Ernest Dupré. Rêves, rêveries et divers états morbides de l’imagination. Partie 1. Extrait de « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, pp. 259-279.
Article en deux parties: Partie 2: paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, [en ligne sur notre site]
Ferdinand-Pierre-Louis-Ernest Dupré (1862-1921). Médecin et aliéniste, élève de Chauffard, de Landouzy et de Brouardel, il fut très influencé par Auguste Motet, directeur de la maison de santé de Charonne. C’est en 1905 qu’il propose le terme de mythomanie pour désigner la tendance volontaire et consciente de l’altération de la vérité. Il défend les théories des « constitutions », en reprenant et donnant suite à celles de Augustin Morel et Valentin Magnan. Parallèlement il développe une théorie des Phobis imaginatives et des délites d’imagination Celles-ci seront publiées par son élève, Benjamin Logre, en 1925, sous le titre : Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Dupré publia surtout sous forme d’articles dans de nombreuses revues. Quelques unes de ses publications:
— Les autoaccusateurs ou point de vue médico-légal. Rapport présenté au Congrès des médecins aliénéistes et neurologites, Douzième session, Grenoble, aout 1902.-Grenoble, Imprimerie Allier Frères, 1902. 1 vol. in-8°.
— La Mythomanie. Etude psychologique et médico-légale du mensonge et de la fabulation morbide. Ouverture du cours de psychiatrie médico-légale (2° année 1905). Extrait du Bulletin Médical, des 25 mars, 1er et 8 avril 1905. Paris, Jean Gainche, 1905. 1 vol. in-8°, 68 p., 1 fnch.
— (avec Charpentier). Les empoisonneurs. Etude historique, psychologique et médico-légale. Article parut dans les « Archives d’Anthropologie Criminelle et de Médecine Légale », (Paris), n°18, du 15 janvier 1909. Et tiré-à-part : Paris, A. Rey & Cie, 1909. 1 vol. in-8°, 55 p. [en ligne sur notre site]
— Le témoignage. Etude psychologique et médico-légale. Extrait de la Revue des Deux Mondes, n° du 15 janvier 1910. Paris, Typographie Philippe Renouard, 1910. 1 vol. in-8°, 32 p.
— Les délires d’imagination. Extrait de l’Encéphale, 1911. Paris, H. Delarue, 1911. 1 vol. in-8°, 59 p., 1 fnch
— (avec Nathan). Le langage musical. Etude médico-psychologique. Préface de Charles Malherbe. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 195 p., 2 ffnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— (avec Trepsat). La technique de la méthode psychoanalytique dans les états anxieux. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), quinzième année, 1920, pp. 169-184. [en ligne sur notre site]
— Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Préface de Mr Paul Bourget… suivie d’une notice biographique par le Dr. Achalme.. Paris, Payot, 1925. 1 vol. 14/22.5 [in-8°], XXII p., 501 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque scientifique ».
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 259]
RÊVES, RÊVERIES
ET DIVERS ÉTATS MORBIDES
DE L’IMAGINATION (1)
Ce premier article est consacré à l’étude de l’Imagination, considérée d’abord, à l’état normal, dans le rêve et la rêverie, puis dans la vie et l’œuvre de certains génies littéraires. En un second article, l’étude de l’imagination sera poursuivie à l’état anormal, dans la genèse des états de rêve et, de rêveries pathologiques et des véritables délires d’imagination.
Cette-étude, dont l’unité de plan apparaîtra à travers la diversité des notions psychologiques, des citations littéraires et des observations cliniques, sera exposée en plusieurs chapitres d’inégale étendue. Cette inégalité distributive s’explique naturellement, soit par la brièveté de l’exposé de certaines notions classiques, soit, au contraire, par la nécessité de rapporter, dans leur détail, quelques observations inédites et démonstratives, et de reproduire textuellement quelques citations intéressantes, soit, enfin, à l’occasion des délires d’imagination, par le souci de ne pas pousser trop loin, sur le terrain psychiatrique, une étude d’ordre surtout psychologique et littéraire. [p. 260]
I
L’IMAGINATION NORMALE. DÉFINITION.
La vie spontanée normale de l’esprit, entendue au sens du mécanisme et du jeu fonctionnel des images et des idées, a ses sources primitives, ainsi que l’exprime l’adage aristotélique, dans l’activité sensorielle. Celle-ci représente, aux frontières de l’organisme, la prise de contact visuelle, auditive, olfactive, gustative et tactile de l’individu avec le monde extérieur. Le milieu intérieur, au dedans de ses frontières, apporte, lui aussi, à notre conscience, par des voies nerveuses propres (grand sympathique, pneumogastrique, etc.), la notion confuse et complexe de son existence, de son activité et aussi celle de ses malaises et de ses troubles fonctionnels.
Notre conscience, ainsi continuellement informée, du dehors et du dedans, des événements extérieurs et de nos, fonctions internes, prend par la connaissance du monde objectif et subjectif. Nous acquérons de la sorte, progressivement, en les opposant l’une à l’autre, la notion du moi et celle du non-moi, la connaissance intellectuelle et la conscience affective. Tandis que la conscience affective reste toujours obscure, indistincte et latente, au contraire la connaissance du monde extérieur, que nous apporte l’activité sensorio-intellectuelle, apparaît comme claire, distincte et manifeste. Elle se compose de notions multiples, infiniment riches et variées, analogues, ou opposées les unes aux autres, faciles à retenir, à isoler ou à combiner. Ces notions, éléments incessamment renouvelés de la connaissance, sont celles qu’emmagasine la mémoire, que comprend et associe l’intelligence, que fixe î l’attention, que discute le raisonnement, que compare et apprécie le jugement.
