Charles PERRENS. Une affaire d’envoûtement. Documents cliniques. Bordeaux, Imprimerie moderne – A. Destout Ainé, 1927, in-8°, 83 p, 1 fnch. Texte intégral. 

Charles PERRENS. Une affaire d’envoûtement. Documents cliniques. Bordeaux, Imprimerie moderne – A. Destout Ainé, 1927, in-8°, 83 p, 1 fnch. Texte intégral. 

 

Charles Perrens. Médecin, psychiatre, professeur agrégé à la faculté de médecine de Bordeaux, médecin-chef de la maison de santé Château-Picon de 1920 à 1952. En 1974, l’hôpital psychiatrique Château-Picon reçoit une nouvelle appellation sous le vocable de centre hospitalier Charles-Perrens, qui rendra célèbre le nom qu’il porte encore aujourd’hui, qui le fut d’ailleurs plus que par ses travaux qui semblent fort peu nombreux.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. –  Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Une Affaire d’envoûtement

DOCUMENTS CLINIQUES

CHAPITRE PREMIER

D’une agression et des raisons données
pour la justifier.

Le dimanche 3 janvier 1926, vers onze heures moins le quart, M. l’abbé de N…, curé de B…, ayant fini sa messe entra dans la sacristie. L’église se vidait. Deux dames inconnues vinrent lui demander quelques explications sur la consécration du Sacré-Cœur. Pendant qu’il causait avec elles, sa servante, Mme H…, remarquait l’allure bizarre d’un groupe formé de deux hommes et de quelques femmes étrangers au pays. Elle eut le sentiment que les étrangers étaient des adeptes de Marie M…, fondatrice de l’œuvre de Notre-Dame-des-Pleurs, au sujet de laquelle des menaces avaient été adressées déjà à son maître. Elle retourna donc vers la sacristie, fit sortir les deux dames qui étaient effectivement des fidèles de Marie M…, avertit l’abbé de N… du danger qu’elle pressentait, l’enferma dans la sacristie avec Mlle X…., mit la clef dans sa poche et se disposa à quitter l’église. Elle allait atteindre la porte de sortie lorsqu’elle fut brutalement saisie par les inconnus, bâillonnée et fouillée. Sa nièce subit un sort [p. 6] analogue. On lui tord les poignets, on la frappe à coups de pieds et à coups de poing dans le dos, on la serre à la gorge. A trois reprises elle échappe à ses agresseurs. Finalement elle est immobilisée. Une jeune fille lui baise les mains en lui disant : « Vous allez vous taire, vous n’irez pas prévenir que nous sommes venus tuer le curé qui est un vieux démon et un criminel ! ». Un homme brun, portant lorgnon, bâillonne la victime qui s’évanouit.

L’abbé de N…, entendant des cris, avait ouvert une fenêtre de la sacristie et appelé au secours. Les étrangers, en possession de la clef dérobée à Mme H., ouvrent la porte et entrent en masse dans la sacristie. Mlle X… s’échappe. L’abbé de N… demeure. Aveuglé par le poivre qu’on lui jette aussitôt dans les yeux, il est renversé, bâillonné, étroitement ligoté, à moitié étouffé par un mouchoir serré en garrot autour du cou. On lui enlève son pantalon et ses chaussures et, pendant qu’on l’exhorte à cesser les maléfices dont il accable Marie M…, pendant qu’on lui fait jurer de ne plus recommencer ses pratiques d’envoûtement, les coups tombent sur lui. L’un lui cogne la tête contre le sol, l’autre le frappe à tour de bras sur la partie inférieure du corps et la plante des pieds à l’aide de disciplines. « Avoue ton crime, monstre infâme ; misérable sorcier », crie l’homme en bras de chemise qui lui cogne la tête. »Il faut lui faire subir toutes les tortures qu’on appliquait aux sorciers au moyen âge », dit une assistante. L’arrivée du chef de brigade de la Chapelle-Gautier mit fin à la scène d’où l’abbé de N… sortit meurtri et couvert d’ecchymoses.

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Le groupe des agresseurs se composait de deux hommes, F…, et L…, et de dix femmes, vieilles pour la [p. 7] plupart. Ils étaient venus de Bordeaux pour châtier l’abbé de N… qu’ils accusent d’exercer à distance une action maléfique contre certaines personnes, principalement contre Marie M… Les souffrances de Marie M…, leur intensité et leur durée ne pouvaient, d’après eux, s’expliquer naturellement. Des oiseaux envoyés par l’abbé de N… répandaient de mauvais sorts dans la maison et le jardin du boulevard Pierre-Ier. Leurs excréments rendaient malade celui qui foulait le sol où ils étaient déposés.

A la vérité, certains inculpés se plaignaient de l’action hostile exercée à leur endroit par l’abbé de N… « Il cherchait à m’influencer, dit L… ; j’avais la tête lourde, j’étais ennuyé et je commençais à sentir les atteintes d’une maladie vénérienne. Je doutais en même temps de la réalité de Notre-Dame-des-Pleurs et je sentais que l’abbé de N… cherchait à me retirer ma foi… ». « J’ai constaté moi-même, déclare-t-il au juge d’instruction, un maléfice de sa part aujourd’hui même, puisque, en entrant à l’église, j’avais posé mon chapeau sur un banc et que, au moment où je sortais de la sacristie après la scène de flagellation, mon chapeau avait disparu ». F… fait entendre des propos analogues. Depuis janvier 1925, il commença à souffrir cruellement des maléfices que l’abbé de N… envoyait à Notre-Dame-des-Pleurs. « Je me sentais déprimé et je perdais mes phosphates. J’avais des varices et malgré les soins qui m’étaient donnés par deux médecins … mon état restait stationnaire. »

Mme R…, avait des troubles différents, mais dont la cause était identique. Sa fille Anne-Marie, qui avait imputé à l’abbé de N… la mort de son père, le capitaine, survenue en Syrie, se rappela, au cours de la confrontation du 23 janvier, que sa mère lui avait parlé de la chose « à la suite d’un songe ». Mais sa déclaration manque de netteté. [p. 8]

Si ces quatre inculpés pensaient avoir des griefs personnels contre l’abbé de N …, les deux hommes et les dix femmes qui avaient pris part à l’expédition de B… étaient d’accord sur un point. Depuis le pèlerinage qu’elle avait fait à Pellevoisin en 1923, Marie M… souffrait par la méchanceté de l’abbé de N… Les autorités ecclésiastiques et la justice se désintéressaient de la question. Il fallait donc avoir recours à l’action directe, puisque l’abbé de N… dûment averti s’obstinait dans le crime : c’était un devoir ; en extirpant par la flagellation le maléfice dont souffrait Marie M…, on ne faisait que se conformer aux règles de la théologie.

Les douze personnages qui s’étaient constitués les défenseurs de Marie M…, « leur mère spirituelle », soutinrent n’avoir pas obéi à un ordre venu d’elle. C’était pourtant par Marie M… qu’ils avaient appris ses souffrances et l’origine qu’elle leur avait découverte. C’est elle qui avait dit à Mme R…, qui lui voyait « du mal aux yeux et par tout le corps », que « dans ses souffrances elle apercevait l’abbé de N… et qu’elle était effrayée de cette présence surnaturelle », elle qui faisait prier ses adeptes « pour chasser le maléfice ». C’est elle aussi qui avait contribué à représenter l’abbé de N… comme un prêtre sans vertu. N’avait-il pas essayé de l’exorciser nue, n’avait-il pas réussi à faire dévêtir deux jeunes filles, pour que le contact des saintes reliques leur fût plus salutaire ? A Issoudun, pendant que Marie M… souffrait de sa bronchite, n’avait-il pas proposé de poser lui-même des ventouses ? L… croit que l’abbé de N … l’accuse d’être l’amant de Marie… mais c’est de Marie M… qu’il tient cette assurance.

Ainsi par le spectacle des souffrances qu’endurait Marie M…, par l’interprétation qu’elle en donnait, par les paroles qu’elle prononçait sur l’action et les mœurs [p. 9] de l’abbé de N… la conviction de la malade fut bientôt celle des fidèles qui s’assemblaient dans la maison du boulevard Pierre-1er. Et cette conviction devint plus forte lorsque F…, L… et Mme R… sentirent en eux des troubles bizarres, lorsqu’ils virent leur camarade « Rose M…, devenue folle » par la même influence maléfique, internée à l’asile de Château-Picon.

La croyance des inculpés était partagée par d’autres personnes. Dans le courant de janvier 1925, l’abbé de N… avait reçu la visite de MM. M… (1), P… et B… Après de fortes injures, ces messieurs l’avaient menacé de violences, si Marie M… ne guérissait pas prochainement. L’abbé avait porté plainte. Ce fut l’occasion pour Marie M… et son mari de dénoncer ses sortilèges. Plus tard, en juin 1925, M. M… à son tour porta plainte contre l’abbé de N… Dans un curieux mémoire adressé à. M. le Procureur de la République à Melun, il expose les raisons, religieuses et traditionnelles, qu’il a de croire aux maléfices et celles qui lui en font faire une application à sa femme…

Faisant allusion au voyage qu’il avait entrepris en compagnie de MM. P… et B…, il fait cette remarque à propos de l’abbé : « »Notre visite a dû lui inspirer quelques craintes, car ma femme a été quelque temps soulagée et a senti qu’il avait suspendu ses pratiques magiques ; mais depuis, le mal a repris avec une violence qui prouve que sa haine est plus forte que jamais. »

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L’abbé de N… protesta contre les allégations du groupe de Marie M…, celles qui concernent ses pratiques de magie et celles qui s’adressent à ses mœurs. Il était entré en relations avec Marie M… en 1920 ou [p. 10]1921, par l’intermédiaire de M. O…, homme riche, demeurant à Charenton, « un des membres les plus influents de l’œuvre de Notre-Dame-des-Pleurs ».  Après une correspondance sur des sujets édifiants, il vit Marie M… à Paris, et celle-ci lui parla de ses tortures qu’elle attribuait alors à l’intervention d’un prêtre syrien, Mgr Sa… Plus tard, par une dame de Versailles, il entra en relation épistolaire avec Rose M…, grâce à laqueIle il reçut un jour de Mme R … l’invitation d’accompagner un pèlerinage de la Salette un groupe de fidèles de Notre-Dame-des-Pleurs. Le pèlerinage eut lieu le 19 juin 1923, sans Marie M… qui était malade. Tout marcha à souhait. L’abbé fut seulement surpris un peu avant d’arriver à la Salette d’entendre Mme R… et Rose M… recommander le silence vis-à-vis des Pères de la Salette, « parce que », disaient-elles, « des esprits mauvais rôdaient autour d’elles. »

En juillet 1923, un second pèlerinage étant organisé pour Pellevoisin, l’abbé de N… rencontra Marie M…. On le pria d’exorciser deux jeunes filles pieuses, les demoiselles L… Elles avaient perdu leurs patents « d’une manière extraordinaire et que les médecins ne pouvaient expliquer. Elles-mêmes éprouvaient des souffrances singulières : l’une engraissait énormément et l’autre maigrissait à vue d’œil ».  Il refusa de les exorciser et se contenta de dire à. leur intention les prières de l’exorcisme. Au cours d’un dîner de 18 à 20 personnes, donné à Issoudun par la famille O…, Marie M… fit une sorte de prêche et déclara « que la Sainte Vierge n’était pas contente, qu’elle lui avait révélé une théologie nouvelle et qu’on devait placer la mère du Christ avant son fils », condamnant ainsi la Somme de saint Thomas d’Aquin. « Elle annonçait, dit l’abbé, l’élection de douze nouveaux apôtres dont elle me demandait de faire partie, et me pria de songer au nom que je voulais choisir ». L’abbé protesta contre [p. 11] ces propos dangereux et frisant l’hérésie. On se sépara froidement. Le lendemain, Marie M… étant malade, l’abbé de N… fut prié d’aller la voir. Elle était haletante sur son lit. C’est alors qu’il lui posa quatre ventouses sur la poitrine. Mme R… les enleva plus tard.

