Esquirol. Démonomanie. Extrait du « Dictionnaire des sciences médicales – Panckoucke », tome 8, DAC-DES, 1814, pp. 294-318.

Esquirol. DÉMONOMANIE. Extrait du « Dictionnaire des sciences médicales – Panckoucke », (Paris), tome 8, DAC-DES, 1814, pp. 294-318.

Jean-Étienne-Dominique Esquirol est né à Toulouse le 4 janvier 1772 et mort à Paris le 12 décembre 1840. Médecin aliéniste, il est à l’origine de la loi de 1838 obligeants chaque département français à se doter d’un asile psychiatrique, qui deviendront les hôpitaux spécialisés. Il fût en médecine l’élève de Jean-Nicolas Corvisart et le collaborateur de Philippe Pinel à l’hôpital de la Salpêtrière. Sur le plan épistémologique il fut l’un des premiers à établir une distinction entre hallucination et illusion. Nous renvoyons pour plus de détails sur la vie et la carrière de ce pilier fondateur de la psychiatrie au Dictionnaire biographique de la psychiatrie de Pierre Morel ainsi qu’à la réédition de son ouvrage Des maladies mentales, 1838, réédition par Frénésie Editions, 1989.
En ligne sur notre site :
— ÉROTOMANIE, Extrait du « Dictionnaire des sciences médicales », (Paris), C. L. F. Panckoucke, tome XIII, EPI-EXC, 1815, pp. 186-192.
ATLAS.  Des maladies mentales, considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal. Bruxelles, J.-B. Baissière, 1838. 2  vol. in-8°, atlas. Les planches sont gravées par Ambroise Tardieu.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons modifié l’orthographe de original pour la mettre en français moderne, mais avons gardé la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les images en fin d’article sont celles de l’article original. Le portrait a été rajouté par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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DÉMONOMANIE, s. f. dæmonomania. Le mot démon, chez les anciens, ne se prenait point pas en mauvaise part ; il signifie esprit, génie, intelligence ; δαιμόιον vient de δαιμων, sapiens, sciens. Platon donne ce nom au génie a qui le premier être confié le gouvernement du monde. Les Juifs, après les [p. 295] Chaldéens, attribuaient presque toutes les maladies aux génies, aux démons. Saul est agité du malin esprit ; Job est le jouet du démon ; la dysenterie qui tue Joram, reconnaît la même cause ; Nabuchodonosor devient lycanthrope par l’ordre de Dieu. Faut-il s’étonner si l’on a appelé sacrées l’hystérie, l’épilepsie, la mélancolie ? Les Grecs accusèrent aussi les esprits de la plupart de leurs maladies ; Hérodote dit que Cléomène n’est point devenu furieux par la présence des démons, mais parce qu’il était enivré avec les Scythes. Aristophane appelle le dernier degré de la fureur non pas μανία, mais χαχοδαιμονία. En conservant cette première acception, nous eussions donné le nom de démonomanie à la mélancolie religieuse. La première espèce de ce genre eut signalé les aliénés qui croiyent être Dieu ; qui s’imaginent avoir des entretiens, des communications intimes avec le Saint-Esprit, les anges, les saints ; qu’ils prétendent être inspirés, avoir reçu une mission du ciel pour convertir les hommes ; cette espèce eût prit le nom de théomanie ; la seconde espèce eût été appelée cacodémonomanie, et eut compris tous les infortunés qui, l’esprit frappé, se croyent possédés du diable est en son pouvoir ; qui sont convaincus d’avoir assisté aux assemblées chimériques des malins esprits, ou qui craignent d’être damnés et dévoués au feu de l’enfer. Voyez THÉOMANIE.

Cette classification présenterait sous ce même jour tous les délires relatifs à aux idées métaphysiques, aux idées intellectuelles, à tout ce qui appartient à la croyance et au culte religieux. Elle mettrait en opposition toutes les variétés de la mélancolie religieuse ; le délire religieux gai, audacieux, avec orgueil et exaltation, serait pour ainsi dire en regard avec le délire triste, craintif, accompagné de découragement et d’effroi. Mais le mot démonomanie est consacré ; l’on m’eut accusé de néologisme si je l’avais ramené à son acceptation étymologique.

L’homme par son organisation, passant alternativement du bien-être à la douleur, de la peine au plaisir, de la crainte de l’espérance, fut naturellement conduit à l’idée du bien et du mal ; il admit bientôt un être bon et un génie malfaisant qui présidait à sa bonne ou sa mauvaise fortune ; sur cette base s’édifièrent toutes les institutions humaines ; il n’y eut plus qu’un pas à faire, et le système théologique fut trouvé. La religion tantôt fut aimable et consolante, tantôt elle prit un ton sévère et menaçant. Mais la douleur ayant envahi presque toute l’existence de l’homme, la peine étend plus abondamment répandu sur la terre, les idées tristes prédominèrent ; de la tristesse à la crainte, à l’effroi, il y a que des nuances ; ces sentiments inspirent, dès le premier âge, une sorte de [p.296] mélancolie, religieuse, dépendante des plus lugubres terreurs nées avec le monde. La mélancolie religieuse fut donc de toutes les aliénations mentales, la plus générale et la plus répandue : les livres sacrés de toutes les nations nous en offrent des exemples mémorables.

Lorsque l’homme, abandonnant le culte du vrai Dieu, tomba dans l’idolâtrie, les premiers Dieux qu’il adora furent les astres (Newton chronol.) : c’étaient les objets qui frappaient le plus vivement ses sens, et qui exerçaient sur lui l’influence la plus active et la plus continue. La mélancolie religieuse fut regardée comme dépendante du court désastre, sa périodicité fortifia cette croyance. Les aliénés furent appelés maniaques, du mot μηνη, luna, lune, dont les Grecs firent maniaques, frappés de la lune, et les latins lunatiques ; dénomination conservée en Angleterre, lunatics, et en France dans le langage vulgaire.

Lorsque la doctrine des esprits vint compliquer les idées théologiques, les maladies nerveuses, particulièrement l’aliénation mentale, étant des maladies sacrées, furent attribuées aux esprits, au génie. Parmi les aliénés, les uns étaient gais, audacieux, téméraires, se disant inspirés ; on les crut heureux et les amis des Dieux ; ils se présentèrent ou furent présentés au peuple comme des envoyés du ciel : ils rendirent des oracles pour leur compte ou pour celui des prêtres ; les autres, au contraire, tristes, timides, pusillanimes, craintifs, poursuivis de terreurs imaginaires, se dirent damnés ; ils furent traités comme des objets du courroux céleste, on les crut dévouées aux puissances infernales. Meléagre, Œdipe, Oreste, et tant d’autres grands coupables, furent poursuivis par les furies : c’était de vrais mélancoliques.

L’inquiétude, la crainte, l’effroi exagèrent, dénaturent tout ; il fallait se délivrer d’un mal extraordinaire, et déterminer les vengeances célestes ; on voulait lire dans l’avenir ce qu’on devait craindre ou espérer ; on évoqua les âmes des morts après avoir consulté les astres et les oracles. Les Orphiques donnent naissance à la science des évocations, du sortilège et de tant d’autres pratiques mystérieuses ; la magie, la sorcellerie entrent dans le culte religieux : les souverains, les législateurs, les philosophes se font initier aux mystères ; les uns pour étendre la sphère de leur connaissance, les autres par des motifs aussi honteux que criminels. L’astrologie, la magie, la sorcellerie, tous enfants de la peur, enchaîne tellement l’imagination de l’homme, qu’il ne faut pas s’étonner, dit Pline, si leur influence dure si longtemps, et s’étend à tous les âges, à tous les lieux, à tous les peuples.

Le christianisme ramenant les idées religieuses à l’unité de [297] Dieu, faisant taire les oracles, en éclairant les hommes, consacra l’opinion de Platon, de Socrate, sur l’existence des esprits ; il opéra une grande révolution dans le monde, et occupa toutes les têtes. On exagéra les puissances des esprits sur les corps ; la crainte de céder aux instigations du diable, inspira l’effroi ; on se crut, dès cette vie, au pouvoir des démons ; les démonomaniaques se multiplièrent, c’est ce que prouve l’institution des exorcistes dans la primitive église ; on eut recours aux cérémonies, aux prières pour délivrer les possédés, on ne les brûla pas. On établit dans plusieurs villes des fêtes solennelles pour la guérison des possédées ; on réunissait dans une église tous les aliénés d’une contrée ; il en arrivait souvent des pays les plus éloignés ; le concours du peuple accouru de toutes parts, la présence de l’évêque, la pompe, l’appareil de la solennité, la confiance qui s’emparait des malades, tout ce qui pouvait commander à leur imagination concourait à la guérison de quelques-uns de ses infortunés. On criait au miracle, et cette persuasion préparait de nouvelles guérisons pour les années suivantes. Ces solennités qui, dans quelques villes de France, se célébraient encore vers le milieu du dernier siècle, ne doivent pas être confondues avec ce qu’on a appelé la fête des fous, saturnales bizarres qui avaient lieu dans quelques chapitres vers les quatorzième et quinzième siècles.

