Comte Begouen. La Magie aux temps préhistoriques. Extrait des « Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse », (Toulouse), douzième série, tome II, 1924, pp. 417-432.
Henri Bégouën (20 novembre 1863 – 4 Novembre 1956). Henri Bégouën, qui est sur le point de franchir le cap de la cinquantaine se consacre de plus en plus à la Préhistoire. Il suit le cours de Cartailhac, lit, voyage, visite toutes les grottes accessibles en France et ailleurs. Au fil des ans il en arrive à se consacrer exclusivement à la recherche préhistorique. En 1921, à la mort de Cartailhac il lui succèdera tant à son cours de Préhistoire à la Faculté des lettres qu’à la direction du Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse. Il laissera à sa mort près de 250 articles et ouvrages divers pour la seule Préhistoire.
Le survol de l’ensemble de l’œuvre du Comte Bégouën, avec plusieurs décennies de recul, permet de discerner deux directions prévalentes.
L’art pariétal, tout d’abord, a été une préoccupation constante. Au-delà de la publication des découvertes qu’apporte l’exploration progressive des cavernes du Volp H. Bégouën s’attache à la description des plusieurs grottes nouvellement découvertes ou explorées : Montespan, Gargas, Niaux. Surtout, à l’arrière-plan, se dessine le projet de découvrir et de faire connaître l’homme primitif et ce qu’à l’époque on nomme sa « mentalité ». H. Bégouën introduit ainsi et défend dans plusieurs publicationsLa théorie de la magie de la chasse l qui fait toujours partie des hypothèses interprétatives de base de l’art paléolithique. Dans une perspective plus large il fera partie des premiers préhistoriens à soutenir la réalité des sépultures paléolithiques et du groupe d’intellectuels catholiques européens qui interviendra auprès du Pape Pie XI pour le dissuader de condamner la théorie de l’évolution.
La préservation du patrimoine archéologique est le domaine où H. Bégouën a encore plus fait œuvre de précurseur, son exceptionnelle clairvoyance ne sera cependant reconnue que plusieurs décennies après sa mort. Dès la découverte des cavernes du Volp il décide de ne jamais les ouvrir au public afin de les protéger et limite au strict minimum les visites : un chemin balisé dont nul ne doit s’écarter est tracé. Les explorations sont conduites avec un souci minutieux de préservation. Il enseigne à ses élèves toulousains que toute grotte ouverte au public est perdue pour la science. Même si le massacre de la grotte voisine de Montespan lui donne raison de manière éclatante il n’est pas entendu. H. Bégouën n’en met pas moins en œuvre son idée et engage une politique d’acquisition de terres dans le but de maîtriser le sous-sol. Elle n’aboutira complètement que plusieurs dizaines d’années plus tard quand des relevés topographiques précis auront pu être établis. Henri Begouën n’est plus, mais deux générations restent à l’œuvre.
Pour en savoir plus sur l’auteur nous conseillons l’ouvrage suivant, très richement illustré et complété d’une importante bibliographie : La Caverne des Trois-Frères. Anthologie d’un exceptionnel sanctuaire préhistorique. Ouvrage Collectif sous la direction de Robert Bégouën. Paris, Somogy éditions d’art & Association Louis Bégouën, 2014.
Une autre publication qui nous intéresse :
— Les bases magiques de l’art préhistoriques. Article parut dans la revue « Scientia », (Paris), 1939, p. 202-216. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Les images ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.
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LA MAGIE AUX TEMPS PRÉHISTORIQUES
DISCOURS
Prononcé à la Séance publique du 9 décembre 1923
PAR M. LE COMTE BEGOUEN
Dès les premières fouilles faites dans les gisements magdaléniens, l’on fut surpris de la quantité d’objets sculptés ou gravés que l’on y rencontrait et qui montraient l’évolution artistique déjà fort avancée de ces populations, aussi bien comme goût que comme technique. On était en présence de manifestations d’art vraiment surprenantes, mais faites toutes sur des objets mobiliers ; c’étaient des animaux sculptés en ronde-bosse ou en demi-relief, et formant, disait-on, des manches de poignards, ou ornant ces fragments de bois de renne troués, dont la destination nous est encore inconnue, et qu’on a appelés des bâtons de commandement. C’étaient, sur les dos des sagaies ou des spatules, des ornements gracieux et soignés. Avec ces objets pratiques, on. trouvait fort souvent des morceaux d’os couverts de dessins, tantôt séparés et tantôt enchevêtrés, représentant des animaux. Le docteur Garrigou avait même trouvé dans la grotte de Massat un galet plat, sur lequel un ursus spelæus était gravé ; mais longtemps des incrédules doutèrent de son authenticité. Il a fallu que de nombreuses découvertes analogues, faites [p. 418] ces dernières années, soient venues prouver aux plus sceptiques que les: hommes de l’âge de la pierre gravaient non seulement les os, mais les pierres, toutes les surfaces planes qui se prêtaient à la représentation des animaux. Ils avaient, peut-on dire, la manie du dessin.
