F. Achille-Delmas. A propos du Père Surin et de M.-Th. Noblet. Extrait des « Études carmélitaines mystiques et missionnaires », (Paris), 23eannée, vol. II, octobre 1938, « Nature et Grâce. Sainteté et Folie », pp. 235-239.

Marie-Thérère Noblet.

F. Achille-Delmas. A propos du Père Surin et de M.-Th. Noblet. Extrait des « Études carmélitaines mystiques et missionnaires », (Paris), 23eannée, vol. II, octobre 1938, « Nature et Grâce. Sainteté et Folie », pp. 235-239.

 

Jules François Célestin Achille-Delmas (1879-19. ). Médecin psychiatre.
quelques publication:
— Psychologie pathologique du suicide. Paris, Félix Alcan, 1922. De nombreuse édition à la suite.
— La personnalité humaine. Son analyse. Paris, Ernest Flammarion, 1936.
Adolphe Hitler, essai de biographie psycho-pathologique. Paris, Marcel Rivière, 1946.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

A propos du Père Surin
et de M.-Th. Noblet.

[o . 235]

Les exposés remarquables que nous avons entendus sur le Père Surin et sur Marie-Thérèse Noblet appellent de multiples réflexions. Dans les deux cas, il y a eu des troubles psycho-pathologiques assez nettement accusés et précisés, pour qu’il soit possible de porter un diagnostic certain, quoique rétrospectif. Le psychiatre peut peut-être, sous réserves et avec quelque prudence, apporter des éléments d’appréciation au jugement souverain du théologien.

D’abord une observation générale qui nous paraît fondamentale !

Les maladies mentales sont de deux sortes. Les unes sont dues à des altérations destructives, lésionnelles, organiques de la substance cérébrale ; curables comme les confusions mentales ou incurables comme les démences en général et les délires chroniques, elles sont incompatibles avec la lucidité, le pouvoir dialectique et quelque sentiment moral élevé. Les autres, au contraire, sans lésions décelables des centres nerveux, limitées à des variations par excès ou par défaut des tendances de l’humeur et du caractère, constituent des déséquilibres de l’activité et de l’affectivité, évoluent d’ordinaire sous forme de paroxysmes réversibles, et peuvent être, au moins dans les formes légères ou moyennes de ces paroxysmes, compatibles avec la lucidité, le discernement et même, pour certaines, avec une grande élévation morale. Il est bien évident que seules peuvent être retenues, pour notre point de vue, les maladies mentales de la deuxième catégorie.

Cette discrimination faite, envisageons d’abord le cas du Père Surin, si magistralement exposé par le Dr Étienne De Greeff.

Qu’il ait été par période un grand malade, toute son histoire en fait foi et, à cet égard, les témoignages des contemporains comme les interprétations portées par la suite sur ses propres [p. 236] confessions l’établissent sans conteste. Mais nous pouvons aller plus loin et affirmer que les troubles qu’il a présentés appartiennent à la série des alternances d’excitation et de dépression, que l’on décrit en psychiatrie sous le nom d’états cyclothymiques ou d’états maniaco-mélancoliques.

De tels troubles sont-ils compatibles avec la lucidité et les possibilités dialectiques ? Voilà une première question. Pour y répondre, il faut distinguer les périodes intercalaires aux troubles, celles qu’il est possible d’appeler les intervalles lucides d’une part, et les périodes d’évolution des troubles, d’autre part. Pour les premières, je crois qu’une réponse affirmative sera donnée par tous les psychiatres. Il est d’ailleurs facile de le prouver par des exemples nombreux. J’ai l’honneur de diriger une Maison de Santé dans laquelle Auguste Comte fut interné par trois fois pour des accès maniaco-mélancoliques ; or, il serait difficile de contester la valeur des productions philosophiques que le créateur du positivisme édifia pendant les intervalles de ses accès.

Quid, maintenant des périodes d’évolution des troubles ?

Lorsque ces troubles atteignent une grande intensité, le désordre psychique peut être incohérent et même délirant, et à ce degré, toute vie intellectuelle et morale est profondément troublée. Mais dans les formes légères et moyennes, il en va tout autrement. Voici un exemple. J’ai reçu il y a sept ans une jeune fille de 24 ans, envoyée avec le diagnostic de démence précoce. Elle présentait, en effet, depuis près d’un an un mutisme absolu, et passait ses journées dans l’inactivité totale et dans une attitude figée, stéréotypée comme nous disons. Or au bout de quelques semaines, je m’aperçus que contrairement à son habitude, elle avait laissé sa viande aux repas un mercredi et un samedi. Comme c’était une semaine de Quatre-Temps, je lui indiquais que tous les dimanches la messe était célébrée à la Chapelle de l’établissement et qu’elle était autorisée à y assister. Dès le lendemain dimanche elle s’est rendue à la messe et a continué depuis sept ans à suivre les offices, à se confesser et à communier aux grandes fêtes, à faire ponctuellement jeûne et abstinence, et cela sans se départir de son mutisme, de son inactivité et de son attitude figée. Il s’agit là en réalité d’un cas de mélancolie compliqué d’obsessions, exceptionnel par sa durée, mais sûrement compatible avec une lucidité et une vie intérieure morale élevée ; ce n’est peut-être pas une mystique, mais c’est en tout cas une âme très pieuse.