Revenu à B…, l’abbé de N… reçut quelque temps après une lettre de Rose M… Elle écrivait « qu’il fallait soulager la mystique victime, qu’elle était dans un état inquiétant et qu’on lui serait reconnaissant d’apporter son étole la plus petite et la plus simple et un livre d’exorcisme liturgique ». L’abbé répondit qu’il n’avait pas l’autorisation de l’Ordinaire. Mais on lui fit savoir que « Marie M… en très bons termes avec l’archevêque de Bordeaux, avait l’autorisation diocésaine, vu la gravité de son état, de se faire exorciser par un prêtre de son choix. »

L’abbé de N…, se rendit donc à Bordeaux (2), Il s’étonna de trouver Marie M… « libre et alerte »,Dès le lendemain il l’exorcisa dans son oratoire, et cela de la manière la plus rituelle en récitant un certain nombre de prières, adjurations et conjurations accompagnées de signes de croix appliqués sur le front et sur le cœur de la personne exorcisée ». Marie M… était vêtue. Il ne fut pas question de la dévêtir.

Ayant rejoint sa cure, l’abbé de N… resta sans nouvelles de Marie M… pendant une huitaine de jours. Il écrivit et reçut de la secrétaire l’annonce que Marie M… avait été soulagée par l’exorcisme, mais que, malheureusement, l’amélioration ne s’était pas maintenue. Douze à quinze jours après, il recevait « deux lettres anonymes infâmes et pleines de menaces ». Onle traitait de mauvais prêtre, on lui disait qu’il avait maléficié Marie M… qu’il était un suppôt du démon, pratiquant habituellement l’envoûtement, entretenant. [p. 12] par ce moyen les maux de Marie M… On l’accusait même de vouloir la faire périr …

La démarche de MM. M…, P… et B… auprès de l’abbé de N…, la visite de F…, L… et autres apparaissent donc comme le développement naturel d’une histoire ancienne où Marie M…, toujours Marie M…,joue le premier rôle, celui d’inspirée et de victime.

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La lecture du dossier montre que l’affaire de B… est, avec fort peu de variantes, la réédition de celle qui précipita les fidèles de Marie M… contre Mgr Sa…, archimandrite de Syrie, vicaire général du diocèse de Sillon, affaire qui eut son dénouement devant le tribunal correctionnel de Bordeaux en 1919.

Une vierge de plâtre que Marie M… avait achetée à Lourdes (en 1907?) et qu’elle avait déposée dans sa loge de concierge, cours du XXX-Juillet, à Bordeaux, versait des larmes assez abondantes pour qu’on pût, parfois, les recueillir dans un verre. Le miracle fut constaté la première fois par Marie M… Dans la suite, nombre de gens s’en émerveillèrent. L’autorité ecclésiastique confisqua la Vierge. Elle fut placée dans un couvent de franciscaines où elle cessa de pleurer. Pour la remplacer, Marie M… reçut d’une amie la « Bambina Santissima » faite à l’image de la Milanaise. La statue, inslallée dans la loge, se prit à pleurer comme sa devancière. La foule augmentait, curieuse du miracle. Le propriétaire de la maison en fut indisposé. Il donna congé à Marie M…, le 13 janvier 1913 ? Ses amis l’installèrent dans une maison, louée pour elle, boulevard du Bouscat, actuellement boulevard Pierre1er. La Bambina ne versa plus une larme. Mais elle répandit dans l’oratoire d’agréables parfums. Un culte s’organisa auquel s’intéressait le chanoine de B…,de Paris. [p. 13] Mgr Sa…, que ses études appelaient en Europe, vint voir la Vierge-des-Pleurs, la Vierge-des-Parfums. Il devint le directeur de Marie M… et demeura auprès d’elle, dans sa maison, près de trois ans.

La domination qu’il exerçait sembla légère au début. Elle parut insupportable plus tard. Il partit enfin pour Nantes, en juin 1917. Un poste lui avait été offert dans une institution et il l’avait accepté à cause de la guerre qui l’empêchait de retourner dans son pays. Il écrivit à Marie M… « des lettres charmantes » auxquelles celle-ci faisait répondre « sur le même ton » en signant « votre fille spirituelle ». Peu à peu cependant d’étranges accusations se répandaient contre lui. Il avait dérobé des papiers appartenant à l’œuvre, il envoyait des maléfices à Marie M… Une plainte fut adressée au commissaire de police de Nantes pour obtenir la restitution des papiers que Mgr Sa … considérait comme sa propriété personnelle. De son côté l’autorité ecclésiastique ne répondit pas aux réclamations du groupe. C’est alors que s’organisa à Bordeaux une expédition contre le prêtre syrien. Quatre hommes, un agent de change, un inspecteur auxiliaire de la sûreté, un employé d’assurances et un chef d’orchestre se rendirent à Nantes. Après avoir communié pour assurer le succès de leur entreprise sans « que leurs mains devinssent criminelle », ils pénétrèrent dans la chambre de Mgr Sa… Le prêtre, bâillonné et ligoté, fut frappé avec une telle brutalité qu’il en eut, entre autres graves inconvénients, des hématuries qui durèrent plus d’un mois. Les quatre hommes voulaient leurs papiers. Ils voulaient aussi, comme le déclara un inculpé à l’instruction, « la poupée des maléfices » ; cette poupée de cire dont Sa… se servait pour tourmenter Marie M… « Nous n’avons trouvé, ajouta P …, que des retaillons d’étoffe noire et rouge que je regrette de n’avoir pas emportés avec les documents que nous étions venus prendre, car ils peuvent servir à nuire… » [p. 14]

L’instruction révéla combien était profonde la conviction des inculpés. Mgr Sa… avait poursuivi de ses assiduités Marie M… ; c’était, disaient-ils, un mauvais prêtre, qui se livrait à la magie et aux messes noires ; il en avait, d’ailleurs, fait l’aveu sous les coups des quatre justiciers.

Il faudrait reproduire toutes leurs déclarations, tant elles sont caractéristiques de l’état d’esprit qui régnait dans leur groupe. Mais dans l’affaire Sa…, comme dans celle de l’abbé de N… on se rend compte que les inculpés se portaient garants d’une opinion qui leur avait été suggérée par Marie M… Ecoutons sa déposition de 1919.

« Sa… a prétendu, peu de temps après son installation à la maison, devenir mon directeur, et, sous ce prétexte, m’a poursuivie de ses assiduités. Comme je n’ai pas voulu céder à ses instances, il s’est mis les parties à nu devant moi à plusieurs reprises et a même fait sur lui-même en ma présence de vilaines choses … Mon mari était déjà malade depuis longtemps, mais à ce moment on savait ce qu’il avait et il était possible de le soigne ; depuis lors, il a des maladies incompréhensibles et toujours de plus en plus graves…

« Je dois dire cependant que, dans l’espoir que je le ferais revenir, il m’a longtemps écrit des lettres charmantes ; je lui répondais sur le même ton à cause de la terreur qu’il m’inspirait ; il voulait faire oublier aussi la scène violente qui avait marqué son départ de Bordeaux. A ce moment, sous prétexte de m’embrasser, il m’avait violemment mordue à la joue gauche, tout près de l’œil, et le médecin en a retiré plus tard (au bout de six mois) une dent qu’il m’y avait laissée et qui me causait d’atroces souffrances.

« Déjà, sous prétexte de jalousie, il m’avait fait des scènes, disant que je mourrais de sa main, qu’il me défigurerait et que j’irais moi-même sur une table d’opération. [p. 15]

« Depuis Nantes, il m’a toujours obsédée, me suggérant sans cesse de le tuer ou cherchant à me faire devenir folle. Il m’a envoyé des pensées homicides contre tout le monde, à tel point que l’on était obligé de m’enfermer.

« J’ajoute qu’il devait avoir sur moi un pouvoir magnétique, car, lorsqu’il était à Bordeaux, je tombais dans le sommeil, dès que j’étais en sa présence. En outre, je savais qu’il célébrait chez moi. des messes noires, en se renfermant dans sa chambre et en mettant du sang de crapaud, comme d’autres bêtes immondes dans une sorte de calice. Il plaçait ce calice entre les seins d’une sorte de poupée de cire, représentant une femme nue, il mettait ses ornements sacerdotaux et allait chercher à la Visitation des hosties qu’il consacrait. J’ai vu ça de mon appartement, comme je vois d’ici ce qu’il fait contre moi à Nantes.

« Si j’ai jamais excité quelqu’un contre lui, c’était dans mes mauvais moments, quand j’étais hantée du démon et que je ne me possédais pas. Le reste du temps, quand j’étais de sang-froid, je priai pour la conversion de Sa…, je faisais prier pour lui et même faisais dire des messes et faisais dire des communions… »

Mais il semble bien que les accusations de Marie M… n’aient pas été limitées à la seule personne de Mgr Sa… On trouve dans le dossier un mémoire non daté, remis par Mgr Sa… à  M. le juge d’instruction de Bordeaux Lanoire, lors de l’instruction de l’affaire de Nantes. Ce mémoire a pour titre : Mme M… et sa manie de persécution, empoisonnement, assassinat, poupée de maléfice. Mgr Sa… y rapporte des faits intéressants. C’est d’abord l’histoire fréquemment racontée par Marie M… d’un certain Jean C… qui, l’ayant demandée en mariage, ne se consolait pas d’avoir été éconduit et la poursuivait jour et nuit, depuis trente [p. 16] ans, l’observant partout, la faisant observer par des hommes à lui, lui tendant des pièges, lui jetant des sorts pour la faire mourir. Ce Jean C… était invisible et insaisissable. On ne pouvait donc songer à le faire arrêter.

C’est aussi l’histoire de Mme Z… que Marie M… avait eue pour voisine avant de s’établir cours du XXX-Juillet.

Mme Z… lui manifestait beaucoup d’amitié, mais c’était par fourberie et pour lui donner la mort. Lorsque Marie M… eut déménagé, l’ancienne voisine s’acharna contre elle. On fut obligé de conduire la pitoyable victime à « Arcachon ou à Lourdes en la traînant dans une petite voiture pour là faire doucement revenir à la vie. »

D’après Mgr Sa…, Marie M… disait avoir remarqué maintes fois « des voisines se jeter entre elles des mauvais sorts les unes aux autres, en faisant des signes devant leurs maisons ».  Elle était si bien pénétrée de la réalité de ces pratiques qu’elle attribua à l’envoûtement la mort de son beau-frère.

En juillet 19H>, au cours d’un voyage à Nogent-sur-Oise, elle aurait accusé MlIe C… de l’empoisonner et de la voler : Mlle C… la fidèle, qui fit partie de l’expédition contre l’abbé de N… Mgr Sa… raconte à cette occasion l’histoire mystérieuse d’un sac. Selon Marie M…, il avait été dérobé par Mlle C… Il fut rapporté par un bon ange dont on avait sollicité l’intervention en récitant des rosaires. Et le sac retrouvé sur une commode renfermait l’argent volé, sauf une soixantaine de francs que la voleuse avait dû dépenser avant l’intervention de l’ange.

De retour à Bordeaux, Marie M… aurait conservé vis-à-vis de Mlle C… la même méfiance, puisqu’elle « fit cacher, pendant plus d’un an, son lait, sa soupe et toute sa nourriture à la cave par sa bonne Marie Mo…

pour que Mlle C… , l’assassin et la voleuse, ne pût y [p. 17] déposer du poison et la faire mourir ». Mlle Bo…, la secrétaire de la maison, n’aurait pas non plus échappé aux soupçons.

