Édouard Pichon. Court document d’Onirocritique. Extrait de la « Revue Française de Psychanalyse », (Paris), n°3, 1929, pp. 482-490.
Edouard Pichon (1890-1940), médecin, spécialité pédiatrie, et psychanalyste, l’un des 12 fondateurs de la Société psychanalytique de Paris. Il fut le gendre de Pierre Janet.
Quelques publications :
— De quelques obstacles à la diffusion des méthodes psychanalytiques en France. Extrait de la revue « Le Progrès médical », (Paris), partie 1, 1923, pp. 533-534. [en ligne sur notre site]
— Extension du domaine de la psychanalyse. Article parut dans la revue « L’Evolution psychiatrique », (Paris), time II, 1927, pp. 217-228. [en ligne sur notre site]
— La famille devant M. Lacan. Article parut dans la « Revue française de psychanalyse », (Paris), tome XI, fascicule 1, 1939, pp. 107-135. [en ligne sur notre site]
— (avec Jacques Damourette). La grammaire en tant que mode d’exploration de l’inconscient. Article paru dans l’Evolution psychiatrique, (Paris), 1925, pp. 237-257. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé le notes originales de bas de page en fin d’article. – L’images été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 482]
Court document d’Onirocritique
Par Édouard PICHON (1).
S’il est un terrain qui paraisse dangereux à ceux qui critiquent le freudisme sans avoir eux-mêmes d’expérience psychanalytique, c’est bien celui de l’onirocritique. Quelle formidable part de fantaisie doit, pensent-ils avec quelque apparence de raison, laisser au médecin le domaine de l’interprétation des rêves !
Il est souvent bien difficile de prouver péremptoirement à ces sceptiques que, pour un rêve donné, telle interprétation que l’on a cru devoir faire est adéquate à la vérité clinique. Certes la marche évolutive de la grande majorité des traitements psychanalytiques est là pour justifier dans son ensemble la légitimité de l’onirocritique freudienne. Mais il est rare que l’on ait la preuve directe de la justesse d’une interprétation. Par un heureux concours de circonstances, il m’est, au début même d’une psychanalyse, arrivé de deviner, par une véritable oniromancie, les lignes générales d’une situation réelle qui ne m’avait pas encore été avouée. Il me semble qu’il y a là un fait clinique intéressant ; c’est pourquoi j’ose le publier ici.
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J’appellerai ma patiente Nina (2).
Je la vois pour la première fois à la fin d’octobre 1929. Cette première visite est consacrée à un interrogatoire et à un examen somatique. L’un et l’autre sont fructueux. [p. 483]
La malade a environ la quarantaine. Or, c’est depuis 1909, c’est-à-dire depuis l’époque de ses beaux vingt ans, qu’elle est malade : anorexie, accès de colite avec diarrhée, et toujours une grande maigreur qui a fait ordonner aux médecins, entre 1909 et 1913, un régime de suralimentation. De 1914 à 1922, elle reste constamment fatiguée, déprimée, apathique, constipée. En 1922, on découvre une gastroptose très accentuée. Nina se fait soigner en France, puis en Suisse. En 1923, sous l’influence du Dr X…, elle devient végétarienne. Elle assure avoir réussi, par ce changement de régime, à supprimer certains malaises postprandiaux ; pourtant, elle n’est pas guérie. Son anorexie est telle qu’elle ne mange que par raison, et ridiculement peu. Sa constipation est, depuis six mois, plus accentuée que jamais. Elle souffre beaucoup dans la région anale pendant et après la défécation.
A l’examen physique, je note, outre la grande maigreur de la malade, que le colon gauche est encombré de matières semi-liquides et que la tension artérielle est très basse (11-5). La malade est dysménorrhéique et son métabolisme basai a été trouvé très au-dessous de la normale.
En somme, vieux syndrome de ptose des viscères, de l’abdomen et de stase colique ; déséquilibre évident du système vago-sympathique ; dysendocrinie multiple touchant au bas mot les surrénales, la thyroïde et les ovaires ; et enfin, au rectum, des symptômes dont il faudra demander au radiologiste et au chirurgien de nous aider à éclaircir la nature.
Je me suis bien gardé de négliger cet état somatique. Quoique gêné aux entournures, quant à ma liberté thérapeutique, par les dogmes naturistes de Nina, j’ai essayé de lui prêter le secours des médicaments tant déconstipants (paraffine, agar-agar, etc…) que nervins antispasmodiques (belladone) et qu’opothérapiques (adrénaline, agomensine, thyroïde). Et j’ai demandé, comme je viens de l’indiquer, une étude plus complète du syndrome ano-rectal.
