Ernest Dupré et Logre. Émotion et Commotion. Extrait du « Bulletin de l’Académie nationale de Médecine », (Paris), quatre-vingt-deuxième année, 3e série, tome LXXX, 1918, pp. 124-134.
Le texte princeps du concept de délire imaginatif ou délire d’imagination, pour faire suite à celui de Mythomanie créé en 1905, par Ernest Dupré, mais aussi à celui de délire d’interprétation de Paul Sérieux et Joseph Capgras.
Ferdinand Pierre Louis Ernest Dupré (1862-1921). Médecin et aliéniste, élève de Chauffard, de Landouzy et de Brouardel, il fut très influencé par Auguste Motet, directeur de la maison de santé de Charonne. C’est en 1905 qu’il propose le terme de mythomanie pour désigner la tendance volontaire et consciente de l’altération de la vérité. Il défend les théories des « constitutions », en reprenant et donnant suite à celles de Augustin Morel et Valentin Magnan. Parallèlement il développe une théorie des Phobis imaginatives et des délites d’imagination Celles-ci seront publiées par son élève, Benjamin Logre, en 1925, sous le titre : Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Dupré publia surtout sous forme d’articles dans de nombreuses revues. Quelques unes de ses publications:
— Les autoaccusateurs ou point de vue médico-légal. Rapport présenté au Congrès des médecins aliénistes et neurologistes, Douzième session, Grenoble, aout 1902.-Grenoble, Imprimerie Allier Frères, 1902. 1 vol. in-8°.
— Délire hypocondriaque de zoopathie interne, chez un débile tabétique hystérique et gastropathe. Extrait de la « Revue neurologique », (Paris), tome XI, 1903, pp. 918-921. [en ligne sur notre site]
— La Mythomanie. Étude psychologique et médico-légale du mensonge et de la fabulation morbide. Paris, Imprimerie typographie Jean Gainche, 1905. 1 vol. Texte intégral. [en ligne sur notre site]
— (avec Charpentier). Les empoisonneurs. Etude historique, psychologique et médico-légale. Article parut dans les « Archives d’Anthropologie Criminelle et de Médecine Légale », (Paris), n°18, du 15 janvier 1909. Et tiré-à-part : Paris, A. Rey & Cie, 1909. 1 vol. in-8°, 55 p. [en ligne sur notre site]
— Le témoignage. Etude psychologique et médico-légale. Extrait de la Revue des Deux Mondes, n° du 15 janvier 1910. Paris, Typographie Philippe Renouard, 1910. 1 vol. in-8°, 32 p.
— (avec Logre). Les délires d’imagination. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), 6e année, premier semestre, 10 mars 1911, pp. 209-232, 337-350 et 430-450. [en ligne sur notre site]
— (avec Nathan). Le langage musical. Etude médico-psychologique. Préface de Charles Malherbe. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 195 p., 2 ffnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— (avec Trepsat). La technique de la méthode psychoanalytique dans les états anxieux. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), quinzième année, 1920, pp. 169-184. [en ligne sur notre site]
— Rêves, rêveries et divers états morbides de l’imagination. Partie 2. Article paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, article en 2 parties. [en ligne sur notre site]
— Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Préface de Mr Paul Bourget… suivie d’une notice biographique par le Dr. Achalme.. Paris, Payot, 1925. 1 vol. 14/22.5 [in-8°], XXII p., 501 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque scientifique ».
Benjamin Joseph Logre (1883-1963). Docteur en médecine (1913). – Chef de clinique psychiatrique à la Faculté de médecine de Paris. – Collaborateur des périodiques « Le Temps » et « Le Monde ». Quelques publications :
— État mental des hystériques. Paris, A. Maloine et Fils, 1921.
— Les toxicomanies. Paris, Stock, 1924. 1 vol. in-18, 128 p. Bibliographie. Dans la collection « La culture moderne ».
— L’anxiété de Lucrèce. Avec une planche hors texte en frontispice. Paris, J.B. Janin, 1946. 1 vol. in-8°.