Vivant dans une crainte perpétuelle, Marie M… pensait qu’un complot était tramé contre elle, « que des gens étaient payés et envoyés exprès pour la faire mourir ». L’affirmation de Mgr Sa… est confirmée sur ce dernier point par un témoignage fort net. Nous verrons qu’elle l’est aussi par Marie M… « Dès le commencement de 1916, écrit M. L…, un des principaux dirigeants de l’œuvre, nous étions avertis par voie de révélation que les Lucifériens voulaient assassiner Marie M…, et nous pouvions nous demander dans quelle mesure la chose était vraie. Or, un an plus tard environ, la chose nous était confirmée par une personne très sérieuse qui l’avait apprise à la police. Et, en 1917, lors du pèlerinage de Marie M… à Lourdes, un jour qu’elle était sur l’esplanade dans son fauteuil roulant, elle sentit derrière elle un homme qui semblait dire le chapelet et qui, cherchant un poignard, cherchait à l’approcher ; et, en ayant averti le groupe de ses amis, ils avancèrent le fauteuil et firent barrière autour d’elle. »

Comme on le voit, les idées de Marie M… étaient en 1919, comme maintenant, partagées par son groupe qui’ acceptait ses suggestions, attribuait comme elle ses souffrances à une intervention étrangère, certains décès comme celui du chanoine de B…, mort à 81 ans, à des maléfices… Par la seule étude des témoignages et des différentes pièces du dossier nous commençons à voir ce qu’est Marie M… et de quels éléments est formé son prestige. C’est par elle qu’il est naturel d’ouvrir le chapitre des observations médicales. [p. 18]

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CHAPITRE II

Examen de Marie M… et des zélatrices inculpées.

OBSERVATION I. Aliénation mentale.
(11, 13, 23 février, 5, 13 mars·1926)

Marie M… habite boulevard Pierre-1er, une petite maison dans un vaste jardin potager. Une deuxième maison où se trouve son oratoire, une chapelle minuscule, un bâtiment réservé aux orphelines (3) forment, dans la même propriété, les éléments de l’œuvre de Notre-Dame-des-Pleurs. Un mur sépare le jardin du boulevard. Des ouvriers en ferment les ouvertures, à l’exception d’une petite porte de fer ; ils élèvent le mur de clôture latérale, bouchent à l’aide de pierres en ciment une entrée de la maison particulière de Marie M… On craint une agression et l’on prend de mesures de prudence, justifiées, d’ailleurs, par la récente invasion d’une foule menaçante.

Marie M… ne quitte pas sa chambre, située au premier étage de la maison. Cette chambre est modeste, uniquement décorée de chromos ou de photographies représentant sainte Catherine de Sienne, la Vierge de l’Assomption, la Vierge de Pellevoisin, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, Jésus ; décorée aussi de statuettes représentant la Vierge de la Salette, saint Joseph, [p. 20]Notre-Dame de Pellevoisin, la Vierge et l’Enfant Jésus, la Vierge de Lourdes.

Marie M… est couchée. Sur la tête un crucifix maintenu par un mouchoir, un chapelet autour du cou, un autre chapelet dans les doigts ; à chacune de nos visites nous lui retrouvons la même attitude. Elle a une figure ronde et pleine, le teint haut en couleur, le regard vif. Elle parle d’ordinaire avec une grande volubilité, dans une langue qui témoigne de son insuffisance de culture, mais alerte, imagée et parfois plaisante. Dès la deuxième visite on s’aperçoit pourtant que sa facilité vient en grande partie de ce qu’elle répète des formules identiques, de pieux discours qui redisent son amour du Sacré-Cœur et de la Vierge. Elle dit : « Je ne sais rien. Quand je parle seule, je ne suis qu’une imbécile. Quand c’est la Vierge qui parle, c’est mieux ». Et nous apprenons qu’il lui arrive de faire des prêches directement inspirés par la Vierge. Dans ces moments son visage se transforme. « Il prend, dit Mme Mo… qui est présente à nos entretiens, un aspect tout à fait agréable », et Marie M… admoneste, conseille et prophétise. Dès que son prêche est terminé, elle n’a plus le souvenir de ses paroles. Elle le déclare spontanément. C’est donc la Vierge qui parle par sa bouche. Ses sermons sont souvent obscurs. « Ah ! mes enfants, dit-elle, en s’adressant à Mme Mo…, vous ne comprenez pas tout bien ». —« C’est vrai, répond Mme Mo…, qu’on ne comprend pas tout bien ». —« Ah ! mes enfants, reprend Marie M…, vous n’avez pas vos cerveaux bien droits, vous me menez dans de terribles choses ! »

Nous n’avons pas vu Marie M… dans ses crises d’inspiration religieuse. On soupçonne, néanmoins; la difficulté que doivent avoir ses disciples à saisir son langage mystique, si l’on en juge par la peine qu’on prend il à suivre dans les développements de sa pensée, lorsqu’elle n’est pas inspirée. Cette pensée est

[p. 21] particulièrement diffuse. La moindre question provoque des digressions interminables où les détails inutiles et les faits importants sont présentés sans ordre, au hasard de la rencontre. C’est une des raisons qui nous a obligé à prolonger notre examen. Pour obtenir un renseignement que l’on croyait utile, il fallait subir de longs discours, pleins de redites, de variations sur le même thème et parfois d’interprétations différentes d’un même fait.

Ces varriations d’un moment à l’autre tiennent à deux causes principales. D’abord à un trouble de sa mémoire. Il est très réel. Marie M… est brouillée avec les dates. Voilà un fait positif que l’on constate dès le début de l’examen. Elle est dans l’impossibilité de localiser ses souvenirs dans le passé et commet, à ce point de vue, des erreurs grossières. Elle sait la date de sa naissance, mais se trompe sur son âge actuel, ne peut nous dire l’année en cours, déclare qu’elle avait quarante ans lorsque Mgr Sa…. la quitta pour Nantes, en 1919, tandis qu’elle en avait cinquante-deux, reporte à trois ou quatre ans dans le passé une opération qui eut lieu, nous dit Mme Mo…, il y a sept ans. Il s’agit pourtant là d’un souvenir qui aurait dû se fixer d’une façon précise, car il se relie par l’affaire Sa… à l’une des plus graves préoccupations de son existence. Il en est de même d’autres événements importants, de ses voyages à Lourdes, à Rome où elle vit leurs SS. Pie X et le pape actuel.

Sans les rattacher à une date précise, on peut du moins se rappeler l’ordre de succession des événements. Marie M… montre en cela peu d’aptitudes. Aussi lui arrive-t-il fréquemment d’intervertir ses souvenirs, et, quelquefois, d’en réunir d’époques différentes dans une description unique.Considérés isolément, les faits qu’elle rapporte sont souvent modifiés d’une visite à l’autre. Peut-être ces [p. 22] modifications sont-elles dues à l’infidélité de sa mémoire. Il est probable aussi qu’elles tiennent à une autre raison.

D’ordinaire, Marie M… s’abandonne volontiers au plaisir des longues conversations. Elle Ie fait tantôt surun ton animé, plus rarement sur le ton recueilli de quelqu’un qui confie un secret. Mais parfois elle arrête net ses confidences. Elle ne veut pas aller plus loin. « Je n’avais pas compris ce que vous disiez la dernière fois, nous déclare-t-elle, le 13 février ; vous avez parlé, je crois, d’examen mental. Je m’y refuse. Je n’ai jamais été folle. Tous mes papiers sont au parquet. Je ne suis pas inculpée ; je n’ai rien à dire. Dieu me défend de parler ». Ces dispositions ne durent pas. Pourtant, lorsqu’on revient sur certaines de ses déclarations antérieures, il lui arrive de les nier, puis d’en reconnaître une partie seulement. Il y a là une réticence volontaire qui vient de la peur de trop parler après avoir parlé beaucoup.

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Malgré les difficultés dues à ses troubles mnésiques, on parvient à obtenir quelques renseignements sur sa vie. Les voici tels qu’elle nous les donne : Marie M… est née, en 1867, à Mauguilhem, cantonde Nogarro, dans le Gers. Elle avait un frère et trois sœurs dont l’une mourut à l’âge de trois ans. Ses parents étaient pauvres. Aussi fut-elle placée de bonne heure chez des cultivateurs des environs. Si loin que remontent ses souvenirs, elle se reconnaît sensible et pieuse, s’effrayant du moindre reproche, avide de cérémonies religieuses, fuyant la maison de ses maîtres pour assister à une messe, prier à un salut. Son père et sa mère avaient cultivé sa piété. Elle ne rencontra pas partout les mêmes dispositions. Mais les coups qu’elle recevait parfois en revenant de l’église raffermissaient son zèle. [p. 23]

A sept ans, tandis qu’elle gardait ses vaches, elle tomba dans une mare. Elle allait disparaître. L’idée lui vint d’invoquer Jésus : « Mon bon Jésus, sortez-moi de là, je vais mourir ! » Aussitôt elle se sentit saisie par deux mains invisibles et transportée sur la terre ferme. Ce fut le premier miracle. De peur de passer pour folle, elle n’en dit rien à personne, sinon à son bon vieux curé.

Lors de sa première communion elle montra beaucoup de piété, mais « non de ces élans comme il y en a ». Sans savoir lire (4), elle récitait des prières qu’elle adressait au Sacré-Cœur. C’est lui qu’elle invoquait toujours, c’est vers lui que montait « son amour », tandis qu’elle ne prenait pas garde à la Vierge qui devait plus tard lui apparaître et lui parler.

Elle quitta le Gers vers quatorze ou quinze ans et se rendit à Mont-de-Marsan, puis à Bordeaux où elle se plaça comme domestique. Elle se maria, eut deux filles… et tomba si gravement malade qu’on dut la transporter à l’hôpital dans le service du docteur Mandillon d’abord, ensuite dans celui du docteur Demons. Elle aurait eu à ce moment une perforation de l’appendice. Il est probable qu’elle eut une autre affection, puisqu’on lui enleva les deux ovaires. Depuis cette époque – il y a trente ans environ – elle a cessé d’être réglée.

Sa santé avait toujours été délicate. Elle se plaignait d’indispositions multiples. Mais enfin elle pouvait assurer son travail de ménagère et se montrer exacte dans ses exercices de piété. Au temps où elle était concierge cours du XXX-Juillet, elle remplaçait les domestiques de la maison et leur donnait d’utiles conseils. Elle allait à la communion tous les matins, car il lui semblait « vivre ainsi d’une vie meilleure ». [p. 24]

Un jour « après une prière au Sacré-Cœur et une communion », elle entendit distinctement une voix très douce. Et cette voix lui dit : « Mon enfant, tu veux m’aimer beaucoup, mais c’est par ma mère que tu arriveras à moi ». On n’a pu déterminer l’époque de cette révélation, si elle est postérieure ou antérieure au conseil que lui donnait son directeur de ne pas vouer au Sacré-Cœur un culte exclusif.

Sa santé s’altérait. Elle souffrait du foie et elle avait des coliques hépatiques, elle souffrait aussi de l’intestin; elle sentait ses forces décroître. Elle résolut d’aller demander sa guérison à la Vierge de Lourdes. On la trempe dans la piscine. Elle s’y trouve si mal à l’aise qu’on est obligé de l’en retirer aussitôt et de la frictionner énergiquement. Elle connut par là que la Vierge ne consentait point à la favoriser d’un miracle. Elle la supplia d’accorder la grâce qui lui était refusée à une religieuse dont le délabrement physique était si évident que sa guérison soudaine frapperait l’esprit de la foule. On ne sait ce qu’il advint de la religieuse. Marie M… assista à la procession. Au passage du Saint-Sacrement ses douleurs intestinales s’apaisèrent. Elle continuait à souffrir du foie, elle était toujours bien faible. Mais sa guérison partielle lui inspira une grande reconnaissance. Elle promit à la Vierge de réciter quotidiennement un rosaire devant sa statue et de faire un voyage à Lourdes chaque année, du moins si quelqu’un lui offrait d’en payer la dépense ou de compléter les économies qu’elle ferait elle-même. Avant son départ elle acheta une statuette de plâtre de la Vierge de Lourdes, choisie entre beaucoup d’autres à cause de son air de tristesse. C’est cette statuette qu’elle plaça dans sa loge.