Lorsque le fougueux Luther, sous prétexte d’atteindre des abus, s’efforça de réformer l’église, pour venger sa querelle, les discussions religieuses devinrent le sujet de tous les entretiens, de toutes les prédictions, et même de tous les rapports politiques ; les divers partis se menacèrent réciproquement de la damnation éternelle. Le fanatisme se réveilla, la mélancolie religieuse ajouta à tous les maux qu’avaient provoqués les novateurs : Calvin les accrut encore. On ne vit partout que des excommuniés, des damnés et des sorciers ; on s’effraya, on créera des tribunaux, le diable fut assigné à comparoir, les possédés furent traînés en jugement, on dressa des échafauds, on alluma des bûchers ; les démonomaniaques, sous le nom de sorciers et de possédés, doublement victimes des erreurs régnantes, furent brûlées, après avoir été mis à la question, pour renoncer au prétendu pacte qu’ils avaient fait avec le diable.

Dans ces temps malheureux, on avait tellement la manie de tout attribué au diable, que Pierre de l’Ancre ne pouvait comprendre comment un rocher situé près d’un village d’Asie, appelé Arpasa, dont parle Pline, qui semblable au rocher du Cydobre, dans l’Albigeois, se meut quand on le touche du bout du doigt, tandis que les plus grands efforts ne peuvent [p. 298] l’ébranler : Pierre de l’Ancre, dis-je, attribue ce phénomène à la puissance du démon. Je possède un Collegium casuale imprimé en 1500, dans lequel les maladies graves sont prises pour des œuvres diaboliques.

Si c’était ici le lieu, je prouverais que l’on s’est servi des aliénés pour rendre des oracles ; que les prêtres savaient leur inspirer un saint délire : je démontrerai plus tard que la possession du démon est une vraie monomanie. Les démons sont devenus muets, dès que le christianisme eut éclairé le monde (Fontenelle, Histoire des oracles) ; ils ont cessé de lutiner les hommes depuis qu’on les craint moins. Depuis qu’on ne fait plus brûler les sorciers et les magiciens, l’imagination en repos, n’enfante plus ni sorciers, ni magiciens.

Dans les temps modernes, la puissance religieuse perdant de son influence sur les idées et la conduite des hommes, les gouvernements eurent recours à d’autres moyens, pour s’assurer de la docilité du peuple, et pour surveiller son obéissance. Ils ne s’en rapportèrent qu’à eux seuls, et la police devint une sauvegarde pour la tranquillité publique. Elle est une grande puissance dont les moyens, souvent cachés, enlacent les perturbateurs et les coupables. Plus son action est secrète, plus elle agit fortement sur les esprits faibles et craintifs. Beaucoup d’individus ont peur de la police, comme autrefois on avait peur des astres et des démons. Si l’on ajoute à cette influence, celle que la police acquiert dans des temps de troubles, dans les dissentions civiles, on ne s’étonnera plus , si dam les hospices des aliénés, les démonomaniaques sont remplacés par des malades qui out peur de la police, de la prison, du supplice. C’est toujours la pusillanimité, l’inquiétude, la crainte qui agissent sur ces infortunés, comme elles étaient la cause de maladies des possédés. Tel individu est aux Petites-Maisons, parce qu’il craint la police, qui eût été brûlé autrefois, parce qu’il aurait eu peur du diable.

Les médecins et quelques hommes supérieurs ont, dans tous les temps, combattu les préjugés qui faisaient méconnaître les vraies causes des maladies nerveuses et de l’aliénation mentale. Hippocrate, ou ses disciples, dans le livre de la Maladie sacrée, assure qu’il ne peut y avoir de maladies causées par les Dieux. Arretée s’exprime de même, De causis morb. diut, lib, I. Le rapport de Marcicot, Riolan et Duret, sur la pos­session de Marthe Brossier, est un modèle de raison st de savoir ; ils réduisent leur opinion à ces termes mémorables : nihil à dæmone, multa ficta, à morbo pauca. Cardan, Corneille Looz, Joseph Duchêne, Bekker, Pigray, Bayle, Naudé, Mead, défendirent ces infortunés coutre les préjugés et [p. 299] contre les Del-Rio, les Bodin, les Pierre de l’Ancre et les inquisiteurs. Malebranche, dont l’opinion ne saurait être suspecte, se prononce avec une noble franchise dans les Recherches de la vérité. Les parlements, sous la présidence des Seguier, annulèrent plusieurs arrêts qui condamnaient au feu des sorciers et des possédés. Tout le monde a lu le beau passage de d’Aguesseau, où ce célèbre magistrat dit au parlement que pour faire cesser la sorcellerie, il suffit de ne plus parler des sorciers, de ne plus accorder d’importance à cette sorte d’affaire, et de renvoyer, sans éclat, aux médecins, ces infortunés plus à plaindre que coupables. Les sorciers et les possédés, en effet, éraient souvent victimes des imposteurs qui trafiquaient de l’ignorance et de la superstition de leurs semblables. C’étaient des imbéciles, des mélancoliques, des hystériques qui croyaient être possédés, parce qu’on les avait menacés ; les juges étaient assez ignorants pour livrer aux flammes ces malheureux ; il y avait une jurisprudence contre la sorcellerie et la magie, comme il y avait des lois contre le vol et le meurtre. Les peuples voyant l’église et le prince croire à la réalité de ces extravagances, restaient invinciblement persuadés. Plus on poursuivait les sorciers et les possédés, plus on mettait d’appareils à leur supplice, plus on augmentait le nombre de ces malades, en exaltant l’imagination, en s’occupant de craintes chimériques. Une meilleure éducation, les progrès des lumières, ont peu à peu détruit ces funestes erreurs, et ont eu plus de succès que les bûchers, le code et le Digeste.

Si cette maladie est rare, il n’est pas moins important de la signaler et d’en déterminer les caractères ; s’il n’existe plus de possédés, il y a encore quelques monomaniaques qui croyent être au pouvoir du démon. J’ai recueilli quelques faits de démonomanie, je les ai comparés avec cc qu’ont écrit les démonographes : ce rapprochement m’a prouvé que les symptômes que j’ai observés sont les même que les signes de possession indiqués par les auteurs, ou consignés dans les procès faits aux sorciers et aux possédés. Or, ces symptômes, ces signes appartiennent tus à la monomanie ; j’en ai conclu que les possédés étaient de vrais monomaniaques ou mélancoliques,

Après avoir donné quelques histoires de démonomanie, nous passerons à l’analyse et à la comparaison des symptômes de cette maladie avec les autres mélancolies.

Première observation. A. D., âgée de quarante-six ans, était fille de service : taille moyenne, cheveux châtains, les yeux bruns, petits , peau brune, embonpoint médiocre, douée d’une grande sensibilité ; elle a beaucoup d’amour-propre, et est élevée dans les principes religieux. [p. 300]

Quartorze ans : Première menstruation, depuis menstrues peu abondantes et irrégulières.

Trente ans : Elle est amoureuse d’un jeune homme qu’on lui refuse ; elle devient triste, mélancolique, se croit abandonnée de tout le monde ; les menstrues cessent pour ne plus reparaître ; elle se jette dans une extrême dévotion, fait vœu de chasteté, et se voue à Jésus-Christ. Quelque temps après elle manque à sa promesse, les remords s’emparent d’elle, elle est damnée, livrée au diable, elle souffre tous les feux de l’enfer. Six ans se passent dans cet état de délire et de tourments ; après quoi, l’exercice, la dissipation, la ramènent à la raison et à ses occupations ordinaires.

Quarante ans : Délaissée d’un nouvel amant, elle renouvelle ses vœux de chasteté, et passe son temps en prières. Un jour, étant à genoux, lisant l’Imitation de Jésus-Christ, un jeune homme entre dans sa chambre, lui dit qu’il est Jésus­ Christ, qu’il vient la consoler, que si elle s’abandonne à lui, elle n’aura plus à redouter le diable ; elle succombe ; elle se croit pour la seconde fois au pouvoir du démon, elle ressent tous les tourments de l’enfer et du désespoir ; envoyée à la Salpêtrière, elle y reste presque toujours couchée, gémissant nuit et jour, mangeant peu, se plaignant continuellement et racontant ses malheurs à tout le monde.

Quarante-six ans : 16 mars 181 :: Cette femme est transférée aux infirmeries des aliénées ; maigreur extrême, peau terreuse, face décolorée, convulsive, les yeux ternes fixes, haleine fétide, langue sèche, rude, parsemée de points blanchâtres ; refus des aliments, quoiqu’elle dise être tourmentée par la faim et la soif, insomnie, pouls petit, faible, tête pesante, très-brûlante à l’intérieur, extérieurement étreinte comme avec une corde ; constriction très-douloureuse de la gorge ; elle roule sans cesse la peau du col avec ses doigts, et la repousse dernière le sternum, assurant que le diable la tire, l’étrangle et l’empêche de rien avaler ; tension considérable des muscles de l’abdomen, qui lui-même est sensible par le toucher ; constipation ; sur le dos de la main droite et du pied gauche une tumeur scrophuleuse.