Mais à quel mobile obéissaient-ils en recouvrant ainsi, de fines gravures, au trait d’un réalisme parfois saisissant et avec une étrange sûreté de main, os, bois de renne et galets. Oh! les premiers archéologues ne se mirent guère en frais d’imagination ni même simplement de psychologie, et ils répondirent à cette question comme le médecin de Molière : Les Magdaléniens dessinaient parce qu’ils avaient l’amour du dessin. « Si la nécessité est mère de l’industrie, disaient en 1864 Lartet et Christy dans la Revue Archéologique, on peut dire que les loisirs d’une vie facile enfantent les arts. » Et plus loin ils disaient que « les troglodytes employaient leurs loisirs, entre deux chasses, à représenter ces formes animales dont la vue leur était familière ».
C’est là une conception un peu simpliste de la vie de l’homme à l’époque des cavernes. Elle ne devait pas être si facile que cela et si remplie de loisirs, si l’on réfléchit à ce que devait être, sous un climat froid et rude, la vie de ces chasseurs, continuellement sur le qui-vive et à l’affût du gibier, qui seul assurait son existence, puisque! à cette époque l’homme ignorait la culture et l’élevage. Nous savons d’ailleurs quelle existence pénible et sans loisirs mènent à l’heure actuelle les peuples chasseurs, soit aux environs du cercle polaire, soit au centre de l’Afrique ou en Australie. Il y a toutefois dans la phrase de Lartet et Christy une idée fort juste, c’est la connaissance approfondie des formes animales, que les randonnées de chasse et les longues heures d’attente à l’affût donnaient à nos lointains ancêtres. L’image du gibier qu’ils guettaient se gravait dans leur mémoire visuelle. Lorsque, du seuil de leur caverne ou tapis derrière un rocher, ils épiaient dans le steppe la fuite rapide d’une [p. 419] harde de rennes ou de chevreuils, le galop d’une bande de chevaux ou la marche plus posée d’un troupeau de bisons allant au pâturage, chaque mouvement, chaque attitude de la bête convoitée étaient notés par eux avec soin. Il fallait employer la ruse pour l’approcher et l’atteindre avec leurs armes rudimentaires. Il fallait donc bien connaître ses mœurs, ses habitudes, ses allures. La science du gibier est de nos jours encore l’apanage de nos chasseurs, niais sont-ils pour cela plus particulièrement artistes ? Voyons-nous beaucoup de nos Nemrods, au retour de leurs chasses, remplacer en leurs mains le fusil par le crayon ou l’ébauchoir?
il a fallu un autre mobile pour rendre l’homme préhistorique artiste. Les découvertes qui se sont multipliées depuis, que vingtaine d’années, en nous montrant d’ailleurs que l’homme des cavernes était encore plus artiste qu’on ne le croyait, nous ont donné, je crois, la solution du problème et nous permettent de deviner, ou de supposer fout au moins avec de grandes chances de certitude, quel a été le mobile d’ordre intellectuel et spirituel qui a rendu l’homme de cette époque artiste et évocateur de formes.
Ces découvertes sont celles des cavernes ornées, de ces cavernes renfermant des gravures et des peintures pariétales et même, comme les plus récentes, des sculptures en pierre ou en argile; Longtemps inconnues puis méconnues, ces œuvres d’art, dont le nombre s’accroît chaque jour, nous ont ouvert des horizons étranges et curieux sur la mentalité de ces hommes primitifs. Je n’ai pas à vous raconter ici l’histoire de ces découvertes d’AItamira, de la Moute, des Combarelles, de Niaux et de tant d’autres grottes, sur les parois desquelles les savants étonnés et charmés, déchiffraient les longues théories des animaux disparus. Les uns étaient gravés sur la roche et sur la stalactite avec un burin de silex, les autres, ô surprise, étaient peints de couleurs vives, ou le noir et le rouge dominaient. Puis, à côté de ces animaux ou même sur leurs corps, on voyait des flèches ou des massues, parfois [p. 420] à côté de traces rouges, comme des blessures. D’autres dessins, dont la signification nous échappe encore, tectiformes, claviformes, naviformes, etc., points rouges ou noirs, mains mutilées s’enlevant en rouge sur la roche; on au contraire pâles sur un fond de pourpre, lacis tracés au doigt sur l’argile, toute une série de signes mystérieux se mêlaient aux figurations réalistes des animaux et semblaient former le grimoire hermétique de quelque sorcier préhistorique.