Psychiatrie clinique. Préface du Pr Georges Heuyer. Paris, Presses Universitaires de france, 1961. 1 vol. in-8).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’ouvrage original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 124]
Émotion et commotion,
par M. Dupré, en collaboration avec M. Logre.
L’émotion et la commotion sont, au cours des traumatismes craniens et encéphaliques, qu’elles accompagnent presque toujours, les éléments étiologiques et cliniques qui, par leur fréquence, la variété et la gravité possible de leurs suites immédiates et tardives, dominent la neuropsychiatrie de guerre.
Les plus nombreuses et les plus intéressantes études ont été consacrées, dans les différentes formations spéciales de l’avant et de l’intérieur, à l’émotion et à la commotion. Les grandes lois de la pathologie traumatique, physique et morale, du cerveau, semblent, en effet, se dégager actuellement des travaux de l’École neuropsychiatrique française, et particulièrement des études de Pierre Marie et de ses élèves Guillain, Léri et Bouttier ; de Babinski, de G. Ballet et Roques de Fursac, de Mairet et Piéron, de Grasset et Villaret, de Georges Dumas, de Claude, Sicard, etc.
Nous avons nous-mêmes, Logre et moi, apporté à cet édifice collectif une ancienne et importante contribution.
Résumer l’enseignement de tant de travaux ; apporter dans ce domaine le résumé de nos constatations personnelles ; enfin, préciser, dans une revue synthétique et comparée, le rôle isolé ou associé de l’émotion et de la commotion dans leurs conséquences immédiates et lointaines, tel est l’objet de cette communication. [p. 125]
La commotion.
Due à l’ébranlement massif et diffus du névraxe par la transfusion vibratoire d’un choc, généralement violent et intense, résultant d’une explosion proche, de la projection et de la chute du corps, d’un ensevelissement, etc., la commotion s’exprime, dans les cas typiques, par la succession des syndromes suivants ;
A. — Syndrome commotionnel immédiat ;
B. — Syndrome post-commotionnel récent ;
C. — Syndrome post-commotionnel tardif.
A. — Le syndrome commotionnel immédiat, qui apparaît aussitôt après le traumatisme, consiste en une perte de connaissance plus ou moins complète et prolongée, un état comateux plus ou moins profond, à type apoplectique.
B. — Le syndrome post-commotionnel récent, essentiellement évolutif, à tendance régressive, succède au premier syndrome, Ure quelques semaines ou quelques mois, et comporte des Roubles subjectifs, d’ordre psychique, et des symptômes objectif d’ordre neurologique.
a) Troubles subjectifs: céphalée, vertiges, éblouissements ; insomnie, asthénie, apathie, inertie dans le silence et l’immobilité ; sentiment de vide et de néant intellectuels. Dans tous les cas, amnésie, surtout d’évocation, antérograde ou rétro-antérograde.
Le syndrome post-commotionnel récent se traduit, surtout chez s sujets prédisposés, par des accidents psychiques plus graves, d’allure plus dramatique et de pronostic plus sévère : on peut voir apparaître de l’anxiété, de l’agitation à type maniaque, mélancolique ou confusionnel ; des syndromes hébéphréniques catatoniques, des délires oniriques et hallucinatoires ou imaginatifs ; des états de confusion asthénique et torpide, avec automatisme moteur incohérent, répétition indéfinie des mêmes gestes et des mêmes propos, déambulation, fugues. Cependant, absence d’hallucinations établit un singulier contraste entre ce syndrome post-traumatique et le tableau des confusions mentales d’origine infectieuse ou toxique.
