Maurice-Martin-Antonin Macario [1811-1898]. Médecin aliéniste qui participa aux fameux débats des années 50 sur les hallucinations avec Lélut et Brierre de Boismont, il mobilisa son attention et ses recherches également sur les rêves. Elève de Leuret il proposa comme thérapeutique de la démonomanie, un traitement moral énergique. Nous avons retenu de ses nombreuses publications :
- Du traitement moral de la folie. Paris, Rignoux, 31 janvier 1843.
- Des hallucinations.] in « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome VI, 1845, pp. 317-349, et tome VII, 1846, pp. 13-45.
- Des hallucinations. Pars, Fortin Masson et Cie, 1846.
- Des rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique. Partie 1. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), tome II, 1846, pp. 170-218. [en ligne sur notre site]
- Du sommeil, des rêves et du somnambulisme dans l’état de santé et de maladie, précédé d’une lettre de M. le Dr Cerise. Lyon et Paris, Perisse frères, 1857. 1 vol
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Pathologle, Maladies mentales.
ÉTUDES CLINIQUES
SUR LA DÉMONOMANIE.
Par le docteur
MAURICE MACARIO
Interne à Maréville.
Esquirol a dit, et les auteurs ont répété, que la démonomanie est excessivement rare dans le XIXe siècle, et qu’on n’observe plus cette forme de folie que sur quelques personnes ignorantes, superstitieuses cT pusillanimes. Les démons, dit-on, sont remplacés par la terreur chimérique de la police, du magnétisme et de l’électricité. Tel individu , écrit Esquirol, est aux Petites-Maisons parce qu’il craint la police, qui eût été brûlé autrefois parce qu’il aurait eu peur du diable.
Esquirol et les auteurs qui ont écrit après lui se sont trompés ; ils n’ont vu des fous qu’à Paris. Là, en effet, la philosophie matérialiste du XVIIIe siècle a ébranlé et affaibli les croyances religieuses. Là, en effet, on a moins peur de l’enfer, parce qu’on y croit moins. Est-cc bien un progrès de la civilisation, comme le veulent certains esprits ? — Ce n’est pas à ce signe que je reconnais les progrès de la civilisation.
Mais le matérialisme n’a pas encore poussé de si profondes racines dans le sol français qu’on pourrait le croire. Mon opinion se déduit tout naturellement de la forme de folie qu’on [p. 441] remarque dans les asiles départementaux d’aliénés, et en particulier à Maréville. La forme religieuse y est nombreuse, et la démonomanie, qui tire également sa source des idées religieuses fausses et superstitieuses, y est très fréquemment observée : il serait absurde d’en faire un crime à la religion, comme il serait absurde de rejeter les découvertes de nos jours, l’électricité, le magnétisme et les institutions modernes, parce qu’elles deviennent les idées dominantes et si souvent les causes efficientes de certaines folies.
Si donc Esquirol avait eu le loisir de bien examiner les maisons d’aliénés de province, il n’aurait pas avancé qu’on trouve à peine un démonomaniaque sur 1,000 aliénés. Dans l’asile de Maréville (Meurthe), qui ne contient pas moins de 550 aliénés des deux sexes, j’ai été à même de recueillir un grand nombre de renseignements sur cette étrange maladie, et certes elle n’est pas aussi rare qu’on le pense généralement.
Le sujet est vaste et prête beaucoup aux méditations du philosophe. — Je ne sache pas que depuis Esquirol personne l’ait traité. Après un si grand maître, il y a peut-être de la hardiesse à aborder untel sujet. — Mais j’ai vu beaucoup de possédés, j’en ai vu guérir un certain nombre, j’ai concouru moi-même à la guérison de quelques-uns ; et dans l’espoir d’être utile, je me suis décidé à exposer le résultat de mes études à cet égard.
Ce mémoire est destiné à coordonner les résultats de mes propres observations ; dégagé de tout préjugé, j’exposerai mes convictions et ce que j’ai vu.
SIGNES DE L’OBSESSION DU DÉMON D’APRÈS LES DÉMONOGRAPHES ANCIENS.
Rien de plus ridicule, de plus absurde que les signes de la possession du démon admis par les médecins, les prêtres, les magistrats, et les savants de toute espèce aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. [p. 442]
Le possédé a la science infuse, et parle des langues étrangères et inconnues ; il distingue les hosties consacrées de celles qui ne le sont pas ; il fait des tours de force extraordinaires, qu’un simple mortel ne pourrait jamais exécuter ; il reconnaît toutes les personnes qui se présentent à son regard sans les avoir jamais vues ni entendues. — Il pâlit et s’agite en présence des hosties consacrées et autres choses saintes. Durant l’agitation, son visage est effarouché, ses yeux sont étincelants et roulants dans leurs orbites, ses regards sont affreux et sa contenance hideuse ; il pousse des cris sauvages, hurle, jappe, mugit à la façon des bêtes fauves. Sa figure et tous ses membres sont agités par des mouvements convulsifs ; il maudit, déteste, blasphème les sacrements, les saints, la Vierge et Dieu même, car les diables n’ont pas d’autre exercice. Les possédés opposent une forte résistance quand on veut les faire entrer dans une église, leur faire prendre de l’eau bénite, ou leur faire faire le signe de la croix ; ils ressentent surtout de grands malaises quand ils sont en présence du saint-sacrement, objet de terreur pour les démons. — Ils manifestent une grande répugnance à avaler le pain consacré ou l’eau bénite. — Ils ont des visions étranges ; le diable leur apparaît, les maltraite, et les frappe au point de leur laisser des marques ; d’autres fois il les excite aux jouissances de l’amour ; sa semence est froide et glacée.
Mais je m’arrête, car je n’en finirais point, d’énumérer tous les signes de l’obsession du démon rapportés dans les ouvrages des del Rio, des Pierre de l’Ancre, des Bodin, des Pichard et autres démonographes. Il y a vraiment lieu de s’étonner que de pareilles rêveries aient pu trouver crédit auprès des savants, et que des médecins aient méconnu parmi elles les symptômes du délire mélancolique.
Mais nous, hommes du XIXe siècle, nous, enfants de la civilisation moderne, sommes-nous plus sages, moins faciles à tromper que nos ancêtres ? — L’hydrosudopathie, l’homœopathie, le magnétisme animal, sont là pour prouver le contraire, [p. 443] et à l’heure qu’il est, il existe, au milieu de Paris, plus d’une vieille sibylle à la porte de laquelle stationnent des équipages magnifiques, et que viennent interroger avec anxiété les personnes les plus aisées de la capitale. — Tant il est vrai, comme le dit un des philosophes les plus distingués de notre époque, de l’amitié duquel je m’honore (1), que la multitude, même dans les nations les plus civilisées, est inculte et sans expérience, et tient et tiendra encore longtemps de l’enfance plutôt que de la virilité.
J’opposerai maintenant au tableau que je viens de tracer, les symptômes de la démonomanie tels que je les ai étudiés moi-même, chez les trente-trois malades dont l’observation journalière m’a fourni les éléments de ce travail.
Le démonomaniaque porte je ne sais quoi de particulier, de caractéristique sur sa figure, que par l’habitude on peut arriver à reconnaître au premier coup d’œil. Son extérieur est grêle et maigre, son teint jaune et hâlé, son regard inquiet, timide et soupçonneux ; ses joues sont creuses et desséchées par la douleur et le désespoir ; son humeur est acariâtre et impatiente, son tempérament nerveux et plus souvent mélancolique, ce qui n’échappa point à l’œil observateur de Zacchias, médecin d’Innocent X, lorsque, dominé par les idées superstitieuses de son siècle, il écrivait ces mots : Gaudet humore melancholico dœmon.
Comme on le voit, le possédé ressemble sous beaucoup de rapports au mélancolique, ou, pour parler le langage du jour, au lypémaniaque ; aussi la démonomanie n’est-elle qu’une variété. de la lypémanie ; mais elle se distingue néanmoins de celle-ci par des caractères assez tranchés. En effet, le mélancolique reste toujours taciturne, immobile et presque insensible au monde extérieur ; son regard est fixe, baissé vers la terre ou tendu au loin ; jamais le sourire ne vient errer sur ses lèvres ; [p. 444] ses extrémités sont froides et livides, faute de mouvement ; c’est en un mot, une statue de chair et d’os.
Le démonomaniaqne, au contraire, est toujours en mouvement ; on dirait que le feu de l’enfer l’agite, et le pousse ; son œil est mobile, son babil intarissable, et souvent il vous accable d’injures et d’imprécations ; le sourire vient parfois animer sa physionomie. Et, contrairement à l’opinion d’Esquirol, il verse des pleurs. Mais c’est son regard surtout qui offre je ne quoi de caractéristique, de malicieux, j’allais presque dire de diabolique.
Chez les possédés, les affections sont perverties : ils prennent en haine les personnes qu’ils affectionnaient le plus ; à la moindre contrariété, ils se mettent en fureur et se portent à des actes de violence envers les personnes qui les entourent ; ils déchirent, brisent tout qui tombe sous leur main ; des idées de meurtre , d’incendie , de suicide, les excitent et les entraînent à mal faire. Quelquefois, surtout chez les femmes, le sentiment de la pudeur est éteint, leurs idées sont tristes et sombres. Ils se plaignent de leur sort en gémissant et en versant des larmes. Tout leur fait ombrage ; ils sont persuadés que des ennemis les poursuivent et veulent les faire périr par le feu ou le poison ; pour eux le pain se transforme en sang, le vin en urine ; tous les aliments prennent un goût détestable : aussi refusent-ils souvent de manger. Ils ont une foule d’illusions et d’hallucinations plus bizarres les unes que les autres. Le diable se présente à leur vue, tantôt sous la forme animale, quelquefois sous la double forme d’un homme-chien, d’un homme-crapaud : il revêt dans d’autres cas l’aspect d’un éclair. Il pénètre dans leur corps et parle par leur bouche ; il s’empare de toutes leurs facultés, les pique, les brûle, leur arrache le cœur, le cerveau, les intestins, et les tourmente de mille manières ; il répand une odeur infecte, tantôt de soufre, tantôt de bouc, etc. D’autres fois, et cette particularité se remarque surtout chez les femmes, l’esprit malin leur tient des propos obscènes et se livre avec [p. 445] elles aux jouissances de l’amour ; sa semence est brûlante. Quelques-uns sont soulevés dans les airs ou transportés dans les enfers, ou, saisis d’effroi cT de terreur, ils contemplent les tourments des damnés. D’autres se croient transformés en animaux, en arbres, en fruits, ou réduits en cendre, et puis, nouveaux phénix, régénérés; ils sont entourés de reptiles hideux, de cadavres ; on en voit qui sont persuadés d’avoir vendu leur âme au diable et signé le pacte avec du sang ; ils se croient à jamais damnés. D’autres ne mourront jamais ; à la fin du monde ils seront seuls sur la terre. Quelques-uns sont plus heureux ; le diable les protège, leur apprend le secret de faire de l’or, leur prédit l’avenir, leur dévoile les secrets de l’enfer, et leur accorde le pouvoir de faire des miracles ; à leur voix la foudre éclate, le tonnerre gronde, la pluie tombe, la terre s’entr’ouvre cT les morts ressuscitent.
lcl est le portrait et tels sont les phénomènes psychologiques des possédés que j’ai observés à Maréville. Tels ils ont sans doute toujours été, il peu de choses près, clans tous les temps t si l’on a soin de Caire la part de ce que le fanatisme et les préjugés ont dû y ajouter.
En effet, en quoi Oreste, Méléagre, Œdipe, poursuivis par les noires furies, par des cris funèbres et perçants, différaient-ils de nos possédés actuels ? En quoi en diffère Saül, abandonné du Seigneur, et agité de l’esprit malin qui s’attache à ses pas comme l’ombre à son corps ? En quoi Luther, ce redoutable censeur des abus de la cour de Rome, aiguisant son esprit de controverse dans ses disputes avec le diable qui se pendait à son cou et couchait quelquefois avec lui ; en quoi Luther diffère-t-il des possédés ? Ces malades (car c’étaient réellement des malades) présentaient absolument les mêmes symptômes que nous voyons tous les jours dans nos maisons d’aliénés. Seulement les Grecs ont désigné sous le nom de Furies, Euménides, Némésis, ce que plus tard on appela diables, démons, malins esprits, etc. ; et les écrivains démoniaques ont appelé diables, démons, malins [p. 446] esprits, ce que les médecins d’aujourd’hui rapportent aux hallucinations et aux illusions des sens.