Nous sommes dans l’antre du sorcier, écrivait, en 1903, notre regretté Cartailhac à Salomon Reinach, pendant l’exploration de la grotte de Marsoulas au cours de laquelle il fixait définitivement son opinion sur le mobile qui avait jadis poussé les hommes préhistoriques à multiplier la figuration des animaux, aussi bien sur les objets mobiliers que sur les parois les plus reculées des grottes.
Comparant ces gravures et ces peintures aux œuvres d’art analogues que tracent de nos jours encore les peuplades primitives de l’Australie, de l’Afrique ou du Far-West américain, les préhistoriens en sont arrivés à admettre que toutes ont été faites dans un but magique, et que, par conséquent, l’art de cette époque est utilitaire et que la théorie de l’art pour l’art doit être réservée pour des peuples de civilisations plus évoluées, et de mentalité plus raffinée que ne pouvaient l’être, les rudes chasseurs de l’âge du renne.
Je sais qu’on a critiqué cette hypothèse de l’origine magique de l’art et qu’une certaine école n’a voulu voir dans tous ces dessins qu’une simple manifestation d’un goût artistique très prononcé. Cet amour de l’art, ce souci de la réalité ont, d’après nous, une toute autre origine et l’étude attentive, et sur place, des conditions où cet art s’est exercé, aussi bien que la comparaison avec des situations analogues actuelles ne permettent pas d’accepter cette théorie de l’art pour l’art.
Où se trouvent, en effet, ces gravures, ces peintures et ces sculptures ? A de très rares exceptions près, c’est presque [p. 421] toujours dans les coins les plus reculés, les endroits les plus inaccessibles des grottes. Parfois de véritables barrières naturelles défendent l’accès des salles où se trouvent dessins ou sculptures. A Marsoulas, on n’accède qu’à genoux et en rampant aux galeries peintes, A la Passiega, en Espagne, on ne peut pénétrer, que par un puits étroit et aux bords escarpés, Pindal s’ouvre au bord de là mer dans une falaise presque inaccessible. A Fond-de-Gaume, il faut passer par l’étroit passage du Rubicon, presque aussi resserré que la chatière du Tuc d’Audoubert. Les couloirs des Trois-Frères vous obligent souvent à ramper, et la caverne récemment découverte à Cabrerets, dans le Lot, par l’abbé Lemozi, est paraît-il plus pénible encore. Enfin l’entrée même de deux grottes de nos régions, le Tuc d’Audoubert et Montespan est masquée et comme défendue par un cours d’eau sortant de la montagne. Les obstacles semblent donc accumulés sur, la route de celui qui veut pénétrer dans ces salles profondes et lointaines aussi. A Niaux, les premières peintures sont à 450 mètres de l’entrée. Les bisons du Tuc d’Audoubert sont tout au fond de la caverne à près de 700 mètres de l’entrée. On ne rencontre la galerie sèche de Montespan qu’après avoir longé le ruisseau pendant plus de 150 mètres et s’y être plongé à plusieurs reprises comme je le dirai tout à l’heure. Le sorcier de la caverne des Trois-Frères est à près de 500 mètres. Je pourrais multiplier les exemples. Un fait certain s’en dégage, c’est que, généralement, l’artiste de l’âge du renne a recherché l’ombre et le mystère, et c’est loin, très loin du jour qu’il a exécuté ces œuvres d’art. Elles ne semblent donc pas avoir été destinées à être vues par la foule. Il y a, je l’ai dit, quelques exceptions, le beau plafond polychrome d’Altamira est près de l’entrée et l’admirable frise des chevaux du Cap blanc, où chaque animal a deux mètres de long, se déroule en plein air, taillée en pleine roche sous le surplomb d’un abri. Mais ces faits sont rares et l’on peut dire sans hésiter que c’est presque toujours au fond des grottes, après avoir parcouru de longues galeries [p. 422] sans dessins que l’on trouve les représentations graphiques où picturales.
