De la folie religieuse et de la possession diabolique. Sans lieu, ni date.
Nous n’avons pas trouvé de renseignements sur cette plaquette publiée anonymement, probablement dans les vingts premières années du XXe siècle. Etonnante étude qui prend appuie sur un texte de 1598, celui de Thyraeus, pour contrer celui des aliénistes, en particulier de l’école de La Salpêtrière.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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DE LA FOLIE RELIGIEUSE
ET DE LA POSSESSION DIABOLIQUE
L’étude de la folie religieuse présente le plus grand intérêt, en raison du nombre et de l’importance des problèmes qu’elle soulève tout naturellement. Elle se rattache, en médecine mentale, à la question encore si controversée des délires partiels ou monomanies : et, en philosophie, aux importantes thèses de l’existence des esprits et de l’influence de la religion.
Le médecin se demande si le rapport de certains délires avec les dogmes ou les pratiques de telle ou telle religion peut, à lui seul, justifier la création d’une entité morbide ; le philosophe, si le sentiment religieux peut jamais devenir
une cause de folie ; et le théologien, si certaines formes de l’aliénation mentale sont ou ne sont pas des cas de possession diabolique.
Cette étude comporte deux parties : la première traite de la folie religieuse, de sa définition, de sa nature et de ses causes ; la seconde, de la possession diabolique considérée au double point de vue médical et théologique.
I
DE LA FOLIE RELIGIEUSE.
Il suffit d’observer, au cours d’un délire, des paroles ou des actes rappelant des notions ou des pratiques religieuses pour affirmer l’existence du symptôme idée délirante religieuse, symptôme que Ball appelle encore idée mystique. Les idées religieuses peuvent se montrer dans le délire des maladies aiguës et chroniques, aussi bien que dans toutes les formes de l’aliénation mentale. Toujours en [p. 2] harmonie avec l’état du malade, gaies ou tristes suivant qu’il y a exaltation ou dépression des forces, elles n’ont aucune autonomie particulière. Associées le plus souvent à d’autres conceptions délirantes, elles disparaissent dans l’ensemble des symptômes qui servent à caractériser la maladie. Parfois même on a beaucoup de peine à les distinguer au milieu des multiples assertions du malade.
Quand les idées religieuses, prédominent sur les autres conceptions délirantes et qu’elles influent sur la manière d’être et d’agir de l’aliéné, elles constituent le délire religieux.
Le délire religieux proprement dit se rencontre surtout dans les vésanies et dans les affections du système nerveux, comme l’hystérie, l’épilepsie, la paralysie générale.
Il se caractérise par des idées religieuses incohérentes, variables, désordonnées et groupées au hasard des réminiscences. Le délire est souvent grotesque et absurde : le malade se dit tout à la fois Fils de Dieu et quatrième personne divine, saint et cuisinier. Il associe des idées profanes aux idées religieuses, et se prétend, par exemple, en même temps Dieu et roi. Il présente des idées de grandeur avec des idées de persécution, des idées de mission céleste avec des idées de suicide, ou bien des scrupules religieux excessifs avec des pensées obsédantes de commettre un sacrilège, etc.
En un mot, dans le délire religieux proprement dit, la coordination entre les idées, les sentiments et les actes n’existe pas, et ce n’est pas à ce délire qu’on donne d’ordinaire le nom de folie religieuse.
1. — Définition de la folie religieuse.
Mais parfois les idées religieuses ne coïncident pas, sinon très rarement, avec d’autres conceptions délirantes. Le délire est remarquablement uniforme et cohérent: tout se tient, tout s’enchaîne avec méthode, et l’aliéné présente une association presque logique de pensées, de paroles et d’actes. [p. 3]
Le délire peut être simple ou bien se compliquer d’hallucinations, et conduire aux actes les plus étranges ct les plus funestes.
Le délire religieux est dit alors organisé, systématique ou systématisé, et cette systématisation peut durer plusieurs années, parfois même jusqu’à dix ans et plus.
C’est ce délire, considéré au moment où il est en pleine systématisation, qu’on a surtout décrit sous le nom de folie religieuse.
Le désaccord entre les médecins aliénistes porte principalement sur sa nature. Les uns en font une entité morbide spéciale, tandis que les autres n’y voient que l’un des modes d’expression d’une maladie mentale à déterminer.
Dupain considère la folie religieuse comme rare et dit que « sur 857 observations quelconques d’aliénation mentale, prises au hasard du temps et des pays, on en trouve 54 dans lesquelles le délire religieux est mentionné, soit en moyenne 6,30 pour 100 (1).
Ball, au contraire, enseigne que la folie religieuse est « bien plus fréquente qu’on ne le pense en général », mais il n’appuie son assertion sur aucune donnée statistique (2).
Dans la plupart des cas, les paroles ou les actes du fou religieux rappellent simplement à l’observateur les croyances ou les pratiques religieuses que le malade a suivies, ou dont il a entendu parler. Mais il est souvent difficile de les rapporter à l’une des religions connues : l’aliéné emprunte parfois ses idées délirantes à plusieurs religions, ou bien il conçoit de nouveaux dogmes ou de nouvelles pratiques religieuses.
En ne tenant compte que du thème religieux du délire, on a multiplié presque à l’infini les formes de la folie religieuse. C’est ainsi qu’on a groupé, sous le nom d’ascétisme, les cas où l’aliéné se livre à des pratiques excessives de piété et de mortification.
D’autres fois le malade prétend se trouver en communication directe avec des êtres invisibles, et cette forme de [p. ] folie a reçu les différentes qualifications de spiritisme, quand l’aliéné se croit en communication avec des esprits ; de mysticisme, s’il pense être en relation avec Dieu, les anges ou les saints ; de démonolâtrie, s’il se figure adorer le démon ; de démonomanie ou démonopathie, s’il se dit possédé par un ou plusieurs démons qui se sont emparés de lui.
Esquirol a proposé le mot théomanie pour désigner les cas où le fou religieux se considère comme un personnage divin. Mais l’expression de mégalomanie religieuse est plus usitée, et s’applique encore aux aliénés qui se croient chargés d’une mission divine.
Enfin on a décrit une monomanie blasphématoire, que caractérise l’idée obsédante d’injurier la divinité, de blasphémer ou de commettre un sacrilège.
Ces diverses variétés de folie religieuse n’ont aucune existence distincte ; utiles pour la clarté des descriptions, elles n’ont pas de valeur pour le diagnostic. Le rapport de certains délires avec les dogmes, ou les pratiques de telle ou telle religion ne peut justifier la création d’une espèce pathologique distincte.
Il est facile de le démontrer, et cette démonstration ruine par la base la théorie qui fait de la folie religieuse une maladie spéciale.
2. — Nature de la folie religieuse.
Pour déterminer la nature, le pronostic et le traitement de la folie religieuse, ce qu’il faut considérer, ce n’est ni le thème du délire, ni ses rapports avec les dogmes ou les pratiques de telle ou telle religion, mais bien l’état général du malade (dépression, exaltation, exagération du pouvoir personnel), et l’incohérence ou la coordination de ses idées ou de ses actes.
Ce qu’il faut encore considérer, c’est l’évolution du délire, son mode de début, sa marche et sa terminaison ; c’est enfin et surtout ses rapports avec les phénomènes psychiques et somatiques (hallucinations, illusions, stigmates physiques, etc.), au milieu desquels il évolue. [p. 5]
Mais il est absolument inutile d’avoir reconnu le caractère mystique, ascétique, démoniaque, etc., des conceptions délirantes.
La folie religieuse constitue ce que le professeur Lasègue appelait « une espèce séméiotique (3) ». L’espèce séméiotique, l’œdème, par exemple, donne les caractères extérieurs d’une affection, tandis que l’espèce pathologique, comme le mal de Bright, doit donner toute l’évolution de la maladie, son origine, sa marche, son pronostic, etc.
La folie religieuse n’est donc pas une espèce pathologique, une entité morbide ; elle se comporte comme un véritable symptôme : prise isolément, elle ne peut, à elle seule et en tant que religieuse, éclairer le praticien sur la nature et le pronostic de la maladie dont elle manifeste l’existence. Cette maladie reste à déterminer, et ce peut être l’hystérie, l’épilepsie, le délire chronique, etc.
Quand l’observation se prolonge, en effet, assez longtemps et que les antécédents de l’aliéné sont connus, on constate que le délire religieux n’est en réalité que l’une des formes de la maladie.
Ainsi, dans la folie intermittente simple, le délire religieux peut caractériser un accès, et faire défaut à la rechute suivante.
De même, dans la folie à double forme, il s’observe parfois à la période de mélancolie, par exemple, tandis que la période de manie n’offre aucune préoccupation religieuse.
Mais les cas qui peuvent surtout induire en erreur et paraître justifier l’autonomie de la folie religieuse, appartiennent à cette maladie mentale que l’on désigne sous les divers noms de délire chronique (Magnan), de psychose systématique progressive (Garnier), etc., et qui comprend la plupart des cas du délire de persécution de Lasègue.
