Elisée Reclus [1830-1905]. Les rêves et les songes prophétiques. Extrait de « Humanité nouvelle », (Paris), avril 1900, pp. 450-460.
Elisée-Jacques Reclus [1830-1905]. Géographe libertaire d’origine belge, connu pour son militantisme anarchiste en France. Précurseur de la géographie sociale, de la géopolitique, et même de l’écologie, ses ouvrages majeurs sont La Terre en 2 volumes, sa Géographie universelle en 19 volumes, L’Homme et la Terre en 6 volumes, ainsi que Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne. Mais ce penseur qui vit de sa plume aura également publié environ 200 articles géographiques, 40 articles sur des thèmes divers, et 80 articles politiques dans des périodiques anarchistes
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LES RÊVES
ET
LE SONGE PROPHÉTIQUE (1)
Il y a une cinquantaine d’années, les « gens éclairés » haussaient les épaules, quand ils entendaient prononcer les mots de Somnambulisme et de Magnétisme animal, sauf à s’intéresser à la chose, quand l’Académie la leur présenta sous le nom d’Hypnotisme. Sur la question des Songes « Révélateurs », nous avouons notre ignorance.
Elle est encore plus épaisse que sur les faits dits de télépathie. Heureusement, les physiologistes s’occupent de ces divers phénomènes, les classent sous les rubriques de Cérébration ou de Sub-Conscience. Qu’il y ait désignation, c’est déjà beaucoup : dès qu’un nom est inscrit sur les registres de l’état-civil scientifique, on trouve tenants et aboutissants, parents lointains et rapprochés. On fera un sort aux phénomènes de cérébration qu’impliquent les songes et les pressentiments. Le peuple les a toujours invoqués pour légitimer sa foi en la prophétie. Le moins lui prouvait le plus. Le territoire contesté, qui s’étend entre le raisonnable et le déraisonnable, est franchi d’un bond, par ceux qui vont dresser leur tente en l’Ile des Insanités, et s’y installer confortablement. Les apparitions fantastiques ont toujours mis en joie les gens de foi facile ; ils s’amusent aux bourdes en attendant de savoir mieux.
Longtemps ils se refusèrent, ils se refusent encore à convenir que la Mort soit complète et définitive. Ils se plaisent à croire que, jusqu’à la disparition de sa dernière molécule, le corps reste doué de quelque sentiment, et qu’il a peut-être acquis une intelligence supérieure. Cela serait vrai surtout quant aux individus trépassés en pleine vigueur et subitement. Si la figure du mort prend un aspect violacé, on prétend que c’est l’effet du chagrin que ressentent les parents et amis.
— « On servit du lait à Tchandra, dit un conte dix Dekkan, Tchandra y goûta, le rejeta soudain, s’écriant : Ce n’est pas du lait, cela, mais du sang. Ils ont assassiné mon époux ! »
Et Siegfried ? — Brunhilde, avait fait occire, ayant ses bonnes p. 451] raisons pour cela. Gudrun veillait auprès du cadavre, quand elle vit soudain du sang couler de la blessure : Hagen de Tronege entrait dans la salle, Hagen qui avait transfigé Siegfried buvant à la fontaine.
« Quand ce vint à le duc Charles enterrer, raconte Pierre Fenin, y avait moult de grands seigneurs à tenir la main au drap et à faire le deuil au corps. Entre les autres y estoit le duc de Bourgogne, qui avait fait faire la besogne et faisait le deuil par semblant. Et n’en savait-on encore la vérité. En tant qu’on porta le dit duc enterrer, le sang du corps se escreva, coulant à la vue d’eux tous. »
Vivace aussi, le bienheureux saint Janvier. Tous les ans se liquéfie son sang, du plaisir qu’il a d’être fêté par les Napolitains en foule assemblés.
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En fait de « Songes Révélateurs », il y a les illustres exemples d’Alexandre guérissant Cassandre, de Calpurnia apprenant la mort de César. Nous relaterons plutôt des cas obscurs.