Parfois elles sont placées sur les parois de manière très visible. C’est le cas de Maux, des Combarelles, de Fond-de-Gaume, du Portel, et de bien d’autres. Mais même dans ces cavernes, à côté des bisons largement traités et bien mis en valeur, on trouve dans des anfractuosités de roches, dans des diverticules étroits ou sous des saillies de stalactites, de nombreux dessins presque impossibles à voir. Il faut parfois se glisser dans une fente, se mettre à plat ventre, contourner la tête, pour déchiffrer soit au ras du sol, soit sur la voûte un animal admirablement dessiné. La caverne des Trois-Frères présente de nombreux cas de ce genre fort symptomatiques. Dans la dernière salle de la galerie inférieure, après une descente sur une cascade stalagmitique arrondie, salle que nous avons baptisée le Sanctuaire, les parois du fond sont couvertes de dessins jusque dans les anfractuosités les plus bizarres de la roche. Il faut se livrer à une étrange gymnastique pour les regarder à la lueur rasante de nos fortes lampes à acétylène. Qu’est-ce que cela devait être pour les graver avec un burin de silex, à la lueur tremblante d’une mèche de lichen trempant dans de la moelle de renne où de bison ? Et en tous cas, jamais ces gravures ne peuvent être vues par plus d’une personne à la fois. Qu’elle serait donc étrange la raison d’être artistique d’une décoration qui ne pourrait être vue, avec peine encore, que par une seule personne.
Petit sorcier à la flûte.
Grotte des Trois-Frères — Montesquieu-Avantès. Ariège.
Voyons aussi en quoi consiste cette décoration. Ce sont essentiellement des animaux, des bisons, des chevaux, des rennes c’est-à-dire les animaux les plus répandus à cette époque et dont la chair faisait le fond de la nourriture des magdaléniens. On y trouve aussi d’autres gibiers : le chevreuil, le bouquetin, le chamois, le mammouth dont les corps énormes recelaient en abondance des provisions de chair et de graissé, dont les défenses fournissaient un ivoire précieux et dont la peau épaisse et dure devait servir à plus d’un usage. Nous en dirons autant du rhinocéros. [p. 423]
Ce sont des représentations de tous ces animaux de chasse qui ont été tout d’abord découvertes sur les paroie des grottes, à tel point que, pendant longtemps, on a pensé, telle était du moins l’opinion de M. Salomon Reinach, qu’une idée totémique avait présidé à la conception de ces œuvres d’art et que seuls les animaux comestibles étaient figurés. Les nombreuses figures de loups, d’ours, d’hyènes, de lions; etc., découvertes depuis lors; ont montré que cette idée restrictive était inexacte. Tous les animaux de l’époque ont été représentés, de même qu’ils étaient tous poursuivis et chassés par l’homme, soit qu’ils aient dû servir de nourriture ; soit que leur destruction ait été nécessaire et désirée, parce qu’ils étaient dangereux et nuisibles.
C’est, en effet, dans un but d’envoûtement que l’homme paléolithique représentait les animaux qu’il allait chasser.
C’est une idée généralement répandue chez tous les peuples primitifs, que la représentation de tout être vivant est, en quelque sorte, une émanation même de cet être et que l’homme qui a en sa possession l’image de cet être, a déjà un certain pouvoir sur lui. De là vient, chez beaucoup de sauvages, la peur réelle qu’ils éprouvent quand on les photographie ou qu’on les dessiné. On peut donc admettre que les hommes primitifs croyaient eux aussi, que le fait de représenter un animal le mettait déjà, en quelque sorte, sous leur domination, et que, maîtres ainsi de sa figure, de son double, ils pouvaient plus facilement se rendre maîtres de l’animal lui-même.
Rien plus, si vous frappiez, blessiez ou détruisiez cette image matérielle, l’être vivant en supportait également un dommage qui pouvait être mortel. De nombreuses tribus sauvages pratiquent encore de nos jours cette façon de jeter un sort, d’envoûter les animaux qu’ils veulent chasser où même leurs ennemis. De là, cette habitude de couvrir leurs images de dessins représentant des flèches ou des armes,
L’ethnographie, cette science si utile pour la préhistoire, car elle nous permet de comparer les conditions d’existence [p. 424] des peuples sauvages et celles des hommes préhistoriques, l’ethnographie, en effet, nous fournit des exemples classiques et bien connus de ces façons de procéder. Faut-il même aller bien loin pour en trouver ? Au Moyen âge, le fait de percer de coups l’image en cire de son ennemi était pratiqué couramment par les sorciers et les astrologues. Peut-on dire même que ces croyances aient complètement disparu de nos jours ?
