Jean Vinchon [1884-1964]. Essai d’interprétation des phénomènes de l’incubat]. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », Paris, 1927, 24, pp. 550-556.
Jean Vinchon nait à Ennemain près de Péronne en 1884, et meurt à Paris le 15 novembre 1964. Sa thèse de doctorat en médecine, ayant pour thème le délire des enfants, en 1911 devant un jury de la Faculté de médecine de Paris. Il sera un collaborateur de Gilbert Ballet, et Médecin assistant du service de psychiatrie à l’Hôpital de la Pitié de Laignel-Lavastine. Psychiatre et historien de la médecine il s’intéressera beaucoup au paranormal, au diable, à l’hypnose, mais aussi à l’art dans ses rapports avec la folie. Il collaborera avec Maître Maurice Garçon dans un ouvrage qui reste une référence : Le Diable. Il sera membre de l’Institut Métapsychique International (IMI).
Quelques titres de travaux parmi les 500 publications connues :
– Délires des enfants. Contribution à l’étude clinique et pronostique. Thèse de la faculté de médecine de Paris n°388. Paris, Jules Rousset, 1911. 1 vol. in-8°, 165 p., 2 ffnch.
– Hystérie. Paris, Stock, 1925. 1 vol. in-16, 122 p.
– L’art et la folie. Paris, Stock, 1924. 1 vol. in-18, 127 p. Illustrations. Dans la collection « La culture moderne ».
– La part de la maladie chez les mystiques. Pro Medico, revue périodique illustrée. Paris, 3e année, n°2, 1926, pp. 36-44. [En ligne sur notre site]
– Les guérisseurs – Du rôle de la suggestion dans les succès obtenus par les guérisseurs (Institut International d’Anthropologie n°13 de 1928).
– Sur quelques modalités de l’Art inconscient (juillet-août 1928).
– Les faux Dauphins et leurs prophètes (juillet-août 1929).
– Le fluide de Mesmer est-il une énergie physique ou une force métapsychique (juillet-août 1935).
– Le problème des stigmates et son intérêt métapsychique (nov.-déc. 1936).
– Une extatique stigmatisée : Maria de Mörl. Article parut dans les « Etudes carmélitaines – Douleur et stigmatisation », (Paris), Desclée de Brouwer et Cie, 20e année, — vol. II, octobre 1936, pp. 79-80. [En ligne sur notre site]
– Diagnostic entre la transe médiumnique et les états similaires pathologiques (sept.-oct. 1937).
– La psychothérapie dans l’œuvre de Mesmer (mai 1939).
– Les formes et les éléments de la psyché dans la conception de Jung (15 avril 1954). (Marcel Martiny, 1964).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article.– Les images sont celles parues dans l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 550]
ESSAI D’INTERPRÉTATION DES PHÉNOMES DE L’INCUBAT
par Jean Vinchon
Les psychanalystes ont étudié les rêves surtout du point de vue symbolique. Pourtant Freud lui-même (1) a insisté sur le rôle des excitations internes et externes dans leur genèse. Les excitations internes seraient pour lui les plus importantes (p. 95) ; mais, ajoute-t-il, la plupart du temps, le rêve ne reproduit pas l’excitation telle quelle ; il la transforme, la désigne par une allusion, la range sous une rubrique, la remplace par une autre chose.
Le rêve d’incubat échappe à cette loi. Nous allons le suivre chez différents malades et nous pensons établir qu’il se borne en général à amplifier les sensations internes, à broder sur le thème initial qu’elles ont fourni.
Avant d’aborder les observations et pour définir exactement l’incubat, il faut dire quelques mots de son histoire. Le premier médecin qui décrivit le tableau de ce trouble fut un contemporain des Antonins, Coelius Aurelianus, par qui nous sont connus les doctrines de Soranus d’Ephèse.
Coelius rangeait l’incubat parmi les affections du système nerveux. Il le considérait comme une hallucination pénible, qui se produit pendant le sommeil et s’accompagne de divers symptômes: poids sur la région épigastrique, impuissance de se mouvoir, de parler, de respirer; auxquels s’ajoute l’illusion érotique. Il notait, en outre, au réveil, des sueurs abondantes, de la pesanteur de la tête, une toux légère, de la pâleur. (2) [p. 551]
Les principales causes de l’incubat sont, pour lui, après l’abus des liqueurs fortes, les indigestions fréquentes. C’est parfois aussi un signe avant-coureur de l’épilepsie.
Cette excellente description de l’incubat devait dès le temps de Coelius se compliquer d’une exaltation imaginative qui en voilait les symptômes essentiels. Un médecin du nom de Télémaque, son contemporain, aurait vu à Rome une véritable épidémie d’incubat, analogue à celles du XVIe siècle.