Le diable a placé une corde depuis le sternum jusqu’au pubis, ce qui l’empêche de rester debout ; le démon est dans son corps, qui la brûle, la pince, lui mord le cœur, déchire ses entrailles ; elle est entourée de flammes au milieu des feux de l’enfer qu’on ne voit pas ; personne ne peut croire à cela, mais ses maux sont inouïs, affreux, éternels ; elle est damnée, le ciel ne peut avoir pitié d’elle.

Avril 1813 : Diminution des forces ; la malade ne voit pas les personnes qui l’approchent, le jour lui paraît une lueur, [p. 301] au milieu de laquelle errent des spectres et des démons qui lui reprochent sa conduite, la menacent et la maltraitent.

Elle repousse toute consolation, s’irrite si on persiste ; l’assistance des ministres de la religion est inutile ; les secours de la médecine sont rejetés ; sa maladie ne s’étant jamais vue, les hommes n’y peuvent rien ; il faudrait une puissance surnaturelle ; elle maudit le diable qui la brûle et la torture ; elle maudit Dieu qui l’a précipitée dans l’enfer.

Mai 1815 : Marasme, membres abdominaux rétractés sur l’abdomen, chute des forces, quoiqu’elle ne doive jamais mourir.

25 mai : Langue brune, chaleur âcre, respiration difficile, soif, pouls petit, concentré.

30 mai : Pieds enflés, frissons irréguliers, et cependant elle brûle ; gémissements luctueux.

6 juin : Dévoiement séreux, pieds enflés, par moments pommettes colorées, langue noire, pouls très-petit, fréquent.

12 juin : Prostration, escarre du coccyx, même délire.

15 juin : Aphonie, respiration fréquente, pouls à peine sensible, mêmes gémissements, même délire, même conviction de ne pas mourir.

22 juin : Mort à sept heures du soir : depuis deux jours elle ne pouvait exécuter aucun mouvement, et n’avalait plus rien.

24 juin : Autopsie cadavérique : marasme, pieds œdématiés, membres abdominaux réticulés, escarre au coccyx et au sacrum.

Crâne épais antérieurement, diploïqne, injecté.

Repli falciforme de la dure-mère réticulé et déchiré antérieurement.

Sérosité à la base du crâne.

Quelques points d’ossification de la glande pinéale.

Cerveau et cervelet mous, substance grise du cerveau pâle. Sérosité abondante dans les deux ventricules latéraux et dans le troisième ; plexus choroïdes décolorés avec plusieurs petits kystes séreux.

Adhérences très-étendues de l’extrémité postérieure des deux ventricules.

Poumons tuberculeux adhérents dans toute leur étendue avec les plèvres.

Un peu de sérosité dans le péricarde, avec lequel adhèrent l’oreillette droite et la pointe du cœur.

Epiploon atrophié et parsemé de petits points noirs, ainsi que tout le péritoine.

Tous les viscères abdominaux adhérant fortement entre eux, ne formaient qu’une masse d’un aspect brunâtre ; glandes mésentériques très-développées, quelques-unes grosses comme des noisettes, converties en adipocire. [p. 302]

Vésicule contenant peu de bile, rate se réduisant en bouillie couleur lie de vin ; la membrane muqueuse des intestins ulcérée en plusieurs points, la muqueuse de la vessie rougeâtre.

Cette observation s’accompagne de trois dessins : le premier représente la face de cette femme, dessinée deux mois avant sa mort : l’inquiétude et la faiblesse la caractérisent ; le deuxième offre le profil commencé avant la mort et terminé sur le plâtre moulé, après la mort, sur la tête entière ; ce profil est remarquable par l’aplatissement du front ; le troisième dessin présente les dimensions du crâne. Ces dessins, dont nous donnerons d’autres exemples dans les autres espèces d’aliénations mentales, appartiennent à une collection considérable de dessins que j’ai fait faire, d’après nature, sur les aliénés.

Avec le profil, j’ai fait dessiner la face de chacun, pendant la maladie, le dessin de la face après la guérison, pour déterminer la différence que les diverses aliénations apportent dans la physionomie ; si l’individu succombe, le dessin représente la tête entière, d’après le plâtre moulé sur le mort ; enfin, un quatrième offre les dimensions des crânes. De cette réunion de dessins, pris sur le vivant, sur le plâtre et sur le crâne des aliénés, comparés avec l’histoire du délire, de la maladie à laquelle auront succombé les individus, et avec l’ouverture du corps, nous déduirons des corollaires sur les causes, les caractères, le diagnostic, le traitement des diverses espèces d’aliénations. Mais ce travail immense et dispendieux, entrepris depuis plusieurs années, demande encore du temps et de nouveaux sacrifices pour atteindre le but que je me suis proposé. Heureux s’il peut être de quelque intérêt, et ajouter quelque chose à la connaissance de l’homme intellectuel et moral !

Deuxième observation. M., actuellement âgée de quarante­neuf ans vivant à la campagne, fileuse de laine, avait souvent entendu faire des contes de sorciers. Quinze ans : menstrues spontanées. Trente-sept ans : au moment de se marier, elle reconnaît que son prétendu la trompe, elle ne veut plus l’écouter, et un an après elle se marie avec un autre. Celui qu’elle a laissé la menace de se venger, et l’envoie à tous les diables. Un homme de son village qui passe pour sorcier, donne son corps au diable, sans toutefois qu’elle s’en doute. A quarante ans, cessation des menstrues ; alors ses idées commencent à se déranger, mais d’une manière insensible aux étrangers ; céphalalgie. Quarante-deux ans : revenant d’une longue course, elle est fatiguée, se couche par terre pour se délasser ; peu à peu elle sent dans la tête un mouvement et un bruit semblables au bruit et au mouvement d’un rouet à [p. 303] filer ; elle s’effraye, néanmoins elle reprend son chemin, mais en route elle est enlevée de terre à plus de set pieds de haut ; rendue chez elle, elle ne peut ni boire ni manger ; elle se rappelle de la menace qui lui a été faite, elle ne doute plus alors qu’elle ne soit ensorcelée. Beaucoup de remèdes lui sont prodigués, elle fait des prières, des neuvaines, des pèlerinages, elle porte sur la peau une étole que lui a donnée un prêtre. Mais en vain ; le diable et ses tourments ne la quittent plus : trois ans après elle est conduite à la Salpêtrière.

Maigreur, peau hâlée, terreuse, brûlante ; pouls faible, petit ; tête penchée ; face bouffie, front ridé ; les sourcils, par moments, se confondant avec les plis du front, se perdent dans les cheveux ; abdomen dur, volumineux, elle y porte toujours la main ; elle assure qu’elle a dans l’utérus le malin esprit, sous la forme d’un serpent, qui ne la quitte ni nuit ni jour, quoiqu’elle n’ait point les organes de la génération faits comme les femmes ; elle se plaint d’une forte constriction de la gorge, elle éprouve le besoin de marcher, elle souffre davantage si elle en est empêchée ; elle marche lentement, par­lant à voix basse de son état qu’elle déplore ; elle se cache pour boire et manger, ainsi que pour uriner et aller à la selle, afin de mieux persuader qu’elle n’est pas un corps, mais une vision, une image. Le diable a emporté son corps, elle n’a point de figure humaine, il n’y a rien d’affreux comme paraitre vivre sans être de ce monde ; elle brûle, son haleine égale le souffre ; elle ne mange ni ne boit parce que le diable n’a pas besoin de tout cela ; elle ne sent rien, on la mettrait dans le feu terrestre qu’elle ne brûlerait pas ; elle vivra des millions d’années, ce qui est sur la terre ne pouvant mourir : sans cela le désespoir l’eût portée à se détruire depuis longtemps.

Rien ne peut la désabuser : cette infortunée dit des injures aux personnes qui semblent douter de la vérité de ce qu’elle dit ; elle appelle sorciers, démons, ceux qui la contrarient ; si l’on insiste, elle s’irrite, ses yeux sortent de la tête, deviennent rouges, hagards ; alors, voyez, dit-elle, cette belle figure, c’est-il celle d’une femme ou celle d’un diable ; elle se frappe à grands coups de poing sur la poitrine ; elle prétend être insensible ; et pour le prouver, elle pince fortement sa peau, se frappe la poitrine à coups de sabots. Je l’ai pincée moi-même, je l’ai piquée avec une épingle ; elle exprimait la douleur lorsqu’elle n’était pas prévenue.

