F. Ribes. Observation d’un cauchemar causé par la nymphomanie. Extrait des « Mémoires et observations d’anatomie, de physiologie, de pathologie et de chirurgie », (Paris), Chez J. B. Baillière, tome troisième, 1845, pp. 127-131.
François Ribes (1765-1845). Médecin en chef de l’hôpital des Invalides. Membre de l’Académie de médecine. Élu membre de la section de chirurgie.
quelques publications:
— Histoire de l’ouverture et de l’embaumement du corps de Louis XVIII, fondateur de l’Académie Royale de Médecine [Texte imprimé] / Paris : impur. de Plassan , 1834
— Exposé sommaire des recherches faites sur quelques parties du cerveau [Texte imprimé] : précédé de considérations générales sur cet organe / par le docteur F. Ribes Père / Paris : Félix Malteste , [1839]
— Mémoires et observations d’anatomie, de physiologie, de pathologie et de chirurgie [Texte imprimé] / par le Dr F. Ribes,… / Paris : J.B. Baillière , 1841-1845. 3 vol.
[p. 127]
OBSERVATION D’UN CAUCHEMAR CAUSÉ PAR LA NYMPHOMANIE.
Une jeune dame, âgée de vingt-cinq ans, mariée à un homme de soixante, qui se croyait aimé de toutes les femmes et négligeait un peu la sienne que cependant il affectionnait, était faible et d’une grande sensibilité ; elle avait la poitrine délicate, et une disposition à la phthisie. Elle éprouvait des douleurs vagues qui la faisaient beaucoup souffrir ; mais ce qui paraissait l’incommoder le plus, c’était une constipation des plus opiniâtres, qui souvent résistait à l’emploi des lavements les plus stimulants, et le jalap ne la faisait aller à la selle qu’à la dose d’un gros et même d’un gros et demi. Lorsqu’elle était parvenue à avoir une garde-robe abondante, ce qui arrivait rarement, elle se trouvait tellement soulagée de corps et d’esprit, que sa personne et son caractère ne semblaient plus les mêmes. Mais ce bien avait à peine [p. 128] quelques jours de durée, que son malaise revenait, et alors les calmants et les narcotiques étaient prodigués pour n’obtenir qu’un soulagement passager.
Cette dame avait passé quelque temps en Angleterre, puis en Allemagne, avait parcouru presque toute l’Italie, avait consulté les médecins de ces divers pays, et rapporté en France toutes ses indispositions.
La physionomie de la malade, qui était naturellement douce et agréable, changea peu à peu ; on y remarquait quelque chose de triste qui semblait annoncer un commencement de trouble cérébral. Elle dormait peu, et son sommeil était pénible ; elle se réveillait quelquefois subitement, en faisant des cris horribles, et plusieurs fois, si on n’était pas venu promptement à son secours, elle aurait sauté par la fenêtre, ou serait morte de frayeur. Elle était arrivée au point de ne plus vouloir dormir ; très-souvent elle forçait sa femme de chambre de rester près de son lit, avec ordre exprès de l’éveiller aussitôt qu’elle s’apercevrait que le sommeil commencerait. Jamais on n’avait pu obtenir aucun renseignement positif sur la cause de ce trouble. Mais le dépérissement de cette jeune dame était si grand et si rapide, que ses parents affligés, et craignant de la voir complétement aliénée, ou de la perdre, me prièrent de tâcher de porter quelque soulagement à la malade qui, jusque-là, avait été soignée par des médecins étrangers qui regardaient cette maladie comme une affection hystérique portée au plus haut degré. L’état de la malade était alarmant, et me fit craindre les suites les plus fâcheuses, La constipation rebelle de cette dame avait certainement une très-grande part à cette maladie ; mais je ne tardai pas à soupçonner [p. 129] une seconde cause aussi dangereuse que la première, et qui pouvait avoir les suites les plus fâcheuses ; mais je n’avais encore que des soupçons, et rien de plus embarrassant et de plus délicat que de faire des questions sur la seconde cause qui pouvait prolonger et aggraver la maladie. Cependant le mal était si pressant que je me hasardai à aborder la question, mais avec beaucoup de prudence et de ménagement, et, à ma grande satisfaction, je reçus de cette dame tous les renseignements que je pouvais désirer ; en présence d’une de ses vieilles tantes qui l’avait élevée, elle répondit sans détour à toutes les questions que je lui adressai, et elle ajouta qu’elle aimait son mari, parce que ses défauts étaient rachetés par beaucoup de bonnes qualités , mais que, quoiqu’elle fût négligée par lui, son inconstance ne lui