèbres, soit la gueule monstrueuse du Léviathan, soit celle du chien infernal, du lion ennemi des âmes, du cetus, du dragon, de l’aigle, et des autres animaux pervers ou voraces dont la Bible applique les noms au mauvais ange et à l’enfer.
Ajoutons qu’aux mêmes époques où ces monstres si variés ouvraient sur nos temples chrétiens le gouffre béant de leur gueule sous le [p. 303] ciseau des ymaigiers, cette bouche de la géhenne venait orner également et avec la même énergie nos manuscrits enluminés.
La géhenne est figurée par un bec d’aigle colossal, flamboyant et peuplé de scènes très-dramatiques, dans plusieurs manuscrits à miniatures de la Bibliothèque nationale. On en verra la description dans le travail inédit auquel nous mettons en ce moment la dernière main.
Citons pourtant quelques géhennes ayant pour expression typique diverses têtes d’animaux.
La géhenne est figurée par une tête à gueule béante tenant à la fois du lion et du chien, au dernier folio du manuscrit de la Bibliothèque nationale, cote S, folio 632-23. Dans cette gueule se pressent un groupe de têtes représentant les réprouvés. Cette miniature est curieuse en ce que, conformément à la conjecture encore en vogue au XIIIe siècle, auquel appartient ce manuscrit, celle géhenne est placée au centre du monde ; quant à celui-ci, il est représenté par seize cercles concentriques dont le plus intérieur et le plus petit, celui qui embrasse la géhenne, est décoré du nom de tere : il est successivement suivi des cercles de aighe , de aer, de feus, de lune et des six autres planètes connues alors ; puis de nuevime cieus , de cius cristalins, de cius empires et finalement du cercle de paradis, au delà duquel règne indéfiniment la gloire de Dieu, désignée par ce seul mot, majestas.
Sur une miniature du livre manuscrit Del Jor du Jugement (Bibl. de l’Arsenal), une vaste gueule de monstre, véritable gouffre ignivome, fait bouillir une grande chaudière suspendue à une crémaillère de fer. Ce chaudron, c’est « la poesle au deable, » où des démons de toute forme précipitent en ricanant, puis mêlent, tournent et retournent, à l’aide de crocs et de fourches, l’essaim hurlant des réprouvés.
Dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale S, folio 632-25, la même gueule flamboyante ne se borne pas, comme ailleurs, à engloutir des masses d’hommes : elle engouffre aussi des « hystoires, » des épisodes tout entiers. Au folio 8 de ce tome, un prélat, coiffé de la mitre et encore profondément incliné dans l’acte de l’adoration, est fortement tiré par un diable au moyen d’un crampon aigu ; il plonge, encore tout recueilli et les mains encore toutes jointes, dans cet enfer des hypocrites; à côté, trois rois couronnés et un moine avec sa tonsure sont saisis par ce même diable qui les tire de l’autre main et les destine au même gouffre. [p. 304]
Au folio 9, une colonne de Juifs à bonnets pointus, superposés les uns aux autres, descend, non sans difficulté, dans la gueule de la cétus. Un diable couronnant le tout, pesant sur la masse maudite, tasse et enfonce des deux mains la foule nombreuse et pressée.
Au folie 10 verso, 14 verso, 31, 88 verso et 54, Jésus-Christ couronné du nimbe croisé, sa croix de passion à la main, écrase du pied un démon qui se jouait sous l’oreille du chien d’enfer, pose l’autre pied sur la mâchoire de celui-ci, et lire de l’abîme en feu Adam et les autres patriarches.
Au folio 32 verso, la gueule flamboyante du chien infernal contient deux chaudières ardentes ; divers groupes y sont rivés et maintenus par des démons de forme hideuse. L’un de ces diables tient des deux mains par les pieds un réprouvé qu’il a élevé au-dessus de sa tête, et s’en sert comme de massue pour en frapper d’autres damnés ; la percussion sera horrible.
Au folio 22 verso, des épisodes plus complets encore se passent dans la gueule béante d’une double tête de taureau et de chien.
Au folio 25, on voit marcher vers une gueule flamboyante, celle du lion infernal, la danse des enfants du monde : c’est un essaim : de jeunes hommes et de riantes jeunes femmes, recevant des mains des démons les coupes des joies illicites, et s’avançant, violon en tête, vers l’abîme ouvert et ardent ; là se voient, au milieu des flammes, des couples hurlant de douleur, contraints à s’embrasser toujours et à vider sans relâche les coupes infernales.