D’ailleurs, cette femme est tranquille, n’est point méchante, elle parle raisonnablement sur tout autre objet, lorsqu’on peut la distraire de ses idées : sous prétexte de la délivrer du diable, de la désensorceler, elle a été magnétisée trois fois, et je n’ai pu observer aucun effet magnétique sur elle. [p. 304]

Troisième observation. H., âgée de cinquante-un ans, marchande foraine, n’ayant eu ses menstrues qu’à l’âge de vingt-quatre ans, sujette à la céphalalgie, aux coliques, est mère de trois enfants. Pendant sa dernière grossesse, à l’âge de trente-six ans, elle lisait l’Apocalypse et des livres de revenants et de sorciers ; souvent elle était effrayée de ses lectures ; sa couche fut laborieuse, et après elle eut plusieurs syncopes ; elle croyait voir des flammes. Vers l’âge de trente-sept ans, elle emprunte de l’argent pour obliger un parent. Le créancier l’inquiète, la menace. Tourmentée par cette dette, et étant à se promener dans le jardin de sa maison, le diable lui apparait, lui propose de signer un papier avec du sang tiré du petit doigt de la main gauche, et lui promet la somme d’argent qu’elle doit : après bien des débats, elle écrit la renonciation à Dieu, et son dévouement au diable ; aussitôt la terre tremble sous ses pieds et autour d’elle, sa maison est entourée par un tourbillon qui l’ébranle et brise les toits. Dans cet instant le malin esprit disparait, emportant son corps, et n’en laisse que le simulacre ; tous ses voisins ont été effrayés de tous ces phénomènes. Son corps étant au diable, son image est tentée de se jeter dans l’eau, de s’étrangler ; le diable l’excite à divers crimes ; se sentant dévorée par les feux de l’enfer, elle s’est jetée dans une mare et brûle davantage depuis ; elle n’a point de sang, elle est absolument insensible : je traversai la peau de son bras avec une épingle, sans qu’elle parût éprouver de la douleur. Elle restera éternellement sur la terre, jusqu’à ce que des hommes savants aient trouvé le moyen de contraindre le diable à rendre son corps créé. Tout ce qu’elle dit lui a été enseigné par le corps qui n’est plus et qui était sur terre.

Cette femme est très-maigre, sa peau très-noire, le chagrin et le désespoir sont tracés sur sa face qui est très-ridée ; elle se promène paisiblement en tricotant, elle évite ses compagnes ; elle ne se croit point malade, et gémit sur son état misérable, que rien ne saurait changer. Elle est tranquille, supporte la contrariété, et a un grand désir de se guérir. En flattant cet espoir, elle a consenti à se faire magnétiser quatre fois, sans éprouver les moindres effets du magnétisme. Dans l’espérance que son portrait serait porté à M. l’archevêque, elle s’est très-bien posée pour se faire dessiner.

Tel est l’état de cette infortunée depuis douze ans ; pendant onze ans elle a été fille de service, remplissant très-bien ses devoirs ; il n’y a qu’un an que l’âge, la misère l’ont fait entrer à la Salpêtrière. Voyez la fig. 4.

Quatrième observation. L., âgée de cinquante-sept ans, blanchisseuse, très-dévote dès l’enfance. Quinze ans : première menstruation. Dix-sept ans : mariée ; mère de quinze [p. 305] enfants. Quarante-six ans : mort de son mari et d’un de ses enfants qui expire dans ses bras ; anomalie de la menstruation. Vers le même temps, elle a des scrupules, s’accuse d’avoir fait de mauvaises communions, exagère ses exercices de religion, néglige ses occupations, passe son temps à l’église : insomnie, gémissements, crainte de l’enfer. Cinquante-deux ans : cessation des menstrues ; ses craintes se changent en terreurs religieuses, elle se croit au pouvoir du diable. Cinquante-quatre ans : fièvre, délire ; elle se jette par la croisée, est envoyée à l’Hôtel-Dieu, d’où, après cinq mois, elle est transférée à la Salpêtrière.

Maigreur extrême, peau hâlée, terreuse ; teint jaune, physionomie inquiète ; tout son corps est dans une sorte de vacillation et de balancement continuels ; elle marche toujours, cherchant à faire du mal, à frapper, à tuer.

Il y a un millier d’années qu’elle est la femme du grand diable : elle s’entend avec lui, il couche avec elle, et ne cesse de lui dire qu’il est le père de ses enfants ; elle a des douleurs utérines. Son corps est un grand sac fait de la peau du diable, et plein de crapauds, de serpents et d’autres bêtes immondes qui sont des diables ; elle n’a pas besoin de manger, et cependant elle mange beaucoup ; tout ce qu’on lui donne est empoisonné ; elle serait morte depuis longtemps si elle n’était pas le diable ; il y a plus de vingt ans qu’elle n’est pas allée à la selle.

Elle s’accuse de toutes sortes de crimes : elle a tué, volé ; le diable lui répète sans cesse de tuer, d’étrangler même ses enfants ; en une minute elle commet plus de crimes que tous les scélérats n’en commettent en cent ans ; aussi n’est-elle pas fâchée d’avoir le gilet de force ; sans cette précaution elle serait dangereuse.

En se donnant an diable, elle a été contrainte de lui vouer ses enfants ; mais en retour, elle a demandé au diable de faire tomber celui qui est en haut, de tuer Dieu et la Vierge. Quand elle communiait, elle prenait le bon Dieu de l’église pour s’en moquer, elle n’y croit plus, il ne faut plus y croire, il ne faut plus se confesser, le diable le défend.

Elle reste à l’écart, évite ses compagnes, craint de leur faire du mal, parle seule, voit partout le diable et souvent se dispute avec lui.

Cette infortunée nous présente l’exemple de la démonomanie compliquée de démence et de fureur. Les hallucinations les plus bizarres entretiennent son délire, et provoquent les actes de la fureur la plus aveugle.

Cinquième observation. S., âgée de quarante-huit ans, est dévorée par deux démons qui se sont établis, dans ses deux hanches, et qui ressortent par ses oreilles. Les diables lui ont [p. 306] fait plusieurs marques sur le corps ; son cœur est tous les jours déplacé ; elle ne mourra jamais, quoique le diable lui dise d’aller se noyer.

Elle a vu les deux diables qui la possèdent, l’un est jaune et blanc, l’autre est noir ; ce sont des chats. Elle met du tabac, du vin et surtout de la graisse sur sa tête et dans ses oreilles, pour conjurer le diable ; elle marche sans cesse nu-pieds, au soleil, à la pluie ; en marchant, elle ramasse tout ce qu’elle rencontre ; elle égare ses vêtements ; elle mange beaucoup ; ses déjections sont involontaires ; elle ne dort point ; elle est salle ; elle est maigre, sa peau est très-noire. Elle n’a aucune suite même dans le système d’idées qui la préoccupent sans cesse ; elle articule les sons avec la plus grande difficulté. C’est bien là une démonomanie compliquée de démence et de paralysie.

On nous reprochera d’avoir multiplié les faits : cependant, même en les abrégeant, ils m’ont paru offrir d’autant plus d’intérêt, que les trois premiers donnent l’exemple de la démonomanie simple, et les deux derniers donnent celui de cette maladie compliquée de démence, tantôt avec fureur, tantôt avec paralysie, et que tous les cinq présentent tous les traits qui caractérisent la possession du démon. Nous allons passer à l’analyse et à l’appréciation des symptômes de cette maladie comparée avec les signes de possession indiqués par la démonographie.

La démonomanie est quelquefois épidémique ; comme toutes les maladies nerveuses, elle se propage par une sorte de contagion morale et par la force de l’imitation.

En 1552 ou 54, il y eut à Rome une épidémie de possédés qui s’étendit à quatre-vingt-quatre individus : un moine français les exorcisa en vain : les diables accusèrent les Juifs. La plupart des possédées étaient des femmes juives qui s’étaient fait baptiser. Vers le même temps, dans le monastère de Kerndrop en Allemagne, toutes les religieuses furent possédées ; les diables désignèrent la cuisinière du couvent, qui confessa être sorcière, et fut brûlée avec sa mère. Les villages voisins furent aussi infectés.

Les possédées de Loudun démontrent à l’évidence le pouvoir de l’imagination sur notre organisation. Cette épidémie ayant gagné quelques villes voisines menaçait les Cévennes et tout le haut Languedoc, sans la prudente sagesse d’un évêque qui arrêta les progrès du mal, en le dépouillant de tout ce que l’imagination lui prêtait de merveilleux.

Les convulsionnaires de Saint-Médard méritent bien de figurer parmi les victimes des idées devenues régnantes, et de la contagion morale ; heureusement, c’est la dernière scène de ce genre qui ait affligé l’espèce humaine. Voyez CONVULSIONNAIRE. [p. 307]

Nous avons vu, ailleurs, que le délire prend ordinairement le caractère des idées dominantes dont il dépend ; aussi la démonomanie est plus fréquente lorsque les idées religieuses occupent tous les esprits, remplissent toutes les conversations, et sont le sujet de toutes les discussions particulières publiques, civiles ou politiques : c’est ce que prouvent l’histoire du christianisme, l’envahissement de la religion de Mahomet l’établissement du luthéranisme et du calvinisme.

L’hérédité est signalée parmi les causes de la possession. L’aliénation mentale est une maladie éminemment héréditaire ; pourquoi la démonomanie ne le serait-elle point ? faut-il s’étonner que les démographes nous disent que de génération en génération, les membres d’une même famille étaient voués au diable, était sorcier ?