Les causes de la possession sont encore les mêmes qui produisent de nos jours la démonomanie ; ce sont des affections morales vives, les regrets et les remords. La seule différence, c’est que dans ces temps reculés tout le monde était convaincu que les furies et les démons sortaient réellement, en mugissant, du fond des enfers, se glissaient dans le cœur des mortels, s’attachaient à leurs âmes comme à leur proie, et les traînaient dans le gouffre du Tartare. De là la distinction des maladies sacrées, que pourtant le génie d’Hippocrate rejeta formellement, en soutenant qu’il n’y avait point de maladies causées par les dieux, et que toutes les maladies étaient physiques. Mais, malheureusement pour l’espèce humaine, les paroles de ce grand maître ne furent point entendues, et, à quelques exceptions près, ou continua toujours à marquer du sceau de la réprobation ces infortunés malades. Il a fallu en venir jusqu’au xXVIIIe siècle pour reconnaître la vérité des paroles du père de la médecine. — Hélas ! et pourquoi la vérité porte-t-elle si lentement et si difficilement la conviction dans les âmes ! Est-il donc dans la nature de l’homme de se laisser induire en erreur et de fermer les yeux à la lumière !
Les symptômes que je viens de tracer ne se rencontrent pas tous réunis chez le même malade ; mais l’ordre dans lequel ils se montrent m’a permis d’établir quatre groupes bien tranchés de démoniaques.
Dans le premier groupe, je range les démonomaniaques qui ont des rapports externes avec le diable ; dans le deuxième, ceux qui le portent dans leur corps ; dans le troisième, les démoniaques incubes et succubes ; et enfin, dans le quatrième, je parle des malheureux tourmentés par la terreur de la damnation.
Je décrirai ensuite les lésions qu’on rencontre su les cadavres des démonlaques ; j’essaierai d’établir le siège et la nature de cette maladie ; et après avoir dit un mot des causes, des [p. 447] complications, du pronostic et des terminaisons de la démonomanie, j’exposerai les bases du traitement qui me paraît le plus convenable, en faisant toutefois quelques excursions sur le traitement de la folie en général.
I. DÉMONOMANIE EXTERNE
Les malades qui entrent dans ce groupe ne sont point des possédés proprement dits ; ils ne sont en rapport avec le diable que par les sens externes ; ils le voient, ils l’entendent, ils le sentent, ils le touchent, mais ils ne le portent point dans leur corps : ce sont, ce me semble, les sorciers des XVe, XVIe et XVIIe siècles. — La vue, l’ouïe, le toucher et l’odorat sont lésés ; il y a hallucination et illusions de ces sens. D’après les observations que j’ai recueillies, les deux premiers sens sont le plus souvent affectés ; vient ensuite le sens du toucher ; celui de l’odorat ne l’est que rarement ; et quant à celui du goût, je ne l’ai observé qu’une seule fois dans cette forme de démonomanie ; c’était chez un démonomaniaque halluciné des cinq sens.
A quoi tient cette différence ? — C’est parce que les sens de la vue et de l’ouïe sont continuellement exercés, et que les sensations qu’ils produisent sont gravées, sculptées en quelque sorte dans la mémoire, ou parce que ces sensations sont, comme le dit M. Archambault, concrétées, matérialisées, chaque couleur, chaque nuance, chaque forme, chaque objet, ayant, en effet, un nom ou un signe caractéristique qui le représente, qui le dessine, qui le matérialise à l’esprit : aussi se retrace-t-on fidèlement une image, une personne éloignée, qu’on n’a pas vues depuis longtemps, surtout si cette image vous a frappé par sa beauté, si cette personne est chère à votre cœur comme une mère, une épouse, etc. ; — et cela est si vrai que je ne sache pas qu’on ait jamais observé des hallucinations de la vue et de l’ouïe chez les aveugles et les sourds de naissance ; car ces personnes ignorent les signes au moyen desquels les objets [p. 448] sont traduits à notre esprit: aussi leurs facultés intellectuelles sont-elles bornées et rétrécies d’une manière remarquable. C’est donc avec raison qu’on a dit que les sens de la vue et de l’ouïe sont les sens de l’intelligence, la source la plus féconde de toutes les connaissances humaines.
Par la même raison, les hallucinations du toucher sont aussi assez fréquentes, mais moins cependant que celles de la vue et de l’ouïe ; elles sont aussi plus mobiles et d’une appréciation plus difficile, parce que les signes qui expriment les phénomènes du toucher sont plus obscurs et moins déterminés que ne le sont ceux des deux sens intellectuels,
Les hallucinations du goût et de l’odorat sont, comme nous l’avons dit, très rares, parce que les expressions manquent pour définir d’une manière précise et exacte les différentes nuances des saveurs et des odeurs. — Nous disons bien : Cette substance est amère, celle-ci est acide, celle-là est douce ; cette odeur est suave, cette autre est infecte. Mais combien de variétés et de nuances n’y a-t-il pas d’amertume, d’acidité cT de douceur ; combien n’y a-t-il pas d’odeurs suaves et d’odeurs infectes que nous ne saurions rendre par des mots techniques, par des expressions définies, déterminées ! Aussi toutes les classifications des odeurs et des saveurs que les physiologistes nous ont données jusqu’à ce jour, sont-elles imparfaites, et elles le seront toujours ; car je ne pense pas qu’on parvienne jamais à concréter, à matérialiser à l’aide du langage, en un mot à leur donner un signe transmissible, les sensations du goût et de l’odorat. En effet, quel est le gourmet qui se rappelle exactement la saveur d’un mets, d’un vin quelconque ? — Quel est le parfumeur, même le plus exercé, qui se rappelle parfaitement l’odeur d’un baume, d’une essence, d’une fleur, etc. ? — On n’a, à ce sujet, que des souvenirs vagues et confus ; ce n’est que pendant qu’on savoure ce mets, qu’on goûte ce vin, qu’on flaire cette odeur, que l’on se rappelle avoir déjà savouré, goûté, flairé ce mets, ce vin, cette odeur, etc. C’est donc avec raison que, pour M. Archambault, [p. 449] hallucinations sont des phénomènes de mémoire dont l’ordre de production, sous le rapport de leur fréquence relative, répond à un fait physiologique, c’est-à-dire au degré de mémoire qui caractérise chaque sens.
Je crois utile d’appeler ici l’attention des observateurs sur les gourmets, sur les cuisiniers, sur les parfumeurs ; en un mot, sur les personnes qui, par leurs professions, exercent d’une manière spéciale les sens du goût et de l’odorat, pour s’assurer si les hallucinations de ces sens ne sont pas plus fréquentes chez elles que chez toute autre personne.
De toutes les formes de démonomanie, la démonomanie externe est la plus fréquente ; sur mes trente-trois observations, j’en compte dix-sept. Dans ce nombre, j’ai observé trois fois des penchants à l’incendie, deux au suicide, une fois à l’homicide, une fois à l’infanticide, et sept fois les affections étaient perverties : enfin deux fois il y avait aberration de la sensibilité, ou complication de terreur de la damnation.
Ainsi, en général, chez les démonomaniaques qui n’ont des rapports avec le diable que par les sens externes, prédomine la perversion des sentiments affectifs ; voilà le caractère saillant de cette forme de folie.
OBS. Ière. — Catherine J… est une vieille fille de soixante-huit ans ; elle est petite, maigre et très vive, sa physionomie exprime la bonté et la douceur ; ses traits sont grippés, son teint est jaunâtre, et sa toute petite figure est sèche et décharnée.
Cette bonne vieille femme est infatigable au travail ; à toute heure de la journée on la trouve filant à son rouet ou occupée à la couture.
Quoique portée au mariage, Catherine vécut dans le célibat : il lui a fallu faire de nécessité vertu ; et comment se serait-elle engagée dans les liens de la vie conjugale après le terrible malheur qui lui est arrivé ! Pauvre infortunée ! Dès l’âge de quatorze ans, étant à l’église, on lui a jeté un sort sur la main droite, qui est restée contractée pendant trois ou quatre ans. Aussitôt sa vue fut troublée, son intelligence bouleversée. Arrivée chez elle, après la messe, elle tombe sans connaissance ; le curé, appelé, accourut et [p. 450] l’aspergea d’eau bénite. Elle fut un peu soulagée, mais non délivrée. Depuis lors, pour son grand malheur, elle ne peut plus élever son âme à Dieu, car l’esprit malin qui voltige sans cesse autour d’elle l’en détourne, lui inspire de mauvaises idées ; il l’excite à blasphémer, à renier Dieu et la Sainte-Vierge. Hélas ! elle est bien malheureuse : le repos et le sommeil ont fui loin de sa paupière.
Catherine couchait habituellement avec son père et sa mère ; un soir, elle voulut coucher seule ; mais elle ne fut pas aussitôt dans son lit qu’un homme à figure sinistre parut tont-à-coup, comme par enchantement, au milieu de sa chambre ; elle poussa des cris d’effroi et de terreur, fit le signe de croix ; son père accourut, et l’homme mystérieux disparut.
Une autre nuit, c’était une belle nuit d’été, la lune répandait ses pâles rayons sur tout le pays ; un profond silence enveloppait toutes les choses créées ; Catherine était aux pieds d’une croix champêtre, et priait Dien avec ferveur, lorsque tout-à-coup parut à côté d’elle l’esprit des ténèbres : un énorme chapeau lui couvrait la figure, une ample tunique obscure recouvrait toute sa personne, ses pieds seuls étaient nus, et, chose remarquable, c’étaient des pieds fourchus. Elle voulut recourir à son signe de croix, mais ce fut en vain, car ses membres engourdis, glacés d’effroi, n’obéirent point à sa volonté ; l’inspiration lui vint alors de faire le saint signe avec la langue, et l’homme aux pieds fourchus disparut comme l’éclair.
Souvent, pendant la nuit, quelque chose de très lourd, ce ne peut être que le démon, monte sur sa tête, d’où il saute sur ses jambes de manière à les lui écraser. D’après le conseil d’une vieille femme, une nuit elle plaça une écuelle remplie d’eau bénite dans la ruelle de son lit, et à I’approcbe de l’esprit malin, elle la lui jeta à la figure : depuis, il n’est plus venu gambader et sautiller sur elle.
Que n’a-t-elle pas fait pour en être délivrée ! Elle s’est adressée à Dieu, s’est imposé de longs jeûnes, a même entrepris de longs pèlerinages ; mais le tout en vain. C’est à peine si un léger soulagement est le prix de ses prières et de ses larmes. A qui la faute ? à sa mère, qu’il n’a pas voulu ouvrir la porte à la femme qui lui a jeté le sort, lorsque celle-ci était venue pour la délivrer. Catherine avait fait cuire, d’après le conseil d’un médecin qu’elle avait consulté à cet égard, un cœur de bête, et cette opération avait pour but de forcer la sorcière en question à venir la délivrer.
OBS. IIe. — Jeune-encore et d’une figure belle et agréable, mais flétrie par la douleur et le désespoir, Madeleine C… a dû, avant sa [p. 451] maladie, être jolie et pleine de charmes ; sa taille est svelte et bien prise ; son teint est d’un brun pâle, sa chevelure noire et épaisse, son front développé ; ses grands yeux bleus sont remarquables d’expression el de beauté. — Son caractère est vif, impatient et enclin à la tristesse.
Vers la fin de janvier 1841, ses règles coulaient depuis quatre jours lorsqu’elle eut une vive altercation avec son père, qui la menaça de la déposséder du bien qu’il lui avait donné lors de son mariage ; le jour même, les règles s’arrêtèrent. Depuis lors, elles ne coulèrent plus que pendant quatre jours, tandis qu’auparavant elles duraient huit jours ; en même temps on remarqua chez la malade un changement dans son moral ; elle devint triste et sombre, fuyait la société, se plaignait d’un cancer à l’utérus, où rien n’était apparent ; en un mot, celle fut atteinte de lypémanie avec complication d’hypochondrie. Bientôt des hallucinations de la vue et de l’ouïe l’effraient et l’épouvantent. Le diable s’offre à ses regards : habillé en rouge ; il la tente, et elle lui vend son âme pour 1,000 fr., et Ie pacte est immédiatement signé avec du sang ; désormais plus de repos, plus de bonheur pour elle sur la terre ; elle est à jamais perdue si on ne lui apporte pas 1,000 fr. pour acquiter sa dette infernale ; elle vivra longtemps, très longtemps sur la terre, plus de deux cent mille ans, et après la mort son corps n’aura point les honneurs de la sépulture ; il sera consumé par les flammes de l’enfer. Son désespoir est tel, que pour mettre un terme à ses souffrances, elle tente à plusieurs reprises d’abréger ses jours.
Elle fut assaillie par ces idées diaboliques à trois reprises différentes ; chaque accès durait trois ou quatre jours, et l’intervalle était d’un mois. Pendant ses accès, son mari tâchait de la distraire, et de la calmer en lui disant : Envoie-moi le diable et je lui parlerai les mille francs, et qu’il n’en soit plus question. Depuis, elle n’en parla plus.
Jadis, Madeleine était tendre épouse et mère affectionnée ; mais maintenant elle a voué une haine implacable à son mari et à ses enfants ; elle se porte souvent à des actes de violence envers eux. — A la moindre contrariété, et souvent sans raison, elle casse, brise, déchire tout ce qui tombe sous sa main ; elle a même essayé d’incendier sa propre maison. On la voit parfois causer seule ; alors elle s’anime, gesticule ; tour à tour elle interroge et répond comme si elle suivait une conversation.