causait ni peine ni plaisir, et qu’elle voyait son éloignement à peu près avec indifférence. Elle nous déclara qu’elle s’était longtemps livrée à une mauvaise habitude ; qu’elle ne l’avait discontinuée de temps en temps que par les sages conseils de son confesseur qui était un vieillard respectable ; mais ce qui surtout avait mis fin à cette habitude, c’est qu’une nuit, poussée par la nymphomanie, après s’être beaucoup fatiguée, et au moment où elle commençait à sommeiller, elle aperçut, au pied de son lit, un être effrayant, d’une figure bizarre, prêt à se précipiter sur elle. Cette dame s’éveille tout à coup, en jetant un grand cri, et la chimère disparaît de sa présence ; mais elle croit que cet être fantastique est placé derrière les rideaux de son lit. Cette malheureuse femme passe le reste de la nuit saisie de frayeur et sans dormir. La nuit suivante elle eut la même apparition, mais à une heure [p. 130] plus avancée ; elle était alors profondément endormie, quand l’incube se précipite rapidement sur elle, la serre avec violence, la presse avec force ; elle croit avoir un poids énorme sur sa poitrine, et, malgré les plus grands efforts, il lui est impossible de s’en débarrasser, elle ne peut pas même jeter un seul cri pour appeler du secours. Elle passa une nuit affreuse, et dans l’état le plus horrible ; elle croyait être arrivée au dernier instant de sa vie ; et, en racontant cette scène, elle se sentait encore oppressée, et disait qu’elle ne savait pas comment elle existait encore. Le lendemain elle se trouva pâle, défaite et accablée de fatigue. Quelques jours se passèrent assez tranquillement et sans rien voir ; mais cet être imaginaire ne tarda pas à reparaître, et, pendant plusieurs mois, elle fut presque toutes les nuits en proie aux mêmes tourments, qui l’obsédèrent au point de lui rendre la vie insupportable.
Cette dame remplissait exactement les devoirs de la religion ; elle avait reçu une éducation très-soignée ; elle avait beaucoup d’esprit et d’instruction ; cependant, ce qu’elle avait cru voir était regardé par elle comme une réalité, et plusieurs fois, ayant voulu lui prouver que ce n’était qu’une illusion, je vis que si j’avais insisté, j’aurais fini par lui faire perdre complétement la raison. Elle disait que cet être fantastique était couvert de poil de chèvre, qu’il avait une tête moitié animal, moitié homme, avec deux grandes cornes et des yeux vifs et étincelants ; que, dans le jour, et lorsqu’il disparaissait de sa présence, il allait se cacher dans un enfoncement très-obscur du grenier de la maison. Elle assurait que cette bête avait toujours habité dans ce grenier, et que, [p. 131] dans son enfance, elle l’avait déjà vue. Un jour, étant très-petite, elle avait commis une faute légère, et sa bonne, pour l’en punir, l’avait enfermée dans ce grenier ; elle y avait éprouvé tant de frayeur, que depuis lors elle n’avait plus osé y entrer, et même sa peur était si grande, qu’elle ne montait jamais les étages supérieurs de la maison, qu’accompagnée de ses parents ou de quelque domestique de confiance. Sur tout le reste, les facultés intellectuelles de cette dame étaient dans leur intégrité, et personne ne se serait douté du trouble de son esprit sans cette fantastique apparition.
Cette malade était très-constipée ; elle avait la figure rouge et le pouls très-fort.
Je conseillai contre cette indisposition l’usage des bains, les émissions sanguines, les purgatifs, le lait d’ânesse, et l’air de la campagne.
Elle dit qu’elle était trop faible pour être saignée, et qu’il y avait trop d’irritation dans ses entrailles pour supporter les purgatifs, mais qu’elle prendrait volontiers des bains et le lait d’ânesse ; surtout elle ne voulait plus rester dans sa maison. Elle partit pour la campagne ; mais son état empira tellement, qu’elle expira au bout de quinze jours. Je n’appris sa mort que trois semaines après. Je regrette beaucoup de ne pas avoir été prévenu à temps pour en faire l’ouverture, afin de connaître l’état de l’appareil de la digestion et du cerveau.
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Cette observation montre aux jeunes personnes le danger de la nymphomanie, et fait voir aux mères de famille les inconvénients de chercher à corriger les enfants de leurs défauts, en les menaçant de spectres, de fantômes et de chimères.
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