Le Père Surin.

La deuxième question qui peut se poser, et c’est à peu près celle que posait tout à l’heure M. le Professeur Maritain, c’est de savoir, si non seulement certains états pathologiques, [p. 237] comme ceux d’origine cyclothymiques, sont compatibles avec la lucidité, mais encore avec le sentiment religieux à tous ses degrés. L’exemple de la mélancolique que je viens de rapporter, en ne voulant d’abord viser que le caractère cohérent et lucide de son activité religieuse, répond par surcroît affirmativement à cette question. J’y répondrai encore plus nettement pour M. Maritain, en indiquant que des variations cyclothymiques aussi bien à forme d’exaltation que de dépression peuvent être le point de départ de retours à des sentiments religieux, ou même à des vocations et à des conversions. J’ai vu notamment plusieurs fois l’épisode cyclothymique devenir le point de départ de conversions chez des Juifs et le Père Bruno connaît au moins un de ces cas. Pour la valeur exhaustive de l’épisode cyclothymique, tout dépend de la personnalité du sujet : les psychiatres savent par expérience combien peuvent être attachantes et émouvantes certaines âmes cyclothymiques, qui, grâce à une générosité de cœur native et à une fine intelligence, acquièrent à l’occasion de leurs épreuves maladives, une qualité exceptionnelle.

S’il en est ainsi, le cas du Père Surin nous apparaît comme pouvant expliquer et légitimer toute la ferveur admirative qu’ont soulevé ses nombreux écrits.

Malgré ses troubles maladifs, puisqu’ils sont de la série cyclothymique —et pour dire toute ma pensée, peut-être en partie à cause de ses troubles —, il n’y a aucun argument d’ordre psychiatrique à objecter au fait qu’il ait pu s’élever à la plus haute spiritualité et même jusqu’à l’expérience mystique, comme semblent le démontrer et sa vie et son œuvre.

*

Le cas de Marie-Thérèse Noblet appelle d’autres commentaires, toujours du point de vue psychiatrique, le seul dans lequel nous ayons acquis quelque pratique et dans lequel nous osions nous risquer.

L’observation rigoureuse de mon ami le professeur Lhermitte et l’analyse pénétrante de M. Roland Dalbiez montrent qu’ici encore il s’est agi d’une grande malade et ici encore les faits sont assez précis, assez nombreux et assez fréquemment répétés pour qu’il soit possible de porter un diagnostic certain, celui d’accidents hystériques.

Je m’excuse de devoir avouer devant une assemblée, où les psychiatres sont en minorité, qu’il n’est pas de question qui ait été et qui demeure hélas ! encore, plus compliquée, et, pour tout dire, plus controversée que celle de l’hystérie. Il existe un grand nombre d’écoles qui, en invoquant des mécanismes d’auto- ou [p. 238] d’hétéro-suggestion, de rétrécissement de la conscience, de sommeil ou d’amnésie partiels, de désinsertion du réel, de para- ou d’hyper-imaginativité ou même d’organicité, s’efforcent de laisser à la sincérité des hystériques au moins le bénéfice du doute. Il en est d’autres qui en s’obstinant à confondre la série émotivité et la série hystérie, pourtant très différentes, aboutissent au même résultat. A toutes ces écoles, il convient d’opposer celle de mon maître Dupré, qui, faisant de l’hystérie une variété de mythomanie, « comme une espèce dans un genre », a apporté la précision, la clarté et l’accord complet de l’interprétation et des faits.

La mythomanie est un déséquilibre affectif inné, sous la pression duquel les sujets mythomanes sont poussés, impulsivement et irrésistiblement, mais consciemment à travestir leur comportement et à diriger leur activité dans le sens du mensonge, de l’artificiel et de la création mythique sous des formes plus ou moins pittoresques, étranges, tumultueuses ou dramatiques. C’est essentiellement un déséquilibre par hypertrophie de la vanité, celle-ci pouvant être ou non associée suivant les cas à des adjuvants secondaires et contingents tels que perversité, duplicité, cupidité, lubricité, etc…

C’est un état pathologique, parce que, bien que comportant une complicité active et consciente du sujet, il est impulsif et plus ou moins irrésistible : mais, ce qui est plus important encore, pour nous, c’est que cet état est incompatible avec la sincérité, il en est exactement l’inverse.