Enfin, le 27 avril 1842, clic fut amenée à Maréville. Elle était alors atteinte d’une affection de poitrine à laquelle elle succomba le 25 du mois suivant. Pendant son séjour à l’asile, tout sentiment de [p. 452] pudeur était éteint chez elle ; elle n’avait plus qu’un souffle de vie, et elle se livrait encore avec fureur à la masturbation.
Nécropsie. — Habitude externe maigre.
Tête. — Parois du crane minces. — Méninges saines, nullement adhérentes, ni épaissies. — Petit kyste séreux, du volume d’un haricot, situé dans le sillon qui sépare la couche optique du corps strié du ventricule latéral gauche ; la substance grise de ce corps parait un peu décolorée.
Cervelet. — A l’état normal.
Poitrine. — Poumon gauche adhérent dans toute son étendue avec la plèvre, et complètement hépatisé, à l’exception d’une petite portion du lobe supérieur.
L’hépatisation est rouge dans sa plus grande étendue, avec quelques points albumineux, comme purulents, disséminés çà et là. — Elle est grise vers la base et au milieu du poumon ; par la pression on donne issue à du pus qui sort d’un foyer large comme une pièce d’un franc, placé à la base du poumon. — Poumon droit sain. — Cœur normal.
Abdomen. — Foie hypertrophié descendant 8 centimètres environ au-dessus des fausses côtes droites. Vésicule rempile d’une bile couleur vert foncé, assez fluide. — Rate et reins sains. Muqueuse gastrique pâle. — Intestins grêles légèrement injectés et arborisés dans différents points, mais sans épaississement ni ramollissement, ou ulcération de la muqueuse. — Colon transverse un peu abaissé du côté de la cavité du petit bassin.
Le pancréas parait comme endurci ; ses granulations sont hypertrophiées. — Utérus à l’état normal.
Le clitoris est un peu développé, mais il ne présente rien qui puisse expliquer cette fureur de masturbation dont Madeleine était atteinte vers la fin de ses jours.
OBS. III. — Nicolas, âgé de vingt-deux ans, né dans les Vosges, est doué d’un tempérament bilieux très prononcé ; il est enclin à la tristesse ; il est à la fois simple et dévot.
Nicolas était sujet à des épistaxis abondantes qui se supprimèrent quelque temps avant l’explosion du délire ; dès lors affections perverties, haine contre sa mère et ses parents.
Au mois d’août 1830, le diable lui apparaît pour la première fois entouré de flammes ardentes, lui adresse la parole, jette des poudres malfaisantes dans sa nourriture pour l’empoisonner.
Une légion de démons s’empare de son corps, le soulève dans les airs ; alors le pauvre malheureux jette les hauts cris, fait force signes de croix pour les chasser. [p. 453]
Parfois il voit l’esprit malin voltiger autour de sa mère ; il donne des coups de pieds et des coups de poings au démon pour le chasser, mais c’est sa mère qui les reçoit. — Tous ses parents sont damnés : « Vous brûlez déjà, leur dit-il souvent ; l’abîme est entr’ouvert sous vos pieds ; changez de conduite, ou vous êtes perdus. — Je ferai pénitence pour vous, et j’implorerai la miséricorde de Dieu. » Il se flagelle, se mortifie, se fait des privations de toute sorte, et reste huit jours sans manger ni boire, car Dieu ne mange pas. — Souvent il se déshabille tout nu, se met à genoux, les bras tendus, les parties génitales recouvertes d’un mouchoir, et adresse de ferventes prières au ciel.
Les croyances religieuses s’écroulent, et le voilà devenu le champion de la religion ; il écrit, blâme, tonne contre I’impiété et l’athéisme. — Le Christ se présente à ses regards couronné d’épines, étendu sur la croix. Il lui adresse la parole avec bienveillance, et l’encourage à suivre la voie où il est engagé. — Elle le conduit tout droit à Maréville, le 29 septembre 1831. Il y finira ses jours, car il est maintenant tombé dans une démence profonde.
OBS. IV. Marianne V… est une véritable sorcière ; l’Arioste devait avoir présente à l’esprit une vieille femme semblable lorsqu’il traça en main de maître le portrait de la Fata Morgana et de la Fata Alcina. — Figurez-vous une vieille femme boiteuse, ayant des yeux de singe, et étincelants toujours de rage ; une bouche baveuse qui s’entr’ouvre et laisse voir quelques dents noires et isolées ; des traits grippés et farouches ; un menton qui se recourbe et va toucher le nez. Rien de plus hideux et de plus désagréable à voir, que cette femme. Ajoutez à ce tableau son humeur sombre et acariâtre. SI vous lui adressez la parole, quel que soit le ton honnête et bienveillant que vous preniez, elle vous répond par des injures et des imprécations.
Ce sont les gueux de Bordeaux et le bâtard du faux évêque qui se sont unis avec les magiciens et les sorciers pour la poursuivre jusque dans sa respiration, et l’enfermer à Maréville par la plus noire des trahisons. Ce sont les mêmes qui ont conspiré contre la France. — Pendant la nuit, à son réveil, elle est saisie dans sa pensée et sa respiration par les sortilèges et les démons qui l’insultent et la provoquent. Ces démons, elle ne les voit jamais, car ils sont invisibles, mais elle les entend parler ; et si elle avait été une femme vicieuse, ils l’auraient entraînée avec eux, car ils ont l’esprit de la fornication, du vice et de l’adultère. Ce sont eux qui se sont érigés en tribunal révolutionnaire, et ont assassiné Louis XVI. Robesplerre, Danton, Marat étaient des démons incarnés. — Ce sont encore eux [p. 454] qui ont renouvelé la révolution de 1830, et qui ont pris le nom d’Orléans, de Lafayette, etc. Ce sont les démons qui suscitent les révolutions qui viennent désoler la terre.
II. DÉMONOMANIE INTERNE
Dans cette seconde forme de la démonomanie, on remarque constamment la lésion de la sensibilité interne ; cette lésion en constitue le caractère fondamental. — Les malades qui composent ce groupe sont de véritables possédés ; ils sont intimement convaincus de porter le diable dans leurs corps, et présentent ordinairement des symptômes d’hypochondrie : ce sont des fous hypochondriaques. — Comme les hypochondriaques en général, ils ont des douleurs dans l’abdomen, dans la poitrine, dans la tête ; jusqu’ici rien d’extraordinaire, mais ils en dénaturent l’origine ; ils les attribuent à une cause chimérique, taux démons : là est la folie. Un hypocbondriaque ordinaire exagérerait son mal, I’attribuerait à des causes plus graves qu’elles ne sont, peut-être des causes chimériques, mais pas absolument déraisonnables : voilà toute la différence. — Les illusions et les hallucinations des sens externes ne sont pas indispensables dans cette forme de la folie ; mais cependant elles peuvent s’y rencontrer. Sur six observations de démonomanie interne que j’ai recueillies à Maréville, le sens de l’ouïe était lésé cinq fois ; celui de l’odorat deux fois, celui de la vue une seule fois ; enfin, j’ai remarqué trois fois de la tendance au suicide, et deux fois des penchants à l’homicide. Ainsi les hallucinations ou les illusions de l’ouïe sont presque aussi fréquentes que celles de la sensibilité interne, et cela devait être, car le possédé s’observe et s’écoute attentivement. Au moindre craquement des articulations, au simple bruit des borborygmes, au moindre frémissement des artères et des organes internes, son imagination s’effraie et crée le reste. Ces craquements, ces borborygmes, ces frémissements, sont pris pour des sons articulés, pour des voix que le malade attribue aux démons qui sont dans son corps. El quel [p. 455] est l’homme le plus sain d’esprit qui, dans un lieu désert, pendant le silence de la nuit, n’ait, sous I’influence de la crainte, pris l’ombre projetée par les arbres, le murmure des ruisseaux, le bruissement du vent, pour des malfaiteurs embusqués, pour des chuchotements réels, etc. ? C’est à des illusions absolument pareilles que sont continuellement en butte les malheureux possédés,
La démonomanie interne présente quelque variété qu’il est utile de signaler : il est, par exemple, des malades qui n’entendent point la voix du diable, mais ils ont l’intime conviction que le diable parle par leur bouche, ou pour mieux dire par leur voix ; c’est une illusion interne, une conception délirante que je ne saurais définir ; c’est bien leur timbre de voix, c’est bien eux-mêmes qui parlent, si l’on veut ; mais c’est le malin esprit qui les pousse, qui les excite à parler et à dire des choses qu’ils ne diraient pas s’ils n’y étaient point forcés, entraînés malgré eux. — C’est fatal, c’est irrésistible chez eux.Cette variété est très rare ; je ne l’ai observée qu’une seule fois. Voici l’observation :
OBS. Ire. — Les premiers jours que nous avons pris le service de Maréville (en janvier 1842), notre attention fut fixée par un petit jeune homme grêle et mince, au regard oblique et timide, mais spirituel ; au teint pâle. à la démarche précipitée. Il se promenait à grands pas dans la salle sans faire la moindre attention à notre présence. — M. Archambault s’approche et lui adresse la parole avec intérêt et bienveillance : mais le petit jeune homme lui répond brusquement : « Laissez-moi tranquille, » et continue à marcher de plus belle. — Le médecin insiste et lui reproche son impolitesse. « — Ce n’est pas moi qui parle, repartit alors le petit jeune homme. — Ce n’est pas vous, qui est-ce donc ? — C’est le diable qui parle par ma bouche. — Comment ! le diable. — Oui, le diable de l’enfer qui parle malgré moi. » — Après l’examen du malade, M. Archambault se tourne vers moi et me dit : « Ce jeune homme doit guérir ; prenez son histoire et je vous le recommande particulièrement. » Voici les renseignements que j’ai recueillis.
R… est âgé de vingt-sept ans ; il a toujours présenté quelque chose de bizarre et d’insolite dans son caractère et ses habitudes, [p. 456] ses parents lui ont donné une instruction au-dessus de son état : aussi, arrivé à un certain âge, refusa-t-il d’embrasser la profession de tisserand avec son père ; il voulait devenir savant : la vanité l’a perdu.
Ses camarades sont ses ennemis : ils ont mêlé à ses aliments des poudres malfaisantes qui ont vicié ses humeurs. A la moindre contrariété, et souvent sans cause, il s’irrite et s’emporte contre ses parents. — Une idée atroce, irrésistible, s’empare de son âme ; il lutte une nuit entière contre le désir épouvantable de couper la gorge à son père, qui est en proie à un profond sommeil ; et il en sort vainqueur. — Il fait des rêves affreux : tantôt l’enfer vomit de son sein des monstres hideux qui lui font des menaces horribles ; tantôt il croit être plongé dans un feu ardent, écorché tout vif et haché par morceaux.
Son état s’exaspère de plus en plus ; l’interdiction est prononcée, et R… est amené à Maréville. Il y est depuis cinq ans. C’est sa dernière année, il y mourra ; des voix le lui ont prédit.
Le diable le possède et parle par sa bouche. Comment en douter ? est-ce qu’il parlerait de la sorte ? Jamais : cc n’est pas son habitude.
Quel malheur que d’être condamné à prêter sa voix au diable ; aussi, pour s’y soustraire, a-t-il eu plusieurs fois l’intention de se détruire ; mais il a été détourné de ce funeste projet par ordre satanique. Il reçoit des ordres du diable, mais indirectement, par l’intermédiaire d’une troisième personne.
R… nie tout ce qu’il vient de me dire ; car ce n’est pas lui qui a parlé, c’est le démon. «
R…est mis au bain sous la douche ; voici la conversation que nous eûmes ensemble :
« Pourquoi me donnez-vous la douche ? — Pour chasser vos idées folles, car vous nous avez dit que le diable parle par votre bouche. — C’est la vérité. — Il est donc dans vous ? — C’est la folie. — Dites la vérité, et peut-être que nous vous ferons grâce de la douche. — Je me rapporte aux principes religieux qui nous enseignent que lorsque quelqu’un divague, c’est Ia plupart du temps le diable qui parle par sa bouche. — Vous faites déjà des exceptions ; et sur quoi vous basez-vous pour dire que le diable emprunta votre voix ? — Parce que c’est irrésistible chez moi de parler. Il y a lutte dans mon intérieur, et le diable l’emporte. — L’avez-vous senti le diable ? — Oui, par sa pression sur mon cœur. — L’avez-vous vu ? — Non. — Avez-vous senti son odeur ? — Non. — Avez-vous entendu sa voix ? — Je ne sais pas si c’est la sienne ; mais j’en entends une très [p. 457] souvent qui me dit : Crève. — Cette voix est-elle bien articulée ? — Je l’ai cru, mais je nie de l’avoir réellement entendue. — Avez-vous vu le diable en rêve ? — Oh ! oui, souvent.