C’était dans un village de l’Engadine. Un paysan, sa légitime et leur garçonnet habitaient une maisonnette chétive et ruineuse, mais force était de s’en contenter. Certaine nuit l’enfant se réveille : « — Maman ! maman ! Un homme blanc m’a crié : Alerte ! décampez, ou la maison vous tombera dessus ! — Dors, mon Seppele, dors, et nous ferons venir maçons et charpentiers, dors ! » L’enfant se recouche, mais bientôt récria ; la mère le rassure encore. Seppele de hurler : « Mère, saute et cours ! L’homme blanc fait toujours signe à la fenêtre ! » Et lui-même de filer. Après lui bondirent la mère, puis le père, il n’était que temps, la masure s’effondrait.
Dans la Haute Autriche, des individus, nés à la Saint-Sylvestre, voient les enterrements quelques jours à l’avance. A Gumpiug vivait semblable fille, servante en maison paysanne. La voyant plus triste qu’à l’ordinaire, on l’interrogea : « —Aurais-tu vu un autre enterrement ? — Oui, fit-elle. Quelqu’un mourra dans la maison, quelqu’un mourra. » On n’en put tirer autre chose. L’enfant de la maison fit une mauvaise chute, et la créature d’être plus triste qu’avant : — « C’est que le convoi d’hier était autre que celui que j’avais vu : il y avait un grand chien. » — Et le patron de mourir d’accident, quelques jours après ; Labri suivit le corps, creva de chagrin sur la fosse.
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Le tact supplée la vue absente ou paralysée. Ainsi de malheureuses chauves-souris, auxquelles on brûla les yeux, voltigent à travers un enchevêtrement de fils de fer tendus à travers la salle. Tel qui marche dans une complète obscurité, par exemple, en un couloir de mine, s’arrête soudain avant de heurter un obstacle, dont la proximité est indiquée — qui sait ? — par un air plus dense, ou par une température légèrement différente — il ne se [p. 452] savait pas doué d’une sensibilité si délicate. — Quelque chose de semblable avertirait notre Moi des périls imminents.
Ce Moi, cet homme intérieur, est, dans le langage populaire, appelé le Double, et ses perceptions, dites de Double Vue, resteraient généralement étrangères à l’homme extérieur que nous sommes, ne seraient accessibles qu’aux organismes délicats, maladifs même, et dans les cas de péril imminent. Ceci, comme résumé de la question. Mais il y aurait mince avantage à discuter sur un sujet que nous ignorons à fond, et sur lequel tous, dans une dizaine d’années, en sauront davantage que personne aujourd’hui.
Les Tyroliens, — nulle population n’est mieux compétente en ces matières — les Tyroliens racontent mille et mille histoires de double vue, présages, pressentiments songes révélateurs et autres prévisions ou aperceptions des choses futures, qu’ils attribuent, aux animaux, autant qu’aux hommes. De leurs dires il semblerait résulter que la faculté prémonitoire s’exercerait plus facilement pour autrui que pour soi-même.
Du moment qu’il y a des animaux prophétiques, on a dû regarder à la signification que pouvaient avoir le vol des oiseaux et les entrailles des animaux sacrifiés. La doctrine est parfaitement orthodoxe, s’appuie sur le cas de l’ânesse à Balaam, laquelle voyait l’Ange, dont son maître, un prophète pourtant, ne distinguait pas la présence.
Depuis les anciens Perses, jusqu’aux modernes Argentins, on s’est plu à gratifier de vertus nombreuses l’animal distinctif par excellence, le cheval, « la plus noble conquête de l’homme ». Par ses hennissements et ses mouvements d’oreilles, par les piaffements du sabot gauche ou du sabot droit, le cheval blanc manifestait les oracles de Svatovit, le grand Dieu Blanc des Slaves, prononçait en dernier ressort sur les expéditions guerrières et les importantes affaires de l’Etat.
A la campagne, dans les maisons où est alité quelqu’un de dangereusement malade, on observe avec anxiété l’attitude que le cheval du visiteur prend à la porte. Si la Mort se tient au chevet du lit, le cheval la flairera, marquera son inquiétude. S’il hennit dans l’obscurité, il voit passer la Camarde. Grave conjoncture quand il se rabroue devant telle rue ou telle maison, ne veut pas avancer. Les visionnaires voient un cheval blanc attelé au char funèbre qui apparaît dans leur imagination. On y a vu la réminiscence et du blanc coursier que montait Wodan, le Grand Meurtrier, et de la blanche haquenée sur laquelle, en tête de la Chasse Artus, galopait Dame Gode, de noir vêtue, « On selle le blanc cheval », locution populaire. Il va partir pour le lointain voyage, plus on ne le verra. Dans l’Apocalypse, la Mort monte un cheval gris-pâle.