Ce qui la caractérise, c’est la succession régulière, dans un ordre rigoureux et toujours le même, de l’inquiétude, de la persécution, de l’ambition et de la démence. Inquiets [p. 6] d’abord, puis persécutés, les délirants chroniques deviennent souvent plus tard des ambitieux, et finissent par tomber dans la démence.
À chaque période, — celle de démence exceptée, — le délire est remarquablement uniforme et cohérent, systématisé, suivant l’expression consacrée. Chaque phase peut durer plusieurs années, et, si le délire a la forme religieuse, on conçoit qu’on ait eu l’idée d’en faire une maladie spéciale et de l’appeler folie religieuse. Expression impropre cependant, car l’idée religieuse n’est en réalité qu’accessoire.
L’observation clinique montre que le caractère religieux des conceptions délirantes change avec chaque période de la maladie.
Au début, les inquiétudes sont des scrupules excessifs ; plus tard, la persécution prend la forme diabolique : le malade se croit damné, ou encore possédé par l’esprit malin, etc. Enfin, à la période d’ambition, il se prétend Dieu le père, le Saint-Esprit, ou bien il se figure être chargé d’une mission régénératrice du monde.
Qu’on admette ou non la constance des quatre périodes du délire chronique, il est évident que le rapport de la systématisation avec telle ou telle religion n’a pas d’importance. Ce qui prédomine chez l’aliéné, ce qui permet de grouper les faits, c’est l’inquiétude, la persécution ou l’ambition ; et peu importe que l’inquiétude, la persécution ou l’ambition prenne ou non la forme religieuse.
De plus, la période d’ambition succédant à une phase de persécution diabolique n’est pas nécessairement d’ordre religieux. Le fou, qui se croyait possédé par le diable, persécuté par l’esprit malin, peut devenir plus tard un empereur ou un président de république.
Inversement, la mégalomanie religieuse peut succéder à une phase de persécution laïque ; et tel malade qui se disait électrisé, magnétisé, empoisonné, volé, ruiné, etc., devient, à la période de l’ambition, non pas empereur, roi, président de république ou député, mais Dieu, Saint-Esprit, Sainte Vierge, Christ ou prophète.
Le thème religieux du délire ne peut donc, à lui seul, [p. 7] ni servir au diagnostic, ni justifier la création d’une entité morbide spéciale.
Dans d’autres cas, la folie religieuse est symptomatique de la dégénérescence mentale.
Chez le dégénéré, le délire religieux, d’ordinaire incohérent et passager, présente parfois une assez longue durée et un enchaînement plus systématique. Mais là encore l’idée religieuse n’est qu’accessoire.
Bien souvent d’autres conceptions délirantes, telles que la folie du doute, le délire du toucher, l’agoraphobie, etc., évoluent parallèlement au délire religieux. D’autre part, le manque de pondération des facultés, — si fréquent chez le dégénéré, que son intelligence soit moyenne ou même supérieure, — les aberrations du sens génital, les impulsions à des actes illogiques (par exemple, interrompre brusquement une conversation pour se précipiter vers une fenêtre et en briser les carreaux), la satisfaction consécutive à ces actes, etc., s’observent fréquemment, en même temps que les idées religieuses.
Enfin, les stigmates physiques (asymétrie, déformation du crâne, strabisme congénital, bec-de-lièvre, doigts surnuméraires, pied-bot, etc.), ainsi que le début brusque et la marche intermittente, irrégulière et paroxystique des accidents, permettent de rattacher la folie religieuse à la dégénérescence mentale.
Il est des circonstances, sans doute, où l’absence de renseignements sur le malade et l’impossibilité de suivre assez longtemps l’évolution du délire obligent à le qualifier, suivant le cas, de manie, de mégalomanie ou de lypémanie religieuse.
Mais, même alors, l’idée délirante, en tant que religieuse, ne joue qu’un rôle accessoire. C’est la rapidité ou la lenteur de la genèse des conceptions délirantes : c’est leur caractère gai ou triste, joyeux ou pénible ; c’est l’état d’agitation, d’exaltation ou de dépression de l’aliéné ; en un mot, ce n’est pas le thème religieux du délire, mais son allure et son évolution, qui autorisent à le qualifier, suivant le cas, de manie ou de mélancolie. [p. 8]
Ce qui prouve encore le peu d’importance des idées religieuses, c’est qu’elles peuvent ne survenir qu’après d’autres conceptions délirantes ; ou disparaître avant la guérison de la folie.
Il en est de même pour ces faits décrits sous les noms de mégalomanie et de lypémanie religieuses. C’est leur rapport avec les passions de crainte, de terreur ou d’ambition qui sert de base au diagnostic. Ce n’est pas parce qu’il y a des idées religieuses, mais parce que ces idées religieuses appartiennent à la classe des idées de grandeur ou à celle des idées de persécution, que le médecin qualifie le délire de mégalomanie ou de lypémanie ; et l’épithète « religieuse » sert seulement à le distinguer des cas où le même délire prend ses éléments soit dans l’ordre scientifique, soit dans l’ordre politique.
La folie religieuse n’est donc en réalité qu’un simple symptôme, qu’une variété de délire.
Le professeur Ball cependant en fait un type accompli de délire partiel ou monomanie. Mais l’unique observation qu’il rapporte est loin de justifier sa manière de voir ; elle prouve au contraire que, pour admettre cette entité morbide, il faut ne considérer que la forme religieuse des idées délirantes et faire abstraction de tout le reste. Aussi Ball ne tient-il nul compte, pour le diagnostic nosologique, des antécédents de son malade, ni des conceptions délirantes autres que les religieuses.
Le prêtre dont il parle a d’abord, pendant plusieurs années, des idées de persécution qui n’ont rien de religieux ; il attribue les voix qu’il entend à l’électricité « dont on se servait pour le tourmenter ».
Ce n’est que plus tard qu’il croit entendre Dieu ; mais alors son délire a changé de caractère : il est devenu ambitieux. Non seulement une révélation divine lui apprend qu’il est ordonné évêque, mais il veut fonder une théocratie universelle : il aura vingt mille francs d’appointements, plus trente mille francs pour construire, dans son pays natal, un château qui sera le siège de la chancellerie divine (4), etc. [p. 9]
Tel est le fait présenté comme type de la folie religieuse. Les détails de l’observation montrent évidemment le peu d’importance des idées religieuses. Ce qui caractérise surtout le délire de ce prêtre, c’est d’abord la persécution, et cette persécution n’est pas religieuse ; plus tard c’est l’ambition, mais cette ambition ne prend pas exclusivement le caractère religieux : les appointements que le malade s’attribue le prouvent.
Le pronostic ne repose pas plus que le diagnostic sur la forme religieuse. Ce qui fait la gravité de la folie, dans ce cas particulier, ce n’est pas qu’elle est religieuse, c’est qu’elle est chronique, et qu’une phase ambitieuse succédant à une période de persécution, il est fort à craindre qu’elle n’aboutisse fatalement à la démence, comme il est de règle pour toute folie de longue durée.
En un mot, Ball a déterminé la forme symptomatique du cas qu’il a observé, mais il n’en a pas fait le diagnostic nosologique.
L’analyse des observations publiées de folie religieuse démontre que le rapport des conceptions délirantes avec les dogmes ou les pratiques de telle ou telle religion ne peut jamais, à lui seul, éclairer le praticien sur la nature, le pronostic et le traitement de la folie, ni, par conséquent, servir de base à la création d’une entité morbide, d’une espèce nosologique, distincte et irréductible.
L’étude des causes concourt encore à rompre l’unité artificielle de la folie religieuse et à montrer qu’elle n’est réellement qu’un simple symptôme, qu’une variété de délire ; qu’une « étiquette purement symptomatique », suivant l’expression de Sérieux (5).
3. — Des causes de la folie religieuse.
Les auteurs qui font de la folie religieuse une maladie spéciale, une espèce pathologique proprement dite, affirment son existence toutes les fois qu’ils observent un délire religieux systématisé. Le caractère religieux des conceptions [p. 10] délirantes et des hallucinations étant pour eux l’unique élément de diagnostic, l’unique cause de la folie religieuse est par suite la religion. Mais la religion, ou plus exactement les préoccupations religieuses n’affectent que la forme du délire : elles n’expliquent nullement son existence.
Aucun fait clinique ne prouve que la religion puisse devenir une véritable cause de folie. Jamais un individu, absolument sain d’esprit et sans aucune· prédisposition héréditaire où acquise, n’est devenu fou pour avoir reçu une éducation religieuse ou pratiqué les exercices de sa religion, ni, à plus forte raison, pour avoir simplement suivi une mission ou une prédication, si véhémente et si passionnée qu’elle ait pu être.
Même lorsque la folie religieuse revêt la forme épidémique et qu’elle se développe par imitation, elle n’apparaît que chez les individus prédisposés. On en a la preuve dans ce fait que l’homologie du délire n’est pas constante : le délire ne se transmet pas toujours et nécessairement avec le caractère religieux.
