Claude Lévi-Strauss. Sorciers et psychanalyse. Article paru dans la revue « Le Courrier de l’Unesco », (Paris), juilletaoût 1956, pp. 8 et 10.
Sept ans plus tard Claude Lévi-Strauus récidive avec cet article qui propose un parallèle osé entre le chamanisme et la psychanalyse, . En 1949 il écrit : Le sorcier et sa magie. Article paru dans la revue « Les Temps Modernes », (Paris), 4e année, n°41, mars 1949, pp. 385-406 [en ligne sur notre notre site], qui provoque la réaction du représentant orthodoxe de la psychanalyse : Le psychanalyste sans magie. « Les Temps Modernes », (Paris), 5e année, n°50, 1949, pp. 961-972. [en ligne sur notre notre site]
Claude Lévi-Strauss [né Gustave Claude Lévi] (1908-2009). Anthropologue et ethnologue, un des fondateurs de la pensée structuralisme, il s’éloignera de son mouvement intellectuel, pour fonder l’anthropologie structurale. Professeur au Collège de France, il y occupa la chaire d’anthropologie sociale de 1959 à 1982. Il fonde en 1961, avec Emile Benveniste la revue « L’Homme ». Parmi ses très nombreux travaux nous avons retenu :
— L’efficacité symbolique. Extrai de la « Revue de l’histoire des religions », (Paris), tome 135, n°1, 1949. pp. 5-27. [en ligne sur notre notre site]
— Les structures élémentaires de la parenté. Paris, Presses Universitares de France, 1949. 1 vol.
— Race et histoire. Paris, UNESCO, 1952.
— Tristes tropiques. Paris, Plon, 1955.
— Anthropologie structurale. Paris, Plon, 1958.
— La Pensée sauvage. Paris, Plon, 1962.
— Mythologiques. I. Le cri et le cuit (1964). — II. Du miel aux cendres (1967). — III. L’origine des manières de table (1968). — IV. L’homme nu (1971).
— La potière jalouse. Paris, Plon, 1985.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité, la note de bas de page a été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées parlons soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Sorciers et psychanalyse
par Claude Lévi-Strauss (1)
A la plupart d’entre nous, la psychanalyse apparaît comme une conquête révolutionnaire de la
civilisation du XXe siècle ; nous la plaçons sur le même plan que la génétique ou la théorie de la relativité. D’autres, plus sensibles sans doute au mauvais usage de la psychanalyse qu’à son véritable enseignement, persistent à la considérer comme une extravagance de l’homme moderne. Dans les deux cas, on oublie que la psychanalyse n’a fait que retrouver, et traduire en termes nouveaux, une conception des maladies mentales qui remonte probablement aux origines de l’humanité et que les peuples que nous appelons primitifs n’ont pas cessé d’utiliser, souvent avec un art qui étonne nos meilleurs praticiens.
Il y a quelques années, des ethnologues suédois ont recueilli et publié un très long rituel de guérison employé chez les Indiens Cuna de Panama, dans les cas d’accouchement difficile. Ce rituel consiste en un récitatif que le sorcier de la tribu ou, comme disent les spécialistes, le chaman déclame devant la patiente et pour son bénéfice. Il lui explique que son mal provient de l’absence momentanée de l’âme qui préside à la procréation ; car les Cuna croient en l’existence d’une multitude d’âmes, chacune préposée à une fonction vitale particulière. Cette âme a été attirée dans l’au-delà par des esprits malfaisants; le sorcier raconte à la malade, avec un grand luxe de détails, comment il entreprend un
voyage surnaturel à la recherche de l’âme perdue ; quels obstacles il rencontre ; à quels ennemis il s’oppose ; comment il les domine, par la force ou par la ruse, avant d’atteindre la prison de l’âme captive, pour finalement la libérer et lui faire réintégrer le corps souffrant et étendu. [p. 8 – colonne 2]
Analysons brièvement les caractères de cette cure, dont nous n’avons aucune raison de supposer qu’elle ne soit pas efficace, au moins dans certains cas. Son premier caractère tient à sa nature purement psychologique : pas de manipulation du corps de la malade, pas de drogues. Le sorcier ne fait que parler, ou chanter ; il s’en remet au seul discours pour induire la guérison. En second lieu, le traitement implique un tête-à-tête entre deux personnes : malade et médecin, ce qui ne signifie pas, comme nous le verrons dans un instant, que les autres membres du groupe social ne puissent former un auditoire. Or, de ces deux personnes, l’une le sorcier au pouvoir reconnu par la tribu entière incarne l’autorité sociale et la puissance de l’ordre ; l’autre le malade souffre d’un désordre que nous appellerions physiologique, mais qui apparaît aux indigènes comme l’effet d’un avantage arraché par la
société des esprits à celle des humains. Puisque ces deux sociétés doivent être normalement alliées, et que le monde des esprits est de même nature que celui des âmes assemblées dans chaque individu, il s’agit vraiment, dans la pensée indigène, d’un désordre sociologique provoqué par l’ambition, la malveillance ou la rancune des esprits, c’est-à-dire par des motivations de caractère psychologique et social.