« Eh bien ! mon ami, tout ce que vous nous dites là sont des chimères ; vous avez rêvé tout éveillé, et vous avez pris vos rêves pour de la réalité ; voilà votre folie. Or, la douche est un puissant moyen pour vous guérir. » — Aussitôt la colonne d’eau se précipite sur sa tête ; R… pousse des cris, nous demande grâce, nous promet de renoncer à toutes ses idées par force ; — il promet de travailler, etc.
Le lendemain R… nous dit que par le diable il entend désigner une maladie quelconque. — Quelques jours après, R… divague de nouveau, et il reçoit une nouvelle douche. — Dès cet instant, il se tient sur ses gardes et fait des progrès rapides vers la guérison.
La lecture de l’article Démonomanie d’Esquirol a contribué beaucoup à hâter sa guérison. R… a été fortement ému de l’idée qu’il y a deux cents ans, il eût été brûlé comme possédé. « Comment, s’écriait-il, brûler des malheureux malades ! mais c’est infâme. »
Voyez à quoi tient la guérison d’un malade ! Qui aurait pensé que la lecture de sa propre maladie aurait guéri R… ? Notre malade est parfaitement raisonnable. Il est occupé toute la journée à écrire dans les bureaux de la direction ; il concourt par le raisonnement et la persuasion â la guérison d’autres aliénés. — Pour occuper son esprit, nous lui faisons apprendre des vers par cœur ; il a appris le rôle d’Aman dans Esther, de Racine, qu’Il déclame avec intelligence et avec énergie ; et il serait déjà sorti de l’asile s’il n’était pas atteint d’une affection du cœur pour laquelle nous le traitons aujourd’hui.
Je dois avouer que pendant son séjour à Maréville, R… a appris tout seul la langue italienne, qu’il parle et écrit passablement, et cette occupation l’a sauvé de la démence.
OBS. IIe. — A. C… est un homme fort instruit, d’un tempérament bilieux ; il est âgé de quarante-deux ans ; ses traits sont réguliers, sa figure est distinguée, mais triste et abattue ; ses mouvements sont lents et engourdis ; la crainte du choléra a troublé son esprit.
Des démons se sont glissés dans son crâne, dans sa poitrine, dans son ventre, où ils se décèlent par des bruits et par des borborygmes. — Il entend leurs voix et leurs conversations, ils répètent tout ce qu’ils entendent, et révèlent tout ce que le malade pense, fait, voit et dit ; ils prennent les formes de divers objets : tantôt [p. 458] c’est la forme d’un instrument acéré, tantôt d’un instrument tranchant, qui piquent ou fendent le cœur du malheureux C…
Parfois ils calomnient ou injurient les personnes qui pourraient lui être utiles, et par ce moyen perfide ils les éloignent de lui, et les malveillants profitent de cette occasion pour lui nuire.
Lorsque C… écrit quelque chose, les pensées qu’il jette sur le papier sont immédiatement connues dans les quatre parties du monde. — Ainsi, gardez-vous bien de lui donner quelque secret à copier ; car, dès lors, ce ne serait plus un secret.
Des ennemis le poursuivent partout ; ils s’entendent à distance avec ses démons pour le faire périr.
Souvent C… refuse de manger, il craint d’être empoisonné. Une mouche qui voltigeait sans cesse autour de sa tête lui a fait un jour dans son bourdonnement entendre ces mots : « Tu as perdu, la vie éternelle. »
Dans le bourdonnement des insectes, dans les éclats de la foudre, dans le frémissement du vent, il reconnaît la voix des personnes qu’il connaît.
Que n’a-t-il pas fait pour se délivrer de ces mauvais esprits ! — Les prières, les jeûnes, les privations, tout fut inutile : aussi fut il à plusieurs reprises assailli par l’idée lugubre du suicide.
OBS. IIIe. — J… est un pauvre ouvrier de quarante-quatre ans et père de famille ; son regard est morne et triste ; ses traits grippés annoncent la souffrance et le désespoir ; son teint est jaunâtre, hâlé ; son tempérament est bilieux.
J… s’est fait, il y a déjà longtemps, une blessure au pouce droit ; et c’est par cette blessure qu’un grand nombre de sorcières et de démons sont entrés dans son corps ; ils lui étreignent le cœur, lui tordent les entrailles, montent dans sa tète et lui inspirent des idées de meurtre et de suicide. Ils l’excitent surtout à immoler sa femme et ses enfants ; mais J… est un honnête homme ; il repousse ces funestes pensées. — Pour guérir de ces idées, il a eu recours à Dieu, s’est imposé des jeûnes ; a entrepris un long pèlerinage à Notre-Dame-des-Ermites en Suisse ; mais rien n’a réussi. — Il ne lui reste plus qu’à descendre dans la tombe ; là, seulement, il trouvera une trêve à ses longues souffrances.
OBS. IIIe. — Anne C…, est une femme bizarre ; sa figure est toujours riante ; sa langue est toujours en action et ses membres sont toujours en mouvement. — La douleur et le désespoir ne sont point gravés sur le front, et pourtant elle souffre horriblement.
Des démons cribleurs viennent la tourmenter pendant la nuit ; ils répondent une odeur sulfureuse (d’allumettes) abominable ; ils [p. 459] lui ont brûlé le corps avec de la chaux vive, et a été réduite en cendres ; mais, nouveau phénix, elle s’est régénérée. — Ces démons entrent dans son corps par la bouche et par l’anus, et le criblent de toute façon ; ils ne lui laissent plus que l’écorce ; il en est de son corps comme d’une orange dont on aurait exprimé le jus.
Il y a plusieurs esprits dans les corps, dont les uns sont spirituels et les autres temporels : les cribleurs ne peuvent cribler que ces derniers : les autres sont hors de leur puissance.
Nouveau Prothée, Anne subit des métamorphoses extraordinaires : tantôt elle se transforme en raisin, tantôt en oranges, tantôt en pèches, etc. selon la saison, et de suite les démons viennent cribler ces fruits. — C’est horrible ; elle n’y peut plus tenir, elle souffre les feux de l’enfer. Rien de plus hideux que les formes des cribleurs ; il y en a qui ont la forme d’hommes-chiens, d’autres d’hommes-loups, d’hommes-serpents, d’hommes-crapauds. — Elle ne peut pas s’en débarrasser. Prie-t-elle ? c’est en vain : les cribleurs emportent ses prières.
Anne est le tonnerre ; c’est elle qui parcourt l’espace pendant les orages ; c’est elle qui gronde dans les nuées, d’où elle foudroie les monuments de la terre.
III. SUCCUBES ET INCUBES DÉMONIAQUES.
Hallucinations de la sensibilité génitale.
On appelle incubes démonomaniaques les femmes qui out l’intime et entière conviction d’avoir des rapports sexuels avec le diable. Par contre, on donne le nom de succubes aux hommes qui ont la même conception délirante que les incubes. La lésion de la sensibilité génitale forme donc le caractère principal de cette variété de la démonomanie.
Chez les Juifs, les êtres surnaturels qui jouaient le rôle d’incubes étaient Asmodée (dieu des ténèbres), Haza, Lilith , etc. — Chez les Grecs et les Romains, c’étaient les sirènes, les nymphes, les dryades, les satyres, les faunes, etc. Chez les peuples d’Orient, d’après Avicennes, ils étaient connus sous le nom d’Albedilon et d’Alcrates ; Averroës les appelle Elgades, et Azavarius les désigne sons le nom d’Alcaibes. — Chez les [p. 460] sauvages de l’Amérique, c’était le redoutable Cocoto ; et pour les chrétiens, c’est le diable sous toutes les formes. Il est à remarquer, comme le dit Zacchias, que ce démon fornicateur se plaît surtout à tourmenter les religieuses et les vierges consacrées à Dieu ; et il n’y a pas même les femmes vieilles et laides qui soient à l’abri de ses poursuites, ce qui n’est pas étonnant.
Les Juifs étaient convaincus que les incubes et les succubes étaient des créations imparfaites que Dieu, surpris par la nuit du sabbat, n’avait pas eu le temps d’achever.
Dans les siècles primitifs de l’Eglise, les auteurs sacrés se sont occupés beaucoup de savoir si les incubes et les succubes étaient propres à la fécondation ; la plus grande lumière du moyen-âge, saint Thomas d’Aquin, Lactance et autres, étaient pour l’affirmative ; saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire de Nazianze, etc., soutenaient le contraire ; et si toutefois, ajoutent-ils, il en provient quelque chose, ce serait plutôt un diable incarné qu’une créature humaine.
Jean de Wier opposa le raisonnement à toutes ces absurdités, et dit formellement que les incubes et les succubes sont des rêveries de fous : « Quum itaque hujus hœresis maleficis et prœstigiis delusœ dementatœque anus, à dœmone se comprimi, ineubosque pati arbitrentur, hane commixtiomem, ut reliqua propemodum omnia, mere esse ex lœsa mente imaginarium, vel solum qualicumque affrictu titillationem eieri, accedente rei imaginatione : nec vere congressum fieri, rationibus demonstrabitur evidentissimis (2). » — Aussi Bodin, ce juge farouche des sorciers, qui en a tant poursuivi et fait brûler, aurait-il voulu aussi faire brûler de Wier.
Maintenant, les incubes sont-ils plus rares qu’autrefois ? Les auteurs le prétendent ; pour moi, je n’oserais me prononcer. Quoi qu’il en soit, je possède quatre observations d’incubes démoniaques. — On ne remarque, certes, plus des épidémies [p. 461] d’incubes comme celle qui affligea Borne, et dont parle Cœlius Aurélianus (3) ; mais il n’est pas moins vrai qu’on en rencontre encore assez souvent.
Je n’ai pas observé de succubes démoniaques à Maréville ; il paraîtrait donc que les femmes sont beaucoup plus fréquemment atteintes de la lésion de la sensibilité génitale que ne le sont les hommes, ce qui s’explique facilement. En effet, chez les femmes, le système nerveux est d’abord plus développé, ensuite les femmes n’ont pas la facilité qu’ont les hommes de satisfaire leurs penchants amoureux : aussi voit-on les vieilles femmes, ainsi que les vierges cloitrées, comme l’observe Zacchias, être fréquemment poursuivies par l’incube. — Enfin, j’ajouterai que l’utérus paraît jouer un grand rôle dans cette affection : mulier in utero.
Dans cette forme de la démonomanie, tous les sens peuvent être également hallucinés ; mais on conçoit qu’ils peuvent demeurer tous intacts, à l’exception de celui de la sensibilité génitale et du toucher. Quoi qu’il en soit, voici ce que j’ai observé sur les quatre incubes : hallucination de la vue, trois fois ; hallucination de l’ouïe, trois fois ; hallucination de l’odorat, une fois ; lésion de la sensibilité interne, une fois ; métamorphose de la malade en rat, une fois.
OBS. Ire. — Marguerite G… est une gronde femme âgée de cinquante-neuf ans, maigre et sèche, d’un tempérament nerveux et d’une figure toujours souriante. — elle a toujours été très dévote et très pieuse, et lorsqu’elle avait quelques instants libres, elle les passait à l’église ou au cimetière à prier Dieu pour le repos des trépassés.
Elle est entrée à Maréville le 7 avril 1812.
Cette pauvre femme, lors de la suppression des règles à son retour d’âge, a perdu la tête. — Elle prit en haine ses parents, s’imaginant que ceux-ci voulaient la faire périr par le poison. Heureusement [p. 462] que, pour déjouer leur coupable projet, trois curés, aussi purs que le soleil, ont étabit leur demeure au-dessous d’elle pour veiller à sa sûreté. Lorsque la nourriture qu’on lui présentait était empoisonnée, ils l’avertissaient de ne pas manger. — Ces trois curés la veillaient de leur personne à tour de rôle. Ses parents. voyant que le poison ne leur réussissait pas à cause de la vigilance des curés, se sont adressés à l’enfer et ont suscité contre elle les démons ; depuis lors, les diables la poursuivent et la tourmentent nuit et jour. — La nuit, à peine le sommeil appesantit ses paupières, qu’ils viennent en grand nombre la réveiller en sursaut, la menacent, lui tiennent des propos obscènes, grimpent sur elle, portent leurs mains impures sur les parties les plus secrètes de son corps. — La chair est faible : elle cède et se livre avec eux aux jouissances de l’amour ; leur semence est si brûlante qu’elle en est épuisée et anéantie de fatigue— Ces démons fornicateurs paraissent tantôt sous une forme de joli garçon, étalent à ses yeux toutes leurs nudités et lui poussent leurs excréments à la figure.
Mais Dieu n’afflige que ceux qu’il aime ; il lui inspire sa grâce quatre fois par jour, le matin, à midi, à quatre heures et le soir avant de se coucher ; aussi, lorsque les démons paraissent, elle lève la main ; donne la bénédiction, et les esprits ténébreux se sauvent aussitôt à toutes jambes : mais elle n’en est pas aussitôt débarrassée que d’antres légions viennent à leur tour l’inquiéter, et elle de recommencer ses bénédictions, et les diables de s’enfuir, et ainsi de suite toute la nuit ; elle ne saurait donc goûter un instant de repos.
