Emmanuel Régis. Les aliénés peints par eux-mêmes. Parie 1. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), première série, 1882 en 3 parie (pp. 184-199).
Article en 5 parties.
Emmanuel Régis (1855-1918). Bien connu pour son célèbre Manuel de psychiatrie qui connut six éditions sous deux titres différents : Manuel pratique de médecine mentale (1885 et 1892) – Précis de psychiatrie (1906, 1909, 1914, 1923). – Très sensible aux idées freudienne il publie un ouvrage commun avec Angelo Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des psychoses en 1914. – Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs dizaines d’articles. Nous avons, parmi ceux-ci, mis en ligne sur note site;
La dromomanie de Jean-Jacques Rousseau. Paris, Société d’imprimerie et de librairie, 1910. 1 vol. in-8°, 12 p.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images sont celles de l’article original, sauf le portrait qui a été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 184]
LES ALIÉNÉS PEINTS PAR EUX-MÊME
Les écrits des aliénés offrent pour le psychologue et pour le médecin le plus grand intérêt. Sans parler de leur importance au point de vue purement graphique, ils constituent, en effet, le miroir le plus fidèle et le plus exact de la réalité intellectuelle des malades dont ils émanent.
Chacun sait que la plume à la main, l’homme est en général plus ouvert, plus confiant, plus extensif quand le récit, et qu’il confie au papier bien des choses qu’il ne dit point ; or l’aliéné échappe pas à cette loi commune, et bien souvent, alors que l’interrogatoire, même le mieux conduit, n’a soulevé qu’un coin du voile qui cache ses aberrations psychiques, ses écrits les découvrent tout entières et mettent son âme à nu, pour ainsi dire.
Les aliénistes le savent bien, lorsque pour vaincre la défiance réticente qu’opposent certains délirants, ils les déterminent, sous un prétexte quelconque, a écrire : certains qu’ils sont que de la sorte ces malades ne résisteront pas à l’entraînement ils finiront par se trahir.
Ajoutons à cela que les aliénés sont doués, pour la plupart, d’une puissance d’expression véritablement frappante, et que leurs écrits traduisent les sensations et les conceptions maladives qui les agitent avec une netteté, [p. 185] une force et une précision souvent admirables. Chez certains même, gens lettrés, ces écrits, à l’importance médicale desquels vient s’ajouter l’attrait d’un style facile et parfois brillant, constitue la peinture la plus vraie, la plus vive et la plus délicate de leurs impressions les plus intimes, ils nous font pénétrer jusqu’au cœur même de cette être indéfinissable, qui s’appelle l’aliénée.
J’ai déjà recueilli un grand nombre de productions diverses d’aliénés, que je compte capitaliser bientôt dans une œuvre d’ensemble, et étudier avec tous les développements que comporte apparaît sujet. En attendant, il m’a paru qu’il serait à la fois instructif et attrayant de publier une partie de ces documents qui valent, sans contredit, la meilleure des observations.
Sous le titre donc « LES ALIÉNES PEINTS PAR EUX-MÊME », un nous donnerons désormais dans chaque numéro du journal l’histoire pathologique d’un malade écrite par lui-même. Ainsi viendront défiler tour à tour sur la scène tous les acteurs de ce triste drame qui a nom « LA FOLIE » chacun avec son caractère propre et le rôle qui lui appartient.
E. RÉGIS
Je commence dès aujourd’hui par la publication d’un écrit intéressant, œuvre d’une Névropathe hallucinée extrêmement intelligente, et douée, comme on pourra le voir, de quelques qualités littéraires incontestables. Cet écrit, auquel je conserve le titre que lui a donné la malade elle-même, « LES IMPRESSIONS D’UNE HALLUCINÉE », se divise en deux parties : la première est une autobiographie, la propre observation de Mlle X… par elle-même ; la deuxième est le jugement porté par elle sur l’état mental des autres malades qui l’entourent.
