Emmanuel Régis. La dromomanie de Jean-Jacques Rousseau. Paris, Société d’imprimerie et de librairie, 1910. 1 vol. in-8°, 12 p.
Emmanuel Régis (1855-1918). Bien connu pour son célèbre Manuel de psychiatrie qui connut six éditions sous deux titres différents : Manuel pratique de médecine mentale (1885 et 1892) – Précis de psychiatrie (1906, 1909, 1914, 1923). – Très sensible aux idées freudienne il publie un ouvrage commun avec Angelo Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des psychoses en 1914. – Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs dizaines d’articles.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos sois. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 3]
LA DROMOMANIE
DE
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
par Emmanuel Régis.
Il existe une tendance en quelque sorte constitutionnelle à la fugue impulsive (l), à la dromomanie, tendance souvent héréditaire, précoce, durable, paroxystique, donnant lieu, durant les crises, à un état mental particulier, s’adaptant aux complications délirantes intercurrentes, lorsqu’il en survient.
Nul exemple n’éclaire et n’illustre mieux cette forme constitutionnelle de dromomanie que celui de Jean-Jacques ROUSSEAU. Le voici, avec quelques détails.
***
J’ai déjà signalé le fait que l’impulsivité migratrice peut être héréditaire (2). Chez Rousseau elle l’était au plus haut point, ainsi que l’ont remarqué tous ses biographes et en particulier le plus éminent d’entre eux, M. Eugène Ritter (3).
Son père, Isaac Rousseau, fit de nombreuses fugues. A peine marié, aussitôt après la naissance de son premier enfant, il quittait sa femme pour aller à Constantinople chercher fortune. Revenu au bout de six ans, en 1711, il eut un second fils, Jean-Jacques, en 1712. En 1722, à la suite d’une querelle, il s’enfuit de nouveau, voyagea quelque temps et finit par se fixer à Nyons, où il mourut.
Il devait être très conscient de son instabilité, car, rédigeant un contrat d’association avec deux maîtres de danse étrangers, il stipule « qu’il lui sera permis de faire un voyage quand bon lui semblera (4) ». C’était se bien connaître et supprimer par avance tout obstacle à des fuites considérées par lui-même comme fatales et inéluctables.
François Rousseau, frère aîné de Jean-Jacques, de sept ans plus [p. 4] âgé que lui, fut de bonne heure un « polisson », un libertin, s’échappant de chez ses patrons, ainsi qu’il l’avait fuit de la maison paternelle.
Il tourna si mal qu’il s’enfuit et disparu tout à fait. Quelque temps après on sut qu’il était en Allemagne. Il n’écrivit pas une seule fois. Ou n’a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là ; et voilà comment je suis devenu fils unique (5).
Père et frète migrateurs, voilà qui est déjà bien significatif. Mais il y a plus encore, car les cas de ce genre abondent chez les collatéraux de Jean-Jacques Rousseau.
Du côté paternel, trois de ses oncles s’expatrient, l’un à Londres, l’autre à Hambourg, l’autre à Amsterdam ; et un de ses cousins germains part en 1708 pour la Perse, où il fait souche de diplomates.
Du côté maternel, son oncle, Gabriel Bernard, celui qui, en l’absence de son père, s’était occupé de lui, émigré à 58 ans dans la Caroline du Sud. Abraham Bernard, doublement cousin germain de Jean-Jacques par son père, Gabriel Bernard, et par sa mère, Théodora Rousseau, s’enfuit à son tour dans le même pays, où l’on perd sa trace.
On conviendra qu’il est bien difficile de rencontrer, dans une famille, plus d’instabilité, de migrations, d’expatriations, de disparitions.
Il est vrai qu’il faut tenir compte en cela, au moins dans une certaine mesure, comme le remarquent Dufour-Veines (6) et E. Ritter (7), du tempérament voyageur des Genevois de cette époque.
Jean-Jacques fait allusion à ce tempérament dans sa lettre à d’Alembert. Son père le souligne très nettement, en même temps que son propre itinérantisme, lorsqu’il lui dit :
Tu es Genevois, tu verras un jour d’autres peuples ; mais, quand tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leurs pareils.
Enfin Jacob Laurent, qui écrivait en 1635, dépeignait déjà d’un bien joli mot cette propension des Genevois, en leur disant :
On vous ferait grand tort, qui vous prendrait pour des casaniers et des souffle-cendres (8).