Couleurs de la robe, de la crinière et de la queue, mouches et mouchetures, étoiles sur le front, marques aux membres de l’avant et de l’arrière-train, sont en relation directe avec les sorts, tant de la monture que du cavalier. Quand il s’agit de sujets exceptionnels, ces signes font grande différence. Les amateurs arabes ou persans, de l’Argentine, de la Russie le savent bien. [p. 453]
De la Lune amants malheureux, les chiens aussi flaireraient la mort, en certifieraient la présence, quand, vaguant dans l’obscurité ils s’arrêtent devant une porte, les jambes écartées, hurlent comme désespérés. A Innsbruck, un de ces chiens fut empoisonné pour avoir trop souvent prophétisé de malheur.
Hiboux et chouettes ont aussi la triste prérogative d’annoncer les morts prochaines. Pour punir ces oiseaux de malheur, on les cloue, vivants encore, à la porte des granges. Que l’homme est donc ingénieux et bon !
Quant aux Voyants ou visionnaires, nous rapporterons quelques faits ou légendes les concernant, mais sans les discuter, n’en sachant pas assez sur cela. Wodan conseillait à Siegfried : « Ne bataille pas dans l’obscurité ! »
Prévoir l’avenir à grands traits et d’une façon conjecturale, nous nous y efforçons tous, de temps à autre, mais d’aucuns Je verraient dans le détail précis et même minuscule.
Kant écrivit une dissertation sur l’affirmation du naturaliste et théosophe Svédenborg, qui racontait avoir contemplé de Gothenborg un incendie qui ravageait Stockholm.
Tel vit des flammes envelopper une maison que l’incendie devait bientôt détruire ; tel autre dit au charpentier que la poutre qu’il ajustait flamberait avant long temps.
Tout éveillés, des bergers rêvent en leur pacage. Ils voient un cavalier apparaître au milieu de leurs moutons ou de leurs vaches, et le lendemain ou le surlendemain, il se présente en chair et en os. On reconnaît sa figure, son chapeau, sa blouse ou sa redingote, l’allure de son cheval. — Tout au milieu de l’Alpe surgissent Haensel et Gretchen en tête d’un cortège de noces, Haensel avec son bouquet de roses, Gretchen avec myrtes blanches et une couronne de carton doré. Cependant les pastoureaux avaient ignoré jusqu’à ce moment que le mariage devait se faire.
Si le visionnaire se réveille, se figurant qu’on lui jette du sable sur ses vitres, c’est le signe d’un prochain décès. — Cet autre, quand sonne la cloche de l’Angélus, voit un convoi aérien ; qui ouvre la marche trépassera bientôt. Tel qui avait le don était interrogé si un camarade guérirait. — « Oui, j’ai vu son Double revenir du cimetière. » — Et un autre : — « Non je l’ai vu qui ouvrait la porte du champ de repos ». Tel vit un cercueil dans la cour : l’objet était pour lui, mais il avait cuidé que ce fût pour un autre. En pays catholique, on voit le futur curé monter les degrés de l’autel, et en pays protestant, on voit le futur ministre s’installant en chaire.
Parfois, le Voyant voit une flamme monter le long d’une maison et dépasser le toit, mais il ne sait pas ce’ que cela signifie. Il lui faut approcher les mains de la flamme. Est-elle chaude ? — Ce sera un incendie. — Est-elle fraîche ? — Il s’agit d’un décès ; bientôt, une âme de lumière montera vers le ciel. [p. 454]
Un quart, un tiers peut-être de notre existence, s’emploie à dormir, sans que nous connaissions encore la physiologie du Sommeil, et sa psychologie encore moins. Quelle inintelligence de la Nature et de nous-mêmes ! — Cela n’était point pour gêner devins et sorciers, qui, se prévalant de la commune ignorance, firent des songes le centre de leur mantique.