Voici la première partie de ce document : [p. 186]
LES IMPRESSIONS D’UNE HALLUCINÉE
Vous pensez sans doute comme moi, docteur, que pour bien comprendre ceux qui vous parlent, il faut quitter toute impression personnelle, penser, comment dire, dans leur peau, de façon à s’identifier avec leur individualité. Ce n’est donc pas la Mademoiselle L…, que vous connaissez que vous allez entendre ; c’est une Mademoiselle X…, au point de vue de laquelle vous allez vous placer ; et qui, pour vous y aider, va faire son portrait moral. N’oubliez pas, je vous en prie, pour un instant, c’est le vôtre :
Cette femme est élégante de goûts, d’instincts et d’habitudes. Elle aime avec enthousiasme tout ce qui élève son esprit, écoute avec des raffinements de joie le beau partout où elle se trouve. Elle a besoin d’admirer. Elle souffre de tous ces défauts physiques, moraux et intellectuels. C’est une grande ignorante qui croit avoir la nature d’un poète. Les crédules, enthousiaste, qui croyait sans examen, et il y a encore que cinq mois, à la bonté j’ai presque tout le monde. Alors, la méfiance lui était inconnue. Elle est demeurée, quoique très intelligente, un peu niaise. Les influences extérieures, qu’elle subit toujours, la transforment. Elle est fort magnétisable, et croit qu’elle est fort magnétisée. Je répète qu’elle est une ignorante et là aucune notion de presque rien. À part la grammaire, de lui demandez pas de donner une leçon de mémoire. Mais elle s’est renseigner même ce qu’elle ne possède pas : c’est-à-dire que l’aptitude et le goût de l’enseignement. Mais elle a davantage celui de la littérature. Le premier des plaisirs pour elle est la causerie, le second la lecture, le troisième le spectacle, le quatrième de la musique, qu’elle comprend. Or, comme elle n’est pas du toute exécutante, qu’elle n’a, comme art, jamais été dirigée en rien, qu’elle est très méfiante d’elle-même, et que son amour-propre, piqué au jeu, lui fait sans cesse craindre de se tromper dans ses appréciations, elle goûte mal ce dont elle jouirait sans lui, et est gênée par sa pensée même. Qu’on juge de ce que ce peut-être, quand, comme aujourd’hui, elle ne peut comprendre rien à rien. [p. 187]
Noter que cette femme a du goût, que le sent ; qu’elle a vécu avec des gens comme il faut, ayant à peu près achevé son éducation ; qu’elle est sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, extrêmement exigeante ; qu’elle a horreur de l’étroitesse d’esprit, quoique catholiques et qu’elle se croit libérale, quoique royaliste. De plus, elle fait des romans — elle a même été imprimée une fois ; et sa littérature à elle, je vous prie de me croire, n’est point de la littérature de sacristie. Elle estime l’amour (docteur, le croiriez-vous ?) Et son rêve — quand elle rêvait — était de le faire estimer aux autres. Il est vrai qu’elle n’a pas plus vécu qu’une fillette — honnête : ce qui fait que malgré une certaine science du cœur, elle fait des romans jeunes, terme poli voulant dire pour qui sait comprendre : insignifiants. Mais elle a quelque part, dans l’une de ses malles un commencement d’œuvre destinée à faire merveille dans le monde. Dans le monde lettré, s’entend ; car Ron écrit que pour les gens de goût. Seulement, pour l’achever, cette œuvre, la liberté hors Sainte-Anne est absolument indispensable. L’auteur en question a HORREUR, non seulement de la cage, mais de tous ceux qui la lui rappelle. Il lui faut le grand large, l’infini. Or, si grande que soit cette maison, elle a des limites — et les portes dont les serrures tiennent ; — et l’on n’en sort pas à son gré. Pour s’y promener, il faut une gardienne à défaut de garde ; pour en sortir, il en faut deux, ne fût-ce que pour prendre l’air du dehors pendant quelques heures. Sans parler de l’autorisation nécessaire de certain docteur qui l’accordent d’un air si sérieux !… Avec des réflexions si sévères ! Et d’un air de méfiance si interloquant ! Bref, on ne l’achèvera, cette merveille, que quand l’on sera chez soi — ou chez d’autres — mais dans des conditions absolument différentes de celles où l’on est ici, et que l’on n’aura pas besoin d’autorisation. Car, ici, Mademoiselle X… a, naturellement parlant (mais c’est sûr naturellement qu’elle pense) horreur de tout. Rien que la vue de son costume lui est insupportable, toujours parce qu’elle a du goût, et qu’elle est née juste, ce qui veut dire qu’elle a toujours été révoltée par l’injustice, et qu’elle sait qu’on doit être, entre autres choses, vêtu selon sa condition. Elle ne souhaite ni velours ni diamants : elle n’en porterait pas, malgré tout ce qu’on et qu’à défaut de vrai on peu porté du faux ; mais elle ne supporte pas mis en forçate. Elle ne comprend pas son tablier à petits carreaux aux couleurs de la République (j’y ai mis un R, je pense que je suis assez conciliante, pour une royaliste) ; elle ne comprend pas ses chaussons de lisière verts et bleus ; elle ne comprend pas ni les fichus bruns ni les fichus blancs qu’on donne l’un après l’autre. Elle ne comprend pas l’absence des couteaux à table, l’absence des serviettes, la nécessité de mouchoir à carreaux, et du tabac pour les malades. Elle comprend mieux le café de la marchande attitrée de la maison, parce qu’elle aime le café. Mais, quoique le prenant de temps en temps avec plaisir, et l’orage en dedans d’elle-même de ressembler à une bonne portière. Tout comme elle a toujours enragé d’avoir le nez fait sur ce modèle-là. Mais ce sont les seuls signes qu’elle ait de communs avec cette sorte de personnes, et elle s’en félicite, parce qu’elle aime les gens extrêmement distingués, tout en ne dédaignant personne. Elle na fait un peu d’exception que pour les petits crevés — et encore !