Très rarement voyait-on des possédés avant la puberté : quoiqu’un père et une mère eussent voué au diable leur enfant avant ou peu après leur naissance, les enfants n’étaient initiés et admis au sabbat qu’après la puberté ; avant cette époque de la vie, il n’y a ni manie, ni mélancolie. L’âge le plus favorable à la possession est de quarante à cinquante ans ; les vieillards y sont exposés : ainsi, tous les auteurs observent que les vieillards ne sont pas plus propres à rendre des oracles que la sorcellerie. L’imagination amortie ne se prête plus à ces misérables illusions. Les dénominations de vieille sorcière ne démentent point ce résultat de l’observation générale. C’est une injure justifiée par l’extérieur sec, maigre, rider, décrépit, des démonomaniaques, qui, par les douleurs qu’elles éprouvent, et les maux et les privations qu’elles souffrent, vieillissent extérieurement longtemps avant l’âge.

Les femmes sont plus exposées à cette maladie que les hommes. Pline assure que les femmes sont préférables pour la magie ; Quintilien partage cette opinion. Saül va consulter les sorcières ; ce sont des sorcières dont les livres juifs recommandent de se garantir : c’étaient des prêtresses, les pythonisses, des sibylles qui rendaient les oracles. Bodin prétend qu’on trouve tout au plus un sorcier contre cinquante sorcières. Paul Zacchias établi une différence bien plus grande encore. La femme est plus éminemment nerveuse, plus exposée à toutes les espèces d’aliénation ; elle est plus dépendante de son imagination, plus soumise aux effets de la crainte et de la frayeur, plus accessible aux idées religieuses, plus portée à la mélancolie. Arrivée autant critique, délaissée du monde, passant de l’ennui à la tristesse, la femme tombe dans la monomanie, souvent dans la monomanie religieuse ; si l’hystérie s’en mêle, le combat des sens avec les principes [p. 308] religieux la précipitent dans la démonomanie lorsque la faiblesse de l’esprit, l’ignorance et les préjugés, l’ont, pour ainsi dire, façonnée d’avance pour une semblable maladie.

Le tempérament mélancolique, comme le plus favorable à la production de la monomanie, et celui de la plupart des démonomaniaques. Une constitution nerveuse, une imagination facile à exalter, un caractère pusillanime, prédisposent essentiellement à cette espèce de monomanie.

Il serait difficile d’assigner les conditions de la vie les plus propres à favoriser le développement de cette maladie ; elle compte parmi ses victimes, des souverains, des législateurs, des philosophes, des savants, mais surtout des ignorants, des hommes dans l’enfance a été bercées avec des histoires de sorciers, de démons, de revenants, de l’enfer, et de tout ce qui peut tenir l’imagination inquiète, tourmenté et disposer aux plus bizarres impressions de la frayeur et de la crainte (Malebranche). Une mauvaise éducation, le fanatisme religieux, la vie ascétique, de fausses idées sur la justice divine, la crainte exagérée du diable, de la damnation, l’enfer, sont autant de causes plus ou moins éloignées de cette maladie ; de même à la lecture des romans disposent à la mélancolie érotique, de même la lecture des livres mystiques ou relatifs à la sorcellerie, dispose à la démonomanie.

Depuis longtemps, la démonomanie n’attaque que les esprits faibles, prévenus aux crédules. Dès le règne de Paris III ; Oerodius remarque que la sorcellerie n’est plus le partage que des ignorants et des paysans ; sur plus de six mille aliénés qui ont passé sous nos yeux, à peine en ai-je vu deux sur mille, frappé de cette funeste maladie : ce sont toujours des individus appartenant à la dernière classe de la société ; jamais des hommes occupant un rang dans le monde par leur naissance, leur éducation et leur fortune ; aussi ne l’ai-je jamais rencontrée dans quatre cents malades auxquels j’ai donné des soins dans mon établissement particulier. Il y a bien encore quelques misérables fripons qui abusent de la simplicité et de l’ignorance des habitants dc la campagne, en leur faisant croire qu’ils possèdent un pouvoir diabolique et qu’ils peuvent nouer l’aiguillette, rendre malades les enfants, jeter un sort sur les troupeaux. Quelques phénomènes mal observés fortifient la croyance de ces gens simples, timides et crédules, et le diable conserve quelques débris obscurs et dédaignés de son ancienne puissance, aux dépens de l’imagination, dont l’action méconnue, exerce un si grand empire sur l’homme. On trouve encore en Allemagne quelques traces de cette lèpre de l’esprit humain, qui au reste est reléguée dans quelques cantons du nord de l’Europe, dans [p. 309] les Malaquais, les Siamois et autres peuples enveloppés des épaisses ténèbres de l’ignorance.

Les causes individuelles et prochaines de la démonomanie sont les mêmes que celles de la mélancolie ; mais cette espèce reconnaît des causes que l’on peut appeler spécifiques ; elles sont physiques ou morales. Une vive commotion morale, une frayeur, la crainte d’avoir reçu un sort, un regard affecté ou menaçant, une prédication véhémente, la force de l’imitation suffisent pour faire éclater l’accès. Le Veuvage, le temps critique, des frictions faites sur le corps, des suppositoires préparés avec certaines substances, des breuvages composés de substances enivrantes on narcotiques ; telles sont les causes physiques de cette maladie. Gassendi raconte qu’un berger provençal se munissait d’un suppositoire de stramonium quand il allait se coucher ; à son réveil il racontait tout ce qu’il avait vu au sabbat. Quelques sorciers, pour aller au sabbat, frottent leur corps avec de la graisse, qui est préparée avec des substances irritantes on narcotiques. Ces applications agissent de deux manières, 1° sur l’imagination en l’excitant et la fixant sur les effets promis et désirés ; 2° elles irritent secondairement le cerveau, provoquent des rêves qui sont toujours calqués sur nos idées, nos désirs ou nos craintes pendant la veille. Ce mode de fascination est bien ancien, puisque les Grecs appelaient ϕαρμαϰίδες les sorcières et les magiciennes ; ils leur donnaient peut-être aussi ce nom parce que les plantes entraient dans les maléfices.

La possession n’a eu souvent pour cause que le regard d’un sorcier. L’influence d’un regard amoureux sur une jeune personne, les effets d’un regard colère menaçant sur un esprit prévenu ou timide, n’eussent-ils pas suffi pour rendre compte des suites de la fascination par le regard, sans avoir besoin de recourir à un pouvoir surnaturel et diabolique ?

L’accès éclate ordinairement tout à coup ; son invasion est brusque ; sa durée est plus ou moins longue ; sa guérison très­douteuse. La démonomanie se termine par la démence, la manie, les convulsions, ordinairement par la mort, précédée de marasme, de scorbut, de fièvre lente ou de convulsions.

Les démonomaniaques sont maigres, le teint est jaune, hâlé, la physionomie inquiète, regard soupçonneux, les traits de la face crispés. Ils ne dorment point, mangent peu, souvent en cachette ; ils sont constipés ; ils marchent beaucoup. Ils aiment de rester seuls ; ils ressentent des douleurs dans la tête, la poitrine, le bas-ventre, les membres, et accusent le diable ; ils sentent un feu intérieur qui les dévore ; ils croyent être entourés des feux de l’enfer, qu’eux seuls aperçoivent ; ils se plaignent de leur sort en gémissant. Ils cherchent à faire du [p. 310] mal à ceux qui les entourent ; ils sont sujets à mille hallucinations et quelquefois furieux.

Les possédés exhalent une odeur très-forte, qui décèle la présence du diable. Ce symptôme accompagne toutes les maladies, ou bien parce que la laine devenue fétide, ou bien par ce que la transpiration a acquis une odeur très-exaltée par la malpropreté ou l’altération des fluides. La fétidité de l’haleine n’annonce-t-elle pas un état imminent de convulsions, un accès de mélancolie, de ma vie, d’hystérie ?

Les femmes éprouvent mille accidents hystériques ; lorsqu’elles sont tombées en extase pendant le sommeil elles se croyent transportées au sabbat, ou témoins des plus bizarres extravagants ; elles ont des communications intimes avec le diable ou ses suppôts, après lesquelles la détente amenant la fin de l’accès, elles se retrouvent dans le même lieu elles croyaient être partie : qui ne voit là un accès d’hystérie arrivée à sa dernière période ?

Dans les obscénités du sabbat, que nous nous garderons bien de décrire, qui ne reconnaît l’exposition de toutes les turpitudes d’une imagination salie par tout ce que la débauche a de plus vil, de plus obscur, de plus barbare ; qui ne reconnaît la description des rêves les plus extravagants les plus honteux qu’ait jamais enfantés l’imagination des hommes ?

Les extases sont fréquentes dans les affections nerveuses ; elles prennent un caractère sublime et contemplatif, si pendant la veille l’âme élève ses méditations sur les grandeurs de la divinité ; elles sont érotiques, si le cœur et l’esprit se nourrissent d’amour ; elles sont obscènes, six, pendant la veille, on s’est livré à des idées lascives, si l’utérus excité, irrité donne lieu à des illusions, à des réalités qui sont prises pour des pratiques diaboliques : c’est ce que prouvent nos observations ; elles justifient ce que Martin Del Rio a écrit d’Angèle de Soligny. Cette femme n’offre-t-elle point tous les frais de la nymphomanie portée au plus haut degré, et combattue par les principes religieux, après avoir été provoquée par le veuvage et la vie contemplative ?