La régression lente de ces accidents s’accuse par le réveil de conscience, le retour de la lucidité et de l’initiative personnelle, avec prédominance souvent prolongée des réactions [p. 126] automatiques et persistance de l’amnésie d’évocation. Cette amnésie, souvent consciente, est parfois ignorée du malade, et se double alors de fabulation : ainsi se réalise le tableau de l’état mental de la psychose de Korsakoff et des psycho-polynévrites, mais sans signe de névrite périphérique.
b) Symptômes neurologiques: Dans les cas bénins, les plus fréquents, l’expression de la commotion est discrète, légère, et comme ébauchée : elle se résume dans la triade symptomatique suivante :
1. Déséquilibre vasculaire, à séméiologie souvent dimidiée: se marquant par l’inégalité, d’un côté à l’autre, du tonus vasomoteur, soit par excitation, soit par inhibition unilatérales des oscillations et de la pression différentielle. En effet, des différents facteurs de la tension artérielle : énergie cardiaque, masse et viscosité sanguines, enfin tonus vasculaire, c’est ce dernier élément qui est électivement intéressé, par la voie sympathique, dans la commotion.
Ces troubles de l’angiotonus se manifestent soit spontanément, soit expérimentalement par les épreuves de réchauffement ou de refroidissement locaux.
A cette séméiologie vasculaire est liée une hyperréflexie tendineuse diffuse, d’origine centrale, également dimidiée, analogue, dans son mécanisme sympathique et son aspect clinique, aux troubles physiopathiques, réflexes, décrits par Babinski et Froment dans les traumatismes périphériques. Malgré l’absence de tout signe de lésion pyramidale, le caractère hémiplégique de ces troubles vasculaires en marque bien la nature organique. Le caractère dimidié, hémiplégique, de ces troubles vaso-moteurs est encore établi par la recherche des réflexes osseux médians : pubiens, sternaux, occipitaux, sacrés. La percussion centrale de ces os, en décelant la réponse unilatérale ou prédominant d’un côté, des muscles symétriques insérés sur l’os médian, démontre la diffusion de l’éréthisme réflexe tendineux, mais aussi son asymétrie et sa prédominance à droite ou à gauche. Ce caractère hémiplégique du syndrome est confirmé par l’électro-diagnostic.
L’appréciation fine et la mesure graphique de cette délicate séméiologie a été nettement établie par l’un de nous en collaboration avec Bouttier, en particulier sur de nombreux blessés cranio-encéphaliques, opérés par notre collègue Lecène, aU centre d’Épernay. [p. 127]
2. Troubles auriculaires : Ces troubles sont de nature labyrinthique, avec bourdonnements, hyperesthésie et intolérance auditive, anomalie du vestige voltaïque. Ils s’accompagnent fréquemment de rupture du tympan, souvent compliquée, par infection secondaire, d’otite suppurée. Ils peuvent être suivis, Par névrite vestibulaire, de vertige chronique grave, avec nystagmus (H. Aimé).
3. Stigmates céphalo-rachidiens: Ceux-ci, dont la formule a établie et déjà, en mai 1918, communiquée à l’Académie par l’un de nous en collaboration avec Bouttier et Mestrezat, sont d’ordre évolutif et de durée le plus souvent éphémère. Dans les cas purs, ils consistent en une albuminose discrète, allant de 40 centigrammes à 1 gramme par litre, n’apparaissant qu’au bout de deux ou trois jours, se maintenant ensuite, pour disparaître au bout de quelques semaines : une hypersécrétion céphalo-rachidienne, qui se traduit par de l’hypertension, de l’hyperglycosie, de la dissociation albumino-cytologique, ou même l’inversion albumino-cytologique avec hypoleucocytose. L’état normal du taux des chlorures et de la perméabilité méningée décèle l’absence de toute réaction inflammatoire des méninges.
Dans les cas où, à la commotion, s’associe un degré plus ou moins accusé de contusion cérébro-méningée, on observe les signes soit microscopiques, soit macroscopiques, d’une discrète hémmorragie céphalo-rachidienne.
Dans les traumatismes cranio-encéphaliques graves, avec fracture ou plaie pénétrante, on constate l’association au syndrome post-commotionnel récent des signes neurologiques les plus variés, liés au siège, à l’étendue, et à la profondeur des lésions cérébrales. Ce syndrome post-commotionnel récent est le plus souvent curable, et se juge par le retour à l’état normal du liquide céphalo-rachidien, par la disparition des troubles vasculaires et réflexes, et des phénomènes auriculaires, avec persistance parfois plus prolongée d’un peu d’asthénie, d’émotivité, de tendance à la céphalée et aux vertiges.