Un jour, étant en prière, elle vit les yeux de la statue s’humecter. La Vierge pleurait. « On a prétendu, dit-elle, qu’il y avait une machine à l’intérieur. C’est [p. 25] faux. Des centaines de personnes l’ont vue comme moi, et des prêtres, car elle a pleuré souvent ». Ce miracle prouvait le chagrin de la Vierge en présence de l’impiété du monde. Un autre miracle se produisit bientôt. Marie M… vit la Vierge véritable à la place de la statue. La Vierge lui parla et lui conseilla de bâtir une chapelle au lieu de l’apparition. Elle lui dicta plus tard « des règlements pareils à ceux de Mélanie, mais plus longs ». Chose curieuse, Marie M… ne donne sur cette période que des détails insignifiants et d’un caractère très vague. C’est un passé bien révolu. On la sent attentive à d’autres préoccupations. Elle parle pourtant de la Bambina qui remplaça la statuette saisie par l’autorité ecclésiastique, de ses larmes qui coulaient lorsqu’on cessait de prier avec ferveur, des parfums qu’elle répandait, du culte que lui avait voué le cardinal F…, de Milan. Ce prélat connaissait les miracles dont notre ville était favorisée. Or, il était très malade et « ne pouvait manger ». En priant devant l’image de la Bambina de Bordeaux que des Milanais étaient venus photographier, il obtint la grâce de supporter une opération et ne mourut qu’un an après.

Pour la Bambina, comme pour la première Vierge des Pleurs, Marie M… limite ses explications au strict nécessaire. Elle se montre d’une discrétion plus grande encore si l’on fait allusion à ses visites à Pie X et au pape actuel (5). Elle baisse la voix. Sa mission était confidentielle. Elle ne trahira pas son secret.

Après son installation dans la propriété du boulevard Pierre-1er, Marie M… passa par des alternatives de cruelles souffrances et de mieux être. Comme les faits qui se rapportent à cette période sont étroitement liés à ceux de la période présente, comme, d’autre part, [p. 26] Marie  M…, en des conversations assez déréglées, passe avec un e égale facilité de l’abbé de N… à Mgr Sa… et de MgrSa… à l’abbé de N…, il paraît inutile de pouruivre plus longtemps un historique hasardeux. Tout ce qu’elle pense actuellement de son état, des faits récents et de quelques autres plus anciens sera désormais réuni.

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Dès notre première visite, Marie M… nous montre une feuille d’analyse qu’elle vient de recevoir. Ses urines contiennent 5 grammes de sucre par litre. C’est peu. Elle en eut bien davantage. Sa glycosurie ne l’inquiète pas. Elle est plus effrayée de son essoufflement. A certains moments, en effet, elle est prise de légers accès de dyspnée et doit s’asseoir sur son lit pour respirer plus commodément. Tout s’explique. Elle a eu l’emphysème et de la bronchite chronique : l’auscultation révèle des râles disséminés dans toute la poitrine. Son cœur, est d’ordinaire régulier. Il donne 80 pulsations à la minute. Au cours de notre visite du 11 février, nous avons constaté cependant qu’il se produisait un arrêt de courte durée après cinq ou six pulsations.

Marie M… se plaint de manquer d’appétit et de ne pouvoir supporter aucun aliment. Elle déclare ne pas boire, par jour, plus d’un verre et demi de lait et le vomir quelquefois. Si elle s’en tient à cette ration, ce ne peut être que depuis peu de temps, car elle a de l’embonpoint. II est sûr qu’elle a des troubles digestifs sérieux : l’état saburral de sa langue, son haleine forte, la constipation, la douleur qu’elle éprouve à la pression du foie, au-dessous des fausses côtes, en sont d’excellents signes. Elle saigne souvent du nez par la narine gauche et nous montre plusieurs mouchoirs tachés de sang. On [p. 27] comprend, dans ces conditions, que Marie M… ne soit pas forte et qu’il lui soit impossible, comme elle le dit, de quitter son lit sans s’exposer à s’évanouir.

Elle n’a ni paralysie ni contracture. Ses réflexes sont normaux. Le réflexe rotulien droit est, pourtant, plus vif que le gauche. Ses pupilles réagissent également bien à la lumière et à la distance. Ses troubles nerveux sont d’ordre subjectif. Elle se plaint de céphalées rebelles, de douleurs et d’élancements dans le côté gauche du visage, de douleurs profondes dans les os, dans les muscles, dans les lombes, dans la région du foie et de l’abdomen; d’impressions de strangulation, de brûlures, de piqûres superficielles et profondes, de démangeaisons, de bouffées subites de chaleur, de refroidissements brusques. Et de fait, tandis qu’elle raconte ses misères, nous la voyons souvent sursauter tout à coup, puis port.er la main à l’endroit endolori : c’est la tête, l’épigastre, l’abdomen ou un membre.

Quelle que soit la région touchée, ses douleurs se produisent avec une grande brusquerie. Tantôt très espacées et partant supportables, certains jours elles sont à peu près constantes et c’est alors qu’elles atteignent leur maximum d’intensité. Reconnaissons que, pendant nos visites, elles n’arrivèrent jamais à être assez vives pour nous obliger à interrompre l’entretien dont Marie M… faisait à peu près tous les frais.

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Marie M… souffre. On ne saurait songer à le contester. L’interprétation qu’elle donne de ses douleurs mérite de retenir l’attention. On sait que pendant longtemps elle les attribua à l’influence volontairement néfaste de Mgr Sa… Elle croit maintenant que l’abbé de N… en est l’auteur responsable. Au lieu de dire comme [p. 28] tant de malades : «  J’ai la sensation d’une brûlure, d’une piqûre », elle dit : « Il me brûle, il me pique, il m’enfonce des aiguilles dans les chairs, il me donne des coups de couteau ». Au lieu de constater simplement que son emphysème et sa bronchite chronique gênent sa respiration, elle dit : « L’abbé m’étouffe, il m’étrangle ». Tous ses malaises, et ses souffrances et sa faiblesse sont dus à l’action lointaine de 1’abbé de N… Sur ce point, sa conviction est entière. Elle essaie bien d’établir une différence entre « les douleurs naturelles » et celles qui lui venaient de Mgr Sa…, ou qu’elle reçoit de l’abbé de N.,., mais ses explications se ramènent simplement à la constatation toute personnelle « que ce n’est pas la même chose ».

On a vite la certitude que la qualité de ses douleurs lui importe moins que l’origine qu’elle leur a découverte. II fut un temps cependant où sa maladie provoquée avait pris un tel aspect que les médecins en étaient, d’après elle, tout, à fait déconcertés. C’était après le fameux pèlerinage de Pellevoisin. Son corps s’était couvert de « boutons ». Dans ces boutons il n’y avait pas de pus. On le vit bien lorsque, après une consultation, son médecin décida d’en ouvrir un qui avait l’apparence d’un anthrax. II en sortit du sang pur ; et la plaie fut longue à se cicatriser. « Des boutons », des furoncles nouveaux pointaient, quand les anciens disparaissaient. Cela dura des mois. Les yeux de la malade s’injectaient de sang, Ces phénomènes s’accompagnaient d’un redoublement des douleurs et, chose plus pénible, de démangeaisons intenses au niveau des parties génitales.

Aucun médicament ne pouvait la calmer. Les prières et les exorcismes l’apaisaient un instant. C’était l’époque où Marie M… employait 8 litres d’eau bénite par jour, tant en affusions sur les régions les plus douloureuses qu’ en boisson, C’était l’époque où ses fidèles [p. 29] réunis dans le jardin, sous la fenêtre de sa chambre, priaient jour et nuit pour sa guérison. Elle entendait leurs sanglots et leurs prières. Ils entendaient ses cris. Elle excitait leur zèle : « Priez pour ce malheureux, disait-elle, priez pour qu’il ne soit pas si méchant ». Et les prières redoublaient de ferveur. Il fallait que quelqu’un fût constamment à son chevet. Elle ne dormait plus. Des idées de suicide lui étaient suggérées. Tout se passait comme au temps de Mgr Sa….

A la description qu’elle donne de cette affection cutanée qui la fit tant souffrir et qui frappa si vivement l’imagination de ses adeptes, on reconnaît une banale furonculose, accompagnée de douleurs et de prurit vulvaire. La chose est fréquente chez les diabétiques. Et les urines de Marie M… contenaient alors de 45 à 50 grammes de sucre par litre.

Sûre de l’action nocive exercée sur elle par l’abbé de N…, elle est sûre également que le prêtre lui envoie des maladies par le moyen de la magie. Elle se refuse à donner des détails sur les procédés qu’il emploie. On s’en étonne. Elle se contente de répondre que l’abbé doit agir comme le faisait Mgr Sa…. On désire connaître les procédés de Mgr Sa…. Elle affirme avec force n’en savoir absolument rien. On lui demande s’il se servait de poupées. Elle proteste : « Ce sont des histoires, ça n’a jamais existé ! » C’est elle pourtant qui parla de ce mode d’envoûtement dans une déposition dont on lui rappelle les termes. D’abord surprise, elle finit par en convenir. Mgr Sa… possédait une poupée en forme de femme nue sur laquelle il appuyait un calice de fer en poussant des cris horribles. La description diffère peu de celle qu’elle fit, en 1919,à M. le juge d’instruction Lanoire. Elle ne veut plus maintenant que le prélat syrien ait appliqué le calice précisément entre les seins de la poupée. Mais ceci importe peu. Il est plus utile de savoir que Marie M… démentant [p. 30] ses déclarations antérieures, soutient aujourd’hui n’avoir pas eu « la vision à distance » des scènes qu’elle décrivit, soit que Mgr Sa… fût chez elle, soit qu’il habitât Nantes. Elle prétend l’avoir aperçu par l’entrebâillement d’une porte. C’est par une indiscrétion analogue qu’elle le vit, un soir, dans les cabinets, mêlant des hosties « qui devaient être consacrées » à des matières fécales dans le but évident de préparer quelque maléfice.

Ce Mgr Sa… était capable de tous les méfaits. En l’embrassant, il lui avait laissé une dent « qui barrait là » au-dessous de l’orbite gauche. Ce fut la cause de sa sinusite. En termes pathétiques et puérils, elle décrit l’opération que lui fit un spécialiste de notre ville. Il « s’acharna », malgré l’avis d’un autre médecin qui disait gravement : « Voyez-vous, pour réussir une pareille opération, il faudrait d’abord lui couper la têt ». Le spécialiste fut récompensé de son effort : il parvint à extirper la dent maléfique qui était justement « en travers ». Du pus s’écoula en abondance ; Marie M… en moucha longtemps. Elle sait à quelle cause et à quel prêtre attribuer ses douleurs du maxillaire supérieur gauche et ses épistaxis.

Il était intéressant de rechercher si de pareilles idées s’étaient limitées aux personnes de Mgr Sa… et de l’abbé de N , qui en furent les victimes. Le mémoire de Mgr Sa… donne là dessus de précieuses indications. Marie M… rougit dès qu’on prononce le nom de Jean C… ; elle est visiblement embarrassée. Quand elle se reprend, c’est pour soutenir qu’elle ne parla jamais d’un amoureux éconduit ni de sa haine persévérante. Elle n’accusa jamais non plus Mlle. C… et B…, ces deux vieilles religieuses sécularisées qui vivent sous son toit. Elle se rappelle la tentative d’empoisonnement, dont elle faillit mourir à Nogent … Elle l’attribue à Mgr Sa… A table il lui prenait son verre et lui dérobait [p. 31] sa viande qu’il remplaçait aussitôt par d’autres morceaux.

D’autres que Sa… lui désiraient du mal. Son ancienne voisine de la rue Porte-des-Portanets ne lui en fit « qu’à coups de langue » et par dépit de ne pouvoir la garder auprès d’elle. Mais à Lourdes, Marie M…eut réellement la révélation qu’un homme armé d’un poignard caché allait la tuer. Elle dut d’avoir la vie sauve à l’empressement de ses amis qui se serrèrent autour d’elle. A Bordeaux, on tentait aussi de la saisir pour la faire disparaître. Le fait lui fut confirmé par la police : elle ne dit pas comment.