Dans la description du sabbat, sont réunies toutes les circonstances propres à exciter l’imagination et toutes les preuves de l’influence religieuse. Les assemblées se font pendant la nuit qui, de tout temps, fut consacrée au mystère ; la nuit est plus favorable aux illusions de la frayeur ; elle préside au songe. Une île abandonnée, une roche escarpée, une caverne entourée d’une antique forêt, un vieux château abandonné, un cimetière, etc., tels furent les lieux des rendez-vous. L’adoration du bouc remonte aux temps les plus reculés ; elle appartient à une antique pratique religieuse des Égyptiens qui rendirent, dans [p. 311] Mendès, un culte infâme au bouc Hazazel. Les anciens joignaient aux prières, aux invocations, la préparation de quelques plantes, l’immolation de quelques animaux dévoués aux puissances infernales ; des enfants étaient sacrifiés. Depuis le christianisme, la sorcellerie s’empara des idées de spiritualité qui prévalurent ; elle emprunta, au culte des chrétiens, les croix, les prières, les hosties, et profana ces objets sacrés de la manière la plus dégoûtante pour mieux venger le diable de sa défaite. Les sorciers d’Irlande récitent toujours l’Ave Maria dans leurs pratiques. En Livonic, le grand talisman contre la sorcellerie consiste dans les paroles suivantes : Deux yeux t’ont regardé ; puissent trois autres jeter un regard favorable sur toi, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Comme tous les mélancoliques, les démonomaniaques ont des illusions de sensations ; les uns croyent être le diable, les autres se persuadent avoir le diable dans le corps, qui les pince, les mord, les déchire, les brûle ; quelques-uns l’entendent parler, sa voix part de l’estomac, du ventre, de l’utérus ; ils conversent avec lui ; il leur conseille des crimes, des meurtres, des incendies ; il les provoque aux obscénités les plus ordurières, aux blasphèmes les plus impies ; il les menace , les frappe s’ils n’obéissent à son ordre. Plusieurs possédés, retenus en prison, assuraient que le diable était venu les y trouver. Tous les jours les maniaques, les mélancoliques causent, se disputent avec des êtres fantastiques qu’ils se persuadent être à côté d’eux. Il en est de même des illusions de la vue et du toucher. Les uns, pour se rendre au sabbat, ont un balai entre les jambes ; les autres sont montés sur un bouc, un âne, un chien, etc. Ceux-ci ont besoin de se graisser le corps avec un onguent ; ceux-là n’ont besoin que de leur imagination : tous sans passer par la cheminée, sans sortir même du lieu où ils se trouvent, ont vu le diable, tantôt sous la forme d’un bouc, d’un satyre, d’un chat noir, tantôt sous celle d’un homme blanc comme se le peignent les Japonnais. Quelques femmes, plus hystériques, l’ont vu sous la forme d‘un jeune homme, beau, bien fait. Nul doute que des libertins, abusant de cette faiblesse, n’ayent emprunté au diable sa forme et sa puissance. J’ai donné des soins à un maniaque qui, tous les soirs, croyait coucher avec sa maîtresse, et causait avec elles, prenant différentes voix avec chacune d’elles suivant le caractère et l’humeur de chacune. Il est beaucoup de mélancoliques érotiques qui sont convaincues avoir eu des rapports intimes avec des hommes à qui elles ont à peine adressé la parole, mais dont leur tête s’est éprise. Voyez INCUBE, SUCCUBES.

Le marmottement continuel de quelques possédés faisait [p. 512] croire qu’ils parlaient avec le diable de manière à n’être point entendus. On retrouve ce symptôme chez un très grand nombre de mélancoliques, surtout chez ceux qui sont tombés dans la clémence.

Les possédés, comme tous les mélancoliques, obsédés par leurs idées, négligent leurs parents, leurs amis, leurs intérêts ; ils sont tous misérables et dans l’infortune ; jamais ils n’ont enrichi leur famille ; ils ne le peuvent pas plus qu’ils ne pouvaient se délivrer des mains des juges qui allaient les brûler. C’est que l’imprévoyance, l’incapacité pour toute sorte de soins sont des caractères, non seulement de la mélancolie, mais encore de la plupart des passions qui ont tant de rapport avec elle.

Les possédés étaient très-entêtés dans leur croyance, rarement trahissaient-ils leurs adhérents. Malgré les plus grands supplices, malgré la question la plus barbare, la plupart restaient attachés à leurs idées, et refusaient obstinément de renoncer au pacte. Le démon leur donnait cette force et cette opiniâtreté ; ils étaient abandonnés de Dieu, qui déteste leurs abominations. Cet entêtement appartient à la mélancolie ; le raisonnement, les privations, la douleur, rien ne peut convaincre le mélancolique ; plus on fait d’efforts pour le persuader plus il résiste, plus il se raidit. La défiance, la crainte, l’amour-­propre fortifient sa conviction ; les supplices ne font que l’accroître. J’ai donné des soins à un jeune homme, qui, trompé par un sentiment d’honneur exagéré, refusait toute nourriture. Après avoir épuisé tous les moyens connus, on appliqua, avec grand appareil, des fers rouges sur diverses parties son corps, sans pouvoir vaincre son refus. Une surprise réussit mieux. Que ne peut supporter l’homme lorsque son imagination est fortement exaltée : les enfants de Sparte déchirés de coups de fouets, sur l’autel de Diane, expiraient sans proférer une plainte ; un enfant de Lacédémone, ayant dérobé un renard, le cacha sous sa tunique, et se laissa déchirer le ventre avec les dents, et les ongles de cet animal, et mourut sans se plaindre, crainte d’être découvert. Jusqu’où peut aller l’insensibilité physique dans les convulsions ? Voyez CONVULSIONNAIRE.

Les supplices inventés par la barbarie la plus raffinée ne pouvaient arracher des larmes aux possédés mis à la question ; le démon en tarissait la source. Presque tous les mélancoliques tristes sentent le besoin de pleurer, et ne peuvent verser une larme, quelqu’effort qu’ils fassent.

Le sommeil, dans lequel tombaient quelques individus soumis à la question, était la preuve la plus forte de la possession. On ne savait point alors que l’excès de la douleur provoque un sommeil insurmontable. [p. 313]

Il est des auteurs qui osent proposer de lier les membres des possédés avant de les jeter dans l’eau ; s’il, surnagent, ils sont possédés. Mais observateurs rapportent que quelques hystériques ne peuvent s’enfoncer dans l’eau, et qu’ils surnagent lorsqu’on les y plonge.

Les fauteurs du supplice des possédés recommandent d’interroger ces infortunés aussitôt qu’ils sont arrêtés, parce que, dès qu’ils sont pris, ils se sentent délaissés par le diable, et confessent tout alors ; tandis que si on leur laisse le temps de se reconnaître, le diable revient et leur donne ses instructions (Del-Rio, Bodin, de l’Ancre). Qui peut méconnaître ici les effets d’une impression vive et forte, qui suspend toujours le délire pour quelques instants, lequel reprend tout son pouvoir dès que le premier effet de cette commotion morale a cessé ? Sur ce phénomène repose le plus important précepte thérapeutique pour le traitement des aliénés, particulièrement celui des mélancoliques chez lesquels, dit Lorry, spasmus spasmo solvitur.

Qnelques possédés ne pouvant supporter les maux qu’ils éprouvent, ni résister aux sollicitations de tous genres que leur fait le diable, poursuivis par les remords des crimes qu’ils ont commis ou dont ils s’accusent, tourmentés par leurs idées, torturés de mille manières, sollicitaient la mort, priaient de hâter l’instant du supplice, menaçaient de se tuer, marchaient gaiment an bûcher. Ce symptôme n’est-il pas commun à beaucoup de mélancoliques, qui préfèrent mille fois la mort aux inquiétudes, aux angoisses qui les tourmentent, à la douleur morale qui les accable ; douleur plus intolérable que toutes les douleurs physiques imaginables ? D’autres au contraire, persuadés qu’ils ne pouvaient mourir, le diable leur en avait donné l’assurance, allaient au supplice avec calme et tranquillité, quelquefois avec dédain. Cette sérénité, dépendante d’une fausse illusion, d’un espoir mensonger, était prise pour une preuve incontestable de la présence du démon. J’ai vu des mélancoliques, bien convaincus qu’ils ne pouvaient mourir, qui me demandaient ce qu’ils deviendraient lorsqu’ils seraient seuls sur la terre, lorsque tout le monde serait mort.