C. — Le syndrome post-commotionnel tardif, qui succède au syndrome précédent, se caractérise, dans les cas bénins, par des séquelles souvent discrètes et légères, d’ordre asthénique ou émotif.
Dans les cas graves, d’ailleurs rares, ce syndrome tardif se caractérise par sa chronicité et par l’apparition d’une constitution [p. 128] psychopathique acquise, d’expression clinique double et conjuguée, faite à la fois d’asthénie et d’émotivité, avec prédominance habituelle de l’un ou de l’autre de ces deux états morbides.
L’état neurasthénique se traduit par des maux de tête, des vertiges, de la fatigabilité, de la difficulté de tout effort, de l’hyperesthésie sensorielle avec intolérance pour les impressions fortes, visuelles et surtout auditives, de l’automatisme intellectuel, de l’impulsivité motrice.
L’état émotif se traduit par de l’énervement habituel, de l’impatience, de l’irritabilité, de l’anxiété, spontanée ou provoquée, du pessimisme, des préoccupations hypocondriaques, personnelles ou familiales.
L’hyperesthésie sensorio-psychique est exaspérée par les détonations, les bombardements, qui provoquent ou accroissent les divers signes de cette émotivité constitutionnelle acquise : le tremblement, les palpitations, la tachycardie, polypnée, les bouffées de chaleur, de moiteur, les bourdonnements, etc.
C’est dans ces occasions qu’on observe, chez les anciens commotionnés, la peur élective des circonstances qui ont provoqué la commotion : du chemin de fer, des tunnels, des autos, des traversées, etc., chez les anciens accidentés des voyages ; de tel ou tel emploi à l’usine, chez les accidentés du travail, etc. A la même phobie se rattache, chez certains militaires, un état de poltronnerie pathologique, de lâcheté morbide, lorsque ces anciens commotionnés, de retour sur le front, se retrouvent exposés aux risques dont ils ont déjà pâti. On observe alors chez eux des crises d’anxiété incoercible, avec tremblement, frissonnements, pâleur, sueurs, tachycardie, lipothymies, défaillances, suivies de fugues, d’abandon de poste, de refuges prolongés en des cachettes où ils se blottissent.
Cet état morbide, incompatible avec le service armé, et d’ailleurs bien connu des psychiatres experts militaires, doit entraîner devant les conseils de guerre l’irresponsabilité de certains déserteurs pathologiques et le renvoi à l’arrière de tels indisponibles. Au cours du syndrome post-commotionnel tardif, on peut constater la persistance des troubles labyrinthiques déjà décrits dans le syndrome post-commotionnel récent. Au contraire, disparaissent, chez les moins commotionnés, l’albuminose céphalorachidienne, ainsi que les troubles vasculaires dimidiés, caractéristiques du syndrome récent. Pendant longtemps encore, [p. 129] peuvent persister la tachycardie habituelle, continue et paroxystique, et la déséquilibration vaso-motrice.
Enfin, dans les cas les plus graves, le syndrome post-commotionnel tardif ne guérit pas, et le malade demeure un anxieux chronique, avec des idées délirantes d’hypocondrie, de culpabilité et de négation. Cet état vésanique évolue souvent peu à vers la démence.