Je dois même dire que devant un tel tableau clinique je me suis félicité qu’en moi le psychanalyste fût, comme il devrait toujours l’être, doublé d’un médecin.
Mais était-ce à dire que l’on eût tort de penser que cette malade pût être aidée par la psychanalyse ? Certes non. En [p. 484] thèse générale, comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le dire, et comme M. Parcheminey et M. Gilles l’ont également montré, les mêmes faits morbides peuvent avoir une face somatique et une face psychique s’offrant l’une et l’autre à l’action du thérapeute. Et dans le cas particulier, le syndrome psychopathique n’est pas absent. Sentiment d’être étrangère au monde, de ne prendre vraiment sa part d’aucun événement, inhibition de l’action, voilà ce que Nina avoue. Sans préjudice des troubles profonds, beaucoup plus graves, que révèlera ultérieurement la psychanalyse.
Des renseignements fournis par l’interrogatoire et par les thérapeutes antérieurs, je retiendrai surtout les conditions bizarres dans lesquelles Nina a été élevée. Tandis que sa mère était de petite bourgeoisie, son père appartenait franchement à la crapule : joueur, noceur, buveur, il était un fléau dans son propre intérieur. Notre patiente le détestait profondément, et méprisait sa mère d’être si « poire » que d’avoir choisi cet homme et de rester avec lui.
D’autre part, sans doute parce qu’on voulait la soustraire au démoralisant enfer de cet intérieur, ce n’est pas chez ses parents, mais alternativement auprès de l’une et de l’autre de ses grand’mères que l’enfant passa la plus grande partie du temps de son enfance. Ce n’était pas pour relever à ses yeux des parents où déjà elle avait bien de la peine à trouver un modèle à imiter, ce n’était pas non plus pour lui faire goûter davantage les joies de la famille, car les deux grand’mères haïssaient et dépréciaient respectivement qui son gendre qui sa bru, mais s’accordaient d’autre part pour faire reproche à Nina de son sexe, et de ses points de ressemblance avec le bel-enfant respectivement détesté.
Depuis l’âge de treize ans, Nina médita un projet de fuite qu’enfin à dix-neuf ans elle exécuta. Elle versa immédiatement dans la galanterie vénale, d’où son mariage ne la sortit qu’après la Guerre. Comme cette fuite remonte aujourd’hui à vingt-deux ans, on pouvait croire que la situation entre Nina et ses parents avait été réglée, soit par le pardon [p. 585] réciproque, soit par la brouille absolue, soit par la faux de la mort. Nous allons voir que c’est sur ce point que le rêve de la première séance de psychanalyse nous a donné des clartés subites.
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Quelques jours en effet après la séance d’interrogatoire et d’examen physique que je viens de décrire, Nina vint chez moi pour sa première séance proprement psychanalytique, s’étendit sur le divan et commença immédiatement le récit du rêve que voici :
« Je suis à un enterrement. Je suis étonnée de voir marcher derrière le cercueil DEUX infirmières revêtues de très longues blouses blanches et portant un chapeau de crêpe avec un voile. Quand on entre dans l’église, elles se dirigent vers l’autel et s’y agenouillent pieusement. Visiblement, cette mort les émeut grandement. Après elles viennent dans le cortège DEUX femmes de la famille, en robe noire. Elles ont sur les yeux un épais bandeau, autour du menton et des joues une mentonnière très épaisse également. Je me demande comment elles peuvent se diriger, avec ce bandeau. »
Je m’en vais maintenant donner l’essentiel des associations que la malade m’a fournies à propos de ce rêve, afin que soit connu du lecteur le matériel qui m’a mené à mon interprétation.
La malade est comme enterrée par sa névrose. Elle est vraiment retranchée du monde, puisque ne prenant d’intérêt à rien, puisque se sentant étrangère aux choses mêmes qu’elle fait, puisque n’ayant pas connu l’amour qui, pour les gens normaux est, dit-on, le but de la vie.
Le bandeau et la mentonnière que portent les femmes de la famille la font penser à une jeune fille de ses amies, à qui les médecins ont mis une minerve de plâtre. Le bandeau que ces femmes avaient sur les yeux était bien aussi épais que ce plâtre, et la mentonnière leur tenait la tête dans une position toujours la même. Elles s’avançaient droit devant elles, [p. 586] sans savoir s’il n’aurait pas fallu à certains moments infléchir leur route, sans même voir où elles marchaient.
Les infirmières à longue blouse ramentoivent à notre malade la mère de la jeune fille en question. Cette mère est petite ; c’est sans doute pourquoi les blouses apparaissent si longues.
