E. Thibault. La sensation du « déjà vu ». Extrait de la « Revue de psychologie clinique et thérapeutique », (Paris), quatrième année, 1900, pp. 18-20.
Cet ici le compte-rendu de la thèse soutenue peu de temps avant , dirigée par Emmanuel Régis.
Emmanuel-Jean-Auguste-Joseph Thibault. Médecin.
— Essai psychologique et clinique sur la sensation. du déjà vu, Thèse de médecine, Bordeaux, 1899. 1 vol. Cette th§se
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LE SENSATION DU « DÉJÀ VU » (1)
Beaucoup de personnes ont probablement éprouvé et remarqué le phénomène dont nous allons traiter et que nous désignons sous le nom du « déjà vu », mais qui a reçu d’autres dénominations telles que fausse reconnaissance, paramnésie, fausse mémoire, sur lesquels nous aurons probablement l’occasion de revenir. Voici ce que Dickens rendit par la bouche de son héros David Copperfield : « Nous connaissons tous par expérience ce sentiment qui nous envahit parfois, que ce que nous sommes en train de lire ou de faire a déjà été dit et fait antérieurement, il y a longtemps ; que nous avons déjà été entouré par les mêmes figures et les mêmes objets dans les mêmes circonstances ». Cette illusion est plus ou moins vive, plus ou moins persistante est très variable comme forme.
Vous ouvrez le dernier roman paru et, lecture faite, pour vous écriez : « Où donc ai-je lu cette histoire ? » De même pour une pièce de théâtre, un morceau de musique, pour une personne rencontrée.
Wigan, dans son livre bien connu sur la « Dualité de l’Esprit », rapporte que, pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor, il est tout d’un coup le sentiment d’avoir été autrefois témoin du même spectacle (Wigan, 1844). Il est encore d’autres illusions fréquentes ; en voyage, au détour d’un sentier, placées en face d’un site qu’elles voient pour la première fois, des personnes croient l’avoir déjà contemplé et cela dans les moindres détails. Non seulement elles ont déjà vu ce qui se passe sous leurs yeux, mais elles reconnaissent aussi les personnages, les mêmes paroles prononcées par eux dans les mêmes circonstances, elles ont éprouvé à cela les mêmes sentiments, en un mot pour nous servir de leur expression « elles revivent une tranche de leur existence précédente ». Voici un exemple de cette illusion donnée par Sander que M. Ribot rapporte dans son ouvrage sur les Maladies de la Mémoire. « Un malade en apprenant la mort d’une personne qu’il connaissait, fut saisi d’une terreur indéfinissable, parce qu’il lui semblait qu’il avait déjà ressenti cette impression. Je sentais que déjà auparavant, étant couché ici, dans ce même lit, X… étaient venus et m’avait dit : « Müller est mort ». Je répondis : « Müller est mort il y a quelque temps, il n’a pu mourir deux fois ». Emprunterons encore à M. Ribot le cas suivant rapporté par le Dr Arnold Pick. « Un homme instruit, raisonnant assez bien sûr sa maladie et qui en a donné une [p. 19] description écrite, les prix vers l’âge de trente-deux ans d’un état mental particulier. S’il assistait à une fête, s’ils visitaient quelque endroit, s’il faisait quelque rencontre, cet événement, avec toutes ces circonstances, lui paraissait si familier qu’il se sentait sûr d’avoir déjà éprouvé les mêmes impressions, étant entouré précisément des mêmes personnes ou des mêmes objets, avec le même ciel, le même temps, etc. Faisait-il quelque nouveau travail, il lui semblait l’avoir déjà fait et dans les mêmes conditions. Ce sentiment se produisait parfois le jour même, au bout de quelques minutes ou de quelques heures, parfois le jour suivant seulement, mais avec une parfaite clarté ».
Une observation analogue à cette dernière a été publiée par M. Arnaud dans les Annales médico-psychologiques, nous aurons l’occasion de la cité et de la discuter au cours de cette étude.
Les écrivains ont depuis longtemps signaler ces minutes émouvantes dans la vie dans lesquelles une sensation nouvelle nous semble avoir déjà été éprouvée.