Les convulsions, dans tous les temps, affligèrent l’homme, parce qu’elles dépendent autant de l’organisme que de l’imagination ; elles compliquent toutes les aliénations mentales. Les prêtresses, les sibylles, les pythonisses entraient en conclusion lorsque l’esprit prothétique s’emparait d’elle. Les possédés étaient pris de convulsions lorsque le délire était très-intense, quelques-uns devenaient maniaques, enragés, et mouraient. Cette terminaison, fréquente dans les maladies [p. 314] nerveuses, était regardée comme le dernier effort du diable, contraint de quitter le corps du possédé, elle aidait à tromper la multitude ; les fripons en abusaient pour mieux tromper les ignorants. En lisant les histoires rapportées par les démographes ou conservées dans les procès faits aux possédés, on acquiert la conviction que ces convulsions, ces contorsions, ces grandes contractions musculaires, données comme des efforts du diable, ne sont autre chose que des symptômes nerveux auxquels sont exposés des hystériques, les hypocondriaques, les épileptiques, qui ne se croyent point agités du malin esprit. Ces convulsions n’en imposèrent point à Pigrai (Chir. Liv. VII) lorsqu’il fut chargé de prononcer sur quatorze infortunés condamnés au feu ; il décida qu’il fallait leur donner de l’hellébore ; elles ne trompèrent point les hommes instruits qui les virent à Saint-Médard, ni le magistrat qui les fit cesser à sa volonté, malgré le murmure de quelques intrigants qui voulaient abuser longtemps de la crédulité publique.

De tout ce qui précède, nous concluons 1°. que la démonomanie est une variété de la mélancolie religieuse ; 2°. qu’elle reconnaît, pour cause éloignée, ignorance, la faiblesse et la pusillanimité de l’esprit humain ; 3°. que l’inquiétude, la crainte, l’effroi la provoquent ; 4°. que le délire, les déterminations et les actions des démonomaniaques ont pour principe de fausses idées religieuses ; 5°. et que cette maladie est devenue plus rare depuis que les idées religieuses ont perdu de leur influence, et que l’éducation meilleure une instruction plus générale ont éclairé plus uniformément toutes les classes de la société.

On doit rapprocher de la démonomanies, comme une de ces variétés, cet état dans lequel les aliénés, frappés de terreurs de l’enfer, croyent être damnés ; ils sont craintifs, superstitieux, s’imaginant avoir commis de grands crimes, dont ils ne peuvent éviter le châtiment ; ils sont désespérés ; ils ne sont pas comme les démonomaniaques actuellement au pouvoir du diable, mais ils redoutent la damnation, et sont convaincus qu’ils iront bientôt dans l’enfer. Ils s’imposent des mortifications plus ou moins outrées, plus ou moins bizarres pour prévenir leur destinée. L’histoire de toutes les religions présentes des hommes, qui, effrayés de l’avenir, soumettre leur corps et leur esprit aux tortures les plus cruelles et les plus inconcevables.

Cette variété fournit la preuve la plus remarquable de l’opposition qui existe quelquefois entre les idées et les déterminations. L’impulsion au suicide est très à redouter dans ces individus, qui craignent la damnation et l’enfer. Sauvages, Nosol. ; Forestus, Observat., lib. XXIV ; Pinel, [p. 315] Traité de la manie, en rapporte plusieurs exemples. Ce n’est ni le spleen, ni le dégoût de la vie qui les poussent au suicide, c’est la frayeur. Kenneth ce délire qui fait que l’homme se précipite au devant du mal qu’il redoute le plus ? Comment, disais-je à un jeune homme, vous craignez d’être damnés, et vous voulez, envoûtement, et hâter le moment du supplice éternel dont la crainte fait votre désespoir. Ce simple raisonnement ne pouvait entrer dans sa tête.

La peur est un sentiment qui se surmonte par un sentiment plus fort. Les individus, qui craignent d’être damnés, sont horriblement tourmentés. Uniquement occupés de leurs souffrances, ils ne sont affectés que de leurs tourments actuels ; leur imagination leur peint cet état d’angoisse comme le plus grand des maux, comme plus grand que la mort même. Les maux qu’ils redoutent, mais qu’ils ignorent, font nécessairement moins d’impressions sur eux que les maux qu’ils endurent ; les maux à venir peuvent n’être que des chimères, les maux actuels sont des réalités ; l’intolérable position où ils sont est affreuse, il faut la changer ; n’ayant pas assez de force pour souffrir, comment en auraient-ils pour espérer ? C’est là tout le désespoir. Il faut changer de situation à quelque prix que ce soit ; le plus sûr est de cesser de vivre, la résolution est prise, l’avenir, les supplices de l’enfer s’évanouissent ; le délire et le désespoir conduisent le fer du malheureux qui se tue.

De tous les aliénés, les mélancoliques sont les plus atroces : non seulement ces infortunés attentent à leur existence, mais ils dirigent leur peau sur leurs amis, leurs parents, leurs enfants. Un malheureux sort d’un sermon, se croit damné, rentre chez lui et tue ses enfants pour leur épargner le même sort (Pinel). Une jeune femme éprouve quelques contrariétés domestiques : elle se persuade qu’elle est damnée ; pendant plus de six mois elle est tourmentée du désir de terminer l’existence de ces enfants, pour les préserver des peines de l’autre vie.

Un caractère pusillanime, exagération religieuse, le temps critique, la masturbation, les revers de fortune, sont les causes les plus fréquentes de cette variété, qui n’est pas aussi rare que la précédente, et qui n’épargne pas comme elle les premières classes de la société.

Elle n’est point incurable, mais lorsque ces infortunés, obéissant à leur aveugle fureur, ont exécuté leur horrible destin sur leurs semblables, il ne guérisse point ; c’est du moins ce que j’ai observé plusieurs fois. On conçoit que le retour de la raison, ramenant de trop tristes regrets, provoque la douleur morale, le désespoir, et jette dans les mêmes inquiétudes, les mêmes tourments et le même délire. [p. 316]

Le traitement de la démonomanie est le même que celui de la monomanie ou mélancolie. Le traitement pharmaceutique, ainsi que le régime, dépendent de la connaissance des causes matérielles. Pour ne pas nous répéter, nous renvoyons aux articles monomanie, mélancolie, Albrecht rapporte qu’il a guéri un homme robuste, qui depuis quelques années passait pour possédé, en lui faisant prendre du vin émétique de quatorze en quatorze jours : à la quatrième prise son malade fut guéri. (Décad. phil., ann., VI, IV).

Les moyens moraux ne diffèrent pas de ceux qui conviennent à la mélancolie ou monomanie. L’assistance des ministres de la religion a rarement été suivie de succès, surtout d’un succès durable. Une dame se croyait damnée, elle eut recours à plusieurs prêtres ; un prélat aussi respectable par son âge que par ses vertus, se rendit chez elle avec ses ornements pontificaux, la confessa, lui prodigua les consolations religieuses ; la malade recouvra pour quelques heures une raison parfaite ; le lendemain elle retomba dans un état pire. Cependant je ne pense pas qu’un tel secours doive être négligé ; les consolations de la religion, la présence, les encouragements d’un ministre des autels, peuvent, en réveillant quelque confiance dans le malade, le mettre sur la voie de la guérison. On en trouve plusieurs exemples dans les auteurs. Zacutus raconte qu’il rendit la santé à un démonomaniaque, en introduisant dans sa chambre et pendant la nuit un individu sous la forme d’un ange, qui annonça au malade que Dieu lui avait pardonné : ce stratagème réussit. On peut en imaginer de semblables, si la maladie n’est pas ancienne ; si elle n’est pas entretenue par une cause organique, si elle n’est pas compliquée de paralysie, de scorbut, on obtiendra du succès. Reil, dans ses Rapsodies, indique un grand nombre de moyens, analogues ; ils se réduisent tous à ce principe général : frapper vivement l’imagination des aliénés, pour la subjuguer et s’emparer de leur confiance et de leur esprit ; ou combattre l’imagination par l’imagination. Il faut pour cela un esprit observateur, une grande habitude de manier les passions des hommes, la connaissance approfondie de l’aliénation mentale et de toutes ses variétés.                                   (ESQUIROL)

[BIBLIOGRAPHIE]

WIER (Jean), De dæmonurn præstigiis et incantationibus , etc. in-8°. Basilæ, 1556.
Ouvrage, réimprimé un grand nombre de fois, traduit en français par Jacques Grevin, en allemand par Jean Fueglin, etc. attira de violentes critiques et d’odieuses vexations à l’auteur. La sainte inquisition se déchaîna contre un homme qui s’efforçait de lui arracher sa proie, en démontrant que la plupart des prétendus possédés étaient des hypocondriaques, des esprits faibles ou des victimes d’une infâme persécution. Le crime de Wier, aux yeux de ce tribunal de sang, était d’avoir plaidé la cause de la justice et de l’humanité.

DURASTANTE (Jean-Mathieu). Problemata tria, quorum primum :  Dæmones an sint, et an morborum sint causæ ; etc. in-8. Venetiis , 1567.-

CESALPINI (André). Dæmonum investigaltio peripatetica, in quà explicatur locus Hippocratis : Si quid divinum in morbis habeatur ; in-4°. Florentiæ, 1580.