En possession de ces apports continus de l’expérience [p. 261] externe et interne, l’esprit intervient, par le double travail de l’analyse, qui isole et qui abstrait, et de la synthèse, qui associe et qui combine. Tous ces éléments, assimilés à la personnalité, en font désormais partie intégrante, et circulent incessamment, sous forme d’impressions, d’images et d’idées, dans le monde mouvant de la vie intellectuelle. Une des opérations les plus importantes de ce travail continu de la pensée est représentée par l’imagination, c’est-à-dire par cette fonction mentale, qui, soit par reviviscence (imagination reproductrice), soit par combinaison (imagination créatrice), ressuscite et associe, ou même improvise et invente des produits personnels et nouveaux, il y a là, pour ainsi dire, une alchimie mentale, qui aboutit à des combinaisons, des synthèses complexes, dans lesquelles ne sont plus reconnaissables les éléments simples et les composants primitifs.
On dirait d’une combinaison chimique, qui, réalisant une substance inconnue, se révèle devant la conscience du penseur, au cours de ses méditations, comme apparaît feux yeux du savant, au cours de ses recherches de laboratoire, un composé nouveau dans ses propriétés et ses réactions.
Il existe, ainsi que l’ont reconnu tous les psychologues et notamment Th. Ribot (2), qui a publié un de ses meilleurs livres sur l’imagination, toutes les variétés de transition, de mélange et de degrés, entre les deux modes d’activité, reproductrice et créatrice, de cette faculté. L’activité créatrice est l’activité grâce à laquelle des réactions mentales nouvelles sont tentées avec les éléments anciens.
Parmi tous ces essais, l’activité rationnelle choisit ceux qu’elle considère comme les meilleurs. « Elle systématise et rectifie, elle oriente et dirige, sans quoi l’activité créatrice s’égarerait dans les constructions les plus bizarres. » [p. 262] (Rey) (3). Ce sont précisément ces constructions bizarres, c’est-à-dire ces produits de l’imagination créatrice non rectifiés par l’intelligence à l’état de veille, qui constituent, ainsi que nous le verrons plus loin, les matériaux du rêve et de la rêverie. Sous ces deux modes, l’imagination porte déjà la marque de l’indépendance et de l’autonomie de la pensée. Elle indique les progrès du développement psychique et l’émancipation intellectuelle de l’individu, désormais affranchi, dans le mécanisme de son idéation, de l’assujettissement à la réalité objective ; elle lui permet d’associer, en lui-même et en dehors des perceptions actuelles, par analogie, ressemblance ou contraste, des images et des idées, d’évoquer spontanément des souvenirs, de combiner ceux-ci entre eux et avec les perceptions présentes, de former des concepts abstraits et d’évoluer vers la pensée synthétique, symbolique et générale. Nous pouvons, grâce à elle, selon l’expression de A. Rey, mener une vie de souvenirs et de pensées, et non plus exclusivement de sensations et de perceptions.
L’activité imaginative naît, se développe et se dirige sous de multiples influences, d’ordre d’abord cénesthésique et affectif, puis intellectuel et rationnel, unies entre elles, comme l’a dit Ribot, et convergentes dans leur effort vers l’idéal, c’est-à-dire vers un centre d’attraction, principe d’unité synthétique et point d’appui de tout le travail de l’imagination créatrice. Les éléments que l’imagination puise dans la réserve sans cesse grandissante des perceptions et des souvenirs personnels deviennent, par la variété et la richesse de leurs associations, autant de ressources propices à des combinaisons nouvelles, indépendantes, dans leurs formes et leurs propriétés, de la réalité actuelle, telle que celle-ci apparaît, dans la perception présente, à la conscience du sujet. Ces combinaisons s’élaborent sous la poussée des instincts, [p. 263] des inclinations, des besoins, des désirs et des craintes, en une fermentation, d’ailleurs automatique et inconsciente, qui échappe à la connaissance et à la volonté du sujet ; elles aboutissent à des créations, dont l’apparition, soudaine et imprévisible, spécifie l’origine imaginative, et dont la nature révèle la personnalité originale de l’individu, dessine l’orientation de son activité et marque le caractère, normal ou anormal, de sa psychologie.
Th. Ribot, en une analyse très pénétrante des divers facteurs de l’imagination humaine, a exposé, dans leur détail, les besoins individuels et collectifs qui dirigent l’effort imaginatif, chez les différents sujets, vers les créations d’ordre pratique, dans les domaines scientifique, industriel, commercial, ou de nature désintéressée, dans les domaines religieux, philosophique, esthétique ; et il a montré que, « l’influence illimitée de la vie affective pénétrant le champ de l’invention tout entier, le facteur affectif est le ferment sans lequel aucune création n’est possible ».
Qu’elle soit reproductrice ou créatrice, l’imagination s’alimente, par l’intermédiaire de la perception et du souvenir, à la source continue de l’activité sensorielle.