Et cependant il se réalise la plupart du temps avec une apparence de sincérité stupéfiante, une habilité extrême (psychoplasticité), une force de persévération inouïe.

Qu’il me soit permis de préciser à cet égard que les auteurs qui n’acceptent pas d’incriminer l’insincérité foncière des hystériques, sont souvent ceux qui manifestent cependant envers eux le plus de méfiance, de suspicion et même à quelque degré, d’hostilité, dans leur sollicitude professionnelle ; ils préconisent notamment plus volontiers des méthodes d’indifférence, de rudesse ou de contrainte.

Le diagnostic d’hystérie peut rester discutable lorsqu’on se trouve en présence d’une manifestation unique et isolée ; il n’en est plus de même, lorsqu’il s’agit de manifestations multiples, répétées, se succédant au cours d’une évolution longue, lorsqu’on a à faire à la série de la grande hystérie. Or, si nous reprenons le cas de Marie-Thérèse Noblet, il n’est pas douteux que nous y retrouvons d’une façon certaine, la série de la grande hystérie et que le diagnostic ne peut faire aucun doute : je ne fais que confirmer [p. 239] sur ce point les diagnostics justement affirmés par MM. Lhermitte et Dalbiez.

Combien alors Marie- Thérèse Noblet va nous apparaître énigmatique, puisque M. Dalbiez concluait que malgré tout, elle était particulièrement attachante et l’avait vraiment ému ? Faudra-t-il admettre la compatibilité de la grande hystérie et de la sainteté ? Pour ma part, et pour les raisons que j’ai dites, je ne m’y résignerai pas facilement. Si j’osais, je risquerais une hypothèse. N’y aurait-il pas dans la biographie dont il nous a été donné connaissance, une part sincère, mais naïve d’exagération ? D’autres témoignages ou documents ne permettraient-ils pas une mise en place différente des faits ? Car, enfin, la mythomanie peut tout simuler, même la sainteté ; les exemples des faux mystiques souvent cités sont des illustrations de telles simulations.

Si cette explication ne s’appliquait pas au cas de Marie-Thérèse Noblet, celle-ci poserait pour moi une énigme, jusqu’à nouvel ordre, insoluble.

Cette réserve faite, je crois pouvoir conclure par les deux données suivantes, un peu schématiquement présentées : les états pathologiques de la série cyclothymique peuvent être compatibles avec les plus hauts degrés de l’ascension spirituelle, comme semble le prouver l’exemple du Père Surin ; par contre, les états pathologiques de la série hystérique paraissent, jusqu’à nouvel ordre, incompatibles avec la sainteté, et cela malgré le cas, au moins exceptionnel, de Marie-Thérèse Noblet. (1)

Paris

Dr F. Achille-Delmas

Note.

(1) Après la rédaction de cet article nous avons pu recueillir un témoignage sûr se rapportant à la période de 6 mois qui précéda la première guérison miraculeuse à Lourdes alors que M.-T. Noblet avait 16 ans, et à la période d’un an qui suivit cette guérison. Dans la première période de 6 mois, plusieurs pensionnaires du couvent où elle séjournait quelque peu agacés ou « jaloux », par suite de la sollicitude qu’elle provoquait autour d’elle, l’accusaient volontiers de n’être qu’une « hystérique ». Un jour, faisant allusion au goût de M.-T. pour les visites d’une personne qu’elle affectionnait, une des sœurs soignantes, impatientée, lui dit : « On va faire venir cette personne et vous verrez que vous n’aurez plus mal ». Le témoin, tout en affirmant la patience et la douceur de nature et aussi la piété très honorable sans plus de M.-T., qualifiait de « langoureuse », la forme de sa séduction. A cette même époque, le témoin a entendu le Docteur GUÉNARD parler d’une paralysie d’un membre supérieur survenue quelque temps auparavant et disparue brusquement. Enfin, il y avait dans l’entourage quelqu’étonnement de l’adaptation extraordinaire de M.-T, à son mal. Au retour de Lourdes, un même étonnement exista à propos du calme et presque de l’indifférence avec lesquels M,-T. réagit au miracle de sa guérison. Par la suite, le même témoin fut très surpris et quelque peu troublé, quand il eut connaissance de la renommée de sainteté etc. qui entourait M.-T. Noblet. —Un autre témoin, habitant Reims, indique avoir assisté, au cours de visites faites à M.-T., à une crise consistant en la sensation douloureuse d’un clou enfoncé au sommet de la tête jusqu’à un paroxysme de grande souffrance, exprimée par une mimique adéquate et disparaissant ensuite rapidement : on retrouve là le clou hystérique classique.

 

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