Il y a quelque cinquante ans, je me souviens d’un fait qui nous amusa beaucoup. C’était dans la maison de mes parents. Une nuit, on entendit dans la cuisine un bruit insolite. La salle était éclairée par deux cierges posés sur la table recouverte d’une nappe bien blanche. Dans une soucoupe pleine d’eau bénite trempait un rameau également bénit. Un crucifix retourné supportait un cœur de veau que la cuisinière transperçait avec rage de. coups de lardoir en prononçant des prières mêlées d’injures et d’invocations magiques. Une gitane de la place du Ravelin, héritière lointaine des envoûteurs préhistoriques, lui avait enseigné ce moyen de se venger d’un ami infidèle et volage.
Il y a quelques mois, les journaux de Paris ont reproduit. Un fait divers analogue, à propos d’un cœur de veau percé d’épingles trouvé dans un cimetière.
Ces superstitions remontent fort loin, puisque nous voyons sur les parois des cavernes préhistoriques la plupart des animaux représentés portant sur le flanc ou sur l’épaule des flèches ou des sagaies. Parfois, comme au Tuc d’Audoubert, à Pindal, aux Trois-Frères, etc…, ce sont des sortes de haches ou de massues qui entourent ou couvrent le corps de l’animal. Parfois aussi celui-ci porte des signes encore inexpliqués on de longues estafilades comme des blessures.
Mais voici que, tout dernièrement, une découverte sensationnelle, a été faite dans nos régions. En remontant sous terre et non sans peine ni saris danger, le petit ruisseau qui sort d’une colline à Montespan, M. Norbert Casteret a découvert dans une galerie sèche de cette caverne inconnue [p. 425] jusqu’alors d’étranges modelages en argile. Rien séparée de la paroi, une forte masse de terre représente un ourson sans tête. Appuyés contre la paroi rocheuse, on voit les fragments d’un haut relief représentant des félins. La tête, le corps se sont effondrés et gisent à terre en fragments ayant conservé le galbe du ventre et du dos, mais le cou, le poitrail, les pattes de devant sont intacts. Sur la paroi on peut suivre encore le profil tout entier de l’animal. A même le sol, des chevaux ont été modelés, mais le ruissellement des eaux en a délavé la tête, la queue et une partie des pattes, seules les parties les plus épaisses et les plus saillantes ont résisté, On voit encore, çà et là, de petits monticules de terre, semblables à des taupinières allongées qui semblent des restés de modelage rongés par les eaux. On dirait que la salle toute entière a jadis été remplie par des statues d’argile dont la plupart ont malheureusement été détruites, et les autres fortement abîmées. Il ne semble pas cependant que ces modelages aient été vraiment des œuvres d’art traitées avec la délicatesse et le fini que l’on admire dans les statues de bisons du Tuc d’Audoubert. Les modelages de Montespan sont plutôt des ébauches assez grossières. Ils font penser à ces bonshommes de neige que font les enfants. Mais s’ils sont d’un intérêt artistique moindre, ils présentent un intérêt scientifique de tout premier ordre, car ils confirment ce que je télégraphiais à Cartailhac, en lui annonçant la découverte des bisons du Tuc d’Audoubert : « Les Magdaléniens modelaient aussi l’argile. » Non seulement parce qu’à Montespan nous trouvons des traces nombreuses de l’emploi de la terre pétrie par les hommes paléolithiques, mais encore parce que nous avons pu y constater d’étonnants faits nouveaux.
En effet, sur le corps de cet ours, de ces félins, de ces chevaux, nous voyons non plus des flèches ou des armes dessinées, mais les blessures mêmes faites par les sagaies, et les haches sont représentées par des trous profonds et des entailles. Une légère couche de stalagmite recouvre parfois ces cicatrices et en authentifie l’ancienneté. [p. 426]
Il semble parfois que des coups furieux aient été portés à ces statues. Nous y voyons la preuve que l’on s’est livré sur elles à des pratiques magiques d’envoûtement. C’est, je crois, moins hasardeux que de rechercher parmi ces trous l’image d’une constellation et de prétendre, sans rire, que la statue d’ourson de la caverne de Montespan « est sans doute l’origine de la grande ourse des caries astronomiques actuelles ».
Comme le dit l’auteur lui-même de cette trop étrange interprétation, ces interprétations sont véritablement étonnantes. Mais vous ne serez pas surpris si nous n’adoptons pas sa manière de voir et si nous nous contentons de relever scientifiquement certains faits prouvés et indiscutables, qui nous amènent à cette constatation :
C’est généralement dans les endroits les plus secrets et les plus difficiles, que les artistes paléolithiques ont dessiné, peint ou sculpté des animaux. Très souvent, ils ont ajouté des flèches ou des armes; et même, semble-t-il parfois, figuré des blessures.