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A travers les changements que Marie M… apporte à quelques-unes de ses affirmations anciennes, malgré ses réticences ou ses erreurs, un fait demeure établi. C’est la persistance de ses idées de persécution. Dans le passé, si ses préoccupations mystiques ont tenu le premier rang, elles sont maintenant refoulées au second. Elles renaissent, pour inspirer des procédés de défense, pour rassurer Marie M… par la prière, les affusions d’eau bénite ou les exorcismes contre sa propre croyance en l’hostilité d’autrui. Marie M… est toujours convaincue cependant de l’origine divine de sa mission. Son chagrin de voir son œuvre en péril, sa petite chapelle fermée, lui arrache des larmes. Les dernières instructions du cardinal Andrieu lui ont porté un rude coup. Mais elle cite Bernadette qui eut à subir le scepticisme d’un prélat mal informé. Elle en appelle au « jugement de l’église ».

Ses croyances gardent parfois leur caractère nettement intuitif. A Lourdes, par exemple, Marie M… sut comme par une révélation soudaine que l’inconnu dissimulait un poignard. Elle n’a pas cherché depuis à [p 32]  découvrir des arguments convaincants. Le plus souvent l’intuition première essaie de se justifier à l’aide d’interprétations délirantes. Pour l’aventure de la sinusite, c’est la conversation mal comprise de deux’ médecins qui sert de thème à des développements où se révèlent en même temps l’indigence de sa pensée et le caractère tendancieux de ses raisonnements. Ainsi pour la plupart des faits qui ont été exposés jusqu’ici. Mais, comme si la preuve qu’elle est maléficiée ne ressortait pas suffisamment de ses maladies et de ses douleurs, elle cherche des arguments supplémentaires capables de renforcer sa démonstration. Nous n’insisterons pas sur les raisons qu’elle donne de l’indignité de l’abbé de N…, sur le désir qu’il avait de lui poser des ventouses ou de la déshabiller avant l’exorcisme. Elle tient à nous faire entendre Mlle 0…, d’Issoudun. C’est une grande jeune fille à l’air simple. Elle souffrait du cœur. L’abbé de N… lui aurait demandé de se dévêtir jusqu’à la ceinture pour obtenir un effet salutaire d’une relique de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Et devant sa mère un peu surprise, Mlle C … se serait mise dans l’état convenable.

Des faits de cette nature échappent à la critique. médicale. Faisons remarquer simplement que c’est l’habitude des persécutés d’étendre le cercle de leurs investigations bien au delà du thème principal de leu délire. Le dérèglement de leur pensée et la passion véhémente qui les anime doivent éveiller la défiance, même si leurs arguments sont empruntés au domaine du possible.

A la simple intuition, aux interprétations délirantes qui l’aident à codifier sa croyance, Marie M… ajoute une autre ressource. Pendant longtemps elle repoussa les soupçons qui lui venaient sur le rôle de l’abbé de N… Elle l’u t obligée un soir de reconnaître leur exactitude.

Elle était dans son lit. Tout à coup le fantôme [p. 33] de l’abbé de N…, vêtu de sa soutane, lui apparut devant la porte de la chambre. Il s’approcha du lit. Elle eut peur, essaya de le repousser. Le fantôme était immatériel. Il parla : « Je détruirai ton œuvre. Il faut aller à la tête. Je dirai partout que tu es une … une sale femme ». Sa voix était basse, mais elle en perçut parfaitement le son par l’oreille gauche. En serrant les dents, elle essaie de rendre ce qu’il y avait de sarcastique dans la voix du fantôme. Il revint plusieurs fois. Mgr Sa… en avait usé de la même manière.

Ces hallucinations visuelles et auditives n’étonnèrent pas Marie M… Elle sait ce que sont les visions. Elle nous répète que la Vierge lui apparut et qu’elle entendit fréquemment sa voix. Sa voix était douce et consolatrice. Elle ne nous dit pas qu’elle l’entende encore. Spontanément elle fait une remarque importante. Tantôt elle entendait « la voix » par les oreilles, à la façon d’une conversation entre humains, tantôt elle la percevait juste au niveau du cœur. Inhabile à l’analyse, elle ne nous renseigne pas exactement sur les caractères « de ces voix » perçues au niveau du cœur. Elle fait allusion à des hallucinations psychiques.

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Dans le cours de son récit, Marie M… change d’humeur avec une extraordinaire rapidité. De la jovialité elle passe brusquement aux lamentations, aux gémissement ; de la déclamation vigoureuse à une sorte de mélopée monotone et plaintive où reviennent les mêmes expressions : « J’offre toutes mes maladies, toute mes souffrances pour les méchants. Le Bon Dieu est juge. Le monde entier est en révolte avec moi, sans que j’y sois pour rien… Prions… et puis … fiat ». Mais nous savons par elle qu’elle est sujette à des transformations plus profondes. Durant des mois elle reste [p. 34] asthénique, incapable de quitter son lit ; tout à coup, elle se sent pleine de force et portée à l’action. Elle a besoin de se répandre en œuvres, de voyager, de faire du prosélytisme. Ces alternatives de dépression et d’excitation étonnaient son entourage. II y parut en janvier, c’est Mme Mo… qui indique la date : « J’étais au lit, je sortais de la clinique et ma fatigue était extrême. Ça m’a pris le soir. J’ai di t à mon mari, toi seul tu sauras que je vais partir pour le front. Dans la journée j’étais allée à la chapelle et j’avais dit : « Ma bonne mère, je donne ma vie pour que vous sauviez la France. J’ai entendu dans mon cœur une voix qui disait : « Oui, ta souffrance, si tu veux l’offrir pour la France, la paix viendra quelque temps ». Les fidèles apprennent ses projets par M. M… et Mlle B… On s’empresse. « C’est de la folie », dit un monsieur qu’elle ne nomme pas. « Tu es folle, lui dit son mari ». A quoi elle répond : « Pauvre ! Avec·Dieu on n’est jamais fou, sans lui on l’est toujours ». Elle partit dès le lendemain. Long voyage : Paris, Troye, Vassy, Bar-Ie-Duc, Charmes, Nancy, Pont-à-Mousson, Nancy encore, Lyon. Partout elle se mêlait aux soldats, entrait dans les cabarets où ils se réunissaient pour se réjouir, distribuant les bons conseils et les images pieuses, invitant les nègres à dire trois Ave Maria chaque jour, initiant noirs et blancs à la pratique du rosaire. Les obus ne tombaient plus à l’endroit où elle avait mis le pied. Les bombes des gothas épargnaient les maisons qui l’avaient abritée. Des subsides lui venaient à point de ses fidèles.

Une telle activité surprenait d’une femme qu’on avait vue « sur son lit d’agonie ». L’admiration des fidèles en était accrue. On expliquait ses tourments par· la haine des persécuteurs, sa vigueur reconquise parla grâce de la Vierge. On l’environnait de respect. Nous constatons les mêmes dispositions à son endroit. [p. 35] Elle commande, on lui obéit. Ses opinions ne sont pas contestées. Elle-même agrée les conceptions particulières de certains fidèles, dans la mesure où elles corroborent les siennes. Elle laisse entendre que F… et L… ont raison d’imputer à l’abbé de N… l’un ses pertes en phosphates, l’autre ses éruptions, sa lassitude et la tiédeur momentanée de sa foi. Elle refuse toutefois de se prononcer sur l’envoûtement par le moyen des oiseaux, et reproche aux inculpés d’avoir parlé de choses qui peuvent prêter à la moquerie. Elle rapporte que l’un de ses disciples avait trouvé dans le jardin de la maison, sous un rosier, à côté de l’oratoire, un champignon de forme obscène (6) et qu’il fit grand bruit de sa découverte. Elle serait restée étrangère aux discussions que la forme, le volume et l’odeur du champignon suscitèrent. Ses amis crurent, peut-être, qu’il avait poussé par l’influence maléfique de l’abbé de N… Elle n’en sait rien et n’en veut rien savoir.

Nous ne garantirions pas sa sincérité sur ce dernier point. L’essentiel est de, reconnaître, par un nouvel exemple, que dans le groupe du boulevard Pierre·1erles idées les plus saugrenues étaient accueillies avec un empressement aveugle. Et les fidèles attirés par les appels mystiques de Marie M… lui prouvaient leur confiance en adoptant d’abord son délire.

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Marie  M… est, en effet, une grande malade. Privée de son appendice et de ses ovaires, à la suite d’une intervention chirurgicale, opérée d’une sinusite suppurée, ayant souffert longtemps de congestion et de coliques hépatiques, elle présente actuellement du diabète, de l’emphysème, de la bronchite chronique, des [p. 36] troubles digestifs et nerveux. Sa santé physique est précaire ;

Ses troubles mentaux consistent en une amnésie assez prononcée qui tient soit à une débilité congénitale de sa mémoire, soit à une démence sénile à son début. Ils consistent surtout en un délire systématisé où le mysticisme pathologique se combine à des idées de persécution, de préjudice et d’influence. Aux idées délirantes rétrospectives qui lui font retrouver jusque dans son enfance des preuves de sa mission divine, elle ajoute une série d’affirmations concernant ses colloques avec la Vierge et les sévices dont elle se croit l’objet. L’intuition simple, des interprétations délirantes, des hallucinations visuelles, auditives et psychiques l’entretiennent dans ses croyances morbides. Si elle est souvent déprimée, en proie à des préoccupations hypocondriaques, voire à des idées de suicide, elle manifeste parfois une activité exubérante. Par tous ces caractères Marie M… apparaît comme une aliénée appartenant à une catégorie parfaitement connue de tous les médecins qui soignent les malades d’asile.

OBSERVATION II (23 avril 1926.)

Jeanne L… est une vieille fille de cinquante-cinq ans, gauche, vêtue de noir. Elle y voit mal et porte lunettes. Elle avait une cataracte double. A travers sa pupille gauche apparaît un cristallin opalescent. Son œil droit fut opéré l’an dernier. Un verre biconvexe supplée au cristallin énucléé.

Elle est d’abord très intimidée. Mais elle prend peu à peu confiance et ne fait aucune difficulté pour raconter sa vie.

Née à Gamarde (Landes) « le 18 ou le 17 septembre 1870 ou 1868 » – elle n’est pas bien fixée sur ce point [p. 37] – Jeanne L… vécut dans son village jusqu’à « dix-sept ou seize ans ». Elle apprit à lire, à écrire et à compter chez les « Servantes de Marie », tout en travaillant dans l’ouvroir des religieuses.

Elle vint ensuite à Bordeaux et se plaça comme domestique chez un capitaine. On fut satisfait de ses services, puisqu’on la garda seize ans et que la mort seule de son maître l’obligea à chercher une nouvelle place. Mais la fille du capitaine qu’elle avait élevée la rappela bientôt. Jeanne L… élève maintenant les petits-enfants de son premier maître. Elle est d’humeur stable, attachée à son travail, fidèle. La continuité de ses services dans la même famille en est une preuve. Elle renonça au mariage, car elle désirait un croyant, un vrai, et qu’il « est difficile d’en trouver ». Sa piété était vive. Les Servantes de Marie l’avaient développée et ses parents lui avaient appris « l’honnêteté au martinet ». Toute sa vie elle fut assidue aux offices et pria avec la même ferveur.

En 1914, par une·dame qui est morte maintenant, elle apprit l’existence de l’œuvre de Notre-Dame-des-Pleurs. Dès qu’elle eut un instant de loisir, elle se rendit au boulevard du Bouscat et fut édifiée. Elle revint depuis, deux ou trois fois par mois, les dimanches après les vêpres, pour assister aux prières que dirigeait M. P … Elle allait là « comme à Lourdes pour prier la Vierge ».