Enfin, en exposant les causes de la maladie, et en racontant ses aventures dans l’au-delà, le sorcier évoque, chez son auditoire, dés représentations familières empruntées aux croyances et aux mythes, qui sont le patrimoine du groupe social tout entier. D’ailleurs, c’est en assistant à de telles cures, qui ont un caractère public, que l’adolescent s’initie en détail aux croyances collectives.
Plusieurs caractères qui viennent d’être relevés ressemblent étrangement à ceux d’une cure psychanalytique. Dans ce cas aussi, la maladie est considérée comme ayant une origine psychologique et le traitement appliqué est exclusivement de cette nature. Par des symptômes qu’il ne peut maîtriser, ou plus simplement par le trouble de son [p. 10 – colonne 1] esprit, le malade se sent exclu du
groupe social et il fait appel au médecin, dont l’autorité est sanctionnée par le groupe, pour l’aider à s’y réintégrer. Enfin, la cure vise à extraire du malade le récit d’événements enfouis dans son inconscient, mais qui, en dépit de leur ancienneté, continuent à régir ses sentiments et ses représentations.
Or, qu’est-ce qu’une histoire assignée à une époque très ancienne, si ancienne souvent, que même son souvenir est perdu, mais qui continue, cependant, à expliquer mieux que des événements plus récents les caractères de ce qui se passe actuellement ? Très exactement, ce que les sociologues appellent un mythe.
Le psychanalyste
doit rester muet
La grande différence entre une cure chamanistique comme celle que nous venons d’analyser, et une cure psychanalytique, tient donc au fait que dans le premier cas le médecin parle tandis que, dans le second, ce soin est dévolu au patient; on sait qu’un bon psychanalyste reste pratiquement muet pendant la plus grande partie de la cure ; son rôle est d’offrir au malade la stimulation de la présence d’autrui, on pourrait presque dire la provocation, afin que le malade puisse investir cet « autre » anonyme avec toute l’hostilité dont il se sent inspiré. Mais, dans les deux cas, la cure consiste bien dans la production d’un mythe, avec cette différence que, chez les Cuna, il s’agit d’un mythe tout fait, connu de tous et perpétué par la tradition, que le sorcier.se contente d’adapter à un cas particulier ; disons, pour être plus précis encore, de traduire dans un langage qui ait un sens pour le malade et lui permettant de nommer, et donc de comprendre — peut-être ainsi de dominer — des douleurs qui étaient jusqu’alors inexprimables, au propre et au figuré.
Dans la psychanalyse, au contraire, le malade a la charge d’élaborer son propre mythe. Mais, si l’on y réfléchit un instant, la différence n’est pas si grande, puisque la psychanalyse ramène l’origine des troubles psychiques à un très petit nombre de situations possibles, entre lesquelles le malade n’a guère que la liberté de choisir, et qui toutes, se rapportent aux premières expériences de la vie et aux relations du jeune enfant avec son entourage familial. Ici aussi, c’est quand le malade sera arrivé à traduire des troubles inexprimables ou inavouables (cela revient au même), dans les termes d’un mythe approprié à son histoire particulière, qu’il se sentira libéré. [p. 10 – colonne 2]
Après le rapprochement qui précède, nous ne nous étonnerons pas que certains psychologues très avertis, visitant des sociétés indigènes pour mener des enquêtes à l’aide des plus modernes procédés d’investigation, se soient trouvés de plain-pied avec les sorciers indigènes, et même parfois, surpassés par eux.
Telle fut l’aventure, si joliment racontée par le Dr. Kilton Stewart, dans un ouvrage récent intitulé : « Pygmies and dream giants » (Les Pygmées et les géants du rêve) (New York, 1954). Il s’était rendu chez les Negritos, ou pygmées, habitants très primitifs de l’intérieur des Philippines, pour étudier leur structure mentale par des méthodes voisines de celles de la psychanalyse. Non seulement les sorciers du groupe le laissèrent faire, mais ils le considérèrent aussitôt comme un des leurs ; mieux encore, ils intervinrent d’autorité dans ses analyses, en spécialistes compétents et parfaitement au courant des techniques utilisées.