M. Dugas, dans son étude sur la fausse mémoire, si les vers de Verlaine, intitulé Kaléidoscope:
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu
Un instant à la fois très vague et très aigu.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce sera comme quand on ignore des causes,
Un lent réveil après bien des métempsycoses,
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce sera ainsi fatal qu’on en croira mourir.
Le poète fait sûrement allusion dans ces vers au phénomène du « déjà-vu ». Jules Lemaître a montré qu’il était impossible de les comprendre sans cette explication.
M. Dugas cite encore le passage du Roman d’un enfant, de Pierre loti.
« Devant moi, quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir, une étendue en mouvement qui me donnait un vertige mortel… Évidemment, c’était ça ; pas une minute d’hésitation ni d’étonnement que ce fut ainsi : non rien que de l’épouvante ; je reconnaissais et je tremblais…
« Pour la reconnaître ainsi, la mère, l’avais-je déjà vu ? Peut-être inconsciemment, lorsque vers l’âge de cinq ou six mois, on avait emmené dans l’île, chez ma grand’tante, sœur de ma grand-mère. Ou bien avait-elle été regardée si souvent par nos ancêtres marins, que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité ».
Nous trouvons un autre exemple de cette illusion dans l’Enfant de volupté, de Gabriel Annunzio : « Certainement, dit un des personnages, je vous ai déjà vu ; je ne sais plus où, je ne sais plus quand, [p. 20] mais certainement je vous ai vu. Dans l’escalier, tandis que je vous regardais monter, un souvenir indistinct s’élevait de ma mémoire, quelque chose qui prenait forme suivant le rythme de votre ascension, comme une image qui naîtrait d’un air de musique… Je n’ai pas réussi à tirer ce souvenir au clair, mais lorsque vous vous êtes retournée, j’ai senti que votre profil répondait incontestablement à votre image. Ce ne pouvait être une divination ; c’était donc un obscur phénomène de la mémoire. Certainement je vous ai vu déjà. Qui sait ? Peut-être dans un songe, peut-être dans une création d’art, peut-être dans un monde différent… Dans une existence antérieure… »
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Les interprétations qu’on a données à la sensation du « déjà-vu » sont nombreuses. La question, comment se rendre compte, et complexes ; aussi les théories émises sont-elles très diverses, d’autant plus qu’on a souvent décrit sous ce nom des faits, analogues sans doute, mais dus à des causes différentes.
Les anciens ont l’air d’avoir connu ce phénomène, et ils y rattachaient des croyances superstitieuses ; c’était une base de leur théorie sur une existence antérieure. Saint-Augustin paraît y faire allusion lorsqu’il réfute les idées de Pythagore sur ce sujet, en disant que c’était de faux souvenirs (falsa memorias) suscités par des esprits malins (instictu malignorum atque fallacium) pour tromper les hommes.
Des écrivains ont prétendu que cette illusion s’expliquait par le fait que nos ascendants avaient réellement vu ce que nous pensons reconnaître. P. Loti émet cette opinion dans de magnifiques descriptions de sensations du « déjà-vu » dans le Roman d’un Enfant et le Livre de la Pitié et de la Mort. Ce serait un phénomène d’hérédité du souvenir, comme il y a l’hérédité de l’instinct et de la forme. « Qui sait même, dit M. Fouillée, si, comme le croyait Platon est comme un darwinisme serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscences d’une expérience antérieure à notre naissance, et conséquemment ancestrale ?
« On déterminera peut-être un jour, dit M. James Sully, ce que l’expérience de nos ancêtres et au juste capable de nous fournir, si ce sont des tendances mentales vagues, ou des idées presque définies… » Mais tant que nous ne posséderons pas des documents précis sur ces points, il semble plus sage de rapporter les souvenirs vagues qui hantent parfois l’esprit à des faits entrant dans l’expérience personnelle de l’individu.
Laissons de côté ces hypothèses émanés d’une psychologie peut-être trop imaginative, et celles chères aux poètes et aux écrivains, pour étudier les théories fondées des psychologues modernes.
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