Aussi, la prédominance individuelle de l’un ou l’autre des sens constitue-t-elle, chez les divers sujets, des types différents d’imagination, selon que celle-ci relève électivement, dans son éveil, son élan et ses créations, des éléments visuel, auditif, olfactif, tactile ou génital. C’est ainsi que puise à des sources sensorielles distinctes, quoique souvent associées, l’inspiration imaginative dans les arts plastiques, la musique, les sciences, la littérature, l’éloquence, etc., et, à un degré moins élevé, l’imagination ordinaire du commun des hommes. [p. 264]
II
LES DEUX TYPES, PROSPECTIF ET RÉTROSPECTIF, DE L’IMAGINATION, DANS SES RAPPORTS AVEC L’AVENIR ET LE PASSÉ.
Quelle que soit la forme, sensorio-intellectuelle, motrice ou verbale, de l’imagination, celle-ci peut, dans ses créations, soit s’orienter en avant, anticiper sur les événements futurs, et, animée par l’espérance autant qu’avide d’action, s’élancer vers l’avenir; soit, au contraire, se retourner en arrière, méditer sur le passé, et, éprise de’ recueillement, d’introspection, d’auto-analyse, constituer, par l’évocation prédominante de la vie antérieure, la forme rétrospective de l’imagination : l’imagination du souvenir.
On connaît la pénétrante analyse qu’a faite Bergson (4) des rapports de la perception et du souvenir. Or, c’est précisément sur l’opposition, en même temps que sur la commune origine et l’étroite parenté de ces deux processus, où l’énergie spirituelle intervient dans la genèse de l’image, par anticipation active ou rétrospection méditative, que l’on peut, en un parallèle justifié, établir la distinction entre ces deux formes d’imagination. En effet, la première, orientée vers l’avenir et propice à l’action j inventive, semble liée à la perception, tandis que la seconde, tournée vers le passé, paraît avide d’évocations et de rêveries, et s’adonne surtout au culte du souvenir.
Le grand psychologue démontre, en effet, que la formation du souvenir n’est jamais postérieure à celle de la, perception, mais qu’elle en est contemporaine. C’est dupés par une fausse dialectique instinctive, que nous [p. 265] sommes conduits à faire du souvenir un affaiblissement l’image : car perception et souvenir naissent ensemble, par le même processus, dont Bergson éclaire le mécanise par la comparaison suivante : « Plus on y réfléchira, moins on comprendra que le souvenir puisse naître désormais, s’il ne se crée pas au fur et à mesure de la perception même. Ou le présent ne laisse aucune trace dans la mémoire, ou c’est qu’il se dédouble, à tout instant, dans un jaillissement même, en deux jets symétriques, dont il retombe vers le passé, et c’est le souvenir, tandis que l’autre s’élance vers l’avenir. Ce dernier, que nous appelons perception, est le seul qui nous intéresse. » Dans l’espace d’une seule journée, combien de ces processus perceptions-souvenirs ne se succèdent-ils pas en nous ! Mais la conscience pratique, la nécessité d’une immédiate adaptation à la vie, nous font écarter, comme utile, le souvenir, que la réflexion tient alors pour existant, dans l’instant même de la perception. Ainsi fait l’illusion, conclut judicieusement Bergson, que le souvenir succède à la perception, La plupart des autres souvenirs, qui n’intéressent pas directement l’action, sont ainsi éliminés et ne s’introduisent dans la conscience que dans la mesure du ralentissement de l’élan de l’esprit, du relâchement de l’attention à la vie présente : aussi l’illusion de la fausse reconnaissance s’accompagne-t-elle « d’une espèce de sentiment inanalysable que la qualité est un rêve », selon l’expression si heureuse de Paul Bourget, cité par Bernard Leroy et Bergson.
A propos de ce parallèle, si judicieux et si suggestif, établi par Bergson entre la perception et le souvenir, entre l’appréhension du présent, avec élan vers l’action, et la contemplation interne des images du passé, avec refuge dans la rêverie, je rappellerai ici une remarquable page de Sainte-Beuve, extraite de Volupté (5) : « D’où [p. 266] vient qu’il y a de lointains souvenirs, si nets, si perceptibles dans les plus insignifiantes circonstances ? D’où vient qu’il en est tout à côté de si troubles et indistincts. Cela tient moins aux circonstances elles-mêmes qu’à l’état essentiel de l’âme dans le moment des circonstances survenues, au plus ou moins de clarté active où elle était les recevant en son onde et coulant derrière. Nous nous souvenons du passé à travers et avec notre âme d’aujourd’hui, et il faut qu’elle ne soit pas trop brumeuse : mais nous nous souvenons dans notre âme d’autrefois, et il faut qu’aux endroits des souvenirs, elle puisse nous luire au loin, d’un flot d’argent, comme une rivière dans 1a prairie.