Les traités de pathologie mentale signalent, il est vrai, la méditation religieuse parmi les causes capables de produire la folie en général.
Mais, ce qui provoque le délire, ce n’est pas l’objet religieux de la méditation, c’est l’acte même de méditer. « Les excès d’étude usent l’homme, dit Esquirol, plus que le travail de corps, si l’étude n’est point subordonnée à des temps de repos et d’exercices ; si elle est concentrée sur un seul objet, et si cet objet est abstrait, mystique ou romanesque, alors l’homme vit dans un danger imminent de devenir lypémaniaque (6) ».
C’est donc, il importe de le remarquer, l’application profonde et ininterrompue à un seul et même objet qui est nuisible, mais ce n’est pas le sujet religieux de la méditation. La preuve en est que les préoccupations scientifiques, politiques ou autres, peuvent produire les mêmes effets que la méditation religieuse. [p. 11]
« Les fous politiques ne sont pas rares, écrit Marc (7), et parmi les faits nombreux qui établissent la réalité de cette forme spéciale de folie, il n’en est pas de plus remarquable que celui qui a été observé à la Salpêtrière par M. Esquirol et que j’ai pu moi-même vérifier. » Ce fait concerne la fameuse Théroigne de Méricourt, qui joua un rôle si déplorable pendant les massacres des premières années de la Révolution.
Dira-t-on qu’il y a une folie politique ou une folie scientifique, et que la science ou la politique en sont les causes ? Non, certes. Pourquoi dès lors raisonner autrement lorsqu’il s’agit d’un délire religieux ?
Les actes d’automutilation, de suicide ou de meurtre, qu’on peut observer chez les délirants religieux, ne prouvent pas davantage l’influence de la religion. Ils relèvent de la même cause que le délire, et le caractère religieux des idées délirantes ne fait que les colorer.
L’aliéné n’attache pas à ses paroles et à ses actions le sens précis que leur donne un observateur sain d’esprit.
Par exemple, un malade observé à l’asile Ste-Anne par le docteur Laurent « prétend faire partie de la Trinité comme frère de Jésus-Christ ; il prétend même faire tout par trois, nombre fatidique et sacramentel. Ainsi, dit-il, je vous ai parlé pendant trois jours, je vous écrirai pendant trois jours. » « Lorsqu’on lui fait observer, ajoute le docteur Laurent, que Dieu le Père, le Christ, le Saint-Esprit et lui cela fait quatre, et que, par conséquent, la Trinité n’est plus, il n’en continue pas moins à l’affirmer, sans essayer de donner des explications (8). »
Les actes de l’aliéné ne sont pas mieux réfléchis que ses paroles. Le fait suivant, observé par un médecin aliéniste anglais, James Adam (9), en fournit la preuve.
Il s’agit d’un domestique de ferme, âgé de dix-huit ans, protestant presbytérien, qui présentait depuis quelques mois [p. 12] des idées de persécution et des idées religieuses : il se disait l’apôtre S. Paul. Le 6 mars 1883, après s’être beaucoup fatigué l’avant-veille en travaillant à éteindre l’incendie d’une ferme voisine, il est saisi de vives inquiétudes et d’une impulsion à faire quelque chose : An impulse came upon him that he ought to do something (10). Il ouvre sa Bible et tombe par hasard sur ce verset : « Si votre main droite vous scandalise, coupez-la et la jetez au loin. » (Ev. sel. S. Mathieu, ch. V, v. 30 ; — c’est par erreur que l’auteur anglais attribue ce verset au troisième livre de Moyse, Le Lévitique).
Immédiatement, il saisit un canif bien tranchant et se coupe complètement le pénis, croyant que son devoir est d’agir ainsi.
Si ce malade avait ouvert un roman de Zola ou un traité politique, son impulsion à faire quelque chose n’en aurait pas moins existé. Mais elle aurait revêtu une autre forme, et cet aliéné aurait pu commettre un attentat sur un homme politique ou reproduire la scène d’un roman, comme il en est des exemples. Cela est si vrai, que ce jeune garçon observe lui-même qu’il n’aurait pas agi de la sorte s’il avait ouvert la Bible à un autre endroit : But he said if he had opened his Bible at any other place, he would not have done (11).
Le caractère religieux du délire ne fait donc que colorer les actes, il ne les crée pas. Leur existence dépend de la même cause que les conceptions délirantes, et ces conceptions elles-mêmes ne sont pas produites par le sentiment religieux proprement dit.
Sans doute le délire, par là même qu’il est religieux, suppose que l’aliéné possédait, antérieurement à sa folie, certaines connaissances ou notions religieuses ; mais il ne suppose nécessairement chez lui ni croyances, ni pratiques religieuses antérieures.
Il ne faut pas confondre le sentiment religieux avec les actes qui le manifestent habituellement, ni oublier que ces mêmes actes peuvent être inspirés par d’autres sentiments, comme l’hypocrisie, l’orgueil ou la crainte. [p. 13]
La religion n’est, chez ces malades, que l’une des formes de leur souveraine ambition, ou que l’expression d’une crainte générale ; mais elle n’implique pas nécessairement l’exaltation du sentiment religieux.
Falret père l’enseignait déjà (12), il y a bientôt quarante ans (1854), et les faits confirment son enseignement.
Les idées délirantes religieuses, quelle que soit la logique de leur enchaînement, ne sont jamais entièrement conformes aux dogmes d’une religion, de la religion catholique par exemple. La conduite morale de l’aliéné l’est encore moins, et ses pratiques religieuses sont souvent ou absurdes ou en désaccord avec les actes d’une piété sincère et vraie.
Lorsqu’on lit les observations publiées de délire religieux, on est surpris du peu de place que tiennent, dans la vie des aliénés antérieure à leur folie, les pratiques de dévotion et le sentiment religieux. Les cent quarante-deux observations rapportées par Dupain dans son Etude clinique sur le délire religieux, ne donnent pour la plupart aucun renseignement sur l’éducation religieuse des sujets. Plusieurs disent même qu’il n’y avait aucune pratique suivie de religion, ou bien qu’il y avait idées et convictions religieuses sans pratique, ou encore qu’il y avait piété sans exagération. Quelques-unes seulement signalent des pratiques excessives de dévotion, mais sans donner d’autres détails, et sans dire si ces excès de dévotion avaient précédé ou suivi le début de la folie. — Cinq observations enfin ont pour sujets des personnes ayant embrassé l’état religieux. Trois concernent des prêtres (obs. XXI, XXVII et CXV) et deux des religieuses, une carmélite (obs. CXXXVIII) et une sœur garde-malade (obs. CXL). En outre, l’observation XXV se rapporte à un séminariste, et l’observation XXXI à une malade qui était entrée quelque temps au Carmel de Sens, mais comme domestique.
La folie religieuse n’est donc pas plus fréquente chez les personnes vouées à l’état religieux. Le serait-elle d’ailleurs [p. 14] qu’il serait encore impossible d’en conclure légitimement qu’elle a pour cause la vertu de religion.
Il suffit, en effet, d’une circonstance imprévue et accidentelle pour déterminer le choix des conceptions délirantes religieuses, chez un malade qui n’y est prédisposé ni par son éducation, ni par ses habitudes, ni par le milieu où il vit. C’est, par exemple, après la lecture d’une traduction du Paradis perdu de Milton que le sujet de l’observation I de Dupain se figura qu’il était devenu Lucifer.
La religion considérée comme sentiment ou comme vertu, la vertu de rendre à Dieu le culte qui lui est dû, n’intervient à aucun titre dans l’étiologie de la folie religieuse. La folie religieuse n’indique pas une exaltation du sentiment religieux. Le mot religion signifie simplement ici préoccupation religieuse, et peu importe que cette préoccupation s’accompagne ou non de sentiment religieux.
Le professeur Ball, qui fait jouer un rôle prépondérant à l’éducation et aux habitudes religieuses, le reconnait lui-même, lorsque, après avoir écrit — ce qui d’ailleurs est fort contestable, et peu conforme aux observations publiées — que « l’aliéné mystique est né le plus souvent de parents religieux et, de bonne heure, il s’est adonné à des pratiques assidues de piété », il ajoute : « En formulant ainsi les origines de la folie religieuse, je ne veux pas attaquer l’esprit religieux en lui-même. Nous savons qu’il existe dans toutes les branches des connaissances humaines de puissantes intelligences qui allient une piété fervente aux dons intellectuels les plus précieux (13). »
Reconnaître, avec Ball, qu’une foule de personnes de tout âge, de toute condition, peuvent recevoir la même éducation, vivre dans le même milieu, partager les mêmes croyances et suivre les mêmes pratiques religieuses, sans présenter jamais ni conceptions délirantes, ni hallucinations, ni impulsions au meurtre ou au suicide, c’est reconnaître le rôle purement accessoire de l’éducation et des pratiques religieuses.