Cette femme délicate, dont le docteur a adopté tous les sentiments et compris toutes les impressions, a été atteinte, il y a environ six mois, d’une maladie bien étrange. Cette maladie dure encore. D’ailleurs, le docteur R… le sait bien. Il essaie et devine tant de choses le docteur R… ! Le fait que Mademoiselle X… pourrait en être effrayée. Elle est étonnée, seulement, et ne cherche pas à comprendre. Elle se dit et elle sent que c’est inutile : car c’est par l’excès de sensibilité que pêche Mademoiselle X… Un de ses nombreux médecins le lui a dit. Il lui a même fait une petite définition dont s’affectaient, en son cas, le lobe du sentiment. Il lui a dit, du moins, quelque chose de ce genre, comparant sa maladie à télégraphe électrique rendant mal des sons au lieu de marquer mal des lettres. On voit comme elle a bien compris. Enfin, elle est malade. Et, surtout, elle l’a été étonnamment. D’abord, établissons le ou la diagnostic (?). Cette malade a trente-cinq ans. Elle a fait d’excès aucun genre ; elle n’a jamais eu la peste ; elle n’a jamais vécu dans la lune ; et, chose étrange, son père ni sa mère n’étaient des fous. Elle croit même que ses grands-parents ne l’étaient pas davantage. Elle-même, comme tous les gens pour le mal est irrémédiable, vous [p. 189] dirait qu’elle est en pleine possession de sa raison et de toutes ses facultés ; qu’elle est plus que surprise d’être à Sainte-Anne, attendu qu’elle n’a jamais injurié ou battu quelqu’un ni nui à personne dans le sens prévu par le code pénal.
Toutefois, nous disons — et elle le reconnaît elle-même — qu’il lui arrive depuis bientôt six mois des choses extraordinaires. D’abord, ce sont des voix qu’elle entend chez elle, comme parlant sur divers tons un étage supérieur. Elle se demande ce que cela peut-être. Comme, à une époque antérieure, elle a entendu un homme de sa connaissance parlée devant elle d’une merveilleuse découverte, qui lui avait permis de communiquer à distance avec un ami, et, ce, sans sortir de sa chambre, l’idée lui vient qu’on a dû placer encore son absence, à l’aide de domestiques complaisants, un téléphone dans sa cheminée. La chose était donc probable, mais possible, Mademoiselle X… étant à cette époque la seule habitante d’une immense maison, sauf les portiers et de domestiques. Mais, on ne parlait pas seulement au-dessus d’elle, à en juger par les paroles qui lui arrivaient distinctes sur tous les tons, on l’entendait aussi ; et, de plus, on la voyait. Par quels moyens ? La jeune fille qui ne connaît pas plus de physique que de magie, qui ne s’est jamais occupé de spiritisme pour l’unique, mais majeure raison que l’église catholique déclare que c’est du diabolisme, qui n’a aucune idée des soucis de la malice satanique et humaine, qui ne prie que Dieu et ses saints, troublée, inquiète, se figurent que des ouvertures ont été pratiquées aussi dans le plafond ; et qu’à l’aide de fortes lorgnettes et de glaces, on la suit partout où elle. Elle s’y habitue à peu près, pourtant, n’osant rien dire, est convaincu qu’on la croirait folle, jusqu’au moment où, certains soirs de juillet, tandis qu’elle était fenêtres et portes closes dans le salon, une sorte de drame se passe, toujours en paroles, au-dessus d’elle. Pour la première fois une voix de femme s’adresse à elle ; mais elle est si profondément émue et troublée qu’elle ne comprend pas. Tout s’apaise enfin ; mais elle est affolée ; et de tout ce qu’elle éprouve, la sensation la plus nette est que son sang