Parfois, ce ne sont plus des esprits infernaux qui viennent la tourmenter. Des cadavres hideux paraissent dans sa chambre, lui parlent avec une voix lugubre et sépulcrale, allongent leurs bras pour la frapper ; mais Marguerite fait du bruit, et les cadavres ae résolvent en fumée. Bientôt ils reparaissent. Elle recommence à faire du bruit, et ainsi de suite jusqu’à l’aube.
Pendant le jour elle est plus calme et plus tranquille : aussi dans la nuit appelle-t-elle de tous ses vœux les rayons du soleil ; alors elle s’assoupit, et, dans son sommeil, Dieu et la bienheureuse Vierge Marie lui paraissent en songe, la consolent, l’exhortent à la patience et lui inspirent du courage. — Tant il est vrai que Dieu n’afflige que ceux qu’il aime.
OBS. IIe. — Charlotte est âgée de quarante-trois ans ; sa physionomie est douce ; son teint halé et son regard oblique et timide ; son cœur est sensible et aimant ; le délaissement d’un amant l’a rendue folle. [p. 463]
Satan, sous la forme d’un joli garçon et entouré d’un million d’animaux divers, vient souvent la visiter pendant la nuit ; il la caresse mollement, lui imprime des baisers brûlants sur la bouche ; avec sa main droite fait des signes cabalistiques sur son corps, et puis il se livre avec elle aux plaisirs charnels. C’est bien contre son gré ; elle voudrait s’y opposer de toutes ses forces ; mais, comment s’opposer aux puissances de l’enfer ?
Quelquefois Satan, après avoir assouvi sa rage amoureuse, l’endort et la transporte dans l’enfer, où une fois elle fut métamorphosée en rat pendant une minute et demie et où elle endura les souffrances des damnés pendant une demi-heure ; après cela elle fut ramenée sur terre. — Tout ce qu’elle a vu et entendu dans ces antres souterrains elle ne pourrait le dire : cela dépasse toute imagination humaine. Elle n’en conserve qu’un souvenir vague et confus ; seulement elle se l’appelle que les ténèbres de l’enfer répandent une odeur si infecte qu’elle en tomba malade d’une fièvre pestilentielle. Mais le diable ne sent pas mauvais.
Outre ce diable amoureux, il y en a d’autres qui entreprennent aussi de la tourmenter : ceux-ci ne dépassent pas le volume d’une puce; ils se glissent dans ses entrailles, où elle les sent remuer, l’étouffent et lui président l’avenir. — Un jour, ils lui ont dit que si elle voulait faire bouillir pendant un mois dans une chaudière pleine d’huile 144 prêtres qui avaient été tourmentés par l’enfer, ces prêtres monteraient au ciel.
Cette pauvre femme est bien malheureuse. Les souffrances qu’elle endure sont horribles et surpassent toute imagination ; elle sera encore endiablée pendant huit ans, au bout desquels elle sera délivrée, si toutefois elle veut apaiser l’enfer en faisant beaucoup de mal et en devenant pécheresse.
OBS. IIIe. — Marianne T… est âgée de cinquante-six ans. — C’est une grande femme sèche, d’un tempérament bilieux, d’un teint jaunâtre, à l’œil erratique, aux traits grippés. — Elle verse souvent des pleurs ; mais parfois tout-à-coup ses larmes se sèchent et elle se met à rire.
Dès sa plus tendre enfance, elle fut élevée dans les pratiques de la religion ; aussi a-t-elle toujours été d’une piété et d’une dévotion exemplaires. — Jamais l’approche des hommes ne l’a souillée, et pourtant elle n’a plus sa fleur virginale : le malin esprit a eu soin de la cueillir, de la lui arracher de force. Une fois, vers le milieu de la nuit, à l’heure où les âmes des trépassés se plaisent à errer au sein des tombeaux et que l’esprit de la fornication va tenter la vertu des vierges pudiques consacrées à Dieu et de celles aussi [p. 464] qui ne le sont pas, le démon est venu se placer à côté d’elle. Ce démon répandait une odeur de bouc ; il porta une main légère sur certaines parties que la pudeur nous défend de nommer. Les nerfs de T… frémirent. — Elle avait horreur de ce qu’il voulait faire, mais comment la chair frêle et impuissante résisterait-elle à la puissance du roi des enfers ? Elle fut comme saisie dans sa pensée et dans les sens. Et, à trois reprises différentes, l’esprit fornicateur se livra avec elle à des plaisirs impurs. — Dès que ses désirs furent satisfaits, le démon lui ouvrit la poitrine, lui perça le cœur et en retira la fleur. — Et voilà comment la pauvre Marianne a perdu sa virginité.
Cette pauvre femme entra à l’infirmerie au commencement d’août, atteinte d’une affection chronique de la poitrine et de l’abdomen, accusant des douleurs à l’épigastre ; et, le 20 du même mois, elle mourut de consomption cT de marasme.
Nécropsie. — Habitude externe maigre.
Tête. — Crâne mince ; — sérosité à la base du crâne et dans les deux ventricules latéraux ; — méningite chronique à la partie supérieure des deux hémisphères, ainsi qu’à la face supérieure du cervelet ; — substances grise et blanche du cerveau molles ; cette dernière est légèrement pointillée ; — petits calculs dans la glande pinéale ; substance du cervelet molle.
Poitrine. — Un peu de sérosité dans la cavité pleurale gauche ; — poumon gauche adhérent à son sommet ; poumon droit fortement adhérent dans toute son étendue et splénisé en grande partie ; — sérosité dans le péricarde.
Abdomen. — Quantité très considérable de sérosité citrine et un peu trouble dans la cavité péritonéale ; — le péritoine parait macéré.
La substance du foie est d’un jaune de garance ; — vésicule remplie d’une bile noire ; — pancréas atrophié et d’une couleur verdâtre ; — parois de l’estomac légèrement épaissies ; — muqueuse gastrique tachée de rouge ; — matières fécales dans le colon transvers ; — mésentère rouge ; — péritonite chronique.
Eate chagrinée à la surface et comme flétrie.
IV. TERREUR DE LA DAMNATION.
Démonomanie.
Rien de plus malheureux, rien de plus déchirant que les damnés. — Plus de repos, plus de calme possible pour eux sur [p. 465] la terre. Ils sont en proie à la plus noire mélancolie, au désespoir le plus accablant. Une idée lugubre, une idée tenace, une idée atroce, la crainte de la damnation, les obsède et les poursuit sans cesse. — Chez ces malades, d’après M. Leuret, la perversion de la sensibilité cT des sentiments affectifs est constante ; — et, chose bizarre et inconcevable, tous offrent plus ou moins de tendances au suicide : comment expliquer ce phénomène ? Ils craignent d’être damnés, et pourtant ils hâtent le moment d’un supplice éternel dont l’idée seule les accable : c’est que les maux présents sont plus redoutables que les maux à venir.
Les femmes sont plus exposées à la démonomanie que les hommes (sur six observations que j’ai recueillies à Maréville, cinq sont des femmes, dont trois âgées de plus de cinquante ans ).
D’après M. Leuret, l’idée de damnation ne serait que secondaire ; elle serait souvent le résultat de la terreur qui arrive après la perversion de la sensibilité et des sentiments : « Qu’une personne soit émue fortement par des prédications, par des remords ou par quelque autre cause, tout son être en éprouve la secousse ; elle trouve en elle-même quelque chose d’inaccoutumé, d’inconnu ; elle ne sent plus comme elle sentait auparavant : il y a comme un voile, un nuage, qui s’interpose entre elle et les objets, qui émousse toutes ses sensations ; elle n’a plus de cœur moral ; si alors l’idée de damnation arrive dans l’esprit, comme elle peut servir à tout expliquer, la malade s’en empare et la conserve jusqu’à ce que l’intégrité des sentiments soit revenue (4). »
Les consolations et la persuasion ne peuvent rien sur les damnés ; non pas qu’ils ne comprennent parfaitement la force de vos arguments, mais l’idée de damnation se présente sans cesse à leur esprit effrayé. — Mon cher garçon, me disait un [p. 466] jour une damnée que je tâchais de consoler, vous parlez très bien, votre logique est sévère, je le sens ; mais que voulez-vous ! c’est plus fort que moi ; cette idée effrayante pullule à chaque instant dans mon cerveau, et je ne pois et je ne pourrai jamais la chasser loin de moi. — A quoi attribuer cette idée si ce n’est à l’aberration de la sensibilité, comme le dit M. Leuret ? Une seule corde, ajoute cet auteur, vibre encore chez les damnés, celle de la douleur : ayez assez de courage pour la toucher.
OBS. Ire. — On voit souvent se promener dans les cours ou les préaux de l’hospice de Maréville une vieille femme maigre et grêle, au teint jaune et hâlé, à la physionomie triste et sombre, aux traits grippés et contractés par la douleur. Si votre cœur n’est pas aussi dur que le rocher, approchez-vous d’elle avec intérêt et bienveillance, inspirez-lui des pensées de douceur et de consolation.
Pauvre infortunée ! Il n’est plus de repos, plus de bonheur pour elle sur la terre ; la douleur et le désespoir se sont emparés de son âme.
Le repos et le sommeil depuis longtemps, hélas ! depuis bien longtemps ont fui loin de sa paupière ; son cœur est sec et aride. Elle n’a plus de cœur moral.
On la voit cependant quelquefois à genoux sur le gazon ; la figure calme et rayonnante, les yeux tournés vers le ciel ; son esprit paraît s’élancer dans l’abîme dé l’éternité ; elle adresse de ferventes prières au Créateur.
Retirez-vous ; n’allez pas interrompre, hélas ! ces trop courts instants de bonheur. Attendez !… la voilà revenue sur la terre ; la voilà replongée dans la souffrance. Approchez, approchez… Mais elle vous fuit, une idée lugubre la poursuit, l’agite sans cesse. Elle est damnée. — Oh ! horreur ! damnée, éternellement damnée ! Déjà les démons l’entourent et l’étreignent ; déjà les flammes de l’enfer la dévorent ; déjà la justice inexorable de Dieu l’a frappée.
Mais quel crime a-t-elle commis pour mériter une si grande punition ? A-t-elle, comme Oreste, porté une main homicide sur sa mère ? S’est-elle, comme Myrrhe ou Œdipe, souillée d’un inceste ? Non ! Elle n’a point commis de crimes, elle n’a fait que du bien sur la terre ; les pauvres l’appellent leur mère ; les affligés leur refuge. Et pourtant elle est damnée, rien ne peut l’arracher à cette idée lugubre. Déjà, pour s’y soustraire, plusieurs fois suicide lui a [p. 467] souri. Les consolations et le raisonnement passent sur l’infortunée et n’y laissent aucune impression.
Elle consulté les ministres du Scigneur, et les ministres du Seigneur lui ont dit : Vous n’êtes point damnée, car la miséricorde de Dieu est grande. Mais les ministres du Seigneur peuvent se tromper.
Elle a consulté les médecins, et les médecins lui ont dit : Vous êtes malade, mais vous n’êtes point damnée. Mais les médecins peuvent se tromper.
Elle a consulté les gens du monde, et les gens du monde lui ont dit : vous n’êtes point damnée ; car qui pourrait se flatter d’aller au ciel si vous étiez damnée. Mais les gens du monde peuvent se tromper.
Ansi rien ne peut détromper la pauvre Catherine, et ses idées sombres ne s’en iront qu’avec le dernier soupir.
Depuis longtemps elle porte à la partie inférieure et latérale droite du cou une tumeur cancéreuse de la grosseur du poing, et ulcérée à son sommet : toute la surface de son corps offre la teinte caractéristique de la cachexie cancéreuse. Le 6 novembre, à la visite, nous la trouvons souffrante ; sa respiration est gênée, râleuse ; sa parole languissante et entrecoupée ; ses traits sont décomposés. Nous l’envoyons à I’infirmerie, et dans I’après-midi du même jour elle mourut.
Nécropsie. Tête. — Crâne épais ; — sérosité entre les méninges ; — méningite chronique à la partie supérieure des hémisphères. — Chapelets de petits kystes séreux dans le plexus choroïde du ventricule gauche. — Substance cérébrale pointillée, et couleur de café au lait clair.
Poitrine. — Quanuté très considérable de sérosité citrine dans la cavité de la plèvre droite. — Poumon droit dur, squirrheux dans toute son étendue, et cancéreux à sa base ; — par son sommer il communique avec la tumeur cancéreuse située à la partie latérale droite du cou. — Poumon gauche sain ; — un peu de sérosité roussâtre dans la plèvre correspondante ; — sérosité dans le péricarde.
Abdomen. — Sérosité dans la cavité péritonéale ; foie très volumineux, descendant 8 centimètres environ au-dessous des fausses côtes droites. — Absence de la vésicule billiaire, qui paraît avoir été envahie par un cloaque purulent du pancréas ; — estomac distendu par des gaz ; — ganglions développés dans I’épiploon gastro-hépalique, et rempli d’un pus jaune et concret ; — quelques kystes purulents dans la paroi postérieure de l’estomac. — Rate très volumineuse, se réduisant en bouillie couleur lie de vin. — Reins sains. [p. 468] — Surface interne de l’intestin grèle tapissée d’une couche de substance noire, non visqueuse ; — pancréas rempli de foyers purulents, dont quelques-uns volumineux, et parmi lesquels ilen est on gros comme le poing, situé à la tête de l’organe, et envahissant la vésicule du fiel.