Après le triomphe du christianisme, l’incubat cesse d’être une affection du système nerveux, pour devenir une manifestation de Satan. Dans les descriptions de saint Augustin et de saint Thomas, l’illusion érotique passant au premier plan fait succéder le diable aux sylvains et aux faunes de Pline, visiteurs nocturnes de femmes solitaires.
Les démonologues Del Rio, Sprenger, Delancre et Bodin propagent à l’époque des épidémies de sorcellerie, la croyance à l’incubat en l’affirmant dans leurs livres, et il faut arriver à la fin du XVIe siècle pour retrouver une description scientifique de cet état. Elle est l’œuvre d’un médecin, Jason a Pratis. Voici son observation principale rapportée par Jean Schrenck à coté d’autres troubles de l’esprit, comme la manie et la mélancolie. Jason fait parler un de ses malades (3).
Naguère un prêtre vint me trouver : « Seigneur, si tu ne secours pas un misérable affligé, c’en est fait de moi, je vais mourir, je suis déjà épuisé : ne vois-tu pas combien je suis amaigri et exsangue ; je suis à peine couvert d’une peau mince ; j’étais plein de santé et de bonne mine, et voilà que je suis devenu une sorte de spectre hideux, comme le fantôme de moi-même. – Qu’est-ce qui te ronge, lui répondis-je, et quelle est à ton avis la cause de ta maladie ? – Presque toutes les nuits une petite femme (muliercula) que je connais bien vient vers moi, se jette sur ma poitrine, puis, l’ayant embrassée, la serre fortement et comprime mes voies respiratoires jusqu’à ne me laisser respirer qu’avec grand peine. Si je veux crier, le cri s’arrête dans ma gorge. Si, à cause de la peur, je veux me lever, la chose est impossible. Je ne puis ni me servir de mes mains pour repousser son attaque, ni de mes pieds pour prendre la fuite, son étreinte victorieuse m’écrase. – Eh, dis-je, ce que tu me dis n’a rien d’extraordinaire [p. 552] (j’avais compris à son discours qu’il s’agissait d’un incube), c’est vraiment un fantôme, une illusion qui te tourmente. – Il n’est question ni de fantôme, ni d’illusion, répondit-il ; je le jure de par Dieu, puisque le l’ai vue de mes yeux et touchée de mes mains ; je la revois à l’état de veille et même quand je suis maître de moi-même ; je m’efforce de lutter contre elle, mais à cause de la langueur, de la crainte, de l’angoisse (angustia) et d’une force contraire, je ne puis rien. Aussi, je cours de tous côtés comme un fou, j’interroge l’un et l’autre ; je leur demande s’ils ne connaissent pas le moyen de secourir un homme qui meurt misérablement. Je me suis adressé à quelques-uns des plus habiles, pour qu’ils m’apportent une aide efficace, mais mon espoir à été complètement frustré, je n’ai pas trouvé le salut ; et je n’avais plus à recourir, d’après les conseils à moi donnés, qu’à des prières ferventes adressées à Dieu (très bon et très grand) que j’avais déjà fatigué de mes instances pour qu’il daignât écarter de moi cette horrible épreuve. Un jour, j’ai été trouver une vieille femme, sage et avisée, réputée dans le pays : elle m’a dit qu’aussitôt le crépuscule, après avoir uriné, je devais couvrir le vase avec ma chaussure droite, car c’était de ce vase que le fantôme sortait à l’heure du maléfice. Cela me paraissait inutile et contraire à la religion, pourtant vaincu par la faiblesse et le chagrin de cette interminable épreuve, j’essayai ce moyen, et voici comment la prédiction de la vieille se réalisa ; à la maison, l’incube m’envoya des douleurs atroces à la vessie, je fus menacé d’une rétention d’urine, malgré mes prières, à mois que je ne lui permisse de revenir auprès de moi, pendant la nuit, suivant l’habitude déjà ancienne; et en même temps, je me sentis étouffé par une angoisse atroce. » – Aucun moyen n’avait donc réussi à calmer l’angoisse de cet homme, mais, à la deuxième ou troisième consultation, il comprit la nature de son mal, redevint gai et confiant dans sa guérison prochaine.