quitte son cerveau. Rien de semblable ne s’était encore jamais produit. Sa pensée et que, peut-être, elle se réveillera folle le lendemain. La nuit fut mauvaise et le sommeil court. Elle ne perdit pourtant nullement sa [p. 190] présence d’esprit ; et, depuis, en dépit des impressions et des idées les plus affolantes, elle ne croit pas à l’avoir perdu un seul instant. Pourtant elle devait avoir l’air singulier, car elle frappa de surprise inquiète ceux qui l’avion le lendemain. Elle fait sa triste confidence à deux hommes sérieux et d’esprit froid qui déclare la pose du téléphone, et tout ce que cette figure, impossible. Elle finit donc par se convaincre comme on l’en assure, qu’elle a des hallucinations. Pour elle, c’est la folie, ou quelque chose de pis encore. Elle est, et elle a l’air au désespoir. On l’envoie — très étonnée qu’elle en ait besoin, ce qu’on eut jamais soupçonné, ni elle non plus — consulter un spécialiste pour les maladies nerveuses. Elle se laisse confesser avec peine ; on se moque d’elle, et on lui dit de se moquer de ses voies, qui n’existent pas. On lui ordonne des douches froides (pas sur la tête, surtout ! ce serait la tuer), de légères purgations de trois en trois jours, beaucoup d’exercice au grand air, pas de contrariétés ni d’émotions, surtout ! La musique, la solitude, ou, mieux encore, les épanchements intimes joints à une liberté absolue. (Docteur, voudriez-vous nous avoir la volonté de prendre des notes ?)
La pauvre fille quitte Paris pour ses environs. D’abord elle passe un mois chez la mère de M. de B…, que connais le Dr R…
Là, son moral est traité par la raison en personne, sous la figure d’une belle vieille femme, au type romain, d’une distinction suprême, sentant sa grande dame d’une lieue sous un costume noir des plus simples. C’est elle qui, depuis bientôt 13 ans, s’est chargé de styler cette instylable Mademoiselle X… Ladite demoiselle, il faut le dire tout de suite, a autant d’imagination que la vénérable et vénérée Baronne douairière embarque. Alors point d’entente ; impossible, les épanchements dilatoires : Mlle X… a de l’imagination ; donc elle a des hallucinations. Et même, ce ne doitt pas être depuis six semaines (on était en juillet, nous l’oublions pas) qu’elle en a ; c’est depuis un temps indéfini. Tout ce qu’il a vu et entendu d’ici à au moins deux ans : Hallucinations, hallucinations. Jugez de l’état de désespoir de la pauvre demoiselle. Elle se révolte, se récrie ; et, pourtant, les doutes naissants s’affirment : « Si c’était vrai ? Mais, non, enfin, c’est impossible. C’est à rendre folle la plus forte tête. Non, non, on [p. 191] n’a pas été hallucinée depuis longtemps. Qui sait même si on l’est ? »
Pourtant elle prend des douches et du bromure, et elle fait des courses. Il faut dire qu’en mettant le pied sur le terrain montant de Versailles, elle n’avait plus entendu l’ombre d’une voix.
Il faut dire encore que la maison tout entière appartient à la même personne ; et que, la maîtresse de ladite maison présente, les ouvertures au plafond ou la pose d’un téléphone n’était pas possible. Donc plus d’hallucinations. On est toujours pâle, et changée, et vieillie, avec des yeux ridés, malgré un monstrueux appétit ; mais, enfin, on est plus hallucinée. On va le dire au Dr X… Il en est surpris, et espère que ça ne reviendra plus. Les nerfs sont « pas mal », le regard est naturel (à la première consultation il était étonné). Mais… il faut continuer le traitement au moins pendant 3 mois.