« Que je vous parle une fois ici du souvenir, selon moi tel que je le sens, et j’ai beaucoup senti à ce sujet !… D’autres ont besoin surtout de moins s’appesantir sur leur passé. Dès qu’ils l’ont racheté par assez de larmes ils doivent rompre et se détacher exactement : l’espérance robuste les soulève et les pousse, ouvriers assidus de la prophétie : ils ont l’exemple de Jérôme. Mais, sans que ce soit, je le pense, une contradiction avec les espérances immortelles, et dans tout ce qui est de l’ordre humain, moi, j’ai toujours eu à cœur le souvenir plutôt que l’espérance, le sentiment et la plainte des chose : évanouies, plutôt que l’étreinte du futur. Le souvenir, en mes moments d’équilibre, a toujours été le fond reposant et le plus bleu de ma vie, ma porte familière de rentrée au ciel. En tout temps, même dans les années turbulente et ascendantes, j’ai dû au souvenir une grande part de mes impressions profondes. Dans les divers âges de la vie que j’ai parcourus, comme j’anticipais prématurément l’expérience d’idées et le désappointement ordinaire à l’âge qui succède, je vivais peu de la jouissance actuelle, et c’était du souvenir encore que les plus fraîche réparations me venaient. Quand je goûtais un vif bonheur j’avais besoin, pour le compléter, de me figurer qu’il était [p. 267] déjà enfui loin de moi, et que je repasserais un jour aux mêmes lieux et que ce serait alors une délicieuse tristesse de ce bonheur à l’état de souvenir. Dans ma vue des événements du dehors et mes jugements sur l’histoire présente, j’étais ainsi : le sentiment d’un passé encore décédé et récemment inhumé m’enlaçait par des sympathies invincibles. Dans mes faubourgs, sur mes boulevards favoris, les enceintes de clôture des communautés désertes, les grilles de derrière des jardins abandonnés, me recomposaient un monde où il semblait que j’eusse vécu. Quand la lèvre de jeune homme brûlait de saluer des aurores nouvelles, quelque chose au fond de moi pleurait ce qui s’en est allé. Mais, à certaines heures, à certains jours, en particulier aux soirs du dimanche, cette impression augmente ; tous mes anciens souvenirs se réveillent et sont naturellement convoqués. Tous les anneaux rompus du passé se remettent à trembler dans leur cours, à se chercher les uns les autres, éclairés d’une molle et magique lumière. Aujourd’hui, en cet instant même, c’est un de mes soirs du dimanche ; et, dans la contrée étrangère d’où écris, tandis que les mille cloches en fête sonnent le salut et l’Ave Maria, toute ma vie écoulée se rassemble dans un sentiment merveilleux, tous mes souvenirs répondent, comme ils feraient sous des cieux et à des échos accoutumés. Depuis la ferme de mon oncle, depuis cette première lueur indécise que j’ai gardée de ma mère, combien de points s’éclairent par degrés et se remuent ! Combien de débris isolés, peu marquants, non motivés, ce emble, dans leur réveil et pourtant pleins de vie cachée t d’un sens austère !c Les moindres incidents épars, les cailloux les plus fortuits de ce long chemin, des seuils que je n’ai franchis qu’une fois, des visages de jeunes filles ou de vieillards que je n’ai qu’entrevus, des êtres unis qui se croient oubliés ou qui m’ont toujours cru indifférent, d’autres dont je n’ai su l’existence et les histoires que par des amis perdus eux-mêmes depuis longtemps, [p. 268] et ceux plus inconnus, à l’âme desquels je parle souvent mon De profundis, parce que j’ai obstinément retenu leur nom pour l’avoir lu par hasard, sur quelques croix de bois chancelante, dans un cimetière où j’errais que sais-je ? plusieurs apparitions aussi, moins pures d’origine, mais cependant voilées d’une rassurante tristesse ; tout me revient et me parle ; les temps et les lieux ; ils me rejoignent ; et il s’exhale de ce vaste champ qui frémit de cette vallée de Josaphat en moi-même, un sentiment inexprimable et rien que religieux. »
Cette page, et la suivante, extraite du même ouvrage de Sainte-Beuve, présentent le commentaire littéraire le plus fin et le plus sincère des considérations de Bergson sur les rapports de la perception et du souvenir.
« Ainsi les phases s’accomplissent en nous, ainsi nos âges intérieurs se déroulent silencieusement et se séparent. Nous sommes, au fond, comme un lieu rempli des inhumations précédentes, comme une salle de festin funèbre où siègent tous ces fantômes des âges que nous avons vécus. Et ils se heurtent ensemble, et ils nous troublent en gémissant, ou dorment d’un sommeil agité. Si les âges successifs par où l’on passe sont comme des amis dont les premiers tombent en chemin, et dont les plus aguerris remplacent et supplantent les plus tendres, il s’ensuit que les âges derniers venus sont seulement de ces amis qu’on rencontre tard, et avec qui on ne lie jamais une si étroite tendresse. La fraîche écorce du cœur s’est refermée et endurcie. Ils ne nous connaissent pas dès l’origine, ils ne rentrent pas jusqu’en nos replis antérieurs, et nous leur rendons leur indifférence, au milieu même du commerce actif où nous paraissons être ensemble. Aussi ces âges moyens laissent-ils en nous peu de traces intimement gravées. Pour corriger cette indifférence et ce froid trop naturel aux derniers âges, il faut qu’en mourant chacun des premiers lègue aux suivant ses souvenirs, son flambeau allumé, comme il est dit de [p. 269] l’opérations dans le beau vers du poète ; il faut que chaque mort soit enseveli et honoré avec piété par son successeur ou racheté et expié par lui. De la sorte, les âges suivent en nous, en n’étant pas étrangers les uns aux autres, ni à nous qui les portons ; ils entretiennent et perpétuent l’esprit d’une même vie (6). »