Mais dans la famille de Jean-Jacques, il y a autre chose qu’une manifestation naturelle de l’humeur voyageuse des Genevois. C’est de l’impulsivité migratrice des mieux caractérisées.
Chez les déambulateurs-nés dont je parle, la tendance à la fugue, héréditaire ou non, est habituellement très précoce. J’ai cité, entre autres, le cas d’un jeune homme chez lequel cette tendance avait débuté à l’âge de trois ans. J’observe, en ce moment même, un enfant de dix ans qui détient sans doute le record à cet égard, car il a fait sa première évasion du domicile paternel à deux ans et demi.
Nous ne savons au juste à quel âge Jean-Jacques Rousseau a débuté dans la fugue, car il n’a pas mentionné les insignifiantes escapades d’enfant qu’il a pu commettre ; mais il avait à peine seize ans quand, sous le coup d’un incident fortuit et futile (rentrant un [p. 5] dimanche soir à Genève, avec des camarades, il arriva juste aussitôt après la fermeture des portes), il quitta brusquement sa ville natale, son patron, ses parents et se mit à errer quelques jours, jusqu’au moment où le curé de Confignon, M. de Pontverre, l’adressa à Mme de Warens. Cette rencontre, qui devait décider de sa vie, fut donc le résultat de sa première grande fugue.
A dater de ce moment, l’existence entière de Jean Jacques n’est plus, pour ainsi dire, qu’une longue suite de déplacements, de changements, de voyages, de migrations, et il mérite bien le nom de « voyageur perpétuel » que lui donna, dit-on, le fameux Thévenin.
Même lorsqu’il se plaît, qu’il est heureux quelque part, comme chez Mme de Warens et plus tard chez Mme d’Epinay, chez le maréchal de Luxembourg, chez le prince de Conti, chez M.de Girardin, il ne peut, malgré tout, rester en repos et se fixer de façon durable. Au bout de peu de temps, pour une cause ou pour une autre, il faut qu’il parte. Et il en est ainsi toute sa vie, jusqu’à son dernier jour, si bien qu’à part son petit logis de la rue Plâtrière, qu’il habita sept ans, avant Ermenonville, on peut dire que Jean-Jacques Rousseau n’a jamais eu, à proprement parler, de domicile à lui.
Ces déplacements, sans cesse réitérés, répondaient chez Jean-Jacques à un besoin impérieux et étaient nettement impulsifs.
Lui-même, si bon observateur de sa propre personne, ne s’y trompait pas et, à diverses reprises, il a parlé de ses envies irrésistibles « de marcher, d’aller et venir », de sa « »fureur des voyages », résumant sa tendance en cette profession de foi caractéristique :
La vie ambulante est celle qu’il me faut (9).
Il a même été jusqu’à dire, à propos de son premier voyage à Turin :
Enfin l’idée d’un grand voyage flattait ma manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer (10).
Dans une lettre à son ami Du Peyrou, il s’exprime également ainsi :
Je vous parle de mes voyages parce qu’à force d’habitude les déplacements sont devenus pour moi des besoins. Durant toute la belle saison il m’est impossible de rester plus de deux ou trois jours en place, sans me contraindre et sans en souffrir (11).
Et, dans ses Rêveries du Promeneur solitaire :
Jamais, dit-il, je n’étais content ni d’autrui ni de moi-même. Le tumulte du monde m’étourdissait, la solitude m’ennuyait, j’avais sans cesse besoin de changer de place : je n’étais bien nulle part (12).
Nous pourrions multiplier les citations. Celles-ci suffisent, tellement elles sont caractéristiques.
Au reste, cette tendance à l’errantisme chez Rousseau a frappé [p. 6] tous ceux qui l’ont étudié ! médecins (13), psychologues (14) et littérateurs (15). Jules Lemaître écrit :
Il y a dans Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse, de l’indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. Apprenti greffier, graveur, valet de chambre, séminariste, employé au cadastre, maître de musique, ou peut dire que, dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient volontairement, et autant qu’il peut, un errant, un chemineau. C’est son goût dominant.