Les folios 34 et 42 offrent d’outres scènes non moins énergiques et non moins significatives. Celles qui sont détaillées peuvent suffire au lecteur qui peut d’ailleurs voir le manuscrit que nous citons.
N’y-a-t-il pas de la gravité el des enseignements austères dans ces tableaux qu’on dit grotesques, et que l’on admire pourtant dans l’œuvre sublime du Dante ? La plus haute moralité, la philosophie la plus sévère peuvent-elles parler aux yeux sous des formes plus poétiques ? Le dramatique et le terrible ont-ils été poussés jamais plus loin ?
Mme FÉLlClE D’AYZAC.
Dignitaire en retraite de la maison des élèves
de la Légion d’honneur (Saint-Denis).
NOTES
(1) Sieut enim per Austrum, qui venius est calidus et leniter flat, Spiritus sanctus designatur, qui corda quæ tangit ad amorem dilectionis inflammat : ita et per Aquilonem, qui durus el frigidus est, Diabolus intelligitur, qui eos quos possidet, ab amore charitatis atque dilectioni s torpentes el frigidos reddit. Quod enim per Aquilonem Diabolus designatur, ostendit propheta, dicens : « O Lucifer, qui dicebas in corde tuo, sedebo in lateribus Aquilonis, et reliqua… » (Albin. Flacci Alcuini lib. De divin. Offic.)
« Aquilo, ventus frigidus, Diabolum significat, qui fiatu tentationum corda hominum congelat et infrigidat ab amore Dei… Merito, contra Aquilonem legitur Evangelium, quia fides , quæ in Evangelio continetur, armatura nostra est contra Diabolum. » (Erudit. theolog. in specul, Eccles., c. VII.) Voy. aussi sur le même sujet Raban Maur, Allegor. in univers. saer. scriptus, saint Bernard, Sermo de diversis, 85, saint Grégoire, Moral., 37, Job, XLIII, 6, et bien d’autres dont il serait trop long de rapporter les textes.
(2) Les noms de lumière, de soleil, d’Orient, sont donnés à Jésus-Christ dans les Écritures sacrées, dans tous les Pères de l’Église et même dans la liturgie catholique. « Ego sum lux mundi, » a dit le Sauveur .
« Orietur vobis timentibus nomen meum Sol Justitiæ » (Malnch. IV, 2), id est Justus, seu verus Sol, nempe Christus, non ad eos excædandos, adurendos, affigendos ut implis contiget, sed ad eos vivificandos, iIluminandos, recreandos ac plene sanandos… » (Saint Jérôm.) Et voy. aussi Cyrille et les gloses de Tyrin ; voy. encore sur le même sujet tout ce que disent à l’envi saint Brunon Astens., Oddo Astens., Cornelius à Lapide, Raban Maur, Allegor., Zacharie, III, 8, Isidor. Hispatens. dans ses Origin., VII, tous les commentateurs de la Bible, impossibles à citer tous
(3) Le sens mystique du septentrion, tel que nous venons de le signaler, et celui des trois autres points cardinaux, qui s’y lie naturellement, déterminent dans l’architecture, la sculpture et la peinture du moyen âge, des intentions et des figures de la plus extrême richesse, et donnent, dans ce domaine, les plus belles et les plus complètes solutions de problèmes intéressants. Nous terminons sur le sujet un mémoire extrait de nos travaux archéologiques inédits.
(4) Quelques-uns des commentateurs sacrés, saint Grégoire le Grand, par exemple, ont donné, dans leurs commentaires, plusieurs, sinon tous les sens mystiques à la fois de chaque verset.
(5) Ces trois concupiscences que saint Jean, dans sa première épître (11,16), désigne comme les sources de tout le mal qui se commet sur la terre, tiennent, soit par leur définition, soit par l’exposition de leurs antidotes spirituels, une grande place dans les écrits des, moralistes du moyen âge.
(6) Ibi erit fletus, el stridor dentjum… Vermis eorum non moritur, ignis eorum non estinguitur. — Crucior in hac flamma, etc. » Matt. VIII, 12, etc, — Marc, IX, 43, etc. — Luc, XVI, 24,-
(7) Celles de Bourges entre autres sont riches en ce genre de tableaux ; c’étaient comme le catéchisme des grands et des petits.
(8) Guenebault en cite un grand nombre dans son Dictionnaire iconographique des monuments de l’antiquité et du moyen âge, T. II. verbo « Jugement dernier. »
(9) Job., XLI. 3 et suiv. Traduclion de M. de Genoude.
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