OBS. IIe. — Toute jeune encore, Marie-Anne A… s’est dévouée à Dieu. — Elle prit m’habit des sœurs de la Doctrine chrétienne. Jamais femme ne fut plus digne qu’elle de le porter ; sa vie fut entièrement consacrée â soulager les malheureux et à instruire l’enfance. Quels soins, quelle patience, quelle douceur, quelle sagacité ne faut-il pas pour guider les premiers pas que l’homme fait sur la terre !
Marie-Anne a parcouru les trois quarts de sa vie. Sa conscience est pure ; elle ne désire rien, elle ne demande rien aux hommes ; son esprit est toujours élevé vers le ciel ; la paix et la tranquillité d’âme suivent partout ses pas ; elle goûte le vrai bonheur ! Mais hélas ! est-il un bonheur durable sur la terre ?
Marie-Anne a des scrupules qui germent sourdement dans son cœur, se multiplient, grandissent, éclatent et empoisonnent son existence. — Voyez-là maintenant cette femme naguère si calme et si résignée ; voyez quel changement s’est opéré dans sa personne ; son regard est morne et triste ; ses joues sont creuses et décharnées ; le désespoir est peint sur sa figure. — Nuit et jour elle pousse des cris déchirants ; c’en est fait, elle est damnée : l’esprit du Seigneur s’est retiré d’elle ; cette idée l’accable, cette idée la torture, cette idée I’anéantit : aussi, pour s’y soustraire, a-t-elle essayé plusieurs rois de se débarrasser du fardeau de la vie. Déjà elle s’est jetée d’un deuxième étage, déjà elle s’est précipitée dans les flammes ; mais, par la vigilance de ses gardiennes, ses funestes projets ont toujours été déjoués : aussi leur voua-t-elle une haine implacable, et se portait-elle souvent envers elles à des actes de violence ; elle les mordait, les frappai, les pinçait, etc.
Cet état, au lieu de diminuer, empirait tous les jours. Enfin la difficulté de lui donner des soins d’une manière régulière obligea la supérieure de la placer à Maréville, ce qui eut lieu en septembre 1839.
Pendant son séjour à l’asile, son état se conserva longtemps à peu près le même ; elle ne faisait que gémir sur son sort et parler de damnation. Elle eut une fièvre qui dura deux mois, pendant laquelle elle fut plus calme ; mais, guérie de cette maladie intercurrente, le délire chronique a repris son caractère primitif. — Sa santé physique s’affaiblissait tous les jours. Enfin, lorsque nous avons pris le service, au mois de janvier 1842 , nous l’avons trouvée dans un [p. 469] état déplorable ; sa maigreur est extrême ; ses gémissements sont continuels, sa démence est complète. A toutes ses idées, il n’en survécut qu’une seule ; dès qu’elle nous voyait, elle se jetait à genoux, et nous demandait la sortie du prince Cigale (Cigale était un enfant dont elle avait soigné l’éducation). Enfin, le 14 juillet 1842, elle mourut en demandant grâce pour le prince Cigale.
Pourquoi à l’anéantissement de toutes les facultés de l’entendement a survécu l’idée, la seule idée du prince Cigale ?…
Nécropsie. — Habitude externe maigre et sèche.
Tête. — Crâne épais à la région temporale droite ; diploé injecté cT d’une couleur bleuâtre foncée.
Méningite chronique à la partie supérieure et moyenne des hémisphères ; elle s’étend à la face supérieure du cervelet.
Sérosité à la base du crâne et, dans les deux ventricules latéraux ; — plexus choroïdes décolorés, ayant un chapelet de petits kystes séreux.
Subsance blanche du cerveau pointillée et assez ferme.
Poitrine. — Adhérence avec la plèvre du poumon gauche, à ses faces postérieure et interne.
Poumon droit adhérent au sommet, où il est tuberculisé ; — tubercules crus disséminés faisant saillie sous la séreuse.
Cœur petit, émacié.
Abdomen. — Péritonite chronique ; tous les viscères abdominaux adhèrent fortement entre eux.
Épiploon sus-hépatique adhérent.
Foie noirâtre à l’extérieur ; sa substance est couleur lie de vln, surtout celle du lobe droit.
Vésicule contenant dix-neuf calculs plus ou moins anguleux, dont le volume varie entre celui d’une grosse noisette et celui d’un haricot.
Rate sc réduisant en bouillie couleur lie de vin, moins foncée cependant que celle du foie.
Ovaire droit hypertrophié, flbro-cartilagineux, osseux, mince dans quelques points, chagriné à sa surface externe. — Ovaire gauche atrophié cT d’une dureté osseuse.
Kyste fibreux, compacte à la partie supérieure et postérieure de l’utérus. — Quelques kystes très petits dans l’épaisseur des parois de ce viscère.
OBS. IIIe. — Voyez cette vieille femme, comme elle est maigre et sèche ; comme son regard est triste et abattu ; comme tous ses traits sont composés à la douleur. Le sourire ne viendra plus errer sur ses lèvres. — Voyez-la, comme elle recherche la solitude pour [p. 470] se livrer tout entière à ses tristes pensées et gémir sur son sort. Plaignez-la, ô mères de famille ! elle vient de perdre l’enfant qui faisait le bonheur de sa vieillesse. — Désormais la douleur sera son apanage : sa bouche ne prononcera plus d’autre nom que celui de son enfant chéri : mais non, son enfant n’est pas mort ; car elle entend sa voix qui l’appelle à son secours ; il brûle tout vivant au fond des enfers. — Dien la punit dans la personne de son fils ; il n’y il pas de plus grands criminels qu’elle sur la terre. C’est un monstre vomi par l’enfer. Elle est la cause de tous les malheurs qui affligent l’humanité ; ses enfants sont les enfants du diable. O crime, ô horreur ! Son tour viendra ! Déjà les démons qui préparent un lit de flammes dans leurs antres ténébreux. — O justice inexorable de Dieu, que vous êtes terrlblc ! Les hommes, les éléments, la nature tout entière conspirent à sa perte ; le pain qu’elle mange, c’est du sang : le vin qu’elle boit c’est de l’urine ; les aliments sont du poison.
La vic lui est à charge. Il faut en finir ; son parti est pris, elle se laissera mourir de faim ; mais la piété et la tendresse filiale l’obligent à manger malgré elle.
Une nuit, c’était une belle nuit d’été, les étoiles brillaient dans le firmament de l’éclat le plus pur ; la lune se dévoilait dans son plein derrière les monts, et, répandant une lumière limpide à travers les clairières, prêtait à tout des formes incertaines et fantastiques, que Thérèse prenait pour des démons. Rien ne troublait le silence de la nature, excepté le gazouillement de quelques oiseaux qui erraient sous la feuillée, le bourdonnement de quelques sphinx, moissonnant les fleurs, et la scie monotone de quelques sauterelles ; et l’infortunée Thérèse redisait ses malheurs et répétait aux échos le nom de son fils bien-aimé ; puis tout-à-coup une idée atroce s’empare d’elle ; les cheveux épars, l’œil hagard, elle court aux bords de la rivière. Sa fille a été enlevée par le diable ; elle veut la suivre. Doit-elle s’y précipiter ? C’est le seul moyen d’arrlver à ses fins, d’aller tout droit à I’enfer, et partant de s’unir avec sa fille el son autre enfant, car le suicide est défendu par la religion, et rangé parmi les pêchés mortels. Son projet est arrêté ; déjà elle prend sou élan, déjà les eaux paraissent s’ouvrir pour l’engloutir… Mais tout-à-coup la crainte de Dieu et de déshonorer sa famille la retient, et elle se retire comme poussée par une main invisible.
Plus tard, le 25 décembre 1841, l’idée du suicide la poursuit encore ; elle se précipite dans un puits d’où elle est retirée sans blessures ; et dernièrement encore, elle se jeta dans un feu de forge d’où elle fut encore retirée. [p. 471]
Son sommeil est agité et interrompu par des rêves effrayants ; elle ne fait que gémir toute la nuit ; elle le lève, se promène à grands pas dans ses appartements, s’accuse avec l’accent du désespoir de mille crimes imaginaires, et redoute les châtiments de la vie éternelle.
Le 5 août, cette infortunée fait une chute sur le hache gauche, et il en résulte une fracture comminutive de la partie supérieure du fémur correspondante ; le grand et le petit trochanter sont complètement séparés du reste du corps de l’os.
Position horizontale.
12 août. — Thérèse ne va pas mal ; à quatre heures, elle mange comme à I’ordinaire, et à six heures elle n’est plus.
Nécropsie. — Habitude externe maigre.
Tête. — Crânc diploïque injecté. — Traces de méningite chronique sur la partie supérieure des hémisphères cérébraux.
Substance cérébrale molle, sans injection notable ; — Cervelet sain.
Poitrine. — Poumon gauche adhérent à ses faces postérieure et externe, à sa base et à son sommet ; il est en outre engoué, solide à sa partie postérieure (1er degré de la pneumonie).
Poumon droit tuberculeux à son sommet dans la largeur d’une pièce de deux francs.
Cœur normal.
Abdomen. —- Foie sain ; vésicule contenant de la sérosité au lieu de bile, et 31 calculs, ressemblant parfaitement, par la forme et le volume, à s’y méprendre; à de petits pois secs, et d’une couleur jaune-serin.
Pancréas un peu volumineux.
Rate très petite ; mésentère parsemé de petites masses ganglionnaires du volume d’un pois ; ces masses sont comme albumieuses ; en les écrasant, elles semblent composées de matière encépaphaloïde ; — muqueuse gastrique tapissant le grand cul-de-sac rouge, injectée, veloutée ; la muqueuse duodénale offre le même caractère. — Fracture comitutive du col chirurgical du fémur gauche ; séparation du grand et du petit trochanter, ecchymose dans l’épaisseur du muscle tenseur du fascia lata.
OBS. IVe. — Pierre N… est un homme grand cT sec. Âgé de quarante-quatre ans. — Il est toujours de mauvaise humeur ; si vous lui adressez la parole, sa figure s’anime, ses yeux deviennent étincelants, et il vous répond par des injures. — II fut toujours d’un caractère bizarre, mais paisible ; il avait une sœur qui est morte d’une maladie chaude. [p. 472]
En 1835, Pierre fit une maladie grave, à la suite de laquelle ses facultés intellectuelles furent troublées. — Son esprit est tourmenté par la terreur de la damnation. Au travail, dans son sommeil, pendant ses repas, cette idée le poursuit sans cesse.
Souvent, pour se distraire, peut-être, il prend au hasard un livre, l’ouvre, cT se met à lire ; mais au bout de quelques instants, il le jette loin de lui en disant qu’il est damné s’il continue.
Parfois, en lisant, il s’arrête, parle et rit en même temps ; puis se lève tout-à-coup et dit : « Il ne me teste qu’un moyen d’éviter les tourments de l’enfer ; il faut que je tue un homme ou que je mette le feu à la maison ; en un mot, il faut que je commette un grand crime ; voilà ma rançon. » Et certes il aurait déjà mis à exécution son coupable projet, si la surveillance la plus active n’eût été exercée sur lui.
Une de ses filles est morte depuis deux ans ; il veut toujours la faire inhumer, en disant qu’il la voit ressusciter, autrement il sera damné.
CAUSES, INVASlON, MARCHE, TERMINAISON BT PRONOSTIC DE LA DÉMONOMANIE.
La démonomanie est éminemment héréditaire, et comme toutes les maladies nerveuses, elle se propage par une sorte de contagion morale ou par imitation. On a vu plus d’une fois, écrit Hérodote, les thyades athéniennes célébrer avec fureur les orgies de Bacchus, et se répandre en grand nombre dans les villes et dans les campagnes, échevelées et à demi nues, poussant des hurlements effroyables. Quelques-unes d’entre elles, saisies tout-à-coup d’une espèce de vertige, se croyaient poussées par un pouvoir surnaturel; et communiquaient ces frénétiques transports à leurs compagnes. Quand l’accès du délire était près de tomber, les remèdes et les expiations achevaient de ramener le calme dans leurs âmes (5) .
En 1552 ou 1554, la démonomanie a été épidémique à Rome [p. 473] parmi les juives converties au catholicisme ; vers la même époque, elle a été épidémique dans le monastère de Kerndrop en Allemagne, où toutes les religieuses étaient possédées. La cuisinière du couvent convint qu’elle était sorcière, et fut brûlée avec sa mère. Lorsque Lulher poussa le cri d’émancipation et se détacha de la cour de Rome, les esprits se préoccupèrent des dissensions religieuses, et sous l’influence de ces préoccupations, la démonomanie se répandit avec rapidité. Luther lui-même était convaincu d’avoir des rapports avec le diable. Tout le monde sait que ce fameux chef de secte, caché pendant neuf mois environ dans le château de l’électeur de Saxe, et excité par les méditations et les discussions théologiques, crut avoir avec le diable la fameuse conférence qui se termina par l’abolition des messes privées, etc.