Les fugues de Rousseau, envisagées dans leur ensemble, peuvent être divisées en deux catégories distinctes. Les unes sont des fugues purement impulsives, la manifestation de son instabilité constitutionnelle, de son besoin inné de déplacement et de marche. Les autres, bien que favorisées aussi par cette disposition congénitale, sont des fugues d’origine idéative, relevant directement d’un déterminisme délirant.
Une brève analyse de ces doux ordres de fugues va nous permettre de préciser leurs caractères respectifs et de les différencier.
1° Fugues impulsives proprement dites. — C’est à tort que certains auteurs croient que les impulsions en général et les impulsions à la fugue en particulier doivent être sans motif. « En matière de fugue, répéterai-je, l’existence d’une cause provocatrice, d’un motif ou d’un but, même rationnel en apparence, n’empêche pas le caractère morbide de l’acte. C’est une erreur de croire, comme on l’a soutenu, que l’impulsion doit être sans motif. Le motif n’exclut pas l’impulsion ; il ne la crée pas, mais il la provoque et la déclenche (16). »
Ce que l’on peut dire, c’est que le motif est ici le plus souvent imprévu, futile, quelconque.
Nous avons vu Rousseau quitter Genève à tout jamais, fortuitement, un soir, parce que, en retard de quelques secondes, il voit les portes de la ville se refermer devant lui juste au moment où il allait rentrer.
Beaucoup de ses accès migrateurs ne furent ni plus médités ni plus motivés. Telle, par exemple, sa fugue célèbre de Turin à Annecy, avec cet étrange Bâcle, dont il s’engoue subitement après l’avoir retrouvé et en compagnie duquel, abandonnant tout, il part à travers monts, routes et bois, réduit, pour gagner quelques sous, à montrer la fontaine de Héron, cadeau de l’abbé de Gouvon, son protecteur.
Jean-Jacques fait du reste allusion lui-même à l’insignifiance des causes qui le poussent et le font agir, lorsque, parlant d’un changement d’itinéraire qu’il effectue un jour, uniquement pour aller voir, à Lausanne, « le beau lac dans sa plus grande étendue », il dit : « La plupart de mes secrets motifs déterminants n’ont pas été plus solides » (17).
Non seulement, dans celte forme de dromomanie, l’incident provocateur [p. 7] de la fugue est d’ordinaire imprévu et futile, mais le plus souvent aussi, la fugue qui s’ensuit est rapide et brusque.
Cela est arrivé maintes fois à Jean-Jacques, par exemple lorsque, accompagnant le musicien Le Maître en voyage, il l’abandonne tout à coup au milieu d’une crise d’épilepsie :
Tandis qu’on s’assemblait autour d’un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne songeait à moi ; je tournai, le coin de la rue et je disparus (18).
Certains auteurs estiment que l’état de satisfaction durant la fugue n’existe guère que chez les obsédés, où il représente la détente euphorique consécutive à l’angoisse de la lutte antérieure. Cela est loin d’être la règle.
Des dromomanes obsédés peuvent parfaitement être inquiets, préoccupés durant leur fugue ; par contre, beaucoup de dromomanes non obsédés éprouvent plus ou moins de joie au cours de leur accès.
Cette joie peut leur venir de plusieurs causes.
Chez les instables constitutionnels que j’ai spécialement en vue ici, elle traduit la satisfaction donnée au besoin impérieux, instinctif, d’action, de déplacement, de marche. Chez la plupart, elle exprime aussi l’apaisement d’un autre besoin irrésistible, fréquemment coexistant : celui de l’indépendance, de la vie libre, sans obligation, sans soumission, sans travail forcé et réglé, sans contrainte et sans frein.
Enfin, et cette cause est évidemment de nature à se combiner avec les précédentes, la joie de la déambulation impulsive peut résulter, chez le sujet, de son amour ardent, passionné, pour la nature.
C’est une chose remarquable que beaucoup d’itinérants morbides ont un goût invincible, non seulement pour la grande route et le grand air, mais aussi pour les beaux spectacles de l’univers. Il y a là une particularité curieuse, intéressante, de la psychologie du dromomane, du vagabond, qui mériterait d’être observée et analysée de plus près.
Je crois qu’au fond de tout déambulateur impulsif, heureux d’aller par monts et par vaux, il y a presque toujours un amant de la nature, un poète plus ou moins fruste et plus ou moins conscient, subissant irrésistiblement le charme des merveilles du monde, communiant et se fondant tout entier en lui. Ce marcheur passionné pourra être un vagabond, un antisocial, un délinquant prêt à toutes les rapines et à tous les crimes, il n’en sera pas moins, au sens profond dit mot, un poète.