Rappelons que les organes des sens et du mouvement se reposent dans le sommeil. Que le sommeil va de la somnolence au coma, de l’assoupissement aux léthargies, peut ne durer qu’un instant d’oubli, ou se prolonger pendant semaines et mois — montrant bien qu’il est le frère de la mort.
Même les plantes requièrent le sommeil et tout particulièrement les plus délicates, telles que le trèfle et la sensitive. Elles plient leurs feuilles, ferment leurs corolles pendant l’absence de la lumière, mais d’autres, telle la Belle de Nuit, pratiquent de longues siestes pendant les heures du jour.
Les animaux dorment aussi ; c’est encore un sommeil que celui de la chrysalide. Emmaillotée en un berceau, elle ignore les longs frimas et les brouillards glacés, mais dit le poète Keller,
… Quand le soleil d’avril écarte d’un sourire
Les voiles nuageux du grisâtre horizon
Sous le tiède baiser de son premier rayon,
Le joli cocon d’or s’entr’ouvre et se déchire…
La bestiole qui s’était endormie chenille, papillon se réveille.
C’est un magnifique symbole de la résurrection du long et pesant sommeil de la mort. On voulut que ce fût une preuve.
Les animaux supérieurs dorment davantage que les autres. Certains font un sommeil qui dure toute une saison ; ils se dérobent ainsi à des froids trop rigoureux, à de trop périodes souffrances.
En régions torrides — au Soudan par exemple et dans l’île de Ceylan, — lorsqu’on creuse à quelques pieds élans la vase durcie des torrents, on avise des boules plus ou moins allongées qui se trouvent être poissons enroulés ; ils se réveillent quand on les jette à l’eau, nagent avec vivacité. Ils ont évité la mort en se réfugiant dans la catalepsie. Emplis de faînes, glands et autres fruits, les ours, marmottes et autres hivernants, se retirent en creux ou fentes d’arbres. En attendant le retour de la belle saison, ils économisent l’entretien de leurs muscles. Qui dort dîne. Admirable expédient que de vivre sur sa propre substance, de consommer lentement ce qui, dans le corps, reste d’une précieuse graisse, de chair et de muscles ; précieuse ressource, que d’oublier la faim en dormant, et de ne pas savoir qu’on jeûne ! Combien de misérables, parmi nos frères, qui pourraient envier cette faculté à ceux qu’on appelle des brutes ! — Toutefois on prétend, en Russie, que si la mortalité ne fait pas plus de ravages dans les longues et fréquentes famines, si terribles en la vaste Plaine du Blé — qu’avait-on fait du blé ? — c’est parce que des paysans auraient appris le jeûne à l’école de l’ours. Le patron national leur aurait enseigné l’art de ménager ses mouvements, de patienter en attendant le sommeil. Ils s’enveloppent d’une peau de mouton, se couchent sur le poêle, mangent si peu [p. 455] que rien, ménagent l’eau ; sourds et muets de parti pris, ils attendent le retour du printemps.
Semblablement, les Indous yoguis ou fakirs savent arrêter la vie animale, supprimer la respiration et les pulsations du coeur, les réduire au strict minimun. Ils se font enfermer en un tombeau, enfouir sous pierre. Dans leur souterrain, ils attendent le jour fixé pour le réveil. Pendant qu’ils gisent inconscients, le populaire croit qu’ils conversent avec Yama le Dieu de la Mort, s’entretiennent avec ses ministres, les consultent.
Tous les problèmes de psychologie s’accumulent dans la grosse question du sommeil, dont la plus grosse difficulté est celle de l’inconscience. Peut-elle être complète ? D’aucuns le supposent, prétendent le prouver. Mais si cette inconscience était absolue, le sommeil ne serait-il pas la Mort ?
Laissant en suspens la question de degré, ne nous occupant pas des cas extrêmes, disons que le sommeil, même profond, est encore accessible aux communications du dehors.