Elle eut la bonne fortune de respirer le parfum que répandait Bambina. C’était une odeur de rose, du moins pour elle, car d’autres dans le même temps et devant le même oratoire sentaient une odeur d’encens et d’autres de violette. « Etait-on inquiet ? Vite un parfum ». Et cela l’enchantait. Un jour, sur le boulevard, loin de l’oratoire, elle sentit tout à coup, le même parfum au cours d’une discussion avec un groupe de personnes qui médisaient d’une absente … [p. 38]

Sa dévotion à la Vierge reçut sa récompense. Pendant la guerre elle demanda que son neveu fût épargné. Il servait dans le génie. Elle lui envoya une image de la Vierge des Pleurs. « Il mit ça dans un calepin et revint sans une égratignure ». Jeanne L… vit là une grâce singulière.

Elle n’eut pas de fréquentes occasions de rencontrer Marie M… presque toujours souffrante. Deux ou trois fois, pourtant, elle arriva assez tôt pour entendre la fin « du sermon » que faisait la malade. Mais elle savait par les conversations des adeptes que l’abbé de N… persécutait Marie M… Un jour, pendant sa prière, elle entendit des cris de douleur. Elle s’approcha de la maison où se trouvait Marie M… Au milieu de ses cris celle-ci disait : « Priez pour l’abbé de N… qui veut me tuer, pour qu’il se convertisse ». Jeanne L… fit cette réflexion : « C’est épouvantable d’avoir une victime comme ça ! ». On disait par ailleurs que l’abbé de N… était un mauvais prêtre, qu’une « pétition » lui avait été envoyée pour qu’il arrêtât le maléfice et qu’il n’avait pas répondu. Aussi, lorsque Jeanne L… entendit parler d’une visite d’intimidation à l’abbé de N… résolut-elle sur-le-champ de partir Elle affirme n’avoir pas frappé le prêtre, tout en reconnaissant qu’elle aurait obéi « si on avait eu besoin d’elle ».

Maintenant elle se désole. Non parce que son entreprise lui paraît peu judicieuse, parce que les résultats escomptés n’ont pas été obtenus. « Malheureuse, lui dit sa maîtresse, quand elle revient de B…, qu’est-ce que tu as fait ? » « – J’ai cru de bien faire », répondit-elle. Seulement l’aventure a mal tourné. Marie M… n’est pas contente. La justice des hommes s’occupe de l’affaire. Les journalistes s’en mêlent. L’échec est complet. Jeanne L… jure qu’elle ne recommencera pas [p. 39]

L’inculpée est en bonne santé physique. Elle appartient à une famille de gens robustes. Sa mère est morte à soixante-dix ans, son père à quatre-vingts. Elle a deux frères et une sœur. Sa deuxième sœur serait morte épileptique au refuge de Nazareth. Elle-même ne présente aucun trouble objectif du système nerveux.

Dans l’ensemble sa mémoire est satisfaisante. Bien orientée, évoquant ses souvenirs facilement, comprenant toutes les questions qu’on lui pose, répondant d’une manière pertinente, capable de faire sans faute les additions qu’on lui propose (7), montrant dans sa conversation un sens précis des réalités, elle ne présente actuellement aucun affaiblissement intellectuel. Elle croit toujours à l’action hostile exercée sur Marie M… par l’abbé de N… Depuis son enfance elle a entendu parler de maléfices et de mauvais sorts. On lui a répété que l’Eglise invitait à y croire. Et, de fait, « les prêtres ordonnent des exorcismes pour conjurer les mauvais sorts ». Elle est catholique. Elle n’a aucune raison de répudier une·croyance qu’on lui dit respectable. Puisqu’elle croit aux maléfices, pourquoi’ penserait-elle que Marie M… n’est pas maléficiée, lorsque Marie M… l’affirme elle-même ? L’œuvre du Bouscat est sainte. Marie M… inspirée par la Vierge ne doit pas se tromper.

Comme on le voit, Jeanne L … n’a fait qu’adapter sa croyance religieuse à un cas particulier. Il ne lui fallut aucun effort. Sa foi aux miracles lui fit trouver naturel qu’il s’en produisît dans la loge de Marie M… et dans l’oratoire du boulevard. Sa croyance « aux mauvais sorts » la porta aussi naturellement à accepter ce qu’on disait des supplices de Marie M… et de leur origine. Elle .vit là un exemple nouveau d’une chose bien connue que l’Eglise tient pour vraie, un exemple [p. 40] vivant illustré par une femme revêtue de prestige à ses yeux.

Jeanne L… est simple. On ne saurait lui faire .un grief d’avoir méconnu les troubles mentaux de Marie M … Pour être erronées, ses convictions ne constituent pas un délire. Elle dit avoir perçu un parfum de rose devant l’oratoire de la Bambina et une fois sur le boulevard. Rien n’est plus difficile à apprécier que les odeurs. Les avis, on le sait, différaient sur la nature des parfums qu’exhalait la Vierge enfant. Illusions ou hallucinations de l’odorat favorisées par une puissante suggestion ? S’il y eut là un trouble sensoriel, il fut intermittent, isolé, incapable de produire une grave perturbation intellectuelle, de pousser à la constitution d’un délire en faisant naître en même temps des symptômes nouveaux. Jeanne L… ne se croit pas personnellement maléficiée. On la fait rire de bon cœur en lui demandant si elle explique par « l’envoûtement » les misères de sa vie. Elle reconnaît qu’elle a fait une sottise. Son voyage si fertile en incidents ennuyeux a épuisé l’énergie qu’elle, consentait à mettre amicalement au service de Marie M… Tout fait penser qu’elle se tiendra désormais tranquille.

Son attitude présente, son langage, la manière dont elle raconte sa vie, tout démontre que les actes qui lui sont reprochés procèdent de convictions qui n’ont rien de morbide.

OBSERVATION III (24 avril·1926)

Gilberte Bu… a quarante-huit ans. Elle est née, le 2 avril 1878, dans la Sarthe où elle fut élevée jusqu’à sept ans par une nourrice. Sa mère la fit alors venir à Paris. L’enfant fréquenta l’école communale, puis le couvent des Sœurs de Saint-Vincent. A douze ans, elle perdit sa mère. L’orphelinat dirigé par les « Filles de [p. 41] la Charité » la recueillit. Son certificat d’études passé, elle travailla à l’ouvroir de la maison, qu’elle quitta à  vingt et un ans pour se placer comme femme de chambre à Paris, ensuite comme employée « Aux 100.000 chemises ». Elle se maria, malheureusement, à trente ans. Au bout de trois mois de vie conjugale, elle demanda le divorce et l’obtint dix-huit mois plus tard. Elle reprit aussitôt la place qu’elle avait abandonnée « Aux 100.000 chemises ». Quand une succursale fut établie à Bordeaux, il y a quatorze ans, elle y fut envoyée par ses patrons. Il fallut l’affaire de B… pour provoquer son renvoi.

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Bien qu’elle soit « de petite nature, elle n’eut jamais, à l’en croire, de maladies graves. Notre examen ne nous a révélé chez elle aucune affection nerveuse en évolution. Pas davantage de maladie mentale. Gilberte Bu… s’exprime posément, d’une manière très claire. Sa mémoire est bonne. Elle met autant d’ordre dans l’expression de ses idées que clans l’évocation de ses souvenirs. La contradiction qu’on lui oppose la trouble quelquefois, mais ne l’irrite pas .

Elle reconnaît dans son amour pour la Vierge un effet de son éducation religieuse ; elle pense y reconnaître aussi une inclination héréditaire. Sa mère ne pratiquait pas, mais sa foi en Marie « soutenait son espérance. » Elle disait : « J’ai prié la Vierge chaque jour. Elle ne m’a jamais abandonnée. Demande-lui d’habiller ton âme comme j’habille ton corps ». La veille de sa mort, après avoir reçu l’extrême onction, elle fit approcher sa fille et lui renouvela ses recommandations. Gilberte Bu… en fut vivement émue. Dans sa dévotion à la Vierge revivent les conseils de sa mère et le souvenir de ses dernières paroles. [p. 42]

En 1914 ou au commencement de 1910, elle entendit parler de Notre-Dame-des-Pleurs. Une amie lui donna une petite brochure de la merveilleuse histoire. Gilberte Bu… se rendit au Bouscat. Elle devint une adepte. Marie M… lui parlait rarement. Une fois Gilberte Bu… lui ayant demandé un conseil, la malade lui répondit : « Je ne peux pas vous le donner. Je vais prier la Sainte Vierge pour vous. Priez-la aussi, elle vous inspirera. »—« C’était bien du Bon Dieu », remarque l’inculpée.

Gilberte Bu… obtint des grâces particulières. Elle n’en cite qu’une, « parce qu’elle est extérieure, tandis que les autres sont intimes ». « Pendant la guerre, au moment des gothas, je priais pour les religieuses qui m’avaient élevée à Paris. La maison n’a rien eu. Et donc elle était sur le passage des gothas. Les deux religieuses qui m’avaient élevée furent envoyées dans le Médoc. »

Moins favorisée que d’autres par Notre-Dame-des-Pleurs, il lui arriva pourtant à plusieurs reprises de sentir devant l’oratoire une « odeur de violette… et la violette est l’emblème de l’humilité ». Il fallait que cette odeur fût bien pénétrante pour que Gilberte Bu… en eût la perception , car elle se reconnaît peu d’odorat.

Entre deux prières, lorsqu’il était question de Marie M… , on convenait qu’elle était maléficiée. Depuis Son enfance, Gilberte Bu … croit aux mauvais sorts. Elle se dit maintenant : « Si un bon prêtre, comme le curé d’Ars, peut faire des miracles, un mauvais prêtre peut faire du mal ». Elle n’a guère réfléchi à la manière dont les maléfices s’ opèrent. Elle s’en rapporte uniquement à l’opinion de Marie M… : puisque cette dernière accuse l’abbé de N… , c’est qu’elle sent qu’il est coupable. Au demeurant, elle n’affirmerait pas que Marie M… ne peut pas se tromper ; elle constate seulement qu’une maladie que rien ne soulage, si ce n’est [p. 43] la prière, ne doit pas être naturelle. Elle exprime ainsi la croyance du groupe, qu’elle adopta sans aucun effort de critique. Elle admit aussi facilement la proposition de partir. Ne s’agissait-il pas de faire « une bonne surprise à Marie M… ? ». « Nous avons mal fait. Devant les hommes nous sommes coupables. Si c’était à refaire, je ne recommencerais pas. »

Ces paroles n’impliquent pas une renonciation à ses croyances, mais le sentiment tardif[ de l’inopportunité de son acte, de son inutilité, la reconnaissance aussi de son caractère anormal en apparence. Ses propos eussent été différents si elle s’était sentie elle-même persécutée par l’abbé de N…, si, —au lieu d’adopter simplement l’idée que les adeptes du Bouscat se faisaient des maladies de Marie M… —elle avait interprété pour son compte les faits réels de son existence, ses ennuis, ses désordres physiques en y découvrant la preuve certaine de sortilèges dirigés contre elle, si, en un mot, elle avait été aliénée.

OBSERVATION IV (24 avril 1926)

On s’attendait à voir une vieille dame pliant sous ses soixante-seize ans. Mme Ber… est pleine d’ardeur. Elle parle d’abondance, haut et nettement., sans se départir un instant de sa bonne humeur. Sa vie a été dure ; son optimisme a résisté aux épreuves.

Elle est diabétique. Avant de partir pour B… , elle éliminait, paraît-il, 54 grammes de glucose par vingt-quatre heures. L’analyse faite dans la semaine qui précéda notre examen ne révéla que 11 grammes par litre d’urines, c’est-à-dire une vingtaine de grammes par vingt-quatre heures. A certaines époques, elle eut jusqu’à 70 grammes de sucre par jour, avec une légère albuminurie. Les symptômes de sa maladie sont maintenant réduits au minimum : elle n’a ni polyphagie, [p. 44] ni polydipsie ; l’émission d’urine est de 2 litres environ. Mme Ber… se sent vigoureuse, tandis que, en d’autres temps, elle éut de longues périodes de lassitude.