L’incubat était alors attribué, d’après le médecin rhénan Jean Schenck, à l’obstruction par « le suc mélancolique des vaisseaux qui unissent la rate à l’estomac. » Il représentait pour Jason et ses contemporains une variété de mélancolie. C’est pourquoi, à l’exemple de Coelius Aurelianus, ils décrivent avec tant de soin la langueur, la crainte, l’angoisse dont souffrent leurs malades. Les écrivains ecclésiastiques modernes ont repris à leur tour, pour leur compte, les descriptions anciennes de l’incubat, sans s’attarder à des essais de retour aux croyances du Moyen-Age, qui ont fourni le prétexte du pastiche habile de Lisieux, sous le nom de Sinistrari d’Ameno. Debreyne, trappiste et médecin, rejette dans sa Théologie morale, comme des absurdités et des turpitudes qui déshonorent la raison [p. 553] toutes les histoires d’incubat que Huysmans, à la même époque recueillait fidèlement de la bouche de l’abbé Boullan, un des prototypes de son chanoine Docre.
L’incube, d’après le P. Debreyne (4), est une espèce de songe dans lequel le patient éprouve un sentiment de suffocation, de forte pression qu’il attribue à un poids énorme et le plus souvent à un être couché sur la poitrine; cet état lui cause une anxiété et une angoisse inexprimables.
L’apparence des phénomènes est décrite ici selon les règles d’une bonne observation. Il reste maintenant à préciser la nature de ces phénomènes et à les expliquer, en les rapprochant de ceux que nous avons constatés chez les malades.
Parmi ceux-ci, ceux qui souffrent d’incubat dans le sens classique de ce mot sont assez rares. Mais un certain nombre de sujets, sans les expliquer par l’action du diable ou d’esprits, souffrent de troubles qui rappellent la description de Debreyne. La transition est insensible entre ces deux catégories. Voici deux malades appartenant à l’un et à l’autre groupes.
La première, Suzanne, est une jeune fille de seize ans, servante de café. Depuis dix-huit mois, elle éprouve un malaise qui la prend régulièrement vers minuit. Elle s’endort sans peine, mais, au moment de la crise, elle a l’impression d’être étouffée sous sa couverture, s’assied brusquement sur son lit, pousse des cris effrayants. La poitrine est opprimée, et il semble à Suzanne qu’elle est incapable de rejeter l’air inspiré. Les crises, de plus en plus violentes, reviennent régulièrement chaque nuit et ne se reproduisent jamais dans la journée. La menstruation est irrégulière, c’est le seul trouble organique que l’on relève dans l’histoire de cette jeune fille. La recherche de l’hérédité apprend que sa mère est sensible aux émotions. Les crises reparaissent toujours dans les mêmes conditions. Suzanne, de par son métier, est obligée de manger très vite, tout en servant les clients. Elle est un peu gênée dès le début de la digestion par une poche d’air, que les procédés d’investigation médicale décèlent dans la partie supérieure de l’estomac : c’est une mangeuse d’air, une aérophage. Les signes de l’excitation des centres bulbaires de l’angoisse sont au complet ; avec la nuit, cette vive tendance à l’angoisse augmente peu à peu, comme c’est la règle, et déclenche la crise au bout d’une heure environ. Pendant celle-ci, Suzanne est terrifiée ; il lui semble qu’une force [p. 554] venant d’en haut va écraser sa poitrine. Le traitement qui a calmé assez rapidement la malade a confirmé notre hypothèse.
Ici il n’est question que d’une force anonyme et l’illusion érotique manque. Andrée, notre seconde malade, lui donne un nom et une apparence. Cette jeune femme, devenue veuve brusquement, habite une vieille petite ville de province, goûtant peu la société et se réfugiant dans les lectures romanesques. Elle souffre de digestions difficiles, d’une sensation de plénitude gastrique presque continue. Andrée s’endort et est réveillée, comme Suzanne, une heure après le début de son sommeil. Ses sentiments sont alors plus complexes. Elle est à la fois anxieuse et baignée dans une étrange volupté. Elle frissonne comme à l’approche d’une présence masculine, qu’elle interprète comme celle de son mari mort: bientôt deux lèvres se posent sur les siennes. Elle reste quelque temps dans le trouble, puis s’arrache à ce rêve, reprend conscience, mais ne retrouve le sommeil qu’avec l’aide des hypnotiques. Les nuits, à certaines époques où les femmes sont plus sensibles, deviennent des suites ininterrompues de cauchemar, plus angoissants à mesure de l’approche de la matinée, mais sans lien avec le rêve du début. La malade est très fatiguée pendant la journée, sa santé s’affaiblit. Les mêmes troubles du système nerveux et de l’appareil digestif déjà observés chez Suzanne sont constatés chez Andrée. Les mêmes traitements généraux sont appliqués. Les sensations du début de la nuit s’espacent puis disparaissent, les cauchemars sont plus rares et l’état de la malade est redevenu normal après quelques mois de cure.
