Emile Boirac. Correspondance. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vol. I , tome I, 1876, pp. 430-431.
Emile Boirac (1851-1917). Philosophe et médium. Il a proposé le premier de terme de cryptopsychie pour désigner les phénomènes psychiques inconscients étudié étudiés par la parapsychologie. C’est dans le petit article que nous proposons ici que débuteront les discussions sur le sentiment de déjà vu qui produira de très nombreuses publications et des échanges particulièrement productifs. Quelques publications :
— L’idée du phénomène. Etude analytique et critique. Paris, Félix Alcan, 1894. 1 vol. in-8°.
— L’avenir des sciences psychiques. Paris, Félix Alcan, 1917. 1 vol. in-8°, Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.
— La psychologie inconnue. Introduction et contribution à l’étude expérimentale des sciences psychiques. Troisième édition revue. Paris, Félix Alcan, 1920. 1 vol. in-8°. Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.
Les [p.] renvoient aux numéros de pages de l’article original. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé plusieurs fautes de frappe. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 430]
CORRESPONDANCE
Au sujet d’un fait psychologique relaté dans le n°2 la Revue philosophique, p. 222, nous avons reçu deux lettres. L’une est due à M. Horwicz qui incline à une explication physiologique :
Je n’ai jamais encore, dit-il, rencontré une monographie précise du fait dont il s’agit (le souvenir du souvenir). Je sais cependant qu’un auteur a rapproché ce phénomène du cas de double conscience, du cas où les malades entendent une voix intérieure qui correspond à toutes leurs pensées ; et qu’il explique tous ces phénomènes par un désaccord dans le fonctionnement des deux hémisphères du cerveau. Voir Huppert : De la double perception et de la double pensée , dans les Archiv für Pychiatrie tome III, p. 66 et suiv., et Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie, tome 26. p. 529. — Cette explication, ajoute M. Horwicz , est ingénieuse ; mais je ne la crois pas suffisante.
L’autre est due à M. Boirac, professeur de philosophie au lycée de Poitiers, qui incline à une explication psychologique. Le manque d’espace nous force à abréger considérablement sa lettre :
1e Avant d’examiner le fait décrit dans la note, je rapporterai une illusion de la mémoire qui me semble à peu près du même genre.
Il m’est arrivé, voyant pour la première fois un monument, un paysage, une personne, de porter tout à coup et malgré moi ce jugement : J’ai déjà vu ce que je vois. Impossible de dire en quel lieu ni en quel temps : la reconnaissance et comme la sensation du déjà vu n’en était pas moins très-vive et très-nette. Elle ne disparaissait pas à la réflexion, mais au contraire semblait s’accroître. Je les ai principalement observées en moi, lorsque j’arrivais, pour y demeurer, dans une ville qui m’était encore inconnue. — Je l’ai encore éprouvée dans mes lectures : subitement, sans raison apparente, je me rappelle avoir lu cette page, ces lignes, ces mots même imprimés avec ces caractères, et la saveur particulière de l’état mental où je me trouvais alors me revient encore toute fraîche. Il va sans dire que cela est imaginaire et que je n’ai jamais lu ce livre-Ià. — D’autres fois, assistant à une conversation, à une situation d’ailleurs tout à fait insignifiante, il m’arrive de reconnaître à faux, par une sorte de réflexion soudaine, une combinaison de paroles, de mouvements, de sentiments dont je crois être témoin pour la seconde fois. — J’ai entendu dire à plusieurs personnes qu’elles connaissaient aussi par expérience cette illusion de la mémoire.
Comment expliquer ce phénomène ? — Faut-il supposer que comme l’imagination, la mémoire a ses hallucinations propres ?
En attendant mieux, je me hasarde à proposer une explication psychologique. Je ne la donne que comme une hypothèse à examiner.
La condition subjective de la reconnaissance est peut-être la présence sous [p. 431] une perception actuelle des résidus de perceptions antérieures de même espèce : ce sont ces perceptions passées renaissantes qui vieillissent la perception présente. Elles se combinent, elles se fondent avec elle au point d’échapper à la conscience. Cette fusion instantanée et inconsciente des sensations et des images est un fait très-général dont on pourrait citer de nombreux exemples. Ainsi à l’Opéra, les auditeurs qui ont sous les yeux le libretto entendent distinctement, en vertu de cette fusion, les mots chantés qui sont indistincts pour tous les autres. L’hypothèse consiste à admettre que lorsque la fusion s’opère spontanément, avec une promptitude et une inconscience suffisante, elle produit la reconnaissance. Maintenant, en vertu de la loi d’association par ressemblance, des perceptions nouvelles peuvent exciter et absorber spontanément des résidus de perceptions antérieures plus ou moins semblables ; ces perceptions anciennes sont d’autant plus Incapables de revivre seules et à part qu’elles sont plus lointaines et qu’elles se sont déjà plus intimement fondues ensemble, malgré leurs différences, pendant le long intervalle où elles ont cessé de paraître dans l’esprit. Elles suffisent cependant pour produire l’illusion de l’ancienneté. — Dans certains cas, (sans doute parce que les résidus n’ont pas une intensité suffisante), pour que la fusion se fasse complétement, il faut que la perception nouvelle se reproduise un certain nombre de fois. Les résidus qu’elle laisse s’unissent alors plus facilement aux anciens. — Si l’illusion est plus fréquente lorsqu’on change de milieu, c’est qu’il y a plus de chances pour que des perceptions anciennes et oubliées soient évoquées par des objets inaccoutumés et se mêlent, sans être reconnues, aux perceptions nouvelles qu’elles vieillissent. Voici peut-être un autre élément d’explication.
On peut admettre que toute sensation, toute représentation spéciale, surtout quand l’esprit n’y est pas encore habitué, est accompagnée d’un sentiment propre d’une saveur (en anglais relish) et ce qu’on pourrait nommer aussi un timbre, une nuance affective. Dans le cas qui nous occupe un objet nouveau excite peut-être dans l’esprit le même sentiment indéfini, innommé qu’un objet ancien qui ne lui ressemble pas nécessairement et qui est depuis longtemps oublié : d’où la reconnaissance d’une disposition mentale déjà connue en effet, et l’effort impuissant pour ressusciter la perception primitive dont elle faisait partie.
2° Je viens maintenant au fait décrit dans la note. Il ne me paraît pas très-clairement exposé, je ne suis pas bien sûr de le concevoir exactement. Si je ne me trompe, voici en quoi il consiste.
Tout souvenir qui revient à l’esprit accompagné de cette remarque qu’il a été précédé d’un autre souvenir relatif au même objet, recule, pour ainsi dire, cet objet même dans un passé si lointain qu’il semble sortir des limites de la vie présente…
Peut-être a-t-on voulu simplement indiquer un des faits dont j’ai parlé moi-même. Si on voit pour la première fois un objet nouveau, il paraît tel : mais si on le voit plusieurs fois de suite, il peut arriver qu’il paraisse ancien, déjà connu « à une époque hors de toute proportion avec la réalité des choses.»
D’autre part, quand il s’agit d’un fait aussi vague, aussi douteux, est-il bien scientifique de demander s’il pourrait surtout s’expliquer physiologiquement par des combinaisons de cellules cérébrales de forces nerveuses ? La méthode vraiment rationnelle, en cette matière, consiste, selon moi, à ne chercher l’explication des faits psychologiques particuliers que dans les lois psychologiques plus ou moins générales dûment vérifiées : c’est ensuite à la physiologie de déterminer les conditions organiques et physiologiques de ces lois.
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