Le souvenir représente, pour beaucoup d’âmes seules, contemplatives et rêveuses, la forme préférée de l’imagination : imagination du passé, toute méditative, opposée, en son objet, à l’imagination de l’avenir, qui, contraire, éveille l’espérance et anime l’activité. Ce sont les adeptes de cette forme rétrospective de l’imagination qui s’adonnent avec passion au culte intime du souvenir ; ils rédigent, sur des feuilles, souvent destinées rester secrètes, le journal de leur vie et consignent ainsi, avec sincérité et minutie, le détail des événements qui y ont intéressés, le récit de leurs aventures et la confession d’une personnalité constamment en état d’enquête d’elle-même. Cette tendance à l’autobiographie, à la rédaction commémorative de toute une existence, représente, pour de tels esprits, le véritable refuge d’une sénilité aiguë, en état d’exaltation habituelle, parfois heureuse et exubérante, le plus souvent, au contraire, triste, comprimée, et souffrante, en tout cas aux prises, tour à tour, avec les sentiments et les passions souvent dramatiques qu’éveille la vie dans le cœur de ceux dont émotivité, la mémoire et l’imagination ne s’épuisent pas avec les événements. Souvent d’ailleurs, ces sujets, fidèles au culte du souvenir, espèrent, en léguant à leur vie future l’histoire écrite de leur vie antérieure, multiplier, au cours de leur existence, les vibrations de leur sensibilité, augmenter, par l’évocation, constante de leur passé, les ressources spirituelles de leur avenir, et se promettent d’enrichir ainsi indéfiniment leur psychologie. [p. 270]
Un des types les plus curieux et les plus originaux de cet état d’âme fut Restif de la Bretonne, qui, atteint d’excitation psychique constitutionnelle, et doué d’un mémoire, d’une imagination et d’une sensibilité extraordinaires, rédigea d’innombrables ouvrages, où déborde son individualisme et le culte de son moi. Parmi ceux-ci le plus intéressant pour nous est représenté par son journal personnel intime, dont il consigna quotidiennement les dates, durant des années, en des inscriptions, qu’il gravait, à la dérobée et souvent la nuit, sur la pierre de parapets et des quais de l’île Saint-Louis. Ces inscriptions, pour adopter l’orthographe et le style de l’auteur résumaient en quelques mots latins, brefs et concis, chaque date de l’année, l’événement principal du jour ses aventures, ses amours, ses déceptions et ses espoirs en constituant, selon l’heureuse expression de M. Paul Cottin (7), « une œuvre hiéroglyphique où un homme s’est révélé tout entier ».
Restif de la Bretonne a transcrit ces inscriptions sur des feuillets autographes qui, retrouvés à la bibliothèque, de l’Arsenal, ont permis la reconstitution de ce curieux document, que M. Paul Cottin a enrichi d’une préface critique où il expose tous les éléments de la psychologie anormale de l’auteur des Inscriptions, des Nuits de Paris, de la Paysanne pervertie, de Monsieur Nicolas, etc., et de centaines d’autres ouvrages.
Le déséquilibre psychique de Restif de la Bretonne s’accuse, non seulement par l’exaltation constitutionnelle de l’esprit et des sentiments, mais par beaucoup d’autres anomalies et perversions des instincts, certaines phobies, des variations de l’humeur, des troubles du caractère, des alternatives d’excitation et de dépression [p. 271] les préoccupations hypocondriaques. Ainsi que beaucoup de surexcités constitutionnels, Restif, dominé par le sentiment de sa supériorité, a donné, dans ses confessions, la preuve indéniable de l’autophilie, de l’orgueil et de la vanité qui constituèrent certainement un des traits caractéristiques de sa psychologie. C’est ainsi qu’il déclare, dans certains feuillets groupés par M. Cottin sous le vocable de Memento de Restif (8) : « La nature m’avait tout donné : sensibilité extrême, amour du travail, mépris pour les choses futiles, tempérament de fer et de feu, philosophie qui me mettait au-dessus de tout, étant malade comme les animaux, c’est-à-dire n’ayant que mon mal et non les inquiétudes. Sensible au plaisir, insensible à la crainte de la mort. L’exemple de la vertu fortifia ces peureuses dispositions physiques. » Il écrit ailleurs : « Je suis né à Saci, parmi des hommes plus brutes que leurs biens et leurs chevaux. J’ai appris à lire à la même école, j’ai été élevé comme eux. On m’apprit, durant dix-huit mois, quatre mots de latin à trois lieues de ma patrie, dans un village ; cependant, si l’on voulait considérer quelle différence entre ce que je suis devenu, par les soins de la nature seule, à ce qu’ils sont, on ne songerait plus à celle qui est entre Voltaire, les Rousseau et moi. »