Au terme de cette revue des symptômes subjectifs et psychopathiques, qui caractérisent, à ses étapes successives, le syndrome commotionnel, depuis le coma initial jusqu’aux troubles tardifs de l’émotivité et du caractère, ainsi que de la capacité de résistance et d’effort, il est impossible de ne pas être frappé de l’analogie que présentent ces troubles avec ceux qu’on observe chez les cérébraux organiques, particulièrement chez les artérioscléreux et les hypertendus, à la suite des ictus, symptomatiques chez ces malades des troubles circulatoires, ischémiques, congestifs, thrombosiques ou hémorragiques, dont ils souffrent l’état continu et paroxystique. Or, s’il est légitime d’attribuer cet état de cérébrasthénie chronique, chez les artérioscléreux, à insuffisance de l’irrigation artérielle de l’encéphale, il est également vraisemblable que beaucoup de troubles épisodiques, notamment les ictus, les crises de céphalée, d’amnésie, de vertige, relèvent de petites commotions cérébrales internes, consécutives à de brusques variations intracraniennes de la pression sanuine et à de petites effractions ou thromboses artérielles. Ces traumatismes intérieurs expliqueraient ainsi cet « étonnent cérébral » dont le mécanisme intriguait Trousseau ; et le syndrome apoplexie, si disproportionné, dans son instantanéité, sa diffusion avec le caractère souvent circonscrit et très limité des lésions causales, pourrait être considéré comme un syndrome commotionnel immédiat, d’origine interne, suivi, comme dans un choc d’origine externe, d’une série d’accidents post-commotionnels, récents et tardifs.
L’émotion.
Malgré la grande importance de l’émotion, considérée soit dans son rôle étiologique, soit dans la pathologie de l’émotivité Institutionnelle ou acquise, nous abrégerons beaucoup cette seconde partie de notre communication, parce que l’un de nous a déjà, à maintes reprises, depuis bientôt dix ans, développé [p. 130] d’abord sa conception personnelle de ces différents domaines étiologiques, pathogéniques et cliniques de l’émotion ; ensuite, parce que tous ces points sont dès à présent acquis et surabondamment démontrés par la guerre actuelle.
Nous nous bornerons à mettre en lumière, dans les domaines étiologiques, pathogéniques et cliniques, les différences et les analogies de l’émotion et de la commotion, en insistant sur la gravité possible des conséquences neuropsychiatriques du choc émotif, susceptible de déterminer des états délirants ou démentiels chroniques et incurables.
Très souvent associées dans leur action pathogène sur le même sujet, l’émotion et la commotion sont aussi, dans un très grand nombre de cas, isolées, et ce sont ces derniers cas qu’il est particulièrement instructif de considérer, pour dissocier les effets respectifs de ces deux agents pathogènes, et pour en établir la spécificité nosologique.
Nous nous sommes assez étendus sur la description et l’analyse des cas types de commotion cérébrale, pour n’avoir pas à y revenir. Nous devons dégager maintenant la formule typique de l’émotion ; nous établirons ensuite, dans une étude parallèle, comparée et critique, les éléments opposés et les éléments similaires de ces deux processus.
La commotion est un traumatisme d’origine externe, de source exogène, de nature mécanique, consécutif à un choc physique, ou à une série de chocs répétés, exercés sur le crâne et dont la transmission vibratoire centripète ébranle directement le cerveau. L’émotion, au contraire, est un traumatisme d’origine interne, de source endogène, de nature psychique, consécutif à un choc moral ou à une série d’impressions affectives intenses, dont l’irradiation centrifuge ébranle indirectement l’ensemble du système nerveux sympathique et cérébro-spinal. Dans un schéma que j’ai présenté et commenté devant l’Académie des Sciences morales, j’ai établi le trajet de ces irradiations morbides le long des arcs réflexes de l’émotion.
On saisit de suite, de ce premier point de vue, la nature opposée du mode d’action sur le système nerveux de la commotion et de l’émotion. Tandis que la commotion, par son action même, supprime aussitôt la conscience, l’intelligence, le sentiment et la volonté, puisqu’elle provoque d’emblée le coma apoplectique ; l’émotion, au contraire, excite au maximum l’activité psychique et motrice, et, en provoquant l’épouvante, la terreur, [p. 131] la
fuite, met en jeu les réactions défensives de l’instinct de conservation. A ce premier orage succèdent les signes de l’émotivité anxieuse aiguë, l’agitation, le tremblement, les cris, puis le sujet s’apaise, mais reste irritable et continue à manifester sa peur, à chercher à s’éloigner, etc.
Sans être toujours aussi marqué, le contraste entre le coma commotionnel et l’agitation émotionnelle est évident.