Richepin a admirablement compris et traduit ce sentiment quand il s’écrie dans son Chemineau :
Dis-leur que son pays, c’est le pays entier,
Le grand pays, dont la grand’route est le sentier ;
Et dis-leur que ce gueux est riche, le vrai riche,
Possédant ce qui n’est à personne : la friche
Déserte, les étangs endormis, les halliers
Où lui parlent tout bas les esprits familiers, [p. 8]
La lande au sol de miel, la ravine sauvage,
Et les chansons du vent dans les joncs du rivage,
Et le soleil, et l’ombre, et les fleurs, et les eaux,
Et toutes les forêts avec tous leurs oiseaux.
Assurément, le chemineau do Richepin est idéalisé, et tous les errants, aigus ou chroniques, fugueurs, trimardeurs et vagabonds, sont loin de penser et d’agir comme son héros, et d’exprimer en si beaux vers leur amour de la terre et du ciel ; mais tous éprouvent cet amour, même sans l’exprimer, et peut-être parfois, sans s’en douter.
Jean-Jacques a été le premier, parmi ces dromomanes assoiffés de nature. Nul être humain ne l’a sentie, comprise et rendue mieux que lui. Son œuvre entier en est, pour ainsi dire, la glorification et le cantique. En maints endroits, il a dépeint le bonheur qu’il éprouvait à marcher, dans ses fugues, à travers monts et bois, « les rêves, les chimères magnifiques qui lui tenaient alors compagnie » et l’état d’exaltation inspirée qui en résultait pour lui :
Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai fait tout seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne eu marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette eu quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gène et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière ; mou cœur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si, pour les fixer, je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l’on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits !… Pourquoi, direz-vous, ne pas les écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répondrai-je ; pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avais joui ? Que m’importaient des lecteurs, un public et toute la terre, alors que je planais dans le ciel? D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point ou elles viennent en foule, elles m’accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n’auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant, je ne songeais qu’à bien dîner. En partant, je ne songeais qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’attendrai à la porte ; je ne songeais qu’à l’aller chercher (19).
Tout ce qu’un amant de la nature peut éprouver, en face d’elle, de félicité expansive et féconde, est décrit là.
La plupart des dromomanes, durant leur fugue, ne sentent pas la fatigue, le besoin de manger ; ils couchent au hasard, indifférents à tout. Ils paraissent même heureux de leurs privations : on dirait que cela fait partie du programme de leur course et que le bien-être nuirait [p. 9] à la volupté qu’ils en éprouvent. J’ai observé un vagabond, tellement sauvage et tellement revenu à l’état de nature, qu’il couchait souvent, la nuit, sur des branches d’arbres, à la façon des oiseaux.
Sans aller jusque-là, Jean-Jacques a souvent erré au hasard, et voici ce qu’il dit lui-même à ce sujet :
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, dans ce cruel état, je n’étais ni inquiet ni triste. Je n’avais pas le moindre souci de l’avenir, couchant à la « belle étoile et dormant étendu par terre ou sur un banc » aussi tranquillement que sur un lit de roses (20).
On s’explique dès lors pourquoi les dromomanes ne comprennent le voyage qu’à pied. Je ne serais pas autrement surpris que quelques uns au moins de ces globe-trotters qui font, en cheminant, le tour du monde, ne fussent, au fond, des dromomanes, comme certains calculateurs prodiges ne sont, de leur côté, que des arithmomanes. Ainsi va la gloire !
Jean-Jacques Rousseau était un fervent passionné de la marche. Il n’a cessé d’exprimer « son goût très vif pour les courses pédestres, surtout en montagne », et « les délices de ses voyages à pied (21) ». Il chercha même longtemps, à Paris, « deux camarades du même goût que lui qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec eux un sac de nuit (22) ».
La conscience et le souvenir sont, d’ordinaire, entièrement conservés dans la fugue impulsive pure. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’il survient une dysmnésie crépusculaire plus ou moins accusée. Cela a eu lieu chez Jean-Jacques lors de sa fugue consécutive à l’attaque d’épilepsie de Le Maître.
Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir mes autres voyages, je n’ai pas le moindre souvenir de celui-là ; je ne m’en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy (23).
Quant à la honte et au remords, ils sont loin d’exister toujours après la fugue, ainsi que cela a lieu souvent après la crise dipsomaniaque et kleptomaniaque. Jean-Jacques regrettait ce qu’il avait pu faire de mal au cours de ses déambulations pathologiques, mais jamais il n’a regretté ses déambulations elles-mêmes, tout au contraire, même alors qu’elles lui faisaient perdre une place et un avenir.
2° Fugues impulsives à déterminisme délirant. — J’ai montré, dans une étude antérieure (24), que J.-J. Rousseau fut un persécuté mélancolique, ou plutôt un mélancolique-persécuté. Mes collègues, les docteurs Sérieux et Capgras, dans un récent ouvrage (25), font de lui, pour leur part, un délirant de persécution par interprétation.
Je me propose de revenir ailleurs sur ce point tout spécial et [p. 10] d’établir: d’une part, que la variété résignée du délire d’interprétation de Sérieux et Capgras, dans laquelle ces auteurs rangent Rousseau, ne diffère guère du délire de persécution mélancolique ; d’autre part, que, chez Rousseau, l’élément mélancolie ou de résignation l’emportait dans ce complexus psychopathique, sur l’élément délire de persécution.
Ce complexus psychopathique se traduisit surtout, en effet, par des réactions mélancoliques ; à ce point que Jean-Jacques alla, au château de Trye, jusqu’à offrir au prince de Conti de se constituer prisonnier, pour permettre d’éclaircir l’accusation d’empoisonnement qu’il s’imaginait poser sur lui.
Les fugues furent naturellement parmi les réactions principales de cette époque délirante de la vie de Rousseau.
Mais toutes n’eurent pas un caractère morbide. Beaucoup, dans le nombre, étaient justifiées par l’ostracisme dont on frappait le malheureux partout où il portait ses pas.
On se souvient des faits. Décrété de prise de corps le 9 juin 1702, à la suite de la publication de l’Emile, il quitte le château du maréchal de Luxembourg, à Montmorency, et se réfugie en Suisse.
Installé à Yverdun, il en est chassé, au bout de quelques semaines, par le gouvernement. Il se rend dans le Val-de-Travers, à Motiers, où il accepte une maison. Il est obligé d’en partir, la population, ameutée contre lui et contre Thérèse, s’étant livrée à une tentative de lapidation dont on a pu contester l’origine, mais non la réalité.
Après avoir hésité à partir pour l’Angleterre, l’Ecosse ou la Prusse, il opte pour l’île Saint-Pierre, près Neuchâtel, appartenant à l’hospice de Berne, espérant là vivre seul et ne gêner personne. Au bout de deux mois, il est expulsé par une lettre du bailli de Nidau, lui intimant l’ordre de quitter l’île et le territoire.
Il va à Bienne, petit Etat libre voisin, et s’y installe, « cédant aux caresses et aux instances ». Il est obligé d’en partir après trois jours, ne s’y sentant plus en repos et en sûreté.
Il se rend à Berlin, puis à Strasbourg, où il se dispose à rester ; mais, sur les sollicitations de David Hume, il se décide à le rejoindre en Angleterre.
Non seulement ces nombreuses fugues, motivées, logiques, forcées, n’ont rien de pathologique, mais encore elles contribuent à expliquer comment Rousseau a pu dans une certaine mesure, devenir légitimement persécuté.
Certes, l’auteur des Confessions fut un malade, un délirant. Mais ce fut aussi l’être le plus réellement persécuté qui ait existé jamais. Car, c’est dans le moment même où des ennemis comme Grimm, Diderot, d’Alembert, le baron d’Holbach, Mme d Epinay, Voltaire et tant d’autres s’acharnaient après lui, c’est dans ce moment que le gouvernement de la France le menaçait d’emprisonnement et que, réfugié en Suisse, son pays natal, il était partout traqué, chassé de partout, même de l’île déserte de Saint-Pierre, où, inoffensif, il passait son temps à se promener, à élever des lapins et à contempler les cieux, étendu au fond de son bateau.