A ces tares pathologiques s’allient d’ailleurs d’éminentes qualités, telles que la passion pour le travail, l’originalité de l’esprit, les tendances chevaleresques du cœur, la reconnaissance, une grande puissance de séduction, le caractère prophétique de certaines de ses remarques, de ses vues et de ses prédictions, qui lui valurent notamment l’admiration de Beaumarchais, de Schiller, de Gœthe, de Humboldt et de Lavater. Certaines de ses propositions de réforme sociale montrent l’étendue, la variété et l’originalité de son esprit ; et, comme le déclare [p. 272] judicieusement M. P. Cottin, dans sa préface aux Inscripcions, plusieurs des idées de Restif se retrouvent dans l’œuvre de Fourier, notamment dans les Attractions passionnelles et le Phalanstère, Restif de la Bretonne, doué à la fois de l’imagination de l’avenir et du passé, se montra fidèle au culte du souvenir. « J’avais pour but principal de me ménager d’anniversaires », écrit-il dans Monsieur Nicolas, pour justifier son étrange manie lapidaire d’incruster sur les muret les quais de l’île Saint-Louis les dates principale de sa vie et son état d’âme du moment. « C’est un événement qui m’arrive actuellement. Je l’écris, puis j’ajoute : « Que penserai-je dans un an, à pareil jour, à pareille heure ? » Cette pensée me chatouille. J’en suis le développement toute l’année ; et, comme presque tous les jours sont des anniversaires de quelque trait noté, toutes les journées amènent une jouissance nouvelle. Je me dis : « M’y voilà donc, à cet avenir, dont je n’aurais osé soulever le voile, quand je l’aurais pu ! Il est à présent, je le vois. Tout à l’heure, il sera passé. » Je savoure le présent, ensuite je me reporte vers le passé, je jouis de ce qui est comme de ce qui n’est plus ; et, si mon âme est dans une disposition convenable, je jette dans l’avenir une nouvelle pierre que le fleuve du temps doit, en s’écoulant, laisser à sec à son tour. » Et plus loin : « O mes jeune, amis ! écrivez vos actions dans votre jeunesse ! En cherchant dans mes cahiers, je tombe sur mes dates, du Ier auguste à la fin de décembre 1754, et elles me reportent délicieusement au temps où je les écrivais. Je m’y retrouve, je m’y sens, et quarante années s’effacent C’est une délicieuse extase, qui dure quelques minutes, mais qui abreuve l’âme plusieurs heures d’une ambroisie enivrante et féïque. Il me semble, aujourd’hui que ces vers et ces notes, en les relisant dans le même cahier où je les inscrivis, me remettent dans la situation où j’étais alors : la vivacité de mon imagination réalise cette [p. 273] ivresse de jeunesse et d’amour, dont il est si délicieux de sentir l’illusion (9) !
C’est ainsi que Restif, exaltant sa sensibilité à l’évocation de tant de souvenirs tristes ou heureux, toujours attendrissants, multiplia, pendant des années, au cours de ses promenades et de ses rêveries dans sa chère île Saint-Louis, le bonheur de se sentir vivre.
M. Paul Cottin cite le passage suivant de Restif, qui présente tant d’analogie avec les réflexions de Sainte-Beuve sur la succession des âges, que je le reproduis ici textuellement : « O temps heureux (dit-il en parlant de celui où il était fiancé à Manchette) vous êtes passés, comme l’onde qui fuit, pressée par celle qui la suit, toujours différente en paraissant toujours la même. Ainsi coulent les moments de la vie : le moment qui s’échappe est passé pour jamais, et le temps semble toujours le même. Le fleuve d’hommes qui s’écoule paraît toujours composé de vieillards, d’hommes faits, de jeunesse et d’enfants ; on voit les mêmes folies, les mêmes crimes, les mêmes vertus rarement semées. Un spectateur isolé, éternel, croirait les hommes immortels comme lui, et ils n’ont été qu’un instant ! Ils n’ont eu qu’un instant de vie, souvent de malheur, et disparaissent pour jamais dans le gouffre de l’éternité, comme l’eau d’un fleuve dans l’abîme des mers ! » On remarque chez Restif de la Bretonne, comme chez tous les mythomanes et chez tous les esprits romanesques, un mélange de vérité et de mensonge, de sincérité et de fabulation, qu’il avoue d’ailleurs lui-même dans ces termes (10) : « Toutes les aventures que j’ai rapportées ont un fond vrai, mais il y fallait quelque déguisement. »
Notre héros se connaissait bien lui-même, ainsi qu’en témoignent certains des jugements qu’il porte sur sa [p. 274] personnalité : « Le prix que mon imagination donne aux objets double leur valeur réelle ! » Il convient ailleurs que ses promenades dans l’île sont »un enfantillage » et il ajoute : « Mais il est quelquefois agréable d’en avoir, à quarante-neuf ans. Étonné d’être parvenu à cet âge, moi condamné, dans mon enfance, à une vie beaucoup plus courte, par tous ceux qui m’environnaient, cet étonnement est la source du plaisir que je trouve à écrire puérilement sur la pierre des dates que je revois deux, trois, quatre, cinq ans après, avec attendrissement. Je ne sais si les autres hommes me ressemblent ; mais c’est pour moi une émotion délicieuse que celle occasionnée par une date, au-dessous de laquelle est exprimée quelquefois la situation de mon âme, il y a deux, trois ans. Si elle était triste, horrible même (car j’en ai eu de celles-là), je tressaille de joie comme un homme échappé du naufrage. Si elle était heureuse, je la compare et je m’attendris. Si elle était attendrissante, alors cet attendrissement se renouvelle avec force, il m’enivre, et je pleure encore. Oh ! que la sensibilité est quelquefois délicieuse ! Oh ! que la sensibilité est quelquefois cuisante, affreuse, déchirante ! » (11).
Ces citations et ces commentaires de certains passages des œuvres de Sainte-Beuve et de Restif de la Bretonne démontrent bien, à l’aide d’exemples empruntés à la littérature, la distinction psychologique qu’il convient d’établir entre les deux domaines de l’Imagination : celui de l’imagination du passé, toute rétrospective et méditative, à forme de souvenir ; et celui de l’imagination de l’avenir, processus d’anticipation sur les événements futurs, éveillant l’espoir et sollicitant l’activité.