Au point de vue anatomique, même contraste. La commotion est un syndrome organique, dont la formule céphalo-rachidienne, nettement établie dans les cas purs, se complique encore d’hémorragie méningée plus ou moins abondante, d’albuminose considérable, dans les cas où à la commotion s’associent la contusion ou l’attrition corticales, les effractions méningées, les plaies cérébrales, etc. L’émotion est un syndrome psychopathique, optionnel et dépourvu d’organicité ; malgré les assertions de Crile qui décrit et figure, chez les émotionnés, dans le cerveau et le cervelet, des lésions corticales fines, sur la nature et la signification desquelles il importe de formuler les plus expresses réserves.
Lorsque l’émotion provoque des désordres et des lésions dans différents organes, c’est par le mécanisme indirect des troubles inhibitoires des sécrétions humorales, intestinales, biliaires, urinaires ; de l’insuffisance hépatique et récente, etc. ; elle détermine alors des processus autoxiques et auto-infectieux secondaires.
En dehors de ces cas, relativement rares, l’émotion reste, en elle-même, un processus anorganique.
L’émotion, principalement sous sa forme répétée, provoque souvent, par le mécanisme de l’anaphylaxie émotive, un état d’émotivité acquise et d’épuisement nerveux, qui se traduit par de l’anxiété continue, de l’incapacité de tout effort et de l’amaigrissement, avec tachycardie, insomnie et état général grave.
Tous ces faits démontrent la différence étiologique, pathogénique et clinique profonde, qui sépare la commotion et l’émotion.
Dans une autre série de cas, très nombreux, ces deux agents étiologiques, quoique distincts, aboutissent à une série d’effets cliniques similaires, caractérisés par une constitution émotive acquise, un état d’asthénie profonde avec dénutrition et incapacité de tout effort.
Enfin dans une autre série d’observations, on constate, aussi [p. 132] bien à la suite d’une commotion violente que d’une émotion intense, l’apparition, parfois très rapide, d’états psychopathiques dépressifs graves, d’ordre délirant, de nature chronique et à évolution démentielle.
Nous avons vu, à maintes reprises, succéder d’emblée soit une commotion, soit à une émotion, une psychose hébéphrénique ou catatonique, caractéristique et incurable.
Telles sont les différences et les similitudes que l’observation des faits relève dans la pathologie de la commotion et de l’émotion.
M. DE FLÉURY : Je voudrais poser à M. Dupré deux ou trois questions, à propos de la très importante communication que nous venons d’entendre.
MM. Dupré et Logre différencient très catégoriquement les effets de la commotion de ceux que produit l’émotion sur l’organisme humain. Il ne me paraît pas toujours si facile de faire la part qui revient à l’une ou à l’autre. Nous observons souvent des hommes évacués du front pour troubles consécutifs à des émotions ou violentes ou prolongées, et indemnes de toute commotion. Par contre, nos commotionnés ont presque toujours été en proie, avant leur commotion, à une atteinte émotionnelle de durée et d’intensité variable, à tel point que je me demande si fréquemment — étant données les conditions de la vie aux armées — on est à même d’observer des cas de commotion tout à fait pure.
Récemment, au service central psychiatrique du Val-de-Grâce, j’ai pu observer un soldat qui fut, vers 18 heures, commotionné et projeté par éclatement d’obus à proximité. Il perdit connaissance, revint à lui au bout d’un temps probablement assez court et fit le lendemain une phase de désorientation, vraisemblablement confusionnelle ; il en présente actuellement les séquelles sous la forme d’un syndrome hyperémotif marqué. C’est bien un commotionné ; mais quand on l’interroge sur ce qui s’est passé au cours de la même journée avant le traumatisme, il répond que sa section est demeurée pendant onze heures sous un bombardement si violent et si continu, que ses camarades et lui en étaient « comme fous ». Ici donc une très longue et très importante phase émotive a précédé la commotion. Il est probable que les choses se passent fréquemment ainsi.