On le continuera. — On retourne à Versailles, on n’y passe 16 autres jours dans les mêmes conditions. Pas plus de voix surnaturelles dans l’appartement que sur ce papier. Mais pour certaines raisons a-t-elle connues,Mlle X… d’accord avec Mme D…, pour le parti de se faire doucher à la campagne, — pas trop loin de Paris. Elle loue donc que pour un mois, — et elle paie, d’avance s’il vous plaît, — une chambre qu’on lui dit propre, qui, de fait, n’était qu’une souricière, et dans laquelle, en arrivant, dès les tout premiers jours, elle recommence à entendre ce qu’elle ne veut pas appeler ses voix, parce que cet adjectif possessif l’inquiète. Elle ne veut à elle rien de mystérieux. Elle répugne extrêmement à la possession de l’inconnu.
D’abord, en arrivant, et dans la cour de la maison, elle a entendu un « la voilà » qu’il leur rappelle quelque chose d’analogue prononcée par une certaine voix : la même.
Ensuite, dans le sens qui lui parvienne, le doux se joint au grave, l’aigre au sourd ; il y a de deux genres ; mais le masculin domine ; et l’un ni l’autre ne sont pas toujours bienveillants. Certaines injures pleuvent. Il faut savoir que la chambre de cette vieille petite folle a pour vis-à-vis des jalousies toujours blessées. — « Qui demeure derrière ses jalousies ? À qui appartient cette voix de femme, s’inquiétant avec le temps de bienveillance [p. 192] de l’état moral et mental de la malade ? On s’informe. C’est un jeune homme seul ; et le portrait qu’on fait de lui l’intéresse pas, d’autant qu’on n’a pas un instant l’idée qu’il puisse être ventriloque. (Y a-t-il des ventriloques, docteur ?) Nouvelles incertitudes et suppositions, qu’on ne dira pas du tout au Dr R…, vu que, lui non plus, ça ne concerne pas. C’est intime ; ça ne se dit même pas obligatoirement en confession. Le Dr R… sait-il ce se que c’est qu’une confession ? On l’espère. Car il faut se confesser pour épouser une bonne petite femme pieuse ; et il n’y a de bonne que celle-là. Or, Mlle X… souhaite au docteur une femme qui le rende heureux. Croit-il qu’on puisse l’être avec une coquette, par exemple ? Eh bien, qu’il le sache, toutes les femmes qui ne sont pas pieuses sont coquettes ; mais, là, de façon à mettre leur mari en enfer dès ce monde. — Peut-être les maris, à l’envers de leurs femmes, deviennent-ils meilleurs dans cet enfer-là. Mlle X… n’en sait rien ; mais elle ne veut penser à l’enfer sous aucune forme pour le Dr R… elle pense au ciel seulement ; parce que le purgatoire, ce doit être ici, pour lui comme pour Mlle X…, et pour, elle espère, beaucoup d’autres. De sorte que, quand le bon Dieu le réclamera, il n’aura plus besoin de purification, ni elle non plus, ce qu’elle désire pas toutefois. Mais le Dr R… ne comprendrait pas. Donc, revenant à nos moutons, nous disons que Mlle X… est très intriguée, plus hallucinée, et plus désorientée que jamais. À la campagne elle a un nouveau médecin : M***. C’est aussi un spécialiste ; et il fait des études cervicales les plus suivis. Le cas de Mlle X… est intéressant. Il ne lui dit pas, mais elle le lui dit, elle, il ne le nie pas. Mais, hélas ! il la désespère, car il l’a cru trop vite sur parole : La sotte s’étend dépeinte à lui comme une manière de folle. Il l’a confessée plusieurs fois, a approuvé l’ordonnance du Dr X…, a montré à la malade beaucoup de bienveillance ; a eu pour elle des procédés délicats qu’elle n’oublie pas. Toutefois, il n’y a pas à dire, il a été singulier ; il lui a paru monomane. Peut-être à force de s’occuper de la folie réelle ou prétendue des autres, devient-on soi-même un peu fou. Mlle X…, le craint. Si bien que, voyant qu’elle allait de mal en pis, les voix qu’elle entendait étant toujours plus nombreuses et malveillantes, elle pense à consulter un médecin aliéniste. [p. 193]