A propos de cette distinction, il faut remarquer ici que l’imagination rétrospective appartient surtout aux esprits enclins à l’auto-analyse, à l’introspection, avec concentration [p. 275] de la pensée, activité méditative, d’ordre religieux ou métaphysique, tendance aux états de monoidéisme, d’extase, allant jusqu’au ravissement, jusqu’à l’identification de l’esprit avec l’absolu, l’universel, l’infini, jusqu’au sentiment de communication immédiate avec la divinité (Göttliche-Achnlichkeit). J’emprunterai ici à l’histoire et à la critique littéraires un exemple de cette curieuse disposition mentale, dont l’intérêt n’a pas échappé à Paul Bourget (12). En effet, dans une admirable analyse de la psychologie d’Henri-Frédéric Amiel, Paul Bourget, exposant le conflit, dans l’âme du professeur genevois, de la pensée germanique et de l’éducation latine, l’exaltation de l’intelligence et l’impuissance de la volonté, l’exagération de l’esprit d’analyse, du goût de la méditation et du songe, a consacré les pages les plus judicieuses à l’étude comparée de l’esprit germanique et de l’esprit latin, le premier compréhensif, synthétique, complexe, touffu, profond, indéterminé et comme mouvant, le second analytique, lucide, critique, épris de méthode, de logique et de clarté, tous deux d’ailleurs puissants et féconds, mais d’interpénétration difficile, et parfois irréductibles l’un à l’autre dans les idées et surtout dans le langage. Au long des pages du journal intime d’Amiel, Bourget a suivi toutes les phases et toutes les déceptions de cette lutte entre les deux influences philosophiques et littéraires, allemande et française, qui se heurtaient dans l’âme de ce grand rêveur. Il a montré dans sa permanence et dans sa pénétration cet esprit d’analyse dont était possédé Amiel, « pour lequel, écrit-il, penser et se regarder penser, sentir et se regarder sentir ne furent jamais qu’une seule et même chose ». Paul Bourget insiste, à ce propos, sur les progrès que font, chez les psychologues modernes, cette tendance à l’introspection, ce goût de l’étude de la [p. 276] vie intérieure de l’esprit, que semble d’ailleurs exactement définir ce terme d’autocritique (13) que j’ai introduit dans le langage de la clinique psychiatrique, désignant par là une des facultés les plus précieuses et les plus rares de l’intelligence (14). Après avoir indiqué les avantages et les inconvénients de ce retour de la pensée sur la pensée, ainsi que l’opposition foncière qui sépare cet état d’esprit du sens de la réalité et du goût de l’action, P. Bourget, pénétrant plus avant dans l’étude de la psychologie d’Amiel, « contemplateur acharné de son propre esprit et certainement atteint d’une véritable maladie de la volonté », éclaire un des côtés les plus intéressants de cette personnalité en laquelle il voit « un des princes de cet étrange empire où les triomphateurs d’ici-bas ne pénètrent guère : le Rêve ». Et Bourget ajoute plus loin : « Le rêve qui hante Amiel n’est, pas plus que celui qui hantait Hamlet, une vision réparatrice. C’est le dangereux et singulier pouvoir qui se trouve à la racine de toutes les métaphysiques, et de tous les mysticismes. Il consiste dans une sorte d’identification instinctive de notre esprit avec l’esprit de la nature. » Voici comment, selon Bourget, on peut se représenter le dessin et la naissance de cet état psychologique : « Un objet quelconque étant donné, il est certain que sa réalité implique le concours d’une quantité indéfinie d’événements. Une fleur qui, poussa sur une haie suppose tout l’univers, de même un animal [p. 277] qui paît dans un champ, de même encore l’homme qui regarde cette fleur, cet animal, cette prairie. Ce sont des effets que supportent des causes innombrables. Le savant qui raisonne délimite sa recherche aux plus prochaines d’entre ces causes, et il emploie pour les découvrir les procédés des méthodes de précision. Certaines intelligences, au contraire, se plaisent à se représenter les plus lointaines d’entre ces causes. Elles s’abandonnent, devant l’objet qu’elles contemplent, à d’interminables associations d’idées. Ces intelligences-là ne raisonnent pas, elles rêvent. Cette innombrable suite d’idées qu’un objet quelconque éveille en nous ressemble, par analogie, à l’innombrable suite de formes que la nature a dû produire pour amener cet objet au jour. Nous pouvons donc nous représenter que la pensée cachée à l’intérieur du monde, et dont tous les êtres sont des moments, procède comme notre propre pensée. Il nous suffit, pour nous assimiler à elle, de nous laisser aller à cette efflorescence continue d’images que suscite une contemplation vague et prolongée. Le temps s’abolit pour nous et l’espace. La chaîne indéfinie des causes se déroule dans un éclair et nous nous trouvons affranchis des limites de notre propre personne par la vue soudaine de l’universelle connexité… Lucain a concentré en deux vers l’expression poétique du sentiment de cette universelle connexité :
…A prima descendit origine mundi.
Causarum series atque omnia fata laborant,
Si quidquam mutasse velis.
De la première origine du monde découle la série des causes, et la moindre mutation dans cet ordre fatal entraînerait l’ébranlement du déterminisme universel.