Maintenant lâchons un peu la bridé à notre imagination. Donnons-lui cependant pour guide la connaissance de faits certains analogues, tels que les voyageurs nous les ont décrits chez les sauvages actuels, de façon à ce que chaque trait, chaque détail des descriptions qui vont suivre soit d’une exactitude rigoureuse et se rapporte à une observation certaine. L’affabulation seule est imaginée.
Nous voici donc il y a quelque quinze ou vingt mille ans dans la plaine de la Garonne, non loin de là grotte de Montespan. Le climat est dur, froid et sec, avec de fortes variations de température ; l’été a été très chaud et avait fait remonter vers le nord les troupeaux de rennes à la recherche de la fraîcheur. Les premiers froids les font redescendre vers les steppes pyrénéens. Une tribu d’hommes les suit dans leurs migrations saisonnières. Ces chasseurs connaissent les habitudes du gibier, ils ne perdent pas ses traces, et de loin, s’abritant sous les roches en surplomb, ils suivent d’un œil inquiet les évolutions de [p. 427] la harde. Depuis, en effet, qu’elle s’est installée dans ce coin de vallée, elle semble en proie à une certaine inquiétude, qui se manifeste par des galopades subites et désordonnées. La forêt est clairsemée, c’est plutôt une brousse, qui s’étend sur les deux rives du fleuve ; l’herbe a été desséchée par les ardeurs de l’été, des buissons s’arrondissent ça et là à l’ombre maigre des bouleaux et des sapins, aux branches desquels pendent des lichens et des mousses, qui feront cet hiver les délices du troupeau. Mais pourquoi ne reste-t-il pas tranquille au pâturage, proie facile pour nos adroits chasseurs. Ceux-ci n’ont pas tardé à se rendre compte de la raison de l’inquiétude des paisibles ruminants. Un danger menace non seulement les bêtes, mais les hommes. Un couple de lions des cavernes jette la terreur dans le pays. Ce félin est un animal particulièrement dangereux. Grand, fort, souple, à la tête carrée, qu’entoure chez le mâle une forte crinière, ses griffes sont acérées et ses crocs terribles. Il se dissimulé derrière les buissons, se glisse sans bruit, et bondit à l’improviste sur la proie convoitée, que ce soit un cheval, un renne ou un homme. A cette saison de l’année, le renne, lui, est une proie particulièrement facile. La mue a en effet fait tomber la ramure avec laquelle il peut faite tête et se défendre ; son front, désarmé, ne lui sert plus à rien.
Les chasseurs sont résolus à se débarrasser de ce voisin incommode et dangereux. Mais ce lion est difficile à chasser, il ne se laisse guère surprendre et, attaqué, il lutte désespérément contre ses ennemis; s’il est blessé par quelque trait lancé par un propulseur, il n’hésite pas à engager une lutte corps à corps avec l’homme, dont la hache de pierre est la seule arme. Plus d’un membre de la tribu a déjà été la victime du fauve. Il faut donc à tout prix le détruire. Mais, hélas ! les aimes matérielles : sagaies, flèches, massues sont, on l’a vu, souvent inefficaces. Le lion possède une force supérieure, qui lui vient saris doute de quelque puissance mystérieuse, qu’il faut vaincre moralement afin d’en devenir maître physiquement. [p. 428]
On fait appel au savoir du chef, de celui qui connaît le secret des choses, du sorcier qui se rend maître des forces supérieures de la nature. On décide de conjurer le sort, et, par les cérémonies magiques qu’ont transmises les anciens, d’affaiblir à l’avance cet ennemi redoutable, afin que sa capture et sa mort Soient rendues plus faciles. La tribu campe justement sur les falaises de la Garonne, non loin d’un lieu sacré, d’une caverne profonde, où depuis des générations on à coutume de célébrer les cérémonies magiques pour rendre les chasses fructueuses. D’ordinaire, le sorcier se contente de graver sur le roc l’image de l’animal qu’on veut tuer ; il le fait dans des recoins mystérieux, accroupi près du sol, à l’abri de tous regards profanes. Parfois, broyant sur une omoplate de bison ou sur une plaque de pierre des fragments d’ocre ou de manganèse, qu’il mélange avec de la graisse de renne, il compose des couleurs rouges sang ou noires, et peint avec elles la silhouette des animaux. Puis, prononçant les formules d’incantation apprises des ancêtres, il dessine sur le flanc de l’animal la flèche qui demain causera sa mort. Mais alors il s’agissait d’envoûter des bêtes paisibles, comme le renne ou le bison. Aujourd’hui, le cas est plus grave : le lion est un animal puissant, qu’on ne peut réduire si facilement. Le sorcier ne sait-il pas que dans une région voisine un de ses collègues a, dû se livrer à plusieurs incantations avant de vaincre un grand félin ? Cependant il s’était soumis à tous les rites. Dans un petit diverticule de la sombre caverne (Les trois-frères), il avait d’abord gravé sur la paroi l’image du féroce animal. Il s’était servi de petites colonnes stalagmatiques pour figurer les pattes, se contentant d’y tracer les griffes. En raclant le ventre, il avait représenté la couleur plus pâle du pelage en cet endroit. Puis, avec un silex aigu, il avait tracé les flèches meurtrières. Et cependant la chasse avait été infructueuse; bien plus, plusieurs chasseurs avaient payé leur audace de leur vie.