On s’aperçoit aisément que l’auteur de cet opuscule plein d’érudition ment à sa conscience en décidant pour l’affirmative ; la crainte du bûcher a paralysé son génie

BODIN (Jean). De la démonomanie des sorciers ; in-4°. Paris, 1580.

On cherche vainement l’illustre auteur de la République dans cette production bizarre, entachée de la plus ridicule des superstitions de la crédulité ka plus extravagante. Elle a eu cependant diverses éditions ; François Junius, caché sous le nom Lotavius Philoponus, l’a traduite en latin.

MENGO (Jérôme). Flagellum dæmonum, exorcismos terribiles, potentissimos et efficaces complecteus ; in-8°. Bononiæ, 1 584. — Id. Venetiis, 1597.

— Id. Lugduni Batavorum, 1604. — Id. cum Dæmonum fuste ; in-8°. Venetiis, 1683.

PISTOR (Jean). Dæmonomania Pistoriana : magica et cabalistica morborum curandorum ratio ex lacunis judaicis ac gentilitiis hausta ,post christianis propinata ; cum antidoto prophylactico Jacobi Heilbronneri ; in-8° . Lavingæ, 1601.

THYRÉE (Pierre). Dæmoniaci , hoc est de obsessis a spiritibus dæmoniorum hominibus liber unus ; in-8°, Lugduni, 1626.

DORSCH (Jean). De horrendâ et miserabili Satanæ obsessione, ejusdemeque ex obsessis expulsione, Diss. in-4°. Rostochii, 1656. — Id. 1672. — Id. in-4°. Wittembergæ, 1688.

MENCKEL (Elie Frédéric). Ordo et methodus cognoscendi et curandi energumenos, seu stygio cacodæmone obsessos ; in-8°. Francofurti et Lipsiæ, 1689.

SCHELHAMMER (Gontier Christophe). De obsessis, Diss. in-4°. Kiloniæ, 1704.

WESTPHAL (Jean Gaspard). Pathologia dæmoniaca ; id est, observationes circa dæmonomanias et morbos convulsivos. in-4°. Lipsiæ, 1707.

DETHARDING (George). De obsessione spurid, Diss. in-4°. Rostochii, 1724.

ALBERTI (Michel). De protestate diaboli in corpus humanum, Diss. in-4°. Halæ, 1720.

WITT (Jean-Michel). De obsessis falsis atque veveris , Diss. In-4°. Erfordiæ, 1739.

RICHARD (Charles Louis). Dissertation sur la possession des corps, et sur l’infestation des maisons par les démons ; in-8°. Paris, 1746

RUEDEL (jean Frédéric). Physikatische Abhandlung von der Gewalt des Teufels in die Kœrper ; c’est-à-dire, Traité physique de la puissance que le diable exerce sur les corps ; 2 parties ; in-4°. Nuremberg, 1751-1753.

Abhandlung von den Irrthuemern betressend die Besitzung des Menscken vom Teufel ; c’est-à-dire, Traité des erreurs concernant la possession de l’homme par le diable, etc. in-8°. Nuremberg, 1758.

BRESDE (Frédéric Guillaume). De dæmonibus morbisque dæmoniacis medicâ arte tollendis, Diss. in-4°. Lipsiæ, 1763.

PAPIUS (Elie Adam). Dissertatio pertractans miros nervorum morbos dæmoni subinde attributos ; in-4°. Virceburgi. 1769.

GRUNER (Chrétien Godefroi). De dæmoniacis a Christo sospitatore percuratis, Progr. In-4°. Ienæ, 1774. — Id. cum Trilleri exercitatione de mirando laleris cordisque Christi vulnere, etc. in-4°. Ienæ, 1775.

— Commentatio I et II in locum Lutheri : De filiis per diabolum subditis, Progr. in-4. Ienæ, 1800.

On se rappellent, en lisant ces nugæ du savant Gruner, que l’immortel de Newton commenta l’Apocalypse, et que l’habille médecin de Haen écrivit  sur les miracles et sur la magie, avec le zèle, la bonhomie, la pieuse crédulité d’un légendaire. [p. 518]

CLAPAREDE (David). Brevis et pacifica dissertatio de dæmoniacis ; in-8°. Genevæ , 1777.

BALDINGER (Ernest Godefroi). Alexiteria et aléxipharmaca contra diabolum, Progr. in-4°.  Gottingæ, 1778.

On retrouve ce programme dans les Opuscula medica de l’auteur.

POHL (Jean Ehrenfield). De medico exorcista, Diss. inaug. resp. Janche. In-4°. Lipsiæ , 1788.

Dans cette notice bibliographique je n’ai mentionné que les productions les plus remarquables. En effet, on a prodigieusement écrit sur les diables, les démons, les démoniaques, les possédés, les énergumènes, les exorcismes, etc. Il semble que l’esprit se livre avec une sorte de délice aux écarts de l’imagination la plus déréglée, tandis qu’il ne se laisse conduire qu’avec une répugnance extrême par les lumières de la saine logique.

Parmi les innombrables ouvrages dont je n’ai pas cru devoir énumérer les titres, il en est quelques-uns qui méritent du moins une simple citation : ce sont les traités ou opuscules sur les démons et leurs maléfices, par Michel Psellus, savant grec du onzième siècle ; par George Pictor en 1563 ; par j par Richard Argenrinus, 1568 ; par Pierre Massé, 1579 ; l’Energumenus et l’Alexicacus de Barthélemi Bay, 1571 ; le Traité des énergumènes du cardinal de Bérulle, caché sous le nom de Léon d’Alexis, 1599 ;  l’Anridémon historial de Jude Serclier, 1609 ; telles sont encore la Stryx de Jean François Pico

della Mirandola, 1523 ; les Démonologies de Jacques I, roi d’Angleterre, 1604 ; de François Torreblanca, 1623 ; du crédule François Perreaud, 1653 ; enfin la Démonomagie de Philippe Ludwig, 1607.

Je n’ai pas dit un mot de la prétendue possession des religieuses de Louviers, ni de celle bien plus fameuse et bien plus atroce des Ursulines de Loudun. Il aurait fallu dévoiler les turpitudes du cœur humain ; il aurait fallu rappeler à la mémoire l’assassinat juridique du malheureux Ubain Grandier, et ajourer que des plantes, vendues au cardinal de Richelieu , ont osé fairel’apologie de cet exécrable auto—dafé. (F. P. C.)

 

DÉMONOMANIE

EXPLICATION DE LA PLANCHE I.

La figure de la première planche représente la femme qui fait le sujet de la première observation ; article démonomanie ; elle a été dessinée trois mois avant sa mort ; le front très-rétréci vers les tempes, fuit en arrière, et se perd sous les cheveux. La physionomie exprime la douleur physique, la fixité des idées, et le désespoir concentré.

 

 

DÉMONOMANIE

EXPLICATION DE LA PLANCHE II.

Cette figure représente le profil de la même femme, dessiné d’après le plâtre coulé après la mort. L’aplatissement excessif du coronal donne à ce profil un caractère qui a été signalé pour être celui de l’idiotisme. Il ressemble beaucoup à l’idiot fig. 2, planche l, du Traité de la manie, de M. Pinel, deuxième édition.

 

DÉMONOMANIE

EXPLICATION DE LA PLANCHE III.

La troisième figure représente le crâne de la même démonomaniaques, inscrit dans un parallélogramme. J’ai pris pour base une ligne droite AB qui, de l’articulation du coronal avec les os propres du nez, passant par le bord intérieur du trou auditif, se termine en A, a une ligne AC tangente à l’occipital. Je trace une seconde ligne CD parallèle à la première AB, tangente au point le plus élevé du crâne, qui de la perpendiculaire CA, se termine à une perpendiculaire DB, élevée de l’articulation du coronal avec les os propres du nez ; enfin de la ligne est épicranienne, j’abaisse une perpendiculaire EF sur le trou auditif. Ces cinq lignes inscrivent le crâne, le divisent en partie antérieure et postérieure, donnent la hauteur du crâne, la mesure du diamètre antéro-postérieur ; avec des lignes obliques, elles servent à mesurer l’inclinaison du coronal et celle de l’occipital.
Dans les articles idiotisme, imbécilité, j’indiquerai l’usage de ces parallélogrammes qui inscrivent et divisent de crâne, en faisant l’application de mes recherches, sur un grand nombre de crânes d’idiots, de maniaques, comparés les uns aux autres, et avec l’état des facultés intellectuelles et morales des individus auxquels ils appartenaient. Nous rapprocherons ces résultats de ceux de Camper, de M. Pinel et d’autres.

 

DÉMONOMANIE

EXPLICATION DE LA PLANCHE IV.

La figure de cette planche appartient au sujet de la troisième observation de l’article démonomanie. Quelle différence sous tous les rapports, avec celle de la première planche ! Le regard inquiet ; le sourire sardonique et sur les lèvres ; le front est haut, large ; l’angle facial est grand ; les rides sillonnent en tous sens cette figure, et il lui impriment les traits de la décrépitude, quoique cette femme n’est pas 52 ans.

 

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