« Nous sentons alors, continue P. Bourget, que, prises en leur substance, les formes qui peuplent le monde n’ont guère plus de solidité durable que les images qui peuplent notre cerveau. Ne sont-elles pas, comme ces images, sans [p. 278] cesse en train de s’effacer, pour être remplacées par de nouvelles ? Que restera-t-il, après un peu de temps, des unes et des autres, sinon le même résidu d’ombre et de nuit ? A ce moment, le rêve a fini son travail d’intoxication spirituelle : tout s’évanouit et se confond dans l’intelligence, que noie une vapeur et qui s’abîme dans un néant à la fois torturant et délicieux. »
Poursuivant l’analyse de ce même journal si instructif, P. Bourget conclut que « le malheureux Amiel appartenait à la grande race de ceux que tourmente la sensation palpable de leur identité avec l’univers ». Il montre « le penseur de Genève aboutissant de bonne heure à un renoncement triste et tendre, qui fait songer à une languissante agonie dans une chambre remplie de fleurs, se disant qu’il allait se perdre « dans les sables, comme le Rhin ». Amiel n’a-t-il pas écrit : « Je suis fluide comme un fantôme que l’on voit, mais qu’on ne peut saisir. Je ressemble à un homme, comme les mânes d’Achille, comme l’ombre de Créuse, ressemblaient à des vivants.
Sans avoir été mort, je suis un revenant. Les autres me paraissent des songes, et je suis un songe aux autres ? »
Bourget déclare que nombre d’esprits, comme Baudelaire, par exemple, sont tournés ainsi vers le rêve ; et que, pour de telles natures, la sensation même devient un instrument de chimère.
Si j’ai cité et commenté ici ces pages, d’une si pénétrante psychologie, de Bourget, c’est pour donner un exemple saisissant et démonstratif de cette forme particulière d’imagination philosophique, à caractère mystique, qui entraîne certains esprits supérieurs dans une sorte d’état de rêverie et de vertige métaphysiques où se perd le sens du réel ; l’intelligence en arrive à ne plus distinguer le monde objectif du monde subjectif, dans une identification de la personne et de l’univers, dont Paul Bourget nous a si judicieusement exposé les étapes [p. 279] chez Amiel et le processus en général chez les philosophes de mêmes tendances.
On peut, à propos de ces états de vertige spirituel, d’ordre métaphysique, citer ces curieuses lignes de Gœthe : « L’homme est un être réel, placé au milieu d’un monde non moins réel, et doué d’organes au moyen desquels il peut reconnaître et exécuter ce qui lui plait et ce qui lui est profitable. Tous les hommes bien organisés ont la conscience de leur existence et de quelque chose qui existe autour d’eux. Mais il y a aussi un point creux dans le cerveau, une place où il ne réfléchit aucun objet, comme il y a dans l’œil même un point qui ne voit pas. Si l’homme applique particulièrement son attention sur cet endroit, s’il s’y absorbe, une maladie intellectuelle le saisit. Il y devine les choses d’un autre monde.
Ces choses ne sont, à vrai dire que néant : elles n’ont ni forme, ni étendue. Les choses ne sont à vrai dire que néant, j’y insiste, mais elles oppressent comme les espaces vides de la nuit et elles poursuivent avec plus d’acharnement que des spectres, si l’on ne sait s’y soustraire. »
DOCTEUR ERNEST DUPRÉ.
(A suivre.)
Notes
(1) Nous nous permettons de renvoyer nos lecteurs au bel article que M. Paul Bourget a publié dans la Revue hebdomadaire du 24 septembre dernier sur le professeur Ernest Dupré, enlevé si prématurément à la science française, article dans lequel M. Bourget annonce l’étude que voici.
(2) RIBOT, Essai sur l’imagination créatrice, Paris, Alcan, 1900.
(3) A. REY, Psychologie. 3e édit., p. 222. Édouard Cornély et Cie, Paris.
(4) H. BERGSON, « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance. » Revue philosophique, décembre 1908. [en ligne sur notre site]
(5) SAINTE-BEUVE, Volupté. Eug.. Fasquelle, Paris, 1919, p. 172-175.
(6) SAINTE-BEUVE, loc. cit.
(7) Paul COTTIN, « Mes inscriptions ». Journal intime de Restif de le Bretonne. Plon et Nourrit, Paris, 1889.
(8) Paul COTTIN, Extraits du Memento de Restif, p. 323 et 326. Folios 36 et 146 du manuscrit de Restif.
(9) Préface de M. P. Cottin, p. 34.
(10) RESTIF DE LA BRETONNE, les Contemporains, préface.
(11) RESTIF DE LA BRETONNE, la Prévention particulière.
(12) Paul BOURGET, Essais de psychologie contemporaine. Henri-Frédéric Amiel. T. II, librairie Plon.
(13) DUPRÉ, Psychapathies organiques, article Paralysie générale, Paris, 1903. Diagnostic différentiel des démences organiques. Cogrès international de psychiatrie. Amsterdam, 1903. Le psycho-diagnostic de la paralysie générale (en collaboration avec J.-B. LOGRE), (Journal médical français, 15 février 1914.)
(14) J’ai d’ailleurs eu depuis, le plaisir de retrouver ce même mot sous la plume de Henri de Régnier. L’impeccable écrivain qui, dans sa pénétrante analyse- psychologique des éléments du génie de Baudelaire, dit du grand poète qu’il avait le goût de la perfection et le respect de son art, un sens très aigu d’autocritique et la volonté très nette de ne point démentir par des tentatives prématurées sa réputation naissante ». Henri de RÉGNIER, Baudelaire et les « Fleurs du mal », préface de l’édition publiée par la Renaissance du Livre, 78, boulevard Saint-Michel, Paris.
LAISSER UN COMMENTAIRE