Il fallut refaire plusieurs cérémonies; l’artiste sorcier a retouché son œuvre, changé le port de la tête et de la [p. 429] queue et augmenté le nombre des flèches. Pour un animal ordinaire, deux, trois au plus suffisaient; pour le lion, il fallut graver au silex ou peindre en noir plus de douze coups de flèches ou d’épieu.
Instruit par l’exemple, notre magicien veut tout de suite se livrer à de puissantes incantations. Il ne se contentera pas de graver au trait sur la roche l’image réduite du félin, il imitera la nature. II pétrira la terre molle et plastique de la caverne et en construira un animal semblable à l’être vivant, par conséquent plus intime avec lui, participant davantage de sa vie, et les coups qu’il recevra frapperont, plus sûrement et plus profondément, le lion, objet de terreur des hommes et des bêtes de la région.
Le sorcier se dirige donc vers cette caverne mystérieuse, dont l’accès est défendu par un cours d’eau. Il remonte dans l’obscurité le ruisseau, il plonge sous la voûte mouillante qui ferme l’entrée de son antre. Mais, ô terreur, la caverne est occupée ; des ours monstrueux s’y sont réfugiés, ils ont labouré de leurs griffes les dessins d’autrefois et toutes les traces de l’action de l’homme. Il faut donc chasser ces hôtes de voisinage désagréable et leur interdire ensuite l’entrée de ce repaire. La cérémonie sera donc double; elle s’adressera non seulement au lion mais encore à l’ours, et elle sera différente pour chaque espèce.
Pour l’ours, l’artiste le représentera en ronde-bosse, accroupi comme chez lui dans la caverne, au milieu de la salle du fond. Il ne lui fera pas de tête, mais il se servira de la tête de celui qu’il vient de tuer. Avec une cheville de bois, il fixera ce trophée de chasse sur le cou de la statue, qu’il revêtira de la peau écorchée de la bête. Le félin, au contraire, rôdeur dangereux des steppes, sera représenté debout, en marche, appuyé contre la paroi. Cette œuvre a été exécutée dans le mystère, puis lorsque le jour de la cérémonie est venu, le sorcier choisit dans la tribu les meilleurs chasseurs, les hommes au courage éprouvé et à l’habileté reconnue. Il les fait pénétrer dans la caverne, les soumet au bain purificateur, puis les réunit [p. 430] près des statues, ornées selon les rites. Ils sont peu nombreux ; les femmes sont exclues, ainsi que ceux qui, trop jeunes, ne sont pas initiés aux mystères. Des lumignons fumeux, formés par de la moelle de renne, placée eu tas sur des plaques schisteuses, éclairent faiblement la scène, qui n’en est que plus mystérieuse. On chante, on crie, on profère des menaces, puis, à un signal donné, les chasseurs percent de leurs flèches et de leurs épieux la tête, le poitrail, les flancs de la bête, ennemie cruelle de leur racé, tandis que le sorcier la menace : « Demain, lui crie-t-il, au paroxysme de l’inspiration et de la colère, demain, bête méchante et sanguinaire, les hommes de notre tribu t’atteindront et te tueront; demain, une flèche te percera le cœur, une lance te crèvera les yeux, un coup de massue t’écrasera la tête, un coup de hache te frappera le cou ». Et les chasseurs s’acharnent sur la statue d’argile ; le corps est percé de trous, la tête même s’effondre sur le sol, accueillie par les cris de joie des hommes ; le présage est heureux : demain le lion sera leur victime !