Elle s’informe donc à diverses personnes ; et on lui indique M. Y…, M. Y…, M. Z… Elle va d’abord sur le premier. Il lui déclare que son cas et des plus graves, langage à entrer tout de suite pour enrayer le mal dans une maison de santé ; et la laisse, n’ont convaincu, mais étourdi du coup, et trouvant que ces gens qui étudient les fous sont bien insouciantes du coup fatal que leur sincérité pourrait porter à une tête faible. Mlle X… n’a pas la tête faible, heureusement. Elle peut paraître ici incapable de se diriger seule, parce que le terrain y est si mouvant qu’il lui faut les conseils de ceux qui le pratiquent pour y marcher droit ; mais elle a elle-même dirigé pas mal de personnes, et elle a l’intention formelle de cesser de paraître une enfant quand il sera plus ordonné de rire même à l’appel des types de services. Ce qui, entre parenthèses, lui est toujours de digestion difficile. — Après donc cette succession de secousses, elle veut avoir le cœur net de ce qu’est sont mal, et recours à M. Y… Ccelui-ci trouve que le cas est également très grave ; mais il est un avis tout différent du spécialiste pour les maladies. Il ordonne la consultante des bains tièdes avec compresses froides sur la tête, je ne sais quels médicaments, et point d’exercice du tout. Du ménage, c’est-à-dire, sans doute, des coups de balai et de brosses à sa chambre ; mais pas de sortie : il faut rester bien enfermé chez soi. Le Dr Y… connais le Dr *** ; il promet de lui écrire ; et la pauvre femme, véritablement ahurie, ce sent de plus en plus méfiante. Aucune consultation ne ressemble à l’autre. Elle rentre chez elle écrasée.
Depuis plusieurs jours elle n’a ni appétit les possibilités de sommeil. Des choses des plus étranges sont survenues : elle a l’impression d’avoir été magnétisée en wagon, certain jour ou se promenant sur le quai de certaine gare pour prendre le train, elle a rencontré et examiné comme elle paraissait être examinée par lui, un grand homme, robuste, dont la tête à caractère l’a frappée.
Au milieu du quai, tenant un carnet d’une main et un crayon de l’autre, un petit homme mince et brun jetait de son côté sur Mlle X… un coup d’œil plus furtif. Comme elle monte en wagon et entend dire avec autorité par une voix d’homme : « C’est fait. Si elle résiste, c’est qu’il y a quelque chose au fond. » [p. 194] Théophile Gautier, je crois, a dit que pour faire des romans il faut être romanesque. Or Mlle X… fait des romans. Comme elle n’avait jamais été, jusqu’à ce moment, sous la surveillance de la police, et qu’elle n’est pas, nous l’avons dit, naturellement méfiante, elle se raconte à sa façon pourquoi elle doit se laisser magnétiser. Le fait est que toute sa vie passe sous ses yeux comme par une lanterne magique morale. Dans la rue, elle entend dire : « Voilà une femme qu’on magnétise. Elle parle tout haut ».
Or, Mlle X… ne desserrait pas les dents. Mais c’est égal, ça ne m’étonne pas le moins du monde. Le même phénomène se produit pendant une ou deux courses qu’elle fait à Paris. Mais les rentrées chez elles sont terribles. D’abord les voix d’en face sont devenues tout à fait insultantes ; puis au moment où elle se met au lit, elle est obligée de lutter, jusqu’à extinction de forces, pour qu’on ne la magnétise pas malgré elle. Car il semble que deux puissances rivales, lune bienveillante, l’autre est haineuse, ce soient emparées de ses sentiments les plus intimes.