Nina voit en pensée cette jeune fille immobile sur son lit et appelant d’une voix faible. Son horizon se borne au plafond de la chambre. Nina connaît cette mère et ses enfants depuis sept à dix ans. La jeune fille est malade depuis six ans. Nina a beaucoup de compassion pour cette jeune fille, qui dépend de tout le monde. Cette famille est dans une situation bien difficile. C’est une grande malchance que d’avoir pour parents deux individus qui n’auraient pas dû se marier ensemble. Le père de la jeune fille n’aurait d’ailleurs pas dû se marier du tout. Il avait la syphilis, avait eu le mal de Pott. Il a donné quatre enfants à sa femme, aucun n’est très sain. Mais y-a-t-il des gens vraiment normaux ? Nina se le demande.
Les deux femmes en noirlui remettent en mémoire un enterrement où elle est allée cet hiver, celui d’une femme de quatre-vingt-dix ans qui était la grand’mère d’une de ses amies. Ses grand’mères à elle étaient toujours en noir. A l’époque de l’enfance de Nina, dès qu’une femme vieillissait quelque peu, elle portait des toilettes austères, le plus souvent noires. Ni l’une ni l’autre de ses grand’mères ne l’a choyée. Elles lui en voulaient toutes deux d’être une fille. L’une lui disait toujours de cacher ses mains, qu’elle trouvait d’une très vilaine forme. L’autre la rudoyait pour des peccadilles. Et ni l’une ni l’autre ne tarissaient de critiques chacune sur son bel-enfant respectif, gendre ou bru. Critiques souvent justes d’ailleurs, mais blessantes par leur ton haineux.
Cet été, Nina s’est trouvée passer par le pays de sa grand’mère maternelle. Elle n’y a été que quelques heures. Elle y a retrouvé peu de connaissances. Mais une chose l’a beaucoup intriguée ::une femme lui a dit : « Je suis Gilberte Coison » (3). Or Nina avait connu une jeune fille de ce nom, [p. 487] et ce n’était pas la même. Elle n’est pas arrivée à comprendre le rapport entre ces DEUX Gilberte Coison. La Gilberte Coison que Nina a revue cet été a épousé un garçon qui, quand Nina était enfant, était déjà au service. Elle a tutoyé Nina, qui ne se souvenait pas du tout d’elle. L’autre Gilberte Coison, celle dont Nina a gardé nettement le souvenir, était vaironne. Celle-ci a les deux iris de la même couleur. D’ailleurs, ce n’est évidemment pas la même. C’est une cousine, peut-être. Mais Nina pourtant ne se souvient pas que sa Gilberte Coison à elle, la vaironne, eût une cousine portant le même prénom.
Abstraction faite de la particularité sur laquelle je m’étendrai plus loin, le rêve me parut relativement clair, et voici comment je l’expliquai à la patiente :
Les trois éléments successifs du cortège, savoir respectivement la morte portée dans son cercueil, la paire d’infirmières et la paire de femmes en noir représentent les trois générations féminines de la famille de Nina.
Mais il y a une sorte d’identification réciproque entre la première et la troisième générations, entre la morte et les. femmes en noir, c’est-à-dire entre Nina et ses grand’mères. En effet Nina, dans les associations, s’est successivement présentée comme la jeune fille qu’on enterrait et comme la jeune fille dont la minerve est le prototype réel du bandeau et de la mentonnière des femmes en noir du rêve. Et d’autre part les associations nous présentent les grand’mères de Nina comme assimilées et à la vieille dame de quatre-vingt-dix ans qu’on a enterrée cet hiver, et aux deux femmes en noir du cortège vu en rêve.
C’est dire que Nina s’identifie à ses grand’mères. C’est elles qui avaient un bandeau et une mentonnière, c’est-à-dire une vue étroite et mesquine de la vie, et se butaient dans la haine à l’égard de ce qui était différent d’elles-mêmes, si différentes d’ailleurs l’une de l’autre. C’est elles qui portent Nina en terre, car en l’empêchant de faire de ses parents ses parangons psychologiques, comme il est normal dans la petite [p. 488] enfance, et en la faisant d’autre part rougir de sa féminité, elles l’ont précipitée dans la névrose, où elle est maintenant comme dans un tombeau.
Mais en même temps, c’est Nina qui a le bandeau, la minerve. C’est son horizon à elle qui est désormais rétréci, par la maladie, d’une façon autre, mais aussi grave que l’était celui de ses grand’mères bardées de préjugés. Et c’est elle qui est heureuse de porter en terre ces maudites grand’mères auxquelles pour son malheur elle n’est que trop identifiée.