L’hiver s’est écoulé froid et pénible ; la chasse cependant a été fructueuse, les hommes revenaient chargés de butin ; les femmes, accroupies dans les salles basses des grottes, veillaient à la conservation du feu, préparaient les aliments et les vêtements. Tout était rudimentaire. Pour la cuisine, on ne connaissait ni vaisselle ni récipients autres que ceux de bois, et la cuisson se réduisait à des grillades. La chair, posée sur des charbons, grésillait en emplissant d’une fumée âcre la petite salle. La fabrication des outils exigeait des soins minutieux : grattage et sciage des os, éclatement des silex, etc. On devait attendre avec impatience le retour du printemps, qui se manifestait avec une spontanéité et une vigueur toute particulière. Dans les plaines verdoyantes, les troupeaux seraient-ils nombreux et gras ? C’était la préoccupation constante des hivernants. Cela devenait une hantise, en quelque sorte nécessaire, car c’était cela qui assurait la vie de la tribu ; le désir devenait de plus en plus aigu, on voulait que le troupeau fût [p. 431] abondant, il fallait lui imposer la fécondité nécessaire.
Et le rôle du sorcier apparaît à nouveau. La tribu a changé de quartier ; elle n’habite plus les larges plaines de la Garonne, mais un petit vallon bien abrité des vents, où l’herbe est abondante et grasse et où les bisons se plaisent. Il n’y a donc aucune raison pour que ces bêtes ne se reproduisent pas largement. Mais on les aidera, par une cérémonie magique spéciale.
Il ne s’agit pas, comme précédemment; de poursuivre la destruction d’une bête, mais au contraire d’augmenter la fécondité d’une espèce. La cérémonie sera donc toute autre ; on emploiera des rites plus doux, rites de paix et de naissance, et non rites de mort.
La cérémonie aura lieu à l’étage supérieur de la caverne, dont les galeries inférieures servent de logement. On y accède par une cheminée abrupte et par des couloirs étroits, dont la voûte surbaissée oblige à ramper; seuls les initiés seront admis. Mais ce ne sont pas cette fois les chasseurs ; il s’agit des mystères de la reproduction et de la fécondité, le magicien n’admettra donc à ces rites que des femmes Ou les jeunes hommes, au moment où leur puberté est consacrée par des cérémonies spéciales. Ils laisseront sur l’argile du sol l’empreinte fine de leurs petits pieds.
Le sorcier a revêtu son grand costume, ses ornements rituels. Il est nu, mais a ganté ses mains de la peau des pattes d’un lion aux griffes acérées, il s’est affublé d’un masque avec une barbe de bison, un bec d’aigle, des yeux de chouette, des oreilles de loup et une ramure de cerf. Il s’est attaché au bas du dos une queue de cheval. Il pense avoir pris ainsi toute la force magique, toutes les qualités physiques de ces animaux : l’audace du lion, l’acuité de vue de l’aigle pour le jour et du hibou pour la nuit, l’ouïe des loups, l’endurance du bison, la vitesse du cheval et du renne.
« Cet homme, dans l’ardeur d’une muette prière,
« A modelé l’argile en des gestes pieux. » [p. 432]
Sous la voûte de la dernière salle, il a pétri avec soin un couple de bisons. Ces statues ne sont pas destinées à être frappées, abîmées ou détruites comme celles de l’ours ou du lion ; au contraire, elles doivent durer et être en quelque sorte le fétiche du troupeau et de la tribu, dont les intérêts sont connexes. Aussi le statuaire apporte-t-il tout son amour de l’art, toute sa science réaliste pour parfaire son œuvre. Il place la femelle en avant, le muffle soufflant, le cou tendu, dans l’attitude de la vache soumise au taureau. Le mâle, un peu en arrière, la suit, à demi dressé sur ses pattes de derrière; son port est plus massif, son allure plus bestiale.
C’est autour de ce couple que se réunissent les initiés ; dans une salle basse voisine, le sol a été aplani ;au milieu, des signes mystérieux, de vagues figurations sexuelles ont été tracées, et une danse a été exécutée, accompagnée de chants et d’invocations. Danse étrange, où le pied ne pose pas sur le sol, où seul le talon s’enfonce profondément dans l’argile, conservant jusqu’à nos jours la petitesse élégante de ces pieds de femmes ou de jeunes gens.
Sur les parois des cavernes du Tuc d’Audoubert et des Trois-Frères, nombreuses sont les représentations de bisons : le pays était donc abondamment peuplé de cette espèce. Les cérémonies pour en favoriser la reproduction avaient donc eu un résultat heureux.
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