C’est mettre hors de cause la religion considérée comme [p. 15] sentiment ou comme vertu ; c’est, par conséquent, réduire le mot religion à la simple signification de notion religieuse.
Mais, s’il en est ainsi, pourquoi dire que « l’éducation joue » ici un rôle des plus importants (14) » ? Pourquoi ne parler que des exercices religieux, et ne pas assigner d’autre cause à la folie ?
Les observations recueillies par Dupain signalent presque toutes, chez les parents et chez l’aliéné lui-même, l’alcoolisme, l’inconduite et les excès vénériens. Très souvent aussi, notamment chez l’un des prêtres observés, le malade appartient à une famille dont plusieurs membres ont été ou sont encore atteints d’aliénation mentale.
L’hérédité morbide, l’alcoolisme, l’inconduite sont des circonstances étiologiques dont l’action nocive n’est pas contestable, et l’on s’étonne, à juste titre, du silence du professeur Ball à leur égard.
L’observation qu’il prend pour type n’est cependant pas concluante. Muette sur les pratiques religieuses des parents aussi bien que sur leurs maladies, elle concerne un prêtre de cinquante ans, mais un prêtre qui n’exerce plus son ministère depuis vingt ans. « À trente ans, écrit, Ball, il fut pris d’une sciatique violente, qui le força de quitter l’état ecclésiastique. Ainsi donc, peu après l’âge de trente ans, notre homme était à la mer, il avait cessé ses fonctions pastorales : c’était un déclassé. »
Et sa folie religieuse, d’abord précédée d’une période de persécution par l’électricité, ne fut pas évidemment le fruit de méditations religieuses, comme le suppose la théorie étiologique de Ball.
Il ne faut pas confondre le caractère religieux du délire avec l’existence même du délire. Ce sont là deux questions bien distinctes. Ball ne répond qu’à la première, il ne pose même pas la seconde.
L’éducation religieuse reçue par l’aliéné, la société qu’il a fréquentée, les prédications qu’il a suivies, ses lectures, ses [p. 16] méditations ou ses croyances religieuses peuvent expliquer pourquoi il choisit ses conceptions délirantes dans l’ordre religieux plutôt que dans l’ordre scientifique ou politique. Mais elles sont absolument incapables d’expliquer pourquoi l’aliéné a des conceptions délirantes, et, tant qu’on n’a pas répondu à cette question, on n’a pas fait connaître la véritable cause de la folie religieuse.
On a donné l’explication du rapport de la folie avec les dogmes ou les pratiques de telle ou telle religion ; on n’a pas expliqué l’existence même de cette folie. L’éducation religieuse, lorsque l’aliéné l’a reçue, ce qui n’est ni constant ni même fréquent, n’explique que la couleur de son délire, mais elle n’en est à aucun titre la raison d’être.
II
DE LA POSSESSION DIABOLIQUE.
Jusqu’au siècle dernier, la plupart des médecins reconnaissent l’existence de deux ordres de faits, les uns naturels et les autres surnaturels, et cherchent à distinguer la folie religieuse de la possession diabolique. Telle est, par exemple, la préoccupation du médecin romain Zacchias (mort en 1659), dans le chapitre des Quaestiones medico-legales qu’il consacre à ce sujet (16). Frédéric Hoffmann, célèbre médecin allemand de la fin du XVIIe siècle, expose aussi les caractères distinctifs de la possession diabolique au paragraphe XXIV d’une curieuse dissertation De diaboli potentia in corpora (17).
Si la majorité admettait alors cette distinction, ce serait pourtant une erreur de croire qu’il a fallu venir jusqu’au XVIIIe siècle pour rencontrer, parmi les médecins, des adversaires du surnaturel. Bodin nous apprend, en effet, qu’il a publié son traité De la démonomanie des sorciers, « en partie aussi pour respondre à ceux qui par livres [p. 17] imprimez s’efforcent de sauver les sorciers, par tous moyens : en sorte qu’il semble que Sathan les ait inspirés, et attirez à sa cordelle, pour publier ces beaux livres, comme estoit un Pierre d’Apone, médecin, qui s’efforçoit faire entendre qu’il n’y a point d’esprits. »
La tendance de l’époque actuelle est, au contraire, de considérer tous les phénomènes, quels qu’ils soient, comme le résultat de causes purement naturelles. Pour Esquirol (18), il n’y a plus aujourd’hui ni possédés ni sorciers, il n’y a que des imposteurs ou que des fous, qui croient être au pouvoir ou au service du diable. Ball, dans sa leçon sur la folie religieuse, enseigne également que « la forme dépressive ,plus généralement connue sous le nom de démonomanie, comprend trois catégories : ce sont les damnés, les sorciers et les possédés (19)
Aucun auteur contemporain n’indique la possibilité d’un diagnostic différentiel entre cette variété de folie religieuse et la possession diabolique, sinon pour nier l’existence de cette dernière.
L’identité des cas pathologiques de démonomanie avec les faits décrits autrefois sous le nom de possession, l’amour du merveilleux et la crédulité des anciens, tels sont les arguments invoqués. Quelle en est la valeur ? Et d’abord, les possédés qu’observe le médecin sont-ils bien les possédés dont parle le théologien ?
1. — De la possession d’après les médecins.
Pour le professeur Ball, la possession est une « perturbation intellectuelle qui impose à certains aliénés la conviction qu’ils sont possédés par un mauvais esprit, ou que le diable s’est emparé de leur âme (20). »
C’est l’hallucination, écrit-il ailleurs (21), « c’est cet état psychologique qui vient donner un corps à leur délire, et transformer en réalités palpables et sensibles les idées [p. 18] lugubres qui flottent dans leur esprit. C’est alors que le sujet se croit habité par un esprit immonde, dont il sent nettement la puissance, et dont les pensées, les impulsions et les actes viennent se mêler et se confondre avec les productions spontanées de son propre esprit. »
La démonomanie a donc pour trait caractéristique la ferme conviction d’être « habité par un esprit immonde » ; d’être « possédé par un mauvais esprit ».
Le théologien, au contraire, considère la possession comme un phénomène objectif et indépendant de la conscience du sujet. La croyance de certains individus à la présence du démon dans leur propre corps, qui constitue le signe pathognomonique de la démonomanie, est sans aucune valeur. Cette croyance, opinio quorumdarn putantiurn se obsessos, est précisément le premier des douze caractères incertains de la possession, que signalait déjà, il y a trois cents ans, un jésuite allemand, Thyraeus, dont l’ouvrage a joui et jouit encore d’une grande réputation.
« Certaines personnes, écrit cet auteur, croient fermement qu’elles sont possédées : elles viennent en faire l’aveu et se présenter d’elles-mêmes au juge pour être délivrées des démons. Mais cette croyance n’autorise pas à les dire possédées, pas plus qu’on ne dit roi celui qui a la conviction de l’être. De nombreux cas de folie montrent le peu de valeur de cette çroyance : Persuasio haec non facit ut obsessus quis dici debeat ; quemadmodun nec rex habetur,
qui ornnino persuasus est se regem esse. Multos persuasio deceepit, infinita fanaticorum hominum id docent exempla (22). »
Mais l’aliénation mentale n’est pas le seul état morbide avec lequel on confonde aujourd’hui la possession diabolique. Le professeur Charcot et son élève Paul Richer pensent que, « de toutes les affections nerveuses, l’hystérie est celle qui, dans l’espèce, paraît avoir joué presque toujours le rôle le plus considérable. » Les agitations et les contorsions des [p. 19] démoniaques appartiendraient à l’hystérie, « affection alors » méconnue et attribuée à une cause surnaturelle (23). »
Les faits viennent contredire cette double assertion. Si l’hystérie n’était pas connue comme entité morbide, les symptômes qui la manifestent n’étaient pourtant pas attribués à une cause surnaturelle ; et, d’autre part, les convulsions n’ont jamais été considérées comme un caractère essentiel de la possession diabolique.
Sans doute, les théologiens enseignent que le démon peut manifester sa présence en provoquant, chez le possédé, soit des convulsions, soit de simples impulsions motrices. Mais, lorsqu’il s’agit du diagnostic de la possession, ils ont soin de mettre ces symptômes au nombre des caractères douteux, et cela parce qu’ils peuvent être produits par d’autres causes que le diable : Haec atque his similia signa a daemonibus excitari posse dubium non est … Verumlamen . omnino cerna et indubitata haec signa non sunt, Quoniam non daemones tantum, verum etiam, praeter daemones, alios authores et causas habere possunt (24).
Ces phénomènes, qui peuvent reconnaître d’autres causes et qui ne prouvent pas avec certitude l’existence d’une possession diabolique, quels sont-ils ? Des cris rauques, inarticulés, ou rappelant celui des bêtes féroces, barbarae voces, ululatus prorsus belluini ; un visage effrayant à voir, horribilis vultus ;
de la paralysie ou, au contraire, des convulsions, furia atque nimia agitatio ; des tentatives de suicide, nune in igne dejiciantur homines, nunc in aquam, nunc ex alto loco agantur praecipites, nunc se cultris lacerent, nunc laqueo atque aliis rationibus vitam sibi adimere conentur (25).