Ces deux observations établissent la cause et la nature exacte de ce rêve, effectué pendant la digestion. Dans ces cas, comme dans tous ceux que nous avons examinés, nous avons retrouvé par l’examen radioscopique la présence de la poche d’air des aérophages, par l’examen des systèmes sympathiques les signes de l’excitation du système vague, qui explique aussi l’hypersalivation, origine de l’aérophagie. En interrogeant d’autre part des aérophages sur leurs rêves, nous avons retrouvé souvent des cauchemars avec sensation d’oppression, interprétés différemment suivant les sujets. Les uns se réveillent brusquement, se croyant assaillis par un voleur ou un animal qui cherche à les étrangler; les autres croient qu’une pierre ou la chute de leur chambre leur écrase la poitrine.
Les anciens avaient bien observé la nature spéciale de ces rêves des aérophages ou des gros mangeurs. Coelius Aurelianus, le premier, a eu le mérite de ranger parmi eux les illusions de l’incubât et Artémidore d’Ephèse recommandait avant d’interpréter un songe [p. 555] de connaître la nature et la quantité des aliments absorbés par le songeur. Nos moyens d’investigation moderne confirment le résultat de leur expérience.
A côté de l’action de la poche d’air qui réduit le volume du thorax et de l’excitation des centres du nerf vague, chez ces sujets, il faut faire place à un autre facteur; la morphologie des aérophages. Ceux-ci appartiennent fréquemment au type digestif de Claude Segaud et de Rostan, dans lequel le thorax est réduit par rapport à l’abdomen. L’aérophagie vient encore diminuer, comme l’a montré Leven (5), les dimensions verticales de ce thorax déjà réduit. Au moment où la poche à air est volumineuse, pendant la digestion, l’accès d’angoisse respiratoire sera donc la résultante d’une compression mécanique et d’une excitation nerveuse, ces deux facteurs mêlant intimement leurs actions.
Le trouble sexuel qui accompagne l’angoisse peut être expliqué par la diffusion de l’excitation du nerf vague à tout le sympathique et plus particulièrement au groupe des nerfs génitaux qui appartiennent au même système que le nerf vague. dans la pratique, on peut vérifier souvent les relations de l’angoisse et de l’excitation sexuelle à propos des obsessions et des phobies par exemple. Chez les enfants sujets à des terreurs nocturnes, nous avons vu ainsi apparaître en même temps l’excitation sexuelle précoce, l’ensemble réalisant un tableau assez voisin de l’incubat. Cet avis est partagé par tous les auteurs qui ont étudié les anxieux et les ont vus sujets à l’éréthisme génital (6).
En analysant les troubles de nos sujets, nous arrivons à l’explication suivante. La suffocation accompagnée d’angoisse est due à la fois à la compression mécanique des organes du thorax par la poche à air des aérophagies et à l’irritation des centres du nerf pneumogastrique ou vague, dont l’excitation expérimentale comme l’enseigne mon maître Laignel-Lavastine (7), provoque un spasme des bronches et une vasodilatation qui tendent à interdire le mouvement de l’air. L’éréthisme sexuel concomitant dépend de l’extension de cette irritation à tout système, parasympathique ou autonome, dont le [p. 556] pneumogastrique fait partie au même titre que les nerfs sacrés. Ici l’intervention du psychisme paraît tout à fait secondaire; le refoulement freudien n’apporte de lumière que sur des détails plus ou moins pittoresques : il n’éclaire nullement le mécanisme des phénomènes. S’il en était autrement, le rêve d’incubat, au lieu de survenir à des heures presque constantes – celles des rêves des aérophages –, se reproduirait à n’importe quelle heure de la nuit. Or les malades nous avertissent eux-mêmes que les autres cauchemars reproduisent des tableaux tout à fait différents.
Nous ne voulons pas tirer de ces faits un argument contre la doctrine psychanalytique, amis seulement rappeler qu’elle doit être menée de pair avec les autres méthodes d’investigation, même dans des cas où, comme celui-ci, elle apparaît devoir prendre la première place.
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NOTES
(1)Introduction à la psychanalyse, Trad. Jankélévitch, p. 92 et suiv.
(2)Semelaigne. Etudes historiques. Asselin, 1869, p. 161 et suiv.
(3) Laignel-Lavastine et Jen Vinchon : Une observation d’incube à la Renaissance, Ann. Médico-psychologiques, mars 1922.
(4)(Théologie morale, Poussièlgue, 1884, p.131)
(5)Leven, L’aérophagie, Paris, Doin, 1920, p.152
(6)Devaux et Logre, Les anxieux, Paris, Mason, 1917, p. 32.
(7)Laignel-Lavastine, Pathologie du sympathique, Paris, Alcan,1924, p. 648.
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