J’ai souligné tout à l’heure le caractère public des cures chamanistiques. Tous les membres du groupe acquièrent ainsi progressivement la croyance que leurs propres malaises, quand ils viendront à les éprouver, relèvent des mêmes procédés que ceux qu’ils auront si souvent vu appliquer. D’autre part,
prévoyant toutes les étapes de la cure, ils y participeront volontiers, les scandant de leurs encouragements, aidant le malade à rassembler ses souvenirs.
Le dénouement
du psychodrame
Comme le remarque à ce même propos le Dr. Stewart, nous ne sommes plus sur le terrain de la
psychanalyse, mais sur celui d’un de ses développements récents : la psychothérapie collective, dont une des formes les plus connues est le psycho-drame, où plusieurs membres du groupe acceptent de figurer les personnages du mythe du malade, pour aider celui-ci à mieux se le représenter et pouvoir ainsi pousser sa tragédie jusqu’au dénouement. Cette participation n’est possible qu’à condition que le mythe du malade offre déjà un caractère social. Les autres réussissent à y participer parce qu’il est aussi le leur, ou plus exactement, parce que les situations critiques auxquelles notre société expose l’individu sont, très largement, les mêmes pour tous. On voit donc combien illusoire est le caractère, intime et personnel, de la situation oubliée que la psychanalyse aide le malade à se remémorer. Même cette différence avec la cure chamanistique, que nous avions retenue tout à l’heure, s’évanouit. [p. 10 – colonne 3]
« Comme à Paris et à Vienne », écrit le Dr. Stewart, « les psychiatres Negritos aidaient le malade à retrouver des situations et des incidents appartenant à un passé lointain et oublié, des événements douloureux enfouis dans les couches les plus anciennes de cette expérience accumulée qu’exprime la personnalité. »
Transfigurer le trouble
en d’art
Sur un point au moins, la technique indigène semble être plus audacieuse et plus féconde que la nôtre. Le Dr. Stewart relate une expérience qu’il eût pu faire n’importe où dans le monde, chez l’un de
ces peuples que nous appelons primitifs. Quand il voulut tirer le malade de l’état de rêve éveillé où il se trouvait, racontant de façon désordonnée des incidents de son passé conflit avec son père, transposé sous la forme mythique d’une visite au pays des morts ses collègues indigènes l’en empêchèrent. Pour être guéri définitivement, lui dirent-ils, il fallait que l’esprit de la maladie ait fait un présent à sa victime, sous forme d’un nouveau rythme de tambour, d’une danse ou d’un chant. Selon la théorie indigène, il ne suffit donc pas que l’infériorité sociale, due à la maladie, soit effacée ; elle doit se transformer en avantage positif, supériorité sociale de la nature de celle que nous reconnaissons à l’artiste créateur.
Sans doute, cette relation entre un équilibre psychique inhabituel et la création artistique, n’est pas étrangère à nos propres conceptions. Il y a beaucoup de génies que nous avons traités comme des fous : Gérard de Nerval, van Gogh et d’autres. Au mieux, nous consentons parfois à excuser certaines folies pour la raison qu’elles sont le fait de grands artistes. Mais même les pauvres Negritos des
jungles de Bataan ont vu beaucoup plus loin dans ce domaine ; ils ont compris qu’un moyen de dissiper un trouble mental, nuisible à l’individu qui en est victime et à la collectivité qui a besoin de la saine collaboration de tous, consiste à le transfigurer en œuvre d’art ; méthode rarement utilisée chez nous, mais qui est tout de même celle à quoi nous devons l’œuvre d’Utrillo. Il y a donc beaucoup à apprendre de la psychiatrie primitive. Toujours en avance sur la nôtre à bien des égards, de quel modernisme ne faisait-elle pas preuve à l’époque, récente encore et dont la tradition est pour nous si lourde à secouer, où nous ne savions rien faire d’autre des malades mentaux que les charger de chaînes et les affamer !
NOTE
(1) Le professeur Claude Lévi-Strauss, connu pour les études qu’il a entreprises, tant à l’Université de San Paulo qu’à l’Institut d’Ethnologie de Paris, a été sous-directeur du Musée de l’Homme (Paris). Il est actuellement directeur des recherches à la section des Sciences Religieuses de l’École Pratique des Hautes Études et secrétaire général du Conseil International des Sciences Sociales à Paris. Le professeur Lévi-Strauss a récemment publié « Tristes Tropiques « , livre consacré à un examen de la vie en Amérique et en Orient, dans le cadre des normes propres aux régions tropicales. Le professeur Lévi-Strauss est membre de l’Académie royale des Pays-Bas.
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