Il est évident qu’il s’agit ici des symptômes groupés plus tard sous les noms d’hystérie et d’hystéro-épilepsie, et que, il y a trois siècles comme à notre époque, on savait les attribuer à une cause naturelle. Le médecin allemand, Frédéric [p. 20] Hoffmann, nous en fournit une nouvelle preuve dans le passage suivant emprunté à sa dissertation De diaboli potentia in corpora :
Non sufficiunt autem hic solae horrendae voeiferationes, gestuum deformationes, insolentes atque admirandae corporis motiones, quippe hujusmodi symptomata spasmodicis et arthriticis morbis valde sunt familiaria (26).
Ces phénomènes peuvent éveiller le soupçon, suspiceionem generant, mais ils ne sauraient donner la certitude de la présence du démon.
Charcot et Richer sont dans l’erreur, lorsqu’ils assurent que les convulsions étaient autrefois l’un des signes pathognomoniques de la possession.
Leur étude sur les Démoniaques dans l’art, bien loin, comme ils en ont la prétention, « de renseigner plus complètement le lecteur en lui mettant entre les mains les pièces du procès », ne lui donne au contraire qu’une idée très fausse et très incomplète de la possession diabolique, en lui présentant comme essentiels à cet état des phénomènes purement accessoires, et en passant complètement sous silence précisément les caractères que le Rituel romain qualifie de nécessaires, magis necessaria.
À entendre les médecins et les théologiens se servir des mêmes mots, on pourrait croire qu’ils parlent des mêmes faits, différant seulement sur leur explication. Il n’en est rien cependant ; et le désaccord ne porte pas que sur l’interprétation, il porte sur les faits eux-mêmes : théologiens et médecins emploient les mêmes termes sans y attacher le même sens.
Cette conclusion, déjà bien établie, est encore confirmée par l’erreur de Mesnet, qui considère comme synonymes les mots « possession » et « sorcellerie », et qui les prend indifféremment l’un pour l’autre, dans une communication faite récemment à l’Académie de médecine sur L’autographisme et les stigmates (27). Dans cette étude, il se propose d’étudier « la part que l’autographisme avait autrefois dans [p. 21] les procès de sorcellerie, et il affirme, d’un autre côté que « les stigmates étaient, entre tous les signes de possession, le plus démonstratif, le plus fatal ! ».
En réalité, la possession et la sorcellerie sont deux état différents et que les théologiens distinguent nettement l’un de l’autre. Thyraeus consacre même un chapitre entier, le chapitre XIX, à cette question:: les sorciers sont-ils des possédés du démon ? An sagae maleficia daemonibus obsideantur, docetur.
Il répond négativement, et cela parce que le démon n’habite pas nécessairement dans le corps des sorciers, et que cette demeure est l’une des deux conditions essentielles de la possession: Nequaquam omnes eos, qui his artibus hominibus incommodant, a diabolis possideri. Ad assertionem hanc confirmandam nullis aliis praesidiis opus est, quam quae superiori capite sunt allata (28).
Voici le passage auquel il renvoie : Neque enim idcirco nobis homines obsidere daemones dicuntur, quia in ipsos potestatem aliquam habent, sed quia in ipsis corporibus latitant, et, ut in iis hominibus molesti sint, facultatem a Deo acceperunt (29).
Mais ce n’est pas la seule erreur de Mesnet. Les stigmates ne font pas partie des caractères de la possession : aucun auteur ne les signale. En outre, les stigmates, qui appartiennent à la sorcellerie et non à la possession, sont des caractères permanents et toujours appréciables, même en l’absence de toute excitation de la peau.
L’autographisme, au contraire, est un symptôme très rare et qui reste latent, si l’observateur ne le recherche pas de propos délibéré. « Il procède toujours, en effet, d’une cause matérielle, d’une excitation mécanique de la peau ; et il a pour caractère sui generis, la reproduction, en reliefs saillants et teintés, des emblèmes, figures ou mots « qu’il a plu à l’expérimentateur de tracer de sa main » (Mesnet), sur un point quelconque de la surface du corps.
L’autographisme enfin est un phénomène transitoire [p. 22] l’empreinte, artificiellement produite, disparaît au bout de quelques heures. J
Aucune assimilation n’est donc possible entre l’autographisme et les stigmates de la sorcellerie.
Mesnet n’est pas plus exact quand il prétend que « les stigmates avaient une importance capitale », et que « le pincement sans douleur, l’insensibilité à la piqûre d’une épingle étaient signes certains » de la présence du démon. C’est une erreur qu’il partage avec la plupart des auteurs contemporains, avec A. Chéreau, entre autres, qui affirme, de plus, que les stigmates « jouent un grand rôle dans les exorcismes » (30), alors que le Rituel n’en parle même pas dans ses conseils aux exorcistes.
Les sorciers étaient justiciables des tribunaux civils, et non des tribunaux ecclésiastiques, comme on l’écrit trop souvent. Un magistrat du XVIe siècle, Bodin, consacre, un livre entier de son ouvrage sur la Démonomanie des sorciers au diagnostic de la sorcellerie, et parle des stigmates au chapitre IV de ce livre, chapitre intitulé : Des présomptions contre tes sorciers.
Bodin paraît ne les avoir jamais observés; du moins il en parle comme s’il ne les avait jamais vus lui-même. Voici textuellement ses paroles :
« Je suis bien de l’advis de Dagneau, qui dict que les plus grands sorciers ne sont point marquez, ou bien en lieu si secret qu’il est quasi impossible de les descouvrir. J’ai sceu d’un gentilhomme de Vallois, qu’il y en a des marquez par le Diable soubs la paupière de l’œil, soubs la lèvre, et mesmes au fondement. Mais Deseschelles disoit que ceux qui estoient marquez avoyent comme une piste, ou pied de lièvre, et que l’endroit estoit insensible, encores qu’on y mist une aiguille jusques aux os. Ce seroit bien une présomption très violente, et suffisante avecque d’autres indices, pour procéder à la condemnation (31). »
Ainsi le stigmate, même avec insensibilité, n’est pas l’un [p. 23] des caractères de la possession ; il appartient à la sorcellerie, mais, bien loin d’être un signe certain de sorcellerie, il n’est pour Bodin qu’une présomption insuffisante ; à elle seule, pour justifier une condamnation : le concours d’autres indices est nécessaire.
Un jésuite flamand du XVIe siècle, Martin Delrio, né à Anvers en 1551, mort à Louvain en 1608, est plus difficile que Bodin et n’accorde aucune importance aux stigmates : Quidam sagas volunt dignoscere ex eradicatione chrismatis in fronte ; alii ex stigmate impresso ; sed utrumque merito improbat Binsfeldius (32).
D’ailleurs, à supposer vraie l’identité des stigmates et de l’autographisme, « la connaissance exacte et la saine interprétation de l’autographisme n’auraient pas sauvé du bûcher un grand nombre de victimes », comme le croit Mesnet. Les stigmates, même pour Bodin, n’étaient que des présomptions, et une présomption ne suffisait pas pour condamner à mort. Bodin l’enseigne expressément : « Je dits que telle présomption violente ne suffira pas à la condemnation à mort (33).»
La plupart des auteurs confondent à tort la possession et la sorcellerie, et Mesnet n’est pas le seul qui ignore le sens exact de ces deux mots. Charcot et Richer font la même confusion, quand ils assurent que la possession était autrefois considérée « comme une perversion morale due à la présence du démon et à ses agissements ».
La théologie enseigne, au contraire, que le démon ne siège jamais dans l’âme du possédé, mais uniquement dans son corps ; et si la sorcellerie est toujours une perversion morale, la possession n’est qu’un châtiment ou qu’une épreuve, dont les saints eux-mêmes pourraient ne pas avoir été toujours exempts.
Il est inutile de prolonger davantage la discussion. Pour tout lecteur impartial, rien n’autorise à dire, comme l’a fait le docteur Regnard dans une conférence sur Les sorcières, donnée à la Sorbonne en 1882, que « »la possession est [p. 24] encore aujourd’hui dans toute sa force, seulement nous lui donnons un autre nom : c’est l’hystéro-épilepsie. »
Cette assertion repose sur une observation incomplète des faits, et le même auteur en fournit la preuve, lorsque, après la description d’une attaque hystéro-épileptique, il ajoute : « C’est, vous le voyez, le tableau complet de la sorcellerie et de la possession. » Le tableau est loin d’être complet, ainsi qu’on va le voir ; il y manque précisément les traits caractéristiques et essentiels de la possession.
2. — De la possession selon la théologie.