Elle dort peu, d’un sommeil que ne troublent ni rêves ni cauchemars. On ne lui reconnaît aucune affection du système nerveux décelable par les moyens cliniques. Mais sa vue est défectueuse, à cause d’une cataracte double qui frappe plus sévèrement l’œil droit. Elle continue néanmoins à travailler chez elle et chez les particuliers de son métier de tailleuse.

Née à Cozes (Charente-Inférieure), le 23 mai 1850, elle fut élevée dans une école religieuse de Rochefort jusqu’à douze ans, âge où elle perdit sa mère. Son père était tisserand. Elle demeura d’abord auprès de lui. Lorsqu’il mourut —elle avait vingt et un ans —elle dut gagner sa vie comme couturière à la journée. Mariée à vingt-neuf ans, elle eut trois enfants dont un, l’aîné, mourut à un mois. Après son mariage, elle était venue habiter Bordeaux. Elle devint veuve à trente-neuf ans et, n’ayant qu’une petite pension de la marine, reprit, pour élever ses enfants, son travail de couturière qu’elle n’abandonna plus jamais.

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C’est une une grande et vieille amie de Marie M. Elle fit sa connaissance en 1900. Marie M… habitait rue Porte-des-Portanets. « On remarquait sa beauté. Sa piété attirait la sympathie et le respect ». Elle était fort discrète. Une preuve : La Vierge pleurait dans la loge (8) depuis plus d’un an sans qu’elle en eût averti Mme Ber… Celle-ci apprit le miracle par hasard en allant prendre des nouvelles de M. M… qui souffrait d’un anthrax. Mme Ber… demeura d’abord sceptique. [p. 45] Elle ne croyait même pas aux miracles de Lourdes ! Aussi déclare-t-elle en riant « qu’elle voulait faire comme saint Thomas, qu’elle, voulait voir ». Quinze jours ou trois semaines après, M. M… vint la chercher : « Venez vite, Madame Ber… , c’est le moment de faire comme saint Thomas ». « C’était dix heures du matin. J’arrive, dit Mme Ber … Il y avait du monde. La loge était sombre, mais les larmes coulaient tellement bien, qu’il était impossible de ne pas les voir. La Vierge était sur une commode et j’étais au pied de la commode… Depuis, nous allions faire des neuvaines. A plusieurs reprises nous avons vu la statuette pleurer. »

Il s’agissait de celle de Lourdes. Mais la Bambina ? « Elle arrivait de Tours. Dès qu’on la tira de sa boîte pour la poser sur un petit dressoir, dans la cuisine, elle se mit à pleurer. » Elle a mouillé des milliers de mètres de ruban. Moi, de décembre à la Pentecôte, je n’ai pas pu la voir pleurer. Après la Pentecôte, je l’ai vue pleurer plusieurs fois. Devant l’oratoire du boulevard j’ai senti ses parfums : tantôt des parfums de rose exquis, tantôt d’œillet, plus rarement de violette. On en était imprégné. On aurait toujours voulu rester, tant il y avait de suavité. Je ne trouve pas d’expression pour le dire. On priait. Je n’ai jamais senti les parfums sans avoir prié. »

Mme Ber … conserve chez elle un ruban trempé dans les larmes de la Bambina. Elle possède aussi un flacon où elle recueillit directement quelques larmes. Un jour, sa jeune nièce étant malade, elle résolut de la guérir par un moyen sûr. Elle prit un flacon et le remplit d’eau ordinaire, elle y ajouta quelques gouttes des larmes miraculeuses et fit tremper dans le liquide un morceau du ruban qui avait été imprégné autrefois des larmes de la Bambina. Ceci fait, elle confia le flacon à Mme Mo… pour que celle-ci le mît dans l’oratoire, à côté de la Bambina. Quand la petite malade [p. 46] déboucha le flacon qui revenait de l’oratoire, il s’en dégagea une « suave odeur de violette ». —Oh ! tante, s’écria l’enfant, on dirait un flacon d’odeur ! » … et tout de suite elle se trouva mieux. »

Mille Ber… ne doute ni du témoignage de ses sens, ni de Marie M… qu’elle considère comme l’instrument nécessaire des miracles. Elle allait prier au Bouscat, profitait des conseils que lui donnait son amie et prenait pitié des souffrances que l’abbé de N… lui envoyait après Mgr Sa… « Marie M… n’est pas une personne comme les autres, et ce qu’elle dit doit être vrai ». Mme Ber… partit donc pour B… avec l’espoir de soulager la malade. « Nous étions douze. Nous avons tous pensé au départ et aucun n’a pensé au retour ». Et elle ajoute : « J’ai agi sans regret et sans haine. »

Comme les autres inculpés, elle laisse entendre que l’idée du départ a germé simultanément dans l’esprit des douze voyageurs. C’est un peu singulier. Elle voyait chaque jour F… et L… qui prenaient leurs repas chez elle. « Mais ces braves jeunes gens qui ne sont pas fous » ne lui parlaient pas de leurs préoccupations particulières. Elle ignorait que l’un et l’autre pussent penser que l’abbé de N… les persécutait. Ceci est peu croyable.

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Mme Ber … fonde sa conviction sur un certain nombre de faits observés par elle. Sa foi était incertaine. Les larmes de la Vierge de Lourdes, les larmes ,et les parfums de la Bambina la firent inébranlable. Elle avait de l’amitié pour Marie M… Dès lors elle eut pour elle de l’admiration et la crut à peu près infaillible.

Nous n’avons pas à examiner quelle était la nature des larmes et des parfums, ni comment le flacon remis à Mme Mo… revint du Bouscat tout embaumé de violette. L’inculpée voit là autant de miracles. Son amitié [p. 47] et son admiration l’aidèrent à admettre que Marie M… était  victime d’une série d’actions hostiles auxquelles sa religion l’invite à croire. Dans cette croyance même on ne distingue pas la marque d’un trouble mental que rien ne révèle par ailleurs.

OBSERVATION V (26 avril, 15mai 1926)

MlIe. C… est une « Sœur de Notre-Dame » sécularisée. Après avoir été instruite jusqu’à quinze ans à l’école communale de Saint-Gobert (Aisne), elle entra au noviciat de Saint-Erme et commença dès sa vingtième année à faire des remplacements dans les maisons de l’Ordre. Elle partit pour la Belgique, vers l’âge de vingt-deux ou vingt-trois ans. Pendant une dizaine d’années, elle fut chargée d’enseignement à Saint-Gilles, à côté de Liège. Elle revint en France, lorsque son Ordre fut dissout, et se plaça comme infirmière dans la maison de santé du docteur Calot, à Berck, où elle resta dix ans environ. Puis elle habita Nogent-sur-Oise. En compagnie de Mlle Bour…, comme elle religieuse de Notre-Dame sécularisée, elle se mit au service du prêtre de la paroisse, gardant les enfants, s’occupant du catéchisme et de l’entretien de l’église.

Par Mme Leq… , de Nogent, elle entendit parler de l’œuvre de Notre-Dame-des-Pleurs. Le désir de voir les larmes miraculeuses, le besoin de se dévouer aux orphelines l’engagèrent à venir à Bordeaux. En 1911, elle abandonna Nogent pour notre ville. Mlle Bour… la suivit. Les deux religieuses ne devaient plus se quitter.

Marie M… habitait encore cours du XXX-Juillet. Quand elle eut reçu son congé et que les fondateurs de l’œuvre l’eurent installée au 26 du boulevard du Bouscat, Mlles C… et Bour …. louèrent le 24 pour être assurées de vivre près de l’inspirée. Plus tard, « ces messieurs [p. 48] de l’œuvre s’occupèrent du loyer ». Mlles C… et Bour … demeurèrent attachées à la maison.

Elles sont donc bien placées pour connaître Marie M… Mlle C… dit avait assisté aux scènes violentes où Mgr Sa… aurait déchaîné sa brutalité contre Marie M… Elle était présente lorsque l’abbé de N… aurait demandé à Marie M… de faire tomber ses vêtements pour se mieux préparer à l’exorcisme. D’après elle, l’abbé de N… « laissait paraître une haine et une jalousie terribles depuis qu’il avait vu ces dames entourer Marie M… ». Il soutenait « qu’une femme ne devait pas être à la tête d’une œuvre pareille, que c’était l’affaire d’un prêtre. »

Malgré la place privilégiée qu’elle occupait auprès de Marie M… , Mlle C… ne fournit guère d’autres arguments personnels en faveur de sa croyance. Les raisons qu’elle donne sont celles de Marie M… : ses souffrances ne sont pas naturelles, puisque les médecins sont impuissants à les soulager, tandis que la prière les apaise ; elles ne sont pas naturelles, puisqu’elles s’exagèrent, lorsque l’exorcisme est pratiqué par un mauvais prêtre. Marie M… ne souffrit-elle pas davantage après que l’abbé de N… l’eut exorcisée ? Ses yeux ne devinrent-ils pas tout rouges le lendemain du jour où l’abbé de N… les eut touchés avec une relique de la Vraie Croix ? Mais il y a une raison péremptoire : Marie M… a vu l’abbé de N… , ou plutôt son double, dans les conditions mêmes où lui était apparu Mgr Sa … Elle n’est pas hallucinée. Mlle C… en a la certitude. Le maléfice est évident.

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L’inculpée est convaincue. Le ton passionné de ses discours supplée à la faiblesse de ses arguments. Elle raisonne peu. Si elle le fait, c’est pour tirer du principe que Marie M… ne peut se tromper ; l’assurance [p. 49]  que Marie M… ne se trompe dans aucune de ses affirmations particulières. Pure logique, raisonnement impeccable, mais qui laissent intacte la question de la réalité du principe. Il est vrai que Mlle C… l’induit précisément des affirmations particulières de la malade, puisqu’elle découvre dans chacune d’entre elles le cachet de la vérité. Nulle discussion possible. Les idées de l’inculpée concernant l’action de l’abbé de N… sur Marie M… forment un bloc qui n’est pas prêt il se désagréger.

Mlle C … prend pitié du malheur de son amie. Elle ne s’étonne pas que l’on puisse souffrir il ce point de maléfices et de sortilèges. Une histoire authentique lui revient en mémoire. Elle était enfant. Dans le pays une ferme s’écroulait sous les mauvais sorts: les animaux mouraient, la fille du fermier tomba malade. Le prêtre du village fut consulté. Il demanda : »Est-ce que personne ne vous en veut ? ». Le fermier se rappela qu’un ouvrier renvoyé avait dit en partant : « Vous vous souviendrez de moi ! ». Alors le prêtre : « Je ne peux rien faire ; c’est la personne qui donne le mal qui le retire ». On fit venir l’homme dont on se méfiait et on lui signifia « s’il ne retirait pas ses paroles, que tel supplice était préparé pour lui ». L’homme protesta d’abord. Mais, devant la résolution du fermier et de sa famille, il se décida à retirer immédiatement le mal donné. A partir de ce moment tout prospéra dans la ferme.

Mlle C… n’est pas disposée à modifier une croyance qui remonte au temps où elle était petite et que partageaient les siens. Vivant auprès d’une aliénée mystique et persécutée, dont elle adopte le délire parce qu’il s’accorde avec cette croyance, elle ne délire pas pour son propre compte en imaginant entre elle et l’abbé de N… , par exemple, des communications occultes dont elle se croirait la victime. Mlle C… , qui a soixante ans, [p. 50]  conserve une bonne mémoire. Elle s’exprime avec précision et montre – en dehors de son opinion sur Marie M… – un sens exact du réel. On ne lui découvre pas d’affection mentale. L’acte qui lui est reproché et qu’elle explique par le désir de mettre un terme au supplice de Marie M… n’a rien de pathologique.

