Georges Dumas. Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450.
Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— Odeurs de sainteté. Article paru dans le «Journal de Psychologie», quatr!ème année, 1907, pp.456-459 La Revue de Paris, 1907, pp. 531-552.
— La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Journal de Psychologie, quatr!ème année, 1907,
— Comment on dirige les rêves. Article paru dans «La Revue de Paris», (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Les loups-garous. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans « La Revue du Mois », (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432. [En ligne sur notre site]
— Contagion mentale. Revue philosoohique. 1911.
— La contagion de la mélancolie et des manies. Revue philosoohique. 1914.
— La contagion de la folie. Revue philosoohique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— L’expression de la peur. « L’Encéphale », (Paris), vingt-septième année, n°1, janvier 1933, pp. 1-9 + 3 planches hors texte. [En ligne sur notre site]
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Dumas Georges.
Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ?
Toute l’antiquité a attribué au songe un caractère sacré. Rêver, c’était bien souvent voir les héros et les morts ; être informé par révélation de choses occultes ou futures et, quand le songe était banal ou obscur, on avait toujours la ressource d’y chercher un symbolisme profond et de l’interpréter. De là l’importance accordée dans toutes les civilisations païennes à la science des songes et à l’art de les provoquer. Les croyants qui venaient consulter certains dieux couchaient dans leurs temples pour les voir en songe, et c’était là une pratique bien connue sous le nom d’incubation. Les dieux que l’on consultait de la sorte n’étaient pas les dieux de l’Olympe. [p. 448] Zeus ou Pallas Athéné, mais les dieux souterrains ou les héros ensevelis dans le sein de la terre, car la terre et ses divinités passaient pour envoyer des songes et l’on se couchait sur le sol pour les mieux recueillir. En principe on pouvait demander par l’incubation toute espèce d’oracle et les magistrats de Sparte dormaient dans les temples de Pasiphaé pour être renseignés sur les intérêts de l’État, tandis que les Latins attendaient de Faunus des rêves prophétiques ; mais en fait l’usage s’établit de bonne heure de ne consulter ainsi que les dieux guérisseurs tels qu’Isis, Asclépios, Trophonius, Amphiaraüs et nous sommes assez bien informés des pratiques qui en favorisaient l’apparition.
Le rêve d’Aatossa.
Les suppliants qui venaient demander le secours divin, soit pour eux-mêmes soit pour un de leurs proches, se soumettaient d’abord à toute une discipline ascétique qui avait pour objet de libérer leur pensée des chaînes du corps et du poids lourd de la matière. Ils observaient la chasteté, s’abstenaient de vin et de viandes, s’interdisaient les bains chauds et pratiquaient les jeûnes.
Après celle préparation physique et morale, le suppliant était admis à des pratiques cultuelles qui le mettaient plus directement en rapport avec le dieu ; dans les sanctuaires d’Asclépios il se baignait à la source sacrée qui prenait naissance à côté du temple et il consacrait plusieurs heures aux sacrifices et aux prières. « À Epidaure, il ne manquait pas, dit M. Lechat (1), d’aller visiter au sommet du mont Kynation le vieux sanctuaire d’Apollon Maleatas et d’y accomplir les rites commandés. » Puis c’était le tour des autres divinités, de celles qui, comme Artémis, avaient un temple et de celles qui n’avaient qu’une statue ou un autel. On honorait la femme d’Asclépios, Epioné et sa fille Hygieia et son fils Machaon et tous les dieux secourables ; on allait de sanctuaire en sanctuaire, de simulacre à simulacre, d’autel à autel, comme dans les églises chrétiennes on porte sa dévotion et ses prières dans toutes les chapelles consacrées à un saint différent.
Enfin on en venait à Asclépios lui-même et devant sa statue, au seuil de son temple, les suppliants se tenaient debout la tête couverte et la main tendue ou prosternés à terre, tandis que les victimes et les gâteaux de farine se consumaient sur l’autel. Chacun suivant ses moyens offrait des dons différents ; les plus riches sacrifiaient un bœuf ou un bélier, les plus pauvres apportaient un peu d’huile ou d’encens. « Ces offrandes diverses, dit M. Lechat, étaient égales devant un dieu juste pourvu qu’elles fussent présentées avec des mains pures et un cœur pieux (2).