La question importe pour l’explication des songes, car l’on prétend qu’ils reflètent des sensations. Provenant du cœur et des poumons, du foie, des reins ou de la vessie, ils ont donné à d’intelligents médecins des indications sur la condition des viscères. On connaît maints exemples de rêves provoqués par des heurts et des chocs, par les impressions que produisent sur la peau des courants d’air froid ou d’air chaud, par bruits tels que d’objets lourds tombant subitement ou l’explosion d’armes à feu.
Rappelons à ce propos que des bruits, trop lointains pour être distingués et reconnus, font vibrer la harpe que nous avons en nous. La surdité et la cécité réagissent sur les rêves. Alors qu’ils songent, les aveugles-nés ne voient rien, mais croient entendre et palper. Les aveugles par accident finissent par ne plus rien voir en rêve.
Des expérimentateurs ont suggéré des rêves, guidé le cours des Songes par des mots bizarres ou par exclamations jetées de loin en loin. Dans l’assoupissement, qui précède la perte ou l’amoindrissement de la conscience, surgissent des points, obscurs les uns, lumineux les autres, qui se mettent en mouvement, dessinent lignes et silhouettes qui, rapidement, prennent forme et physionomie, se comportent suivant la physionomie que leur fait le hasard.
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On distingue entre le Rêve et le Songe. Incohérent, sans queue ni tête, écho de notre vie quotidienne, insignifiant et vulgaire autant qu’elle, le rêve n’arrive pas à la fin qu’on a oublié le début. Mais le songe a de la suite, et parfois une majestueuse unité, peut se graver dans la mémoire, impressionner par le tragique des situations, le spectacle de paysages sublimes ou d’une grandiose [p. 456] architecture. Le rêve s’écrit en prose, et le songe en majestueux alexandrins ; c’est une des grandes machines de l’épopée et des tragédies classiques. — Ainsi les songes d’Athalie dans Racine et d’Agamemnon dans Homère, ceux d’Iphigénie et de Chrimhilde. On a prétendu que les Peaux-Rouges ne distingueraient pas entre les rêves et les songes, se figureraient que le sommeil transporta pour de bon l’âme dans la Prairie des Esprits, où elle ne verrait, n’entendrait rien qui ne fût une réalité. — Mais chez nous, que deviendraient les rapports sociaux si parents, amis et connaissances se tenaient pour responsables des faits et gestes qu’on leur attribue, alors qu’ils donnent entre leurs! Draps ! Quels griefs, quelles disputes si les plus honnêtes devaient rendre compte des frasques et batifoleries, incartades et inconséquences qu’ils sont censés avoir commises entre onze heures du soir et cinq heures du matin ! Quel homme n’a-t-on pas vu coupable de tous les crimes, lui-même se reprochant de les avoir perpétrés ? Quelle belle femme n’aurait été une Messaline, au dire de ses admirateurs, et même qui ne s’avouerait telle en détournant la tête ? De temps autre les plus honnêtes se sont réveillés en rougissant : — « J’ai donc pu dire ceci, j’ai pu faire cela ! Sans doute, ce n’était qu’un songe, mais ce songe m’afflige et m’humilie… » Pour peu qu’on souffre de quelque malaise, ou d’une dépression simplement physique, dès qu’on a perdu la conscience du Moi, on peut se croire livré aux traîteuses emprises d’un démon qui se délecte à vous faire glisser dans les situations fausses et pénibles, à vous torturer physiquement et moralement, à vous plonger dans le ridicule et l’abjection, en accumulant sur votre tête toutes les hontes et toutes les misères. La raison s’étant absentée, la valetaille pille, met le logis sens dessus dessous à sarabander avec la fripouille du dehors. Les Talmudistes exprimaient cette opinion sous une autre forme : pendant la nuit, il plaît au Seigneur Eternel de laisser vaguer des démons, qui harassent et humilient les âmes des justes, les invitent au crime et au péché — dès l’aube il faut se lever prestement, se laver à grande eau se purifier des souillures du contact.
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Une légende qui remonte aux Grecs ou plus haut que les Grecs, distingue entre les rêves et les songes ; fils de la Nuit, les uns et les autres, les premiers nous arriveraient par une porte d’ivoire, et les seconds, par une porte de corne.