Ce matin même j’ai observé un cas, qui paraît être, au premier abord, de commotion pure. Le premier obus tiré dans la journée a projeté et enseveli le soldat Alb…. Donc, commotion sans émotion préalable ? Eh bien, non ; le soldat Alb… a entendu venir l’obus ; il a eu le temps de dire : « Celui-là est pour nous », et de se jeter à genoux : il a donc subi à ce moment une émotion infiniment brève, mais d’une formidable intensité, dont il a conservé très net le souvenir. Ayant perdu connaissance au moment la commotion, il revint à lui, parvint à se dégager de la couche de terre qui le recouvrait, et se traîna dans le boyau sur poste de secours, cependant que d’autres obus continuant à pleuvoir autour de lui abîmaient la tranchée et défonçaient le sol. Cette observation, qui parait être celle d’un simple commotionné, représente en réalité : 1° une phase très brève d’émotion intense ; 2° une commotion ; 3° une phase assez prolongée d’émotions nouvelles. Dans cette guerre il faut vraiment compter pour rares les cas de commotion pure et simple.
Je voudrais encore dire à mon éminent collègue M. Dupré que, contrairement à ce que je lui ai entendu dire tout à l’heure, presque tous nos émotionnés-commotionnés nous paraissent faire (après une période de latence signalée par MM. G. Dumas et Achille Delmas) une phase de confusion mentale asthénique simple ou onirique. L’immense majorité de nos observations relate une évolution morbide comprenant une période, survenant quelques heures après le choc émotif ou commotionnel, durant de quelques heures à plusieurs jours, période pendant laquelle le malade ne reconnaît personne et se montre désorienté dans le temps et l’espace. Souvent il s’agit de confusion mentale asthénique simple ; plus rarement cet état confusionnel s’accompagne d’agitation délirante ; le malade nous raconte qu’à l’hôpital du front on l’appelait « le fou » et qu’il empêchait ses camarades de dormir tant il se montrait bruyant, incohérent ans ses paroles et ses actes.
Beaucoup d’hommes nous arrivent au Val-de-Grâce très peu de jours après un choc émotionnel-commotionnel, qui se montrent désorientés dans le temps et l’espace et qui reviennent progressivement à la normale sous l’influence du repos, du calme et de la thérapeutique propre à éliminer des toxines.
A force de noter quotidiennement de telles phases confusionnelles, nous en sommes-venus à tenir pour des séquelles de confusion mentale les signes ultérieurs de dépression ou [p. 134] d’hyper-émotivité que présentent nos anciens émotionnés-commotionnés.
L’ensemble symptomatique de certains émotifs, leur tremblement, leurs nausées et jusqu’à leurs rêves terrifiants, peut induire en erreur un clinicien insuffisamment averti et faire prendre ces malades pour des alcooliques. Tous les effets de l’émotion, quand elle est violente ou prolongée, nous paraissent comparables à ceux des agents toxiques sur l’organisme humain.
M. DUPRÉ : Je suis d’un avis différent de celui que vient d’exprimer M. de Fleury. Tout en reconnaissant la fréquence des états mixtes, émotionnels-commotionnels, j’insiste à nouveau sur la fréquence encore plus grande des états purement émotionnels et purement commotionnels. Le diagnostic différentiel est simple dans les cas opposés de la série ; il est d’ailleurs très facilité : d’abord, par l’interrogation, qui démontre l’amnésie totale des circonstances du choc commotionnel, amnésie correspondant au coma initial, ensuite par la ponction lombaire, par la constatation des stigmates céphalo-rachidiens, auriculaires et vasculaires, dimidiés, qui appartiennent en propre au syndrome organique de la commotion.
Contrairement à M. de Fleury, j’estime qu’au cours de cette guerre très fréquents ont été les cas de commotion pure.
Les états confusionnels post-traumatiques diffèrent des con fusions infectieuses et toxiques par les signes positifs et négatif que nous avons indiqués (absence d’hallucinations, de fièvre, troubles humoraux ; prédominance de l’automatisme sur l’onirisme, etc.).
L’assimilation à un syndrome toxique de ce syndrome post-traumatique est absolument hypothétique et, à mon avis, erronée.
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