Les médecins qui font de la possession une maladie emploient, pour l’étude de cet état, une méthode qu’ils condamnent eux-mêmes partout ailleurs, et supposent qu’il suffisait aux théologiens d’observer un seul phénomène pour affirmer l’existence de la possession.
C’est une hypothèse purement gratuite et que rien ne justifie. Pour le théologien la possession n’a pas de signe pathognomonique. Il faut, pour en faire le diagnostic, constater tout un ensemble de caractères qui, sans valeur pris isolément, forment par leur réunion un syndrome vraiment caractéristique.
Un théologien déjà cité, le jésuite allemand, Pierre Thyraeus, né à Nuys en 1546, mort à Wurtzbourg en 1601, nous servira de guide en cet étude, d’abord parce qu’il jouit d’une grande autorité et que le pape Benoît XIV renvoie à cet auteur, dans son important traité De servorum Dei beatificatione (34), ensuite parce qu’il écrivait au XVIe siècle, cette « époque d’illusions, de rêves et de folie » (Mesnet).
Pour Thyraeus, la possession diabolique a deux caractères essentiels : 1° la présence du diable dans le corps d’un homme vivant, et 2° le pouvoir tyrannique qu’il exerce sur ce même homme : Ad hominum a daemonibus absidianem duo esse neeessaria, videlicet ut daemanes sint in ipsis hominibus, deinde in eosdem potestatem habeant.
Thyraeus insiste beaucoup sur la nécessité de ces deux [p. 25] conditions, et détermine avec soin les caractères qui permettent de reconnaître leur existence.
Lorsque le diable n’habite pas le corps d’un homme, cet homme ne peut être dit possédé, alors même qu’il aurait beaucoup à souffrir. Il y a seulement obsession, il n’y a pas possession. Job, S. Antoine et bien d’autres saints ont été cruellement tourmentés par le démon dans leurs corps et dans leurs biens ; nul théologien cependant ne les appelle possédés, et cela parce que Satan n’avait pas fixé sa demeure en eux.
Le diable ne siège jamais dans l’âme du possédé, mais seulement dans son corps, qu’il peut affliger de diverses manières. Il ne forme pas, à proprement parler, quelque chose d’un avec l’homme ; il ne s’unit pas à lui comme l’accident à la substance, ni comme la partie au tout, mais simplement comme le moteur au corps qu’il met en mouvement.
Le démon ne donne donc au possédé ni une propriété nouvelle, ni un être nouveau. Il ne peut ni transformer l’homme en bête, ni détruire ses facultés naturelles, ni le priver de ses bonnes habitudes, de ses vertus théologales ou cardinales, ni enfin le dépouiller de son libre arbitre : il le sollicite à faire le mal, sans jamais pouvoir l’y contraindre (35).
Il ne suffit pas que le démon ait un pouvoir quelconque sur le possédé, qu’il puisse, par exemple, le pousser à l’idolâtrie, à la superstition ou à quelqu’autre crime. Il faut qu’il ait le pouvoir de le faire souffrir, qu’il ait sur lui un véritable pouvoir tyrannique : Nequaquam enim idcirco nobis homines obsidere daemones dicuntur, quia in ipsos potestatem aliquam habent, sed quia in ipsis corporibus latitant ; et, ut in iis hominibus molesti sint, facultatem a Dea acceperunt (36).
Ce pouvoir tyrannique se manifeste sous des formes très variables. Ainsi le diable peut plonger le possédé dans de profondes et cruelles angoisses ; il peut paralyser ses membres, [p. 26] le rendre sourd, muet, aveugle, etc. ; provoquer de violents accès de rage et de délire qui obligent à lier le patient ; produire des attitudes vicieuses, des déformations du corps, des lésions organiques diverses, des maladies incurables et même la mort (37).
D’autres fois, ce pouvoir tyrannique se traduit par la prostration des forces, par des convulsions, ou même par de simples impulsions motrices, par des hallucinations et des illusions (38).
En un mot, le diable peut, lorsque Dieu le lui permet, s’emparer de tous les organes, de toutes les fonctions du corps humain. Il s’en sert comme d’instruments qui lui appartiennent et dont il dispose à son gré. Aussi rien n’est-il plus variable que la forme extérieure et symptomatique de la possession.
Les caractères qui viennent d’être signalés ne se rencontrent pas tous chez le possédé : ils sont réunis en plus ou moins grand nombre, et varient d’intensité suivant les cas. En outre, ils ne sont pas toujours permanents, ils présentent des rémissions et disparaissent parfois tous pendant une période de temps plus ou moins longue : At non necesse est ut haec signa omnes edent, non necesse est ut omnes tormenta a spiritibus patiantur : etiam illi, qui omnium opinione obsessi sunt, in suis quandoque cruciatibus respirant, et a tormentis sunt liberi. Etiam in illorum quibusdam vix ullae observatae sunt molestiae (39) .
Il en est des symptômes comme des mots d’une phrase : leur signification dépend surtout de leur ordre d’apparition et de leurs rapports avec les phénomènes qui les accompagnent, les précèdent ou les suivent.
Plus les symptômes observés sont nombreux, plus les erreurs de diagnostic sont faciles ; et l’on conçoit aisément que la possession puisse simuler telle ou telle maladie. Le théologien qui nous sert de guide en cette étude, Thyraeus, connaissait parfaitement la possibilité de ces confusions. [p. 27]
Et d’abord, il remarque que tous les faits observés chez les démoniaques ne sont pas des signes de possession. De ce qu’un homme réellement possédé est sourd, paralysé, violent ou cruel, il est faux d’en conclure que la surdité, la paralysie, la violence ou la cruauté sont des signes de possession : autrement il faudrait mettre au nombre des possédés tous les sourds, tous les paralytiques, etc.: Obsessorum illa videbantur opera ; at obsessorum non erant signa, nisi forte omnes caecos, mutos, et surdos, omnes item barbaros, et crudeles homines ad obsessorum classem revocare velimus (40).
Quand il s’agit, non plus de la description, mais du diagnostic de la possession, Thyraeus sait la distinguer de l’hystérie ; de l’aliénation mentale et des diverses maladies avec lesquelles on prétend aujourd’hui qu’elle était confondue.
C’est ainsi qu’il signale, parmi les signes douteux et incertains, non seulement la folie, furia sive insania, mais encore l’inquiétude qui porte certaines personnes à changer continuellement de domicile ou même de pays, ubivis locorum trepidatio, symptôme qu’il exprime encore par cette formule : reperiuntur qui nullo loco sunt tuti (41). C’est faire allusion à cette classe d’aliénés que Ball qualifie de persécutés migrateurs, et montrer qu’il ne prenait pas pour de véritables possédés ces délirants, alors même qu’ils attribuaient au diable leurs inquiétudes.
L’évocation des démons et l’habitude de les nommer, consuetudo nominandi daemones, daemonun invocalio ; le don de sa personne au diable, traditio sui daemonibus allata ; la conviction d’être possédé, opinio quorumdam putantium se obsessos ; une vie mauvaise et coupable, vita improba et scelerata ; des mœurs grossières et cruelles, agrestes mores et barbari, ne sont pas non plus des signes certains. Thyraeus les classe, avec la léthargie, gravis et diuturnus somnus, l’amnésie, oblivio rerum cognitarum, et le suicide, homicidium propria manu sibi allatum, au nombre des caractères douteux et incertains de la présence [p. 28] des démons, quae non sunt certa et indubitata argumenta latentium in hominibus daemonum (42).
Il en est de même des douleurs viscérales et des maladies incurables. Comme les phénomènes précédents, elles peuvent avoir d’autres causes que l’action du diable, et elles ne sauraient constituer des preuves certaines de possession. Morbi praeterea nulla medicorum arte curabiles, internorum etiam viscerum dolores, certa hic argumenta non sunt. Alias illa, quam in hominibus latentes daemones, possunt habere causas (43).
Toutefois quelques symptômes doivent à leur fréquence chez les possédés une plus grande importance : ainsi, par exemple, des cris rauques, inarticulés ou rappelant celui des bêtes féroces, un visage effrayant à voir, l’écume à la bouche, le grincement des dents, les convulsions, des actes extraordinaires de force et d’agilité, ou bien, au contraire, la paralysie, la surdité, etc. ; de grandes et vives inquiétudes, sans être des preuves certaines, ainsi que nous l’avons vu plus haut, peuvent cependant éveiller l’idée d’une possession diabolique et faire penser à la possibilité de son existence.
Mais, il importe de ne pas l’oublier, d’autres causes peuvent produire les mêmes effets, et aucun de ces symptômes n’indique avec certitude la présence du démon : Verumtamen omnino certa et indubitata siqna non sunt (44).
Ils ne doivent faire soupçonner l’existence d’une véritable possession que dans le cas où ils ne peuvent être attribués ni à la mélancolie (tristitia), ni à une maladie, ni à une autre cause naturelle.
En un mot, c’est l’étrangeté du mal qui doit éveiller l’idée d’une possession et en faire rechercher les caractères propres.