La distinction frappe par sa bizarrerie. Porte d’ivoire, donc blanche. Porte en corne, donc grise ou noirâtre. Assurément l’une fut la porte du jour, l’autre celle des ténèbres. Par l’une passaient les influx et les reflux des choses quotidiennes, les impressions de la vie courante, ses produits et réactions, ses vulgarités. L’autre huis communiquait au palais de Pluton et de Proserpine, donnait accès à Hermès, et sortie aux rêves messagers, — en petit nombre, — car il ne faudrait pas croire que la Parque et les Destins se préoccupent du détail de nos existences et envoient des songes prophétiques à propos de bagatelles quotidiennes.
Ne nous attardons point sur les rêves imbéciles et vulgaires. [p. 457]
Mieux nous intéressent les songes dits prophétiques. Y surgissent silhouettes inconnues, figures oubliées, mémoires qui semblaient abolies. Surgissent l’Espace et le Temps sous des aspects étrangers ou imprévus. Nous nous trouvons en face de nous-mêmes, en une vie que nous ne savions pas. Il advient, affirme-t-on, que des gens, qui se noyaient ou tombaient du cinquième, se remémoraient leur existence. Elle se présentait en un tableau, dont ils percevaient le détail. Tel l’Eclair illumine la vaste plaine, montre les forêts et les champs, la rivière serpentant dans les guérets, une maison devant un bouquet d’arbres, une fenêtre à la maison, à la fenêtre une fille qui regarde. Tel rêve dura deux ou trois secondes. Mais il faut une demi-heure pour le raconter. Parmi les rêves quotidiens, tel songe apparaît comme une perle d’Orient sur un monceau d’huître pintadines. Pour avoir de ces songes, pour avoir de ces perles, on plonge dans les profondeurs de l’Océan, et dans celles de la Nuit.
Faute de données suffisantes, nous n’étudierons pas la genèse et le caractère du songe prophétique. Le champ n’a pas été exploité, la mine reste vierge. Mais rassurez-vous, les psychologues sont à l’oeuvre, ils étudient la cérébration inconsciente.
Un exemple en dira plus long que dissertations abstruses. Certain assyriologue, depuis un long temps, s’acharnait sur un fragment d’inscription, dont il voulait découvrir le sens. Le volume s’imprimait, il fallait aboutir. Voilà qu’un mage, portant sceptre et tiare, lui apparut, en songe, dit que la tablette de l’inscription avait été cassée et que la moitié complémentaire contenait tels et tels mots essentiels. Après un salut bienveillant, il disparut. Notre savant se réveille ; joyeusement effaré, il dicte à sa femme la révélation, dont il ne voulait perdre une syllabe, écrit à Constantinople — le fragment s’y trouvait avec les mots cherchés.
« Révélation divine ! » s’écrie quelque théologien en quête d’arguments en faveur de la théopneustie.
— « Pardon ! répond le savant modeste. L’Evénement m’ayant fort impressionné, j’y réfléchis longtemps. Et je finis par me rappeler avoir eu jadis un catalogue du dit Musée ; il contenait la moitié de phrase en question. Comme alors elle ne me disait rien, je ne la remarquai point, ou je crus ne l’avoir point remarquée. »
Un autre exemple d’inconsciente cérébration me revient ; celui d’un condamné, révolutionnaire ou autre, que l’on avait enfermé dans une cellule d’où il ne pouvait rien apercevoir du ciel bleu ; sans livre, sans papier, on l’avait condamné à ne rien voir, rien entendre ; des académiciens et des philanthropes libéraux ont préconisé ce moyen de moraliser la population criminelle. Le malheureux se sentait talonné par la folie, quand il s’avisa de répéter à haute voix deux ou trois vers qui lui étaient revenus de Virgile, au temps lointain qu’il faisait ses classes. De bribe en bribe, de morceau en morceau, il reconstitua la majeure partie du IV et du VIe livre qu’il ne savait pas savoir. Sa raison était sauvée.