OBSERVATION VI (6 mai 1926)

Mme Cha… est fatiguée. Des vertiges, un sommeil irrégulier, sa vue qui est mauvaise —elle présente, en effet, un début de cataracte double —lui rappellent trop souvent qu’elle a plus de soixante-dix ans. Ces misères n’ont pas diminué son aptitude au travail. Elle a travaillé toute sa vie, prolongeant les veilles, passant parfois des nuits entières penchée sur sa couture. Veuve après quarante mois de mariage, elle dut élever sans aucun secours ses deux fils, âgés maintenant de quarante- six et de quarante-quatre ans et pères de grands enfants. Elle fréquenta peu l’école. Elle ne sait pas écrire, mais sait lire et compter. A la vérité, si elle exécute mentalement des calculs assez simples, elle n’arrive pas à un total exact lorsqu’on lui propose d’additionner certains nombres de deux chiffres. On n’aurait pas souligné le fait, si elle ne s’était pas déclarée, elle-même, fort habile au calcul mental.

Elle est née à Barzan (Charente-Inférieure), le 14 novembre 1800 ; se maria, le 19 mai 1870, avec un cultivateur de Cozes ; habita quelque temps Cozes et Royan où son mari mourut en 1882. Depuis son veuvage, elle habite Bordeaux. Elle vit seule, car ses enfants ont chacun leur ménage. Comme par le passé elle continue à aller en journées.

Elle est une fidèle de Notre-Dame des Pleurs depuis 1914. Dès sa première visite elle estima que « les prières [p. 51] qu’on faisait au Bouscat étaient très bien »,et comme personne ne l’avait obligée à faire partie de l’œuvre, elIe pensa que Dieu l’avait conduite. Elle avait toujours aimé la Vierge. Elle en reçut deux grâces. L’une au mois d’avril 1918, l’autre en 1922, La première fois elle avait une bronchite aiguë épouvantable ; sa toux était particulièrement rebelle. Elle fit cette prière : « Ma bonne Mère, guérissez-moi, s’il vous plaît, et je vous promets des actions de grâces et de le dire à tout le monde ». Tout de suite après, sa toux lui fut enlevée « comme avec un couteau. La deuxième fois, son fils aîné était à la mort.Il avait « une pulmonie dans les intestins ». Mme Cha… promit à la Vierge une messe pour les âmes du Purgatoire, deux pèlerinages à Talence et deux au Bouscat. Son fils guérit.

Elle se rendait donc au Bouscat tous les dimanches après vêpres. Quand Marie M… fut si malade, pendant dix-huit mois, elle alla dans le jardin de l’œuvre prier pour sa guérison. Quel que fût le temps, elle partait, par la neige ou la pluie. C’était un devoir souvent pénible. Elle apprit que les promesses de Mgr Sa… s’étaient réalisées. Publiquement il avait annoncé les maléfices et Marie M… avait souffert par lui. L’abbé de N… prit sa suite. Marie M… le voyait, comme le vit la petite R… L’affaire était claire. II était légitime d’empêcher l’abbé de poursuivre son œuvre abominable.

« Nous avons dit : « Allons le sommer de ne pas la persécuter ». On nous avait dit que dans la théologie mystique du docteur Ribet c’était expliqué. Il annonce

qu’il y a la prière, la menace, l’argent et les coups, à condition que ça n’aille pas jusqu’à ]a mort. Ce sont des messieurs prêtres venus de très loin qui nous l’ont dit. »

Mme Cha… n’en cherche pas davantage. Sa foi est pure. Elle s’en rapporte à l’autorité des prêtres, du chanoine Ribet et de Marie M… Elle regrette d’avoir [p. 52] manqué son but. « La Vierge est maintenant traînée dans la boue. Le jour du Carnaval il y en avait qui la portaient dans le dos et en faisaient des dérisions (8). Le portrait de la Vierge est souillé. Dieu nous garde de recommencer. »

Mme Cha… est calme, mesurée dans ses propos, attentive à ce qu’on lui dit. Elle ne laisse paraître aucun délire en activité.

OBSERVATION VII (5 mai 1926)

Aucun événement remarquable dans la vie de Mme Cen … Elle est née à Macau, le 16 février 1872 ; fréquenta l’école laïque jusqu’à son certificat d’études qu’elle obtint à douze ans, se plaça ensuite comme bonne à tout faire et se maria à vingt-deux ans avec un cultivateur. Elle habita Soussans pendant dix ans, puis vint à Bordeaux en compagnie de sa mère, de son mari et de ses deux filles jumelles. Son mari s’employa d’abord dans des chais. Il travaille maintenant dans une banque. Mme Cen… s’occupe de son ménage.

Elle n’a jamais eu de maladies graves. De loin en loin elle ressent quelques douleurs articulaires, mais convient que sa santé est excellente. Son aspect et son embonpoint le laissaient supposer. Son système nerveux n’offre pas de lésion actuellement décelable. Elle est gaie sans excès, parle clairement, évitant la précipitation, cherchant à mettre de l’ordre dans ses réponses.

Elle connaît le groupe de Notre-Dame-des-Pleurs depuis quatre ou cinq ans. On lui avait donné une brochure où se trouvaient réunies tant d’attestations [p. 53] sur les faits miraculeux qu’ elle eut le désir de les voir elle-même. Elle alla donc au boulevard du Bouscat, « fit la connaissance de toutes ces dames » et approcha de temps en temps Marie M… pour laquelle elle venait prier, dans la période de ses grandes souffrances. Elle était convaincue —et sa conviction reste entière —que la malade était envoûtée par l’abbé de N… Tout le monde. le disait et Marie M… était loin de le cacher. Mme Cen… ne croit pas que Marie M… soit absolument infaillible, mais elle se fait ce raisonnement : « Marie M… dit qu’elle voit l’abbé. Moi j’ai toujours entendu affirmer que l’envoûté voit son envoûteur. Comme dans la douleur on est sincère, Marie M… voit bien l’abbé de N… et l’abbé de N… est réellement celui qui la poursuit ». Le raisonnement est au moins bizarre. Mme Cen… en est satisfaite. Sa conclusion lui semble rigoureusement logique. Elle n’aperçoit aucun motif de la modifier. Elle partit sans haine. Des conversations l’avaient rassurée sur son droit à l’action directe. « Nous savions que c’était prévu par la théologie mystique. Nous nous croyions la conscience à l’abri. »

Mme Cen… apporte une contribution personnelle bien minime à l’élaboration de sa croyance. De Marie N… et de son groupe elle avait reçu l’interprétation toute faite des événements qui se produisaient dans la maison. Le moyen que l’on proposa pour faire cesser les tortures de la malade lui parut d’autant plus expédient qu’il était recommandé par des autorités incontestées.

Elle ne met à défendre son opinion ni passion violente, ni acrimonie. Elle croit avec placidité. Sa dernière expérience l’a déçue. Elle ne tient pas à la renouveler. [p. 54]

OBSERVATION VIII (7 mai 1926)

En allant en journées, Mme Bre … avait connu, il y a bien longtemps, la sœur de Marie M… Sur le conseil de cette sœur elle avait confié à la concierge du cours du XXX-Juillet quelques travaux de raccommodage. Marie M.. n’était pas riche. Elle avait grand besoin de gagner quelques sous. Mme Bre… lui procurait de l’ouvrage et la recommandait à ses amies. Quelquefois, en promenant le petit chien de la baronne D…, qui habitait les allées de Tourny, près du cours du XXX-Juillet, Mme Bre… entrait dans la loge de Marie M… et l’on faisait un brin de causette. Des relations cordiales s’établirent. Elles durent encore.

Quand Mme Bre… apprit que la Vierge de Marie M… versait des larmes, elle ne manqua pas d’être surprise. « La chose lui paraissait extrêmement drôle ». Quelle que fût la confiance que son amitié lui faisait accorder à Marie M… , elle ne pouvait se contenter d’une simple affirmation. Elle voulut voir. Un jour, en effet, comme elle se trouvait dans la loge, seule avec une des filles de la concierge, la Vierge se mit à pleurer. « De ses yeux, les larmes glissaient de chaque côté du visage. Elles se réunissaient sous le menton d’où elles tombaient sur les mains jointes ». Mme Bre… en fut profondément remuée. Elle revint souvent. Le même spectacle lui fut offert à maintes reprises. Plus tard, elle vit la Bambina pleurer plus abondamment que la Vierge de Lourdes. Elle trempa des rubans dans les larmes. Le pauvre père CIe… , son confesseur, lui disait : ‘Tout ceci est divin ». Mgr Sa… la fit comparaître « comme étant l’une des plus anciennes », pour recueillir son attestation.Elle était au courant de toutes les interventions bien-faisantes de la Vierge. Le mari de sa tailleuse, Mme G… , [p. 55]  n’allait jamais à la messe avant la guerre. Pendant son séjour au front sa femme lui envoya des gravures de Notre-Dame-des-Pleurs. Il fut blessé grièvement. La gangrène gazeuse envahissait sa cuisse qu’on parlait d’amputer. Il jura de se convertir s’il la conservait. La guérison survint sans amputation. Depuis il assiste aux offices des dimanches et prie devant l’image de Notre-Dame-des-Pleurs. Mme Bre… connaît d’autres histoires tout aussi édifiantes.

Par Mgr Sa … , elle avait entendu dire qu’on pouvait faire du mal à distance et tuer les gens ; par « les dames d’Issoudun », que l’abbé de N… avait menacé Marie M… Il ne lui parut pas extraordinaire que l’abbé de N… eut le pouvoir de réaliser ses menaces. Aussi bien, Marie M… qui le voyait disait : »Oh ! le pauvre malheureux prêtre, qu’il me fait souffrir ». Mme Bre … entendit ces paroles en priant dans le jardin pour la santé de la victime. Il n’y avait donc pas à douter.

« Longtemps après, ajoute l’inculpée, je vous jure qu’on a dit : « Il faut faire une manifestation de prière pour le faire taire ».On s’est réuni le jeudi soir à la fin de décembre, la veille du premier de l’an, et puis on a dit : « On ira demain ». Mme Bre… ne se rappelle pas de qui vint la proposition. Comme chez les autres inculpées, sa mémoire est, sur ce point, particulièrement infidèle. On a l’impression qu’une telle amnésie élective n’appartient pas en propre à la pathologie.

Mme Bre…partit donc. La voici de retour, désolée du scandale que son désir d’accomplir une action louable a provoqué. « Ces choses lui ont tourné le sang. Elle en a des boutons sur la figure ». Mais elle ne songe pas à imputer cette disgrâce à l’abbé de N… L’explication qui convient au cas de Marie N… ne s’applique pas au sien. Si elle avait su ? Elle sait. Elle assure qu’elle ne se lancera plus dans une venture pareille. [p. 56]

Mme Bre … est née, le 24 mars 1859, à Gamarde-les-Bains. Les religieuses de Saint-Vincent de Paul lui apprirent à lire, à écrire, à compter. Elle quitta l’école à dix ans, travailla quelque temps avec ses parents qui étaient cultivateurs —ils restèrent quarante-cinq ans dans la même maison, —puis vint se placer à Bordeaux comme bonne à tout faire. Après son mariage, le 2 mars 1895, elle s’occupa de son ménage, tout en pre-nant du travail à la journée comme cuisinière, repasseuse ou couturière. Elle eut de graves sujets de chagrin. La prière était son seul refuge. La Sainte Vierge l’aida à supporter ses malheurs ; mieux encore, elle lui permit de les réparer en partie. Depuis, Mme Bre… a repris sa gaîté. Sa bonne humeur est visible. Un rien la fait rire. Elle n’a jamais eu de maladies graves. Un léger strabisme, une arthrite rhumatismale du pied gauche dont elle souffre actuellement sont, dans l’ordre physique, les seuls symptômes qu’elle présente. Notre examen ne nous a pas permis de découvrir chez elle les signes d’une affection mentale en évolution.

OBSERVATION IX. Aliénation mentale. (23 avril, 15 mai 1926)

« Un certain nombre de Dames de notre œuvre ont eu, les premières, l’idée de venir flageller le curé de N… C’est Mme R… qui a pris l’initiative du voyage… », dit L… On soupçonnait que l’idée de l’expédition n’avait pas germé soudainement à la même minute dans l’esprit des douze inculpés. L… connaît bien Mme R… et son délire n’a pas altéré sa mémoire. S’il se trompe, Mme R… dut