C’est là un fait important, qu’il ne faut jamais perdre de vue lorsqu’on étudie la mentalité de ce grand homme, car seul il permet de comprendre les raisons légitimes que Rousseau avait de devenir persécuté et de distinguer, dans l’ensemble de ses plaintes, ce qui était fondé et ce qui était imaginaire. [p. 11]
Quoi qu’il en soit, à côté des fugues que nous venons de rappeler et qui celles-là furent naturelles et parfaitement explicables, Rousseau en accomplit d’autres nettement pathologiques.
Or, il est aisé de constater que ces fugues, provoquées par des idées délirantes de persécution, présentent, dans leur type et dans leur mode d’exécution, les caractères des raptus d’inquiétude. C’étaient des fugues tremblantes, apeurées, pleines d’effroi, rappelant la fugue panophobique du mélancolique anxieux aigu, celle du délirant onirique voulant échapper à ses terribles visions, ou celles de la foule humaine fuyant un affreux sinistre.
L’exemple le plus caractéristique chez Rousseau, à cet égard, est son départ subit d’Angleterre, en mai 1707.
Son séjour auprès de David Hume n’a pas réussi, ce qui était prévu. Bientôt, surexcité au plus haut point par la fausse lettre du roi Frédéric, fabriquée, avec diverses collaborations, par Walpole, ainsi que par les commentaires de la presse anglaise, ne voyant plus autour de lui qu’embûches, pièges et traquenards, il en vient à vient à croire son honneur et sa vie eu danger, et il quitte précipitamment l’Angleterre, dans une fuite affolée, éperdue.
Voici le récit qu’en fait son ami Corancez :
En causant à table, il nous raconta qu’il avait fui l’Angleterre plutôt qu’il ne l’avait quittée. Il se mit dans la tète que M. de Choiseul, alors ministre en France, le faisait chercher, ou pour lui mettre ses ennemis en avant, ou pour quelque autre mauvais tour. Je ne me le rappelle pas bien, mais sa peur fut telle qu’il partit sans argent et sans vouloir embarrasser sa marche d’effets ou de paquets qui ne fussent pas de première nécessité, C’est dans cette occasion qu’il brûla la nouvelle édition d’Emile, dont j’ai parlé, et qu’il m’avoua regretter beaucoup. Il payait avec un morceau de cuiller ou de fourchette d argent, qu’il cassait ou faisait casser, dans les auberges. Il arrive nu port ; les vents étaient contraires ; il ne voit dans cet événement si ordinaire qu’un complot et des ordres supérieurs pour retarder le départ, et cela pour un but quelconque, qu’il interprétait toujours dans le sens de sa manie d’ennemis. Quoiqu’il ne parlât pas la langue, il se met cependant sur une élévation et harangue le peuple, qui ne comprenait pas un mot de son discours. Que mes lecteurs ne perdent pas de vue que c’est de Rousseau lui-même que je tiens tous ces détails. Enfin, le vent le permet et l’on part. Il m’ajoute qu’il ne peut me dissimuler ni se dissimuler à lui-même que c’était une attaque de folie. Elle était telle, ajouta-t-il, que j’allai jusqu’à soupçonner cette digne femme, en me montrant la sienne, d’être du complot et de s’entendre avec mes ennemis (26).
Au reste, rien n’est plus typique que la lettre écrite par Rousseau lui-même à lord Conway, au moment de son départ. Citons-en quelques fragments :
…J’ai été traité dans mon honneur aussi cruellement qu’il soit possible de l’être. Ma diffamation est telle en Angleterre que rien ne l’y peut relever de mon vivant… Vous concevez, Monsieur, que cette ignominie intolérable au cœur d’un homme d’honneur rend au mien le séjour de l’Angleterre insupportable. Mais on ne veut pas que j’en sorte, je le sens, j’en ai mille preuves, et cet arrangement est très naturel… Je veux sortir. Monsieur, de l’Angleterre ou de la vie ; et je sens bien que je n’ai pas le choix… Objet de la risée et de l’exécration publique, je ne me vois environné que des signes affreux qui m’annoncent ma destinée… Je suis sans espoir, sans [p. 12] projet, sans désir même de rétablir mn réputation détruite, parce que je sais qu’après moi cela viendra de soi-même… Le découragement m’a gagné ; la douce amitié, l’amour du repos, sont les seules passions qui me restent, et je n’aspire qu’à finir paisiblement mes jours dans le sein d’un ami…
Je n’ai parlé jusqu’ici, Monsieur, qu’à votre raison, je n’ai qu’un mot maintenant à dire à votre cœur. Vous voyez un malheureux réduit au désespoir, n’attendant plus que la manière de sa dernière heure. Vous pouvez rappeler cet infortuné à la vie, vous pouvez vous en rendre le sauveur…
Je vois mon heure extrême qui se prépare : je suis résolu, s’il le faut, de l’aller chercher, et de périr ou d’être libre : il n’y a plus de milieu (27).