Combien souvent des faits, anecdotes et renseignements, surgissent soudain des profondeurs dans lesquelles ils étaient ensevelis ! Ainsi les traits, ainsi les mots tracés au phosphore soudain reparaissent sur une paroi frottée dans l’obscurité. [p. 458]
Rebutées depuis une vingtaine de siècles par le mutisme des grands Oracles, les générations de l’Occident ne pensent plus à en réclamer du Très Haut. Elles ont compris qu’il faut se renseigner autrement. L’opinion règne que les prophéties, tantes et quantes, sont vieux racontars, fables convenues, fabriquées après coup : « Vaticinia ex eventu, » pour employer l’expression technique. Fréquemment le langage courant tient pour synonymes les noms de prophète et d’imposteur, de prophéties et de calembredaines.
Selon les sources de son inspiration, la prophétie eut deux sources et deux périodes. Elle venait des démons ou des dieux, d’en haut ou d’en bas, des ténèbres ou de la lumière. Chez les Grecs, la première phase fut de Gaïa Chthonia, se dédoubla en Hadès et Perséphone. La Gaïa souterraine, vers laquelle tous vivants descendaient, était le lieu des Esprits, le rendez-vous des humains qui avaient senti, voulu et pensé en une, intelligence collective ; la queue qui savait les secrets du passé comme ceux de l’avenir. Hier contenait aujourd’hui, — contient demain. Les divinités nocturnes furent les mères de tous êtres, les matrices de toute production. Les plus antiques peuplades se targuaient d’êtres lunaires et filles de la Nuit. Les Arcadiens, en leur jactance naïve, se prétendaient plus anciens même que la Lune. Le Soleil dut avoir peine à dégourdir- leur psyché longuement enténébrée.
On sait, ou plutôt on devine, que des aventuriers qui se réclamaient d’Apollon Cretois envahirent Crissa, envahirent la Phocide, y portèrent le carnage et la désolation, envahirent Delphes, ombilic de la Terre, disait-on, sanctuaire de la divinité chthonique que représentaient la Pythie et le serpent Python, y installèrent leur dieu Phoebus, le Soleil éclatant. Cette évolution inaugura l’histoire de notre continent, marqua la première puberté intellectuelle de nos ancêtres, mais peut-être ne fit pas grand bruit en son temps. Entre l’un et l’autre culte on ménagea les transitions. Les officiants y avaient intérêt. Sans doute la prophétie chthonique, celle de Gaïa. Thémis, était présumée sortir des cavernes profondes, tandis que la prophétie nouvelle venait d’Ouranos ou de ses fils. Mais puisque Ouranos avait épousé Gaïa, les oracles des époux divins devaient concorder. Si Culte et Religion se font la Guerre, mais découvrent qu’ils ont avantage à se réconcilier. Religion fait risette à Culte, Culte devient hilare et entreprenant ; leurs prêtres les ont bientôt mariés : « Croissez et multipliez ! »
Tantes et quantes, les religions ont vie tenace. Elles se perpétuent, comme l’arbre de Bouddha, le même de siècle en siècle, de rejeton en rejeton. Elles se lèguent leurs oracles et leurs sanctuaires. En fin de compte il n’y eut, il n’y aura jamais qu’une seule et même religion, celle de la Vie persistant malgré la Mort, grâce au miracle et à la foi.
Toute prophétie est à fond de nécromancie. Les oracles débutèrent par des apparitions es lieux hantés. Enveloppé dans les linceuls du sommeil, à moitié vivant, à moitié mort, le dormeur avait un pied ici, et un pied dans l’au-delà. Comme l’indique le mot de « Nécromancie » les prophètes de jadis allaient consulter le mort [p. 459] illustre en sa caverne, interrogeaient le squelette que le vent balançait dans les branches, pénétraient dans l’enclos du tumulus, en réveillaient les écnos. Devant un poteau mal équarri, avec trois trous marquant les yeux et la bouche, le prophète égorgeait quelque animal, et de son sang barbouillait la tête et le ventre du poussah : — « Ombre auguste, je requiers ton assistance ! » Il contait son cas, se couchait sur la peau de la bête, s’attendait à ce que le patron lui apparût en songe ou vision.