L’âge le plus favorable à la démonomanie est de quarante à cinquante ans : sur 33 observations de possédés que j’ai recueillies, le plus jeune est âgé de vingt ans et le plus âgé de soixante-quinze ans ; mais ce dernier était malade depuis dix-huit ans ; l’accès a donc chez ce vieillard éclaté à cinquante-deux ans, et, chose remarquable, il a guéri.
Les femmes y sont un peu plus exposées que les hommes, mais pas autant que le disent les auteurs ; sur 33 j’en ai rencontré 18.
D’après mes observations, il paraîtrait que les professions sédentaires, telles que l’état de tailleur, de cordonnier, de couturière, etc., sont les plus favorables à l’explosion du délire démonomaniaque ; viennent ensuite les laboureurs cT les cultivateurs. Sous ce rapport la démonomanie se rattache aux autres formes de la folie.
Les tempéraments bilieux et mélancoliques, une constitution nerveuse, une imagination ardente, un caractère faible et pusillanime, les préjugés, l’ignorance, le fanatisme religieux, I’éducation, les enseignements superstitieux, des idées fausses et exagérées sur la justice divine et sur la damnation ; les contes de revenants et de sorciers dont on berce imprudemment l’enfance, [p. 474] le mysticisme, la lecture des livres de sorcellerie, etc., prédisposent essentiellement à cette affection (6).
Les préjugés et l’ignorance, avons-nous dit, sont des causes éloignées de la démonomanie ; j’ai cependant rencontré sept démonomaniaques dont l’instruction était plus qu’ ordinaire, et parmi lesquels il en était deux ou trois dont les facultés intellectuelles étaient très développées et l’esprit cultivé ; et par contre je n’ai vu que quatre démonomaniaques tout-à-fait illettrés.
Telles sont les causes qui prédisposent plus ou moins fortement à la démonomanie.
Les chagrins, la misère, la jalousie, l’amour contrarié, la vanité et l’ambition, une vive commotion morale, une frayeur, l’inquiétude, la crainte, l’effroi, la description vive et sombre des tourments de l’enfer, sont les causes morales qui peuvent provoquer cette maladie.
Le célibat, le veuvage, l’âge critique, la suppression d’un flux habituel, tels que des hémorroïdes, d’une épistaxis, de la menstruation (7), la répercussion d’une dartre, l’ivrognerie, sont des causes physiques qui peuvent également faire éclater ce genre de délire.
Des breuvages, des frictions, des suppositoires narcotiques sont dans le même cas. Les prétendus sorciers avaient fixé pour leurs assemblées un certain jour ou plutôt une certaine nuit de la semaine, car la nuit préside aux songes, elle est l’amie des mystères : [p. 475] c’était le sabbat ; le lieu des rendez-vous était une île déserte, une roche escarpée, une caserne entourée d’une antique forêt, un vieux château abandonné, une chapelle en ruines, un cimetière, etc. Pour s’y rendre, ils commençaient par évoquer les esprits infernaux par des pratiques et des cérémonies superstitieuses ; ils lisaient la description du sabbat, ce qui était très propre à faire de fortes impressions sur leur imagination ; ils se frottaient ensuite tout le corps avec des pommades narcotiques, et notamment du datura stramonium, appelé pour cela herbe aux sorciers. Dans leur sommeil, souvent provoqué par des breuvages narcotiques, leur imagination ardente, exaltée par une pensée dominante, par une croyance aveugle dans les pratiques du grimoire, et surtout par l’irritation et la congestion cérébrale, enfantait mille objets terribles, diaboliques, fantasmagoriques ; et quand la lumière du jour venait les tirer de cet état, leur cerveau encore faible avait conservé l’impression des visions de la veille, et les rêves étaient, pour ces intelligences malades, des réalités.
L’accès de démonomanie, comme l’a déjà dit Esquirol, éclate ordinairement tout-à-coup ; son invasion est brusque, sa durée plus ou moins longue ; elle se termine par la démence. Le marasme, la pleurésie chronique, les tubercules, la péritonite chronique, la fièvre lente, des affections chroniques du foie, viennent ordinairement mettre un terme aux. souffrances des démonomaniaques.
Suivant Esquirol, la guérison de cette affection est douteuse ; cependant je ferai observer qu’à Marseille nous avons guéri presque tous les possédés qui n’étaient pas encore tombés en démence, c’est-à-dire sept. Mais le médecin, avant de se prononcer sur l’issue de cette maladie, doit tenir compte de l’âge du malade, de la durée de la possession, des complications, de I’hérédité et d’une foule d’autres circonstances qui peuvent rendre le pronostic plus ou moins fâcheux. En général, lorsqu’elle est héréditaire, elle se termine presque toujours par la démence ; en d’autres termes, elle est incurable. [p. 476]
Il en est de même lorsqu’elle est compliquée de quelque lésion organique des cavités thoracique ou abdominale, car ces lésions, réfractaires à toutes les ressources de la médecine, entretiennent et alimentent indéfiniment le délire, et la démence s’ensuit. L’esprit, comme le dit M. Archambault, à force d’être tendu et fixé sur un seul objet, fatigue d’abord le cerveau, puis il l’irrite, puis il l’enflamme d’une manière lente et chronique ; de là la démence ou la méningite chronique. Opérez donc promptement une diversion morale, fixez ailleurs l’attention du malade ; ne laissez pas le temps à la lésion organique de se produire.
Principiis obsta sero medicina paratur.
De même, lorsque votre cerveau est fatigué et épuisé par une longue méditation, vous le reposez en fixant votre attention sur un autre sujet d’étude. — C’est une observation vulgaire que tout le monde peut faire.
ANATOMIE PATHOLOGIQUE.
Si nous jetons un coup d’œil sur les autopsies que j’ai rapportées dans ce mémoire, nous nous convaincrons facilement que dans le premier cas (2e obs. de démonomanie externe), où la démonomanie existait à l’état de simplicité, l’encéphale ne présente aucune lésion qui puisse expliquer la cause immédiate du délire. Dans les quatre autres cas, nous avons rencontré de la sérosité entre les méninges dans les ventricules latéraux. Il y avait méningite chronique, injection de la substance cérébrale, etc. Mais ces lésions sont l’effet et non la cause de la folie ; elles nous rendent compte de la démence, et voilà tout ; et encore les lésions organiques de l’encéphale et de ses enveloppes, remarque Esquirol, les épanchements sanguins on séreux, les injections ou les infiltrations du cerveau et des méninges, l’épaississement de celles-ci et leur adhérence entre elles avec le crâne, avec la substance grise, le ramollissement partiel ou général du [p. 477] cerveau, la densité de cet organe, les tumeurs fibreuses, tuberculeuses, cancéreuses, observées dans la cavité crânienne, toutes ces altérations se sont rencontrées dans les cadavres d’individus qui n’ont jamais cu de délire chronique ; et par contre, beaucoup d’ouvertures de corps d’aliénés n’ont présenté aucunes lésions cérébrales, quoique la folie persistât un grand nombre d’années.
D’ailleurs, comment peut-on admettre des lésions organiques en présence de guérisons subites et instantanées de quelques aliénés ? Ces guérisons ne sont pas rares. Pour moi, j’en ai observé quelques-unes, je les ai publiées dans mon mémoire sur le traitement de la folie, inséré dans les Annales médico-psychologiques. De ces faits, on est donc en droit de conclure avec Esquirol que la cause immédiate de l’aliénation mentale échappe à nos moyens d’investigation ; que la folie dépend d’une modification inconnue du cerveau, qui n’a pas toujours son premier point de départ dans la lésion de cet organe, mais bien dans les divers foyers de sensibilité, placés dans les diverses régions du corps.
Quant à moi, je suis porté à admettre avec les anciens que le point de départ de la lypémanie, et par conséquent de la démonomanie, qui n’est qu’une variété de la première, doit être recherché dans les organes abdominaux.
En effet, dans les cinq nécropsies de démoniaques que je viens de rapporter, le foie était malade ou la bile altérée, et j’ai observé des altérations à peu près semblables sur plusieurs autres cadavres de lypémaniaques.
Je ne veux pas inférer de là que l’appareil biliaire est le siège primitif du délire ; non, car c’est bien le cerveau qui est ce siège ; mais je dis (et personne ne pourra le contester) que la lypémanie n’est que l’expression d’une telle organisation, d’une telle constitution ; qu’il faut un certain nombre de circonstances pour qu’elle éclate ; que chez les mélancoliques prédomine le système hépatique ; que tous ou presque tous sont doués [p. 478] du tempérament bilieux ; qu’il y a corrélation intime entre le tempérament et le délire triste ou la lypémanie, et qu’enfin le dérangement des fonctions de l’appareil biliaire doit entrer souvent pour quelque chose dans la production de ce genre de folie.
Ainsi, il serait donc important d’interroger avec soin, chez ces malades, l’état des organes abdominaux, et d’examiner si les fonctions digestives s’exécutent avec facilité et avec harmonie. Et ne sait-on pas qu’une constipation opiniâtre engendre une humeur sombre et acariâtre, des idées tristes et lugubres qui vous plongent dans le dégoût et le découragement, et qu’au contraire, dès que la régularité de cette fonction se rétablit, vous vous sentez plus léger et plus dispos, et les choses et l’avenir se dessinent à votre imagination avec des couleurs vives et brillantes ?
TRAITEMENT DE MA DÉMONOMANIE
Chez les anciens, les maladies nerveuses avaient une origine sacrée, et leur traitement était exclusivement confié à la caste sacerdotale, qui mettait en usage une foule de pratiques religieuses. — Salomon calmait les maux par des charmes autant que par des sucs de plantes ; il chassait les démons par des incantations (8) ; les prophètes Elie, Elisée et Isaïe, etc., jouissaient du même privilège. — Ezéchias supprima un traité de Salomon sur la cure des maladies par les remèdes physiques de crainte que les secours sacrés de la tribu de Lévi ne fussent abandonnés.
Dans la Grèce, les prêtres d’Esculape seuls avaient le droit d’exercer la médecine ; c’était dans leurs temples qu’on accourait en foule chercher la guérison et la santé ; des cérémonies, telles que des purifications, des ablutions, des onctions, etc., [p. 479] faites avec une pompe religieuse imposante, agissaient puissamment sur l’imagination de quelques aliénés qui recouvraient la raison.
Lorsque le christianisme parut, les oracles se turent ; mais les possédés ne continuèrent pas moins à rester dans les mains des prêtres. On procéda aux exorcismes ; on s’imposa des jeûnes et des macérations de toute espèce ; on entreprit des pèlerinages auprès de quelque saint renommé ; on fit dire des prières publiques avec toutes les pompes du culte. Un grand nombre de démoniaques accouraient à Besançon, lorsqu’on y montralt le saint-suaire ; ils y occasionnaient souvent de grands désordres par leurs cris, par leurs contorsions et par leur fureur ; que des soldats réprimaient à force de coups ; traitement qui, joint à la circonstance dont l’esprit était frappé, aux cris de miracle, miracle, que poussait le peuple, produisait tous les ans quelques guérisons.
Les pèlerinages de Saint-Maur, près Paris, étaient célèbres pour la guérison des aliénés. — La patronne sainte Dymphne, du village de Ghéel cn Belgique, avait acquis une grande célébrité dans les exorcismes.
Le curé d’un petit village des Vosges et celui d’une petite ville du Languedoc jouissaient du même privilège.
Il est à remarquer, d’après le témoignage de Pomponius Mela et de Jean Wier, qu’avant de procéder aux exorcismes on purgeait d’abord les malades, et que les exorcismes n’en réussissaient que mieux.
Heureuse l’humanité, si on se fait toujours borné à ces pratiques innocentes ; mais malheureusement on créa des tribunaux, et les démoniaques furent assignés à comparoir ; des juges tels que Martin del Rio, Jacques Sprenger, Bodin et autres, les traînaient dans les cachots, les livraient à la torture, les poursuivaient devant les tribunaux, et enfin ils allumaient les bûchers sur lesquels montaient ces malheureuses victimes de l’ignorance et des préjugés. Dans la seule principauté de Trèves, [p. 480] on fit périr en peu d’années 6.500 personnes accusées de sorcellerie. En Lorraine et dans les autres contrées de l’Europe, un très grand nombre de ces malades subit le même sort. Enfin, le progrès des lumières fit cesser cet état de choses, et les démoniaques furent confiés aux soins des médecins. Quelle méthode de traitement doit-on leur appliquer ?
N’essayez-pas de guérir les démoniaques par le langage de la raison et de la blenveillance, par des syllogismes et des raisonnements, car vous échoueriez complètement.