Dès que Jean-Jacques Rousseau eut touché le sol de France, cette crise d’apeurement anxieux disparut. Il fut rassuré et revint à lui.
C’est bien là, non une fugue de persécuté, mais une fugue de mélancolique, ou plutôt une fugue mixte, à prédominance mélancolique, chez un mélancolique persécuté.
***
Tels sont les faits. Ils montrent bien qu’il est des individus chez qui l’impulsion migratrice est héréditaire, innée, précoce, durable, irrésistible, qui ont, en un mot, « la fugue dans le sang ».
Ils montrent aussi quelle est la mentalité de ces sujets durant leurs fugues, notamment leur état d’euphorie et les causes dont il émane, en particulier l’amour passionné du mouvement, de la vie libre cl des beautés de la nature.
Ils montrent, enfin, que, lorsque des complications délirantes surgissent, l’impulsivité migratrice s’adapte naturellement au délire et revêt une forme adéquate.
De tout cela. Jean-Jacques Rousseau offre l’exemple le plus Caractéristique.
C’est un type de dromomanc constitutionnel (28).
NOTES
(1) Voy. pour les généralités relatives à la fugue, le récent ouvrage de JOFFROY et DUPOUY : Fugue et Vagabondage (Alcan, Paris, 1909}.
(2) E. RÉGIS, Les fugues militaires au point de vue médico-légal (Le Caducée, 1909).
(3) E. RITTER, La famille et la jeunette de J.-J. Rousseau, ouvrage couronné par l’Académie française (Paris, Hachette, 1806).
(4) E. Ritter, loc. cit., p. 111.
(5) Confessions, liv. I.
(6) DUFOUR-VERNES, Les ascendants de Rousseau (Genève, 1800)
(7) E. RITTER, loc. cit., p. 121.
(8) E. RITTER, p. 128.
(9) Confessions, liv. I.
(10) Id. ibid.
(11) Correspondance, lettre à du Peyrou, 21 janvier 1765.
(12) Le Rêveries, huitième promenade.
(13) MÖBIUS, J-J. Rousseau’s Krankheitsgeschichte (Leipzig. 1889) ; CHÂTELAIN, La folie de J.-J. Rousseau (Paris, Fischkicher, 1890) ; CABANES, Le Cabinet secret de l’Histoire, troisième série (Paris, 1898) ; E. REGIS, La maladie de J.-J. Rousseau (la Chronique médicale, 1900), etc., etc.
(14) ESPINAS. J.-J. Rousseau hystérique simulateur, in CABANIS, loc. cit.. p. 148.
(15) Jules LEMAITRE, Jean-Jacques Rousseau (Paris, Calmann-Lévy).
(16) E. RÉGIS, Les fugues militaires au point de vue médico-légal.
(17) Confessions, liv. I.
(18) Confessions, liv. I.
(19) Confessions, liv. I.
(20) Confessions, liv. I.
(21) Id., ibid.
(22) Id., ibid.
(23) Confessions, liv. I.
(24) E. RÉGIS, La maladie de J.-J. Rousseau (in Chronique médicale, 1900).
(25) P. SERIEUX et J. CAPGRAS, Les folies raisonnantes : le délire d’interprétation (Paris, Alcan, 1909). – Réédition avec préface de Michel Collée, Marseille, Jeanne Laffitte,
(26) MUSSET-PATAY, Histoire de la vie et des ouvrage de J.-J. Rousseau (Paris, 1821), t. I, p. 264.
(27) J.-J. ROUSSEA lettre au général Conway, 1707.
(28) Lecture faite à la Société médico-historique, le 11 janvier 1910.
merci pour cet article passionnant. Je viens de découvrir votre site. Je me permets de faire un lien entre cet article et un poème que je publie aujourd’hui sur mon blog : « unlivrepourlaroute » j’espère que vous ne m’en voudrez pas.