Le rêve, un moyen simple et relativement rationnel de consulter la divinité, développa le sentiment de religiosité, favorisa l’institution du culte. L’auguste Défunt eut besoin d’un intime pour soigner sa toilette et sa cuisine, d’un pâtre pour veiller à son étable. De leur côté, les fidèles et les pèlerins réclamaient un intermédiaire auprès de Dieu, un interprète de ses oracles. Pour ces offices les sorciers et les nécromants se trouvaient indiqués ; avec le temps ils firent souche de prêtres. Le besoin crée l’organe et la fonction.
Toutes les divinités intervinrent donc par le moyen des songes. Zeus comme Hercule, et Sérapis à la façon de Yahvé. Les dévots réclamaient la faveur de dormir en temples et sanctuaires. L’ancien Testament abonde en songes envoyés par la divinité ; rappelons ceux que Joseph et Daniel si brillamment expliquèrent. Bien plus, dans la fameuse journée de Pentecôte, après l’illumination des apôtres et des disciples, Pierre, en son discours pontifical, affirma que le Paraclet se mettrait avec les fidèles en communication incessante, excipa des promesses faites par le dieu d’Israël « Je verserai de mon esprit sur vos filles; vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards songeront des songes » — Notez en passant la distinction physiologique : la vision pour les jeunes, et pour les vieux les songes.
Mais qu’eût pensé le bienheureux Saint-Pierre, si le Saint Esprit lui eût révélé que des conciles interdiraient aux chrétiens d’interpréter la volonté divine par les songes promis, Il eût pensé que pareils conciles, se défiant de l’intervention divine, faisaient de déplorables concessions à l’incrédulité des « incirconcis de cœur et d’oreilles ! »
Le niveau de la foi baisse de siècle en siècle. Les grands oracles se turent les premiers. Non qu’on leur eût fermé la bouche, mais on ne leur prêtait plus oreille attentive. Leurs établissements, montés avec grand luxe, ne faisaient plus recette. Ils avaient eu leur importance nationale et même internationale dicté des ordres souverains aux noms de Zeus et de Jupiter, d’Apollon et d’Ammon Ra. Ils furent la cîme altière de l’Arbre Prophétique, aujourd’hui découronné, s’ébranlant, dépérissant, mais portant des rameaux encore verts. Quant aux petits oracles cantonaux, ils subsistent toujours comme sanctuaires et lieux de pèlerinage, immuables sauf que leurs noms changent de mille en mille ans. En Grèce, les Cairns qu’avaient hantés les fantômes des Pelages, Curètes et Lelèges les cavernes de spirits et démons oubliés passèrent aux devins des tribus conquérantes. D’Amphiaraüs et de Trophonius, de Moschus, Eumolpe et Calchas héritèrent de saints ermites à [p. 460] noms orthodoxes, Dmitri ou Pétrinos, Spiridion ou Hadgi-Stravo.
Qu’il vînt de la petite ou de la grande Mancie, en somme, jamais oracle n’eut tort ; mais on concède que parfois il fut mal compris, et que le, rêve qui sortit par la Porte d’Ivoire, fut pris pour un songe venu par la Porte de Corne.
Nous lisons dans une Relation du Sahara Occidental — et combien on pourrait citer d’exemples analogues ! — que « les Maures vont toujours prier sur la tombe de Bou Baker. Ils en font le tour plusieurs fois, s’accroupissant près la pierre tombale, la baisent, racontent à Sidi leurs peines, leurs espérances et demandent conseils et secours. »
Quand une religion remplace une autre religion, tel dogme devient hérésie, et telle hérésie devient un dogme, mais la prophétie reste l’inspiratrice du dogme ; toujours on regarde aux présages et pressentiments, aux innombrables petites manies, aux songes révélateurs. Pourquoi cette foi tenace, cette crédulité stupéfiante ? Parce que, sur mille ou dix mille, un de ces songes peut être révélateur, parce que ça et là se présentent quelques phénomènes de télépathie et de télesthésie authentiques, mal étudiés, mal compris. Nous ignorons toujours notre Moi. Ce n’est qu’un pressentiment, mais nous le savons pour fondé, aimant à croire que les merveilles de notre monde intérieur ne sont pas inférieures aux merveilles du monde extérieur. Celles-ci continuent celles-là.
ELIE RECLUS
Note
(1) Conférence faite à l’École des Hantes Etudes do l’Université Nouvelle à Bruxelles.
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