Quant aux deux infirmières, les seules vraiment émues de la mort de la jeune fille du rêve, elles représentent la mère de Nina, la seule personne en somme qui l’ait vraiment aimée, qui l’ait choyée, qui l’ait soignée, comme la mère de la jeune fille à la minerve fait sa fille. A cette tendre mère qu’elle avait, Nina n’a pas pu s’identifier comme elle l’aurait normalement dû.
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Mais, cette explication donnée, il restait un point inexpliqué dans le rêve, un point frappant. Pourquoi cette disposition des femmes par paires, pourquoi deux femmes en noir et surtout pourquoi deux infirmières ?
Déjà les DEUX femmes en noir, interprétées grand’mères de Nina, ne représentaient qu’une seule fonction onirique, puisque ci-dessus j’ai pu parler constamment de ces deux grand’mères au pluriel, en un seul bloc, comme ayant eu une action respective symétrique. Dès lors leur dualité réelle ne suffisait pas à expliquer leur dualité onirique. D’ailleurs dans le rêve ces deux femmes en noir sont semblables ; entre elles deux, aucun élément de distinction n’intervient.
Qu’il y ait dans le rêve DEUX infirmières au lieu d’une est encore plus inexplicable. Que signifie ce dédoublement du personnage maternel ?
L’étrange anecdote de Gilberte Coison attirait encore mon attention sur cet élément de bizarrerie : une personne qui est la même et qui pourtant n’est pas la même ; deux personnalités sous un même nom. [p. 489]
Nina était, par les deux femmes en noir, doublement représentée ; sa mère, par les deux infirmières, doublement représentée elle aussi.
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Ces remarques que j’avais faites en moi-même me permirent d’oser dire, avec autorité, à Nina, qu’outre la signification ci-dessus indiquée, son rêve me faisait pressentir un point important sur lequel je désirais qu’elle s’expliquât : elle paraissait, d’après mes inférences onirocritiques, avoir, particulièrement dans le domaine de ses relations avec sa mère, une vie double.
Nina parut assez gênée. Néanmoins, elle s’exécuta, et j’appris un fait qu’au cours de tout ma mois de traitement elle prétendait n’avoir pas eu l’occasion de révéler au thérapeute qui l’avait soignée avant moi :
Ses parents ne sont pas morts. Après qu’elle a eu fui le domicile de ses parents, elle a feint quelques mois d’être en Allemagne, alors qu’elle était à Paris, et elle se faisait renvoyer là-bas les lettres de sa famille ; ensuite, elle a continué à voir sa mère et a même été le principal artisan de la rupture survenue entre ses parents ; elle a soigné plusieurs mois son frère en Savoie. Elle sait aussi où est maintenant son père. Mais elle a fait de sa vie deux parts absolument séparées. Les connaissances qu’elle a en commun avec sa famille d’origine et celles qu’elle a en commun avec son mari et sa belle-famille sont deux mondes distincts, qui ne communiquent pas. L’homme qui est actuellement son mari et qu’elle connaît depuis 1911, la croit orpheline de père et de mère. Elle a fait figurer sur son acte de mariage cette indication mensongère. De son frère, de ses cousins et cousines, son mari ignore également l’existence d’une façon absolue, ainsi que de toutes les connaissances qui lui viennent de sa famille. Alors même qu’elle était en Savoie, soignant son frère, deux amants, dont l’un devait plus tard devenir son mari, lui envoyaient de l’argent mais en ignorant l’existence dudit frère. Et réciproquement, sa mère et son frère ne sont nullement au courant de l’autre partie de sa vie. Depuis des [p. 490] années, elle tisse ainsi une formidable toile de mensonge. « Ma vie », conclut-elle, « est, en effet, double comme vous l’avez « dit ».
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Je pourrais allonger le présent travail en essayant de marquer la signification psychologique de cette étrange attitude. Cela m’entraînerait hors du sujet que j’ai choisi aujourd’hui, qui était de montrer au lecteur que l’interprétation des rêves, que d’aucuns se plaisent à considérer comme une fantaisie pure, aboutit dans certains cas à faire découvrir au médecin d’importants faits réels. Nous tenons là une preuve solide, me semble-t-il, du bien-fondé de la méthode onirocritique.
Notes
(1) Mémoire parvenu à la Rédaction le 26 novembre 1929.
(2) Tous les noms figurant ici sont de pure fantaisie. E. P.
(3) Nom imaginaire substitué par moi au nom réel. E. P.
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