Quand le suppliant s’était entraîné tout le jour par ces pratiques, il se trouvait le soir dans un état de grâce et d’attente bien favorable à l’éclosion des rêves divins, mais avant de s’endormir il devait encore dans une sorte de veillée sacrée charger sa mémoire et son imagination de tous les éléments dont allait se former le songe. C’étaient de nouveau à la lueur des [p. 449] torches, des prosternations et des prières qui occupaient la première moitié de la nuit. Enfin il était admis dans l’abaton, sorte de dortoir en forme de hangar d’où il pouvait apercevoir l’intérieur du sanctuaire. Tandis que les lampes brûlaient encore, les uns s’enroulaient dans leurs couvertures, d’autres s’étendaient sur des branches de feuillage ou sur les peaux des victimes qu’ils avaient immolées, et ils attendaient à la fois le sommeil et le Dieu. Alors un serviteur du temple traversait les portiques en éteignant toutes les lumières et en engageant les suppliants à dormir. « Ils s’endormaient, dit M. Paul Girard, l’imagination surexcitée par l’attente, l’esprit échauffé par l’atmosphère même du sanctuaire, par l’encens qu’on y avait brûlé, par la vue des lampes, par cette prière du soir qui avait dû précéder l’heure du sommeil (3).
René Magritte – Les marches.
On s’est souvent demandé si à toutes ces sensations et émotions les prêtres n’ajoutaient pas l’influence hypnotique de certaines drogues, et quelques textes semblent bien justifier cette supposition. Plutarque nous raconte que le matin on faisait dans les temples d’Isis des fumigations avec une espèce de résine, vers l’heure de midi avec de la myrrhe, et que le soir, c’est-à-dire avant les incubations qui se pratiquaient dans le temple même de la déesse, on recommençait les fumigations avec du cyphi ; or le cyphi, est une étrange mixture dont quelques éléments pouvaient bien avoir une action excitante et hypnotique sur les centres nerveux, car il y entrait du cyprès, de la résine, de la myrrhe, du bitume et bien d’autres ingrédients du même genre. Plutarque qui nous en a conservé la recette ajoute que ce cyphi « rend plus polie et plus pure qu’un miroir la faculté de notre âme qui est capable d’imaginer et de nous faire voir les rêves (4) », et de cette indication on pourrait peut-être conclure que les prêtres d’Isis réservaient à dessein le cyphi pour les fumigations du soir.
Si, comme le pensent aujourd’hui plusieurs psychologues, un grand nombre de nos rêves sont la conséquence de nos désirs et de nos craintes, les pèlerins de Grèce et d’Égypte étaient admirablement préparés aux songes divins par leur foi, par leur attente, par tous les espoirs qu’ils fondaient sur l’apparition du Dieu. À ces suggestions spontanées du cœur, les prêtres ajoutaient les suggestions non moins efficaces des prières, des prosternations, des processions et des sacrifices ; peut-être même l’excitation enivrante de certaines fumigations. Puis, quand le sommeil s’étendait sur la foule hétéroclite des suppliants, les sensations odorantes qu’ils avaient perçues pendant la veille et associées à tout le décor sacré du temple, l’odeur de l’encens, l’odeur des sacrifices, l’odeur du cyphi se faisaient sans doute évocatrices comme les parfums que d’Hervey de Saint-Denis employait pour provoquer à son choix tels ou tels rêves (5). [p. 450]
Alors le souvenir des tableaux votifs et des inscriptions devenaient des réalités vivantes. Les images d’Esculape s’animaient, sa statue descendait de son socle et le dieu bon et secourable, le dieu sauveur versait sur les misérables qui dormaient près de ses autels le baume de ses conseils ou la grâce de ses miracles.
Il n’y a donc pas à se demander, comme on l’a fait très souvent, quels mystérieux secrets possédaient les prêtres d’Isis ou de Trophonius ou d’Esculape pour diriger les rêves et les faire tourner à la démonstration de leurs doctrines religieuses. Ils avaient découvert par l’expérience des procédés très analogues à ceux que d’Hervey de Saint-Denis et quelques cliniciens après lui devaient préconiser plus tard ; ils donnaient de ces procédés une interprétation religieuse et ils auraient été fort en peine d’en donner une autre, mais ils en usaient très sagement et, si nous voulions jamais diriger des songes, nous aurions beaucoup à imiter dans ce dressage de l’imagination, de la mémoire et de l’espérance qu’ils savaient si bien pratiquer.
NOTES
(1) Epidaure, par Defrasse et Lechat, Paris, 1895, p. 138-9.
(2) Ibid.
(3) L’Asclepeum d’Athènte, Paris, 1881, p. 73.
(4) Œuvres Morale, 455. Sur Isis et Osiris.
(5) Les rêves et le moyen de les diriger, Paris, 1867.
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