L’ellébore d’Autycire, tant vanté dans l’antiquité, les drastiques, les vomitifs, les évacuants de toute sorte, échouerait également si les fonctions digestives étaient en bon état. Il n’en serait plus de même si ces fonctions étaient dérangées ; ces remèdes, convenablement administrés, deviendraient alors de puissants auxiliaires dans la cure de cette maladie. Il faut donc examiner avec la plus grande attention la cavité abdominale, car il n’est peut-être pas rare, comme je l’ai déjà dit, de rencontrer quelque affection des systèmes hépatique et digestif.
Mais lorsque la démonomanie est simple, sans complication, si vous voulez dissiper les nuages qui obscurcissent l’intelligence, si vous voulez déchirer le voile qui couvre les facultés de l’entendement, si vous voulez briser la chaîne vicieuse des idées des démoniaques, provoquez des secousses morales énergiques qui ébranlent tout l’organisme, brisez le spasme par le spasme, opposez des passions réelles à des passions imaginaires, touchez la seule corde qui vibre encore dans leur âme, celle de la douleur, et de cette lutte, la raison sortira souvent victorieuse.
Dès que vous êtes parvenu à fixer I’attention du malade, ne vous arrêtez pas, ou tous vos efforts seront perdus. C’est le moment d’employer le langage de la raison, de lui dévoiler toute l’absurdité de ses idées, de faire appel à ses sentiments, de l’encourager par la perspective de sa sortie, de le soutenir dans sa marche chancelante, de l’aider à renouer le fil qui l’attachait à l’existence morale, ce qui exige de la part du médecin [p. 481] une grande sagacité, la connaissance profonde du cœur humain, car les caractères varient autant que les individus ; c’est an médecin à connaître le côté faible du malade, à ouvrir une brèche par laquelle il pénétrera dans son intelligence et la dirigera vers la raison (9). Ce sont ces principes qui ont présidé dans beaucoup de cas au traitement moral de la folie à Maréville. Ce traitement, M. Archambault l’appelle méthode perturbatrice.
L’observation de R…, que j’ai rappelée dans ce mémoire, en est un exemple ; je le complète par l’observation suivante :
François Q…, jardinier, est âgé de quarante-trois ans. C’est un homme au teint bruni, à l’œil sombre et oblique, à la démarche lente et mesurée. Il nous a avoué qu’une de ses sœurs est folle. — Il est à Maréville depuis six ans, et depuis six ans son ange gardien l’a abandonné, et deux démons se sont glissés dans son corps d’une manière bien singulière : le possédé du grand Vulcain et le possédé de Robert-le-Diable s’étaient métamorphosés en bœufs. — Ces bœufs furent tués, et Q… eut le malheur de manger de leur viande, qui, dans ses entrailles, se régénéra aussitôt dans sa forme primitive, savoir, en démons, et (chose remarquable) ces démons, tout en le tourmentant horriblement. l’excitaient à la vertu.
Le possédé du grand Vulcain, qui est son plus puissant démon, le passe souvent à la question, lui fait des leçons, lui parle du Grand Albert, de grimoire, lui dévoile les secrets de l’enfer, et l’instruit de ce qui se passe sur la terre. Quelquefois il lui donne des nouvelles du paradis. C’est lui qui lui a annoncé la révolte de saint Michel Archange contre le Ciel, et sa chute sur la terre, au milieu d’un lac, où il a été métamorphosé en re quin.
Le possédé de Robert-le-Diable ne lui donne jamais de [p. 482] nouvelles, car il n’eu a pas le droit, mais il reste là, dans son corps, pour empêcher son confrère, le grand vulcain, de lui mentir, et donne ses ordres après celui-ci.
Ces deux diables lui rongent les entrailles et lui font endurer des tourments inouïs, et pourtant Q… n’a jamais eu recours aux exorcismes pour en être délivré ; car, sans ses possédés, il ne vivrait pas longtemps ; le souffle lui moquerait, ce sent eux qui le lui communiquent. Il a bien son souffle naturel, c’est vrai ; mais ce souffle est trop faible, et seul il ne suffirait pas pour entretenir et alimenter sa vie. — Q…, tel qu’il est, ne mourra jamais ; il vivra jusqu’à la fin des siècles, et le monde n’aura pas de fin. C’est le possédé du grand Vulcain qui lui a rendu ce jugement.
Dans la première année de son séjour à Marévile, Q…, était continuellement agité ; il s’arrachait les cheveux, se frappait à coups redoublés la poitrine avec son sabot ; semblable à un mouton, il donnait de la tête contre les murs et les arbres, disant que c’étaient des possédés qui le poussaient, et criait du matin au soir avec une voix déchirante : « Sortez, sortez de mon corps, possédés du grand Vulcain et de Robert-le-Diable ! »
Lorsque nous avons pris le service, en janvier 1842, ce malade était calme et tranquille ; il n’avait plus d’accès d’agitation, mais il restait toujours possédé, et il ne parlait plus de possession, à moins qu’on ne le remît sur ce chapitre.
1er août. Q… est au bain, la douche est suspendue sur sa tète. Nous lui lisons chef par chef son histoire, et il soutient que c’est la vérité. Aussitôt la colonne d’eau tombe et l’inonde, il pousse des cris de frayeur et demande grâce. Ce sont des folies que ses deux diables : ils n’existaient que dans son imagination. La douche cesse, et Q… est ramené dans son quartier.
Le surlendemain, à la visite. Q… divagua de nouveau : c’est aussi vrai que le soleil luit que deux démons le possèdent. On se fâche et on l’envoie à la douche. Le médecin en chef me charge de la lui administrer. Q… en est fortement ému ; il renonce à ses chimères ; il n’y pensera plus. Je profite de son [p. 483] émotion pour lui arracher la promesse de travailler et de se conduire en homme raisonnable. Dès cet instant, Q… entre en convalescence. Tous les jours, nous le raffermissons dans ses bonnes idées par le raisonnement, et nous l’encourageons par la perspective de sa sortie. Il travaille avec ardeur, apprend des vers par cœur, et lui-même nous demanda à remplir le rôle d’Hydaspe dans Esther de Racine. — Enfin, le 24 novembre 1842, Q… a quitté l’asile dans la plénitude de ses facultés.
Dans ces observations, on peut voir comment une violente perturbation a permis au médecin de s’emparer de l’esprit du malade, de le dominer, de le forcer au travail, et lui procurer ainsi une utile diversion à son délire, diversion qui a amené la guérison. — Dans mon mémoire sur le traitement de la folie, je rapporte beaucoup d’exemples analogues. La pratique de M. Archambault confirme, sous certains points, les idées de M. Leuret sur le traitement moral.
Esquirol veut que les conversations avec les aliénés soient vives, animées et courtes. Le bon Pinel conseille de fortifier leur âme par les maximes de morale des anciens philosophes, les écrits de Platon, de Plutarque, de Sénèque ; les Tusculanes de Cicéron, etc. ; ouvrages, dit-il, qui valent bien mieux, pour les esprits cultivés que des formules artistement combinées de toniques et d’antispasmodiques. — Je dois ajouter à l’appui de ces idées que j’ai achevé la guérison d’un démonomaniaque que M. Archambault avait confié à mes soins, en lui faisant lire l’article Démonomanie d’Esquirol.
Les exercices du corps, l’équitation, la danse, la paume, l’escrime, la gymnastique, les jeux qui exigent quelques opérations de l’entendement, tels que les dames et les échecs, concourent puissamment à leur guérison. La culture de la terre, qui exige l’exercice de tout le corps, et qui par cela même distrait davantage l’esprit des idées délirantes, remplace avantageusement, pour une certaine classe d’aliénés, tous ces exercices. Les fous, a dit Paracelse, sont des hommes rentrés dans l’état de nature ; ils sont indépendants, paresseux cl insubordonnés ; [p. 484] il faut refaire leur éducation, et on n’atteindra ce but que par un régime de sévérité et de contrainte morale.
Tous ces principes sont établis à l’asile de Maréville (Meurthe), où, à l’exemple de M. Ferrus, M. Archambault s’est efforcé d’organiser sur une vaste échelle le travail des champs pour les hommes ; et les femmes sont occupées toute la journée dans un ouvroir aux travaux de leur sexe, tels que la couture, le tricot, le rouet, etc. — J’ai, pour ces dernières, introduit la danse. — Tous les soirs, elles sont réunies dans une salle, où je leur fais exécuter plusieurs espèces de danses, en encourageant les plus éveillées, en grondant les récalcitrantes, en stimulant les plus engourdies ; et les avantages de cet exercice commencent déjà à se faire sentir : la lypémaniaque est entraînée malgré elle par le tourbillon de la valse, son attention est fixée, subjuguée ; la monomaniaque est arrachée à ses idées fixes, et toutes éprouvent une heureuse diversion à leur délire.
Des vers sont appris par cœur, et Esther de Racine a été jouée avec un ensemble vraiment remarquable.
Les voyages, malgré l’opinion contraire de Sénèque, sont très utiles aux lypémaniaqnes par la diversion de tous les moments qu’ils causent. La musique, quoi qu’en dise Esquirol, est un moyen de guérison ; elle éveille des passions éteintes, elle provoque des secousses morales, elle excite la circulation, elle fixe l’attention, etc.; mais on ne doit pas faire choix indistinctement d’un mode déterminé pour tous les aliénés. Pour celui-ci, il faudra un mètre énergique et guerrier ; à celui-là, conviendra une musique gaie et joyeuse ; pour un troisième, il faudra des accords doux et suaves, etc. C’est à la sagacité du médecin à varier les modes ct à en choisir un plutôt qu’un autre.
Quant au traitement physique, il faut saisir les indications individuelles qni indiquent les causes physiques, hygiéniques et pathologiques ; rétablir les menstrues si elles sont supprimées ; provoquer un écoulement qui a disparu ; rappeler une dartre, rouvrir un ulcère dont la guérison subite fut la cause de l’explosion du délire, etc. [p. 485]
Je termine par quelques mots sur la police intérieure d’un hospice d’aliénés, chose de la plus haute importance, puisqu’elle concourt si puissamment à la guérison. Dans ces maisons, la police ne doit pas se borner, comme elle le fait malheureusement trop souvent encore, à une simple surveillance et à entraver par des parcimonies mesquines et mal entendues ou par des jalousies stupides et coupables, les innovations utiles ; elle exige une étude particulière du caractère de chacun des aliénés, pour réprimer avec sagesse leurs écarts, éviter tout ce qui peut les exaspérer et contenir avec sévérité les gardiens ; car le succès dépend non seulement du médecin, mais encore du zèle et de la sagacité de ceux qui l’entourent. Il est donc utile que sa pensée soit comprise et qu’elle préside à tous les actes qui se passent auprès des aliénés, autrement tous les mouvements de l’asile ne concourraient plus au traitement et au bien-être des malades, et la maison ne deviendrait jamais, suivant la belle idée d’Esquirol, un instrument de guérison. Écoutons ce grand maître :
« Une maison d’aliénés, dit-il, ne doit avoir qu’un chef à qui tout doit ressortir. Si l’autorité est partagée, l’esprit de ces malades ne sait sur qui se reposer ; il s’égare dans le vague, il trouve des faux-fuyants pour éluder l’obéissance. Les aliénés sont de grands enfants qui ont reçu déjà de fausses idées, de mauvaises directions ; les uns et les autres doivent être conduits d’après des principes semblables. Le médecin doit donner l’impulsion ; il doit être le centre auquel tout se rapporte, duquel tout mouvement doit partir ; il doit être informé de tout ce qui intéresse les malades, il intervient dans toutes les altercations, les dissidences, il trace à chacun sa conduite ; il dirige les pensées, les désirs, les actions de tous ; il est le surveillant suprême et des malades et des serviteurs (10).
NOTES
(1) V. Gioberti. Teoriru dei sovrannaturale.
(2) J. Wierus, De lamiis, cap. XIX.
(3) M. Archambault, Introduction à la traduction du Traité de l’aliénation mentale, de Willis.
(4) Leuret, Fragments psychologiques sur la folie.
(5) Hérodot. lib, 9, cap, 54.
(6) M. le docteur Cerise, réunissant les données de l’histoire religieuse à celles de l’observation clinique, distingue deux formes de mysticisme : la forme pénitente ou oppressive, et la forme contemplative ou expansive. La démonomanie appartient presque exclusivement à la première de ces deux formes. (Des fonctions et des maladies nerveuses, etc., chapitre IV.)
(7) Mon ancien maître, M. Voisin, a cherché à prouver, dans son excellent livre sur les causes des maladies mentales, que la suppression des règles n’est pas toujours la cause, et qu’elle est souvent l’effet de la folie. Ce que j’ai observé tend à confirmer cette opinion.
(8) Bibl. sacr. lib, Regum III.
(9) Voyez mon Mémoire sur le traitement de la folie, où je rappelle sept observations de démoniaques guéris par cette méthode, Chez Just Rouvier, rue de l’Étole-de-Médecine, 8, à Paris.
(10) Esquirol, article Aliénation mentale, de l’Encyclopédie du XIXe siècle.
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