Le jour, c’est la première qui est maîtresse avec que son consentement à elle ; la nuit, pendant son sommeil, et malgré elle, c’est la seconde. Un matin, elle se réveille un doigt dans la poitrine avec une sensation de souffrance aiguë. Or, elle n’avait pas soupçonné jusqu’alors qu’elle pût avoir la poitrine malade. Mais les voix disent qu’elle a un poumon pris. Elles disent encore bien autre chose : « Mlle X… et lunatique, quel est médium et ne peut plus être magnétisée, qu’elle est possédée, que sa voix fait le téléphone, etc. ». Mlle X… croit tout, et ne s’effraie de rien. Seulement, elle va trouver le médecin qui la traite depuis qu’elle est abandonnée toute seule à son malheureux sort. Elle lui demande si l’on peut être magnétisée à distance ? Il lui répond que c’est très rare, et, sur ce qu’elle lui dit, il fait trois ou quatre signes de gauche à droite ou de droite à gauche à la hauteur de son visage, lui disant qu’elle est démagnétisée. Il n’y paraît pourtant pas. Les injures suivent Mlle X… dans la rue ; des élégantes, d’abord, puis des gens du peuple, puis un mendiant chantent et fredonnent sur son passage des choses étranges. Son médecin, qui la voit entrer de nouveau chez lui, ne la dissuade en rien ni de rien. [p. 195]
Il l’engage seulement à quitter immédiatement le pays, paraissant, lui, au courant de ce qui se passe, et la tranquillisant par ces mots : « Je prends tout sur moi. » Ce qui survient ensuite et du domaine surnaturel. M. R… croit-il au surnaturel ? Si non, rien que pour cette confidence qui lui est faite, il va fourrer Mlle X… on ne sait où, désireux qu’il est, puisqu’il veut bien s’intéresser à elle, de la guérir le plus radicalement possible. Mais elle lui déclare qu’il n’a pas le droit de se servir de sa confiance pour la garder ici une seconde de plus. Ainsi, elle peut lui dire, elle, en toute sincérité, qu’elle y croit, et a pour cela de bonnes raisons. Seulement, ces raisons, elle a le regret de ne pouvoir les dire au Dr R…, nom par méfiance, ou par crainte de l’inquiéter sur son état normal, mais parce que c’est encore quelque chose qui ne le concerne pas. Il ne voudrait d’ailleurs pas qu’on lui en dise le premier mot s’il se doutait seulement de ce dont il s’agit. Ceux qui savent garder le secret des autres n’aiement, en général pas s’en charger.
Je ne puis résister au désir de joindre ici un second écrit, l’œuvre d’un mégalomane mystique qui a servi de type clinique à M. Le professeur Ball pour sa leçon sur la FOLIE RELIGIEUSE, et dont on trouvera l’histoire dans cette leçon, paru récemment dans la France médicale.
Cette aliéné, qui depuis une dizaine d’années déjà est en communication constante avec Dieu, dont il perçoit la parole uniquement par l’oreille gauche, et sous la forme d’une voix parlante et d’un léger bruit, on est arrivé petit à petit à se croire le Secrétaire et l’Archi-chancelier du Très Haut sur la terre. Sous l’influence de cette idée délirante qui lui fait s’imaginer qu’il écrit sous la dictée divine, il répand de tous côtés la manne céleste et entretient avec tous les rois et tous les personnages marquants de l’époque une correspondance des plus actives, dans laquelle il ne cesse de réclamer deux la reconnaissance officielle et la dotation de l’Archichancellerie divine.
C’est la première et la dernière page d’une de ces lettres, adressée par le malade à M. Jules Grévy, que je place plus loin sous les yeux du lecteur. Ces pages ont été reproduites par la photographie qui les a malheureusement réduites de moitié. [p. 196]
Les caractères les plus saillants de cette pièce pathologique sont les suivants :
On remarquera tout d’abord les mots « Théocratie universelle » qui constituent l’en-tête officiel de l’épître, quelque chose d’analogue
à notre « République française » 2° le malade étend censé écrire sous la dictée de Dieu qui lui parle à l’oreille gauche, tous ses écrits, depuis 10 ans, débute par cette phrase pour ainsi [p. 197] dire sacramentelle : « Dieu, dont la voix parlante et le léger bruit… dit les paroles suivantes ; 3° c’est aussi pour ce motif que la lettre porte, au-dessous de la signature du malade archichancelier divin, ces mots resplendissants : Contresignature
Dieu ; 4° enfin, il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur l’écriture elle-même pour voir qu’elle présente une physionomie spéciale ; [p. 198] Les jambages atteignent une longueur démesurée, les beaux Dieu, Roi, etc., s’étalent en superbes majuscules, les phrases, les mots mêmes quelquefois sont interrompus par des carrés noirs qui ne sont pas, comme on pourrait le croire, de simples ratures, mais constituent des figures spéciales, commandées par Dieu, enfin tous les signes de l’écriture ordinaire, virgules, accent, points, etc., son triplés, à la notion respectueuse à la Sainte Trinité.
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