Thyraeus distingue ces caractères propres, vera signa, en deux classes, et il les qualifie d’actifs ou de passifs, selon qu’ils résultent d’une action exercée par le démon ou d’une [p. 29] action soufferte par lui : Duplicia autem haec esse videntur : alia enim sunt, quibus spiritus agere videntur ; alia qui bus quippiam pati (45).
Les caractères passifs se ramènent tous à l’horreur que manifeste le patient pour les choses saintes.
Quant aux caractères actifs, ce sont la connaissance de langues étrangères qui n’ont jamais été apprises, linguarum scientia ; la découverte de choses secrètes ou qui ont lieu à de grandes distances, dans le temps ou dans l’espace, occultorum revelatio ; des aptitudes étonnantes pour résoudre des questions scientifiques, littéraires ou autres, chez des gens qui n’ont jamais étudié ces matières, cognitio rerum naturalium, arithmeticae notitia, scientia legendi, scientia scribendi, peritia cantandi (46) ; enfin la manifestation d’une puissance qui dépasse évidemment la portée des forces naturelles et humaines, vires humanis superiores (47).
Thyraeus étudie à part chacun de ces phénomènes et détermine avec soin les caractères qu’ils doivent avoir pour servir au diagnostic de la possession. Il montre qu’il ne les confondait pas avec les symptômes qui peuvent les simuler, et qu’il ne prenait pas, par exemple, une simple réminiscence pour la connaissance infuse d’une langue étrangère.
La prédiction de l’avenir, la découverte de choses qui ont lieu à de grandes distances, la connaissance d’une langue étrangère sans étude préalable, des actes au-dessus des forces humaines, voilà donc les caractères propres de la possession diabolique ; et leur importance est telle que Thyraeus se refuse à qualifier de possédé quiconque ne les présente pas : Solet certis signis deprehendi, quod in hominibus lateant nequam spiritus. Haec sunt, si jutura proedicant, vel si certa revelent, si diversis loquantur linguis, si labores humanis viribus superiores perferant, etc. — An haec in infantibus ? Quamdiu haec in infantibus, in infidelibus, in quibuscumque peccatoribus non deprehendimus, nequaquam obsessosdicemus, quamvis propter peccatum, [p. 30] summam etiam in ipsos potestatem habeant daemones (48).
Et ce sont ces caractères si importants pour le théologien que Charcot et d’autres ne mentionnent même pas, malgré leur prétention de donner un tableau complet de la possession.
Ces phénomènes bien et dûment constatés, on peut affirmer qu’ils sont dus à l’intervention d’un esprit, c’est-à-dire d’une cause intelligente, invisible et distincte de l’homme.
La première étape du diagnostic est franchie, mais il reste à démontrer que cet esprit est un démon, et que ce démon habite dans le corps du patient.
Dieu et les anges peuvent produire des phénomènes aussi surprenants. Lorsque ces effets partent d’une volonté mauvaise, du démon, ils sont eux-mêmes mauvais ; et cette circonstance, qui constitue l’un des caractères essentiels de la possession, permet de distinguer l’effet démoniaque de l’effet angélique ou divin.
L’observation doit constater que ces phénomènes extraordinaires tendent à satisfaire de mauvaises passions. Aussi Thyraeus enseigne-t-il que, pour devenir un signe de possession, la connaissance infuse de l’avenir, d’une langue étrangère ou d’une science quelconque doit n’avoir aucune raison d’être avouable, et tendre soit au mépris de Dieu, soit au mal du prochain : Prodit illa cui nulla ratio honestatis subest, quae cedit in contumeliam Dei, quae cedit in injuriam proximi, si tamen occulta hominum notitiam fugiant (49).
Mais ces caractères n’indiquent pas nécessairement que le démon s’est introduit dans le corps du patient. Le diable peut les produire en agissant extérieurement et en se mettant au service de l’homme. Comment, en d’autres termes, distinguer la sorcellerie de la possession ?
En s’assurant que le sujet observé n’a fait aucun pacte avec le démon, et d’autre part qu’il présente les symptômes douteux et incertains de la possession : maladies à marche insolite, convulsions, actes nuisibles au prochain ou à [p. 31] soi-même, etc. : Quod veto ab inhabitantibus et homines obsidentibus fiant, ex duobus videtur recte colligi. Primum est, si qui haec revelant, nullum cum daemonibus pactum habeant. Alterum, si in iisdem signa observata sint alia, quae quod a daemonibus obsideantur, insinuent. Talia plerumque sunt interni cruciatus, vagi motus, proximi et sibi allata detrimenta, etc. (51).
L’horreur que manifeste le patient pour les choses saintes peut encore servir au diagnostic. Tantôt on ordonne au sujet de prononcer certaines paroles, par exemple, de réciter un psaume, d’invoquer le nom de Jésus, de Dieu ou d’un saint. S’il refuse obstinément de le faire, on peut, non pas affirmer, mais soupçonner la possession. Si enim haec facere recusent, de daemonio, non sine causa, suspecti sunt (52).
Tantôt on récite sur lui l’Évangile de saint Jean ; on l’asperge d’eau bénite ; on murmure à son oreille, dans une langue qu’il ignore, cette parole : Deum qui te genuit, dereliquisti ; et oblitus es Domini Creatoris tui. On trace sur son front le signe de la croix, on le touche avec des reliques ou avec un Agnus Dei, on lui présente la Sainte Eucharistie, etc.
Ces actes sont ordinairement, dans les cas de possession, supportés avec impatience;; ils provoquent de la terreur ou de la colère, des paroles grossières, des blasphèmes, des trépignements, des tremblements, en un mot, une violente agitation, et cette agitation se produit parfois malgré le patient ou à son insu : Obsessi nihil hic, nisi membra sua, inviti et quandoque ignorantes, accommodant (53).
Lorsqu’on observe, avec cette horreur pour les choses saintes, les caractères propres, vera signa, de la possession, ainsi que des symptômes inexplicables par aucune cause naturelle, on a de fortes raisons pour affirmer qu’on est en présence d’un véritable possédé.
Si tamen non ex infirmitate, aliave causa naturali, aut tristitia aliqua, profecta esse constaret, nec hominem [p. 32] quorumdam nocendi libidine allata : multa quoque ex iis concurrerent, denique accederent illorum pleraque, quorum capitibus praecedentibus mentio facta est, haud leve argumentum subrhinistrabunt (54).
Ainsi la pensée fondamentale de Thyraeus, celle dont son ouvrage n’est que le développement et la confirmation, c’est que la possession n’a pas de signe pathognomonique. Il s’attache à bien faire comprendre qu’aucun des phénomènes étudiés, pas même les caractères qu’il appelle vera signa, n’a de valeur, si on l’isole de l’ensemble dont il fait partie.
Tous les théologiens s’accordent sur ce point, et l’Église confirme leur enseignement par ces paroles empruntées au Rituale romanum et qui s’adressent à l’exorciste :
Ut igitur suo munere recte fungatur, cum alia multa sibi utilia documenta, quae brevitatis gratia hoc loco praetermittuntur, ex probatis auctoribus, et ex usu noscere studeat ; tum haec pauca magis necessaria diligenter observabit.
In primis, ne facile credat aliquem a daemonio obsessum esse, sed nota habeat ea signa quibus obsessus dignoscitur ab iis qui vel atrabile, vel morbo aliquo laborant. Signa autem obsidentis daemonis sunt : ignota lingua loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere ; distantia et occulta patefacere ; vires supra aetatis seu conditionis naturarn ostendere ; et id genus alia, quae cum plurima concurrunt, majora sunt indicia (55).
L’Église sait que diverses maladies peuvent être confondues avec la possession diabolique : ses conseils à l’exorciste en font foi. Elle sait le peu de valeur des convulsions et ne les signale même pas parmi les signes nécessaires, magis necessaria, de cet état.
La crédulité des anciens n’était pas si grande qu’on l’affirme volontiers aujourd’hui. Déjà, vers la fin du VIle siècle (692 apr. J.-C.), un concile réuni à Constantinople par l’empereur Justinien II, le concile in Trullo, rappelle dans [p. 33] son LXe canon que la possession peut être simulée : Eos ergo qui se daemone correptos esse simulant, et morborum improbitate eorum figuram et habitum simulate prae se ferunt, visum est omnimodo puniri (56).
Un évêque d’Amiens du XVIe siècle fit donner douze coups de verges à une fille de vingt-cinq ans qui simulait la possession.
Le père et la mère de cette démoniaque l’avaient conduite à Amiens pour la faire exorciser. Les exorcismes avaient eu lieu publiquement et à la grande admiration de la foule. Soupçonnant quelque supercherie, l’évêque ordonne d’amener cette fille en sa présence, fait habiller en prêtre un de ses domestiques, et lui donne à lire les Lettres de Cicéron. Le latin de Cicéron provoqua la même agitation que la lecture de l’Évangile. La simulation n’était plus douteuse, et fut d’ailleurs avouée par cette fille, par son frère et par ses parents.
Hic quemdam ex meis vestibus et ornamentis sacerdotalibus induendum curavi, eique librum Ciceronis Epistolas inscriptum tradidi. Puella ista, statim in genua procumbit, exorcismum passura ut biduo ante. Quum autem meus ille, specie quidem et cultu sacerdos, eas epistolas legere coepisset, novus ille daemon, qui non potuit Ciceronis orationem a sermone Evangelico discernere, eodem gestu motuque corporis, quo solebat, usus est. Tune fraude jam nonnihil patefacta, adolescentem illum impostricis illius fratrem comprehendi jussi, et ad me adduci, ut accuratius rei veritatem exquirerem ; qui diligentissima inquisitione facta rem mihi totam, qualis esset, aperuit, dixitque eam a patre per noctem ad hanc fabulam agendam instrui, et aliquot verba latina ab eo doceri, ad quae aliquomodo responderet.
Et l’évêque termine en disant que cette prétendue possédée confirma les aveux de son frère : Remque totam patefacit, itemque illius parentes illi assensi sunt (57). [p. 34]
Deux ans plus tard, en 1587, les mêmes individus essayèrent de recommencer à Paris ce qui leur avait si mal réussi à Amiens. C’est alors que Pigray, chirurgien d’Henri III, reçut du roi l’ordre d’examiner cette fille ; mais l’une des personnes présentes la reconnut pour la prétendue possédée d’Amiens et, fit découvrir la ruse.
Ce fait, que Pigray raconte en détail (58), prouve qu’au XVIe siècle les évêques et les médecins, tout en posant la question : essetne morbus a quo cruciaretur, an veto a daemonio detineretur (59), n’oubliaient pas le conseil du Rituel : In primis ne facile credat aliquem a daemonio obsessum esse.
D’ailleurs, si l’amour du merveilleux et la crédulité ont pu induire en erreur les savants d’autrefois, il faut bien reconnaître que la haine du merveilleux et l’incrédulité des savants d’aujourd’hui produisent exactement les mêmes effets. Seules elles peuvent expliquer l’erreur et le parti pris que montrent en cette question des médecins dont le nom fait autorité dans la science en toute autre matière.
Au lieu de prendre les faits de possession diabolique tels qu’ils sont, avec tous leurs caractères, ils passent systématiquement sous silence les signes les plus importants, tels que la prédiction de l’avenir, la découverte de choses qui ont lieu à de grandes distances, la connaissance d’une langue étrangère sans étude préalable, etc.
Ces médecins n’ignorent pas cependant que l’analyse du fait, et une analyse complète, doit toujours précéder la synthèse, et que l’on ne conclut jamais de la ressemblance d’une partie à la ressemblance du tout.
Cette loi fondamentale de tout diagnostic, qu’ils enseignent eux-mêmes et qu’ils observent partout ailleurs, pourquoi ne pas l’appliquer à l’étude de la possession diabolique ?
C’est pour l’avoir méconnue que Charcot, Ball, Regnard et d’autres affirment l’identité de la possession avec l’hystéro-épilepsie ou l’aliénation mentale. Leur assertion repose sur [p. 35] une observation incomplète des faits ; elle est le fruit d’une méthode qui oublie de demeurer scientifique.
Qu’il y ait eu des erreurs, que des prêtres aient exorcisé des malades et non des possédés, cela n’est pas douteux, mais ne prouve absolument rien.
Tel habile professeur a pu prendre une tumeur abdominale pour l’utérus gravide, sans qu’il soit jamais venu à l’idée de personne d’en conclure que la grossesse n’existe pas.
Il n’est pas rare non plus de voir des médecins qualifier d’hystériques et traiter comme tels des malades qui ne souffrent nullement de cette névrose. Que dirait le professeur Charcot, si l’on s’autorisait de ces erreurs pour nier jusqu’à l’existence de l’hystérie ? Non ars mala, sed artem male colentes. C’est aussi ma réponse.
Ce n’est pas la science qu’il faut réformer, c’est le savant qui méconnaît les lois de l’observation scientifique.
La conclusion qui s’impose, au terme de cette étude, c’est que l’identité de la possession diabolique avec telle ou telle maladie n’est rien moins que démontrée. Cette identité n’existe pas : les possédés qu’observe le médecin ne sont pas les possédés dont parle le théologien. Si les mots sont les mêmes, les faits qu’ils désignent sont tout différents, et force est de reconnaître qu’ils appartiennent, de par leurs seuls caractères, à deux classes distinctes et irréductibles l’une à l’autre.
Imp. G. Saint-Aubin et Thevenot, Saint-Dizier (Hte-Marne). 30, passage Verdeau, Paris.
NOTES
(1) Dupain, Étude clinique sur le délire religieux, Paris, 1888, p. 291.
(2) Ball, Leç. sur les maladies mentales, 2e édit. Paris, 1890, p. 582.
(3) Lasègue, Société médico-psychologique, séance du 12 nov. 1877, in Ann. méd. psycho., 1878, V, série, t. XIX, p. 91.
(4) Ball, Leç. sur les maladies mentales, 2e édit. Paris, 1890, p. 584.
(5) Congrès international des sciences médicales de Berlin, août 1890.
(6) Esquirol, Des maladies mentales, Paris, 1888, t. I, p. 213.
(7) Marc, De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico- judiciaires, Paris, 1840, t, l, p. 301.
(8) Annales médico-psychologiques, Paris, 1887, 7e série, t. VI, p. 396.
(9) James Adam, Cases of self~mutilation, in The journal of mental science, Londres, juillet 1883, t. XXIX, obs. II, p. 217.
(10) Journal of mental science, 1883, p. 218.
(11) Journal of mental science, juillet 1883, p. 218.
(12) 1. Falret, Des maladies mentales et des Asiles d’aliénés, Paris, 1864, leçon sur la non-existence de la monomanie, p. 437.
(13) Ball, Leç. sur les maladies mentales, 2e édit. Paris, 1890, p. 588.
(14) Ball, op. cit. p. 588.
(15) Ball, Leç. sur les maladies mentales, 2e édit. Paris, 1890, p. 583.
(16) Zacchias, Quaestiones medico legales, éd. d’Avignon, 1657, lib. II, tit. l, quaest. XVIII, p. 46
(17) Hoffmann, Opera omnia physico medica, éd. de Genève, 1740, t. V, p.94.
(18) Esquirol, Des maladies mentales, Paris, 1838, t. l, p. 241.
(19) Ball, Leç. sur les maladies mentales, 2e édit. Paris, 1890, p. 597 et 598.
(20) Ball, op. cit. p. 91.
(21) Ball, op. cit. p. 601.
(22) Daemoniaci cum lacis infestis et terriculamentis nocturnis, authore Petro Thyraeo Novesiano, societatis Jesu, doctore theologo, éd. de Cologne, 1604, ch, XXII, p. 58.
(23) Charcot et P. Richer, Les démoniaques dans l’art, Paris 1887. p. 91 et p. XI.
(24) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. XXV, p. 68.
(25) Thyraeus, Ibid., p. 67.
(26) Hoffman, Op. omnia, t. V, p. 101.
(27) Académie de médecine, séance du 25 mars 1890.
(28) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. XIX, p. 52.
(29) Thyraeus, Ibid., p. 49.
(30) Dictionn. encycl. des sciences médicales, Paris 1881, 3e série, t. X, p.472.
(31) Bodin, De la démonomanie des sorciers, Paris, 1587, p. 213.
(32) Delrio, Disquisitionum magicarum, tomus III. Louvain, 1600, p. 46
(33) Bodin, Démonomanie, etc., p. 215.
(34) Lib. IV, par. I, cap. XXIX, 5.
(35) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. IV.
(36) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XVIII, p. 49.
(37) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. VI.
(38) Thyraeus, op. cit., etc. ch. VII.
(39) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXI, p. 57.
(40) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. XXII, p. 60.
(41) Thyraeus, Ibid., p. 59.
(42) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. XXIII, p. 60.
(43) Thyraeus, Ibid., p. 59.
(44) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXVI, p. 68.
(45) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. XXIII, p. 60.
(46) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXIV.
(47) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXV.
(48) Thyraeus, Daemoniaci, etc. ch. XXIII, p. 60
(49) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XVIII, p. 49.
(50) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXIII.
(51) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXIII, p. 62.
(52) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXVII, p. 69.
(53) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXVI, p. 79.
(54) Thyraeus, op. cit., etc. ch. XXV, p. 69
(55) Rituale romanum, De exorcizandis obsessis a daemonio.
(56) Cité par Benoit XIV, De servorum Dei beatificatione et beatorum cananizatione, Rome 1749, lib. IV, par. I, cap. XXIX, 5, p. 436
(57) Chirurgia cum aliis medicinae partibus juncta, authore Petro Pigraeo, regis chiriatro et scholae Parisiensis decano, lib. VII, cap. X, p. 526.
(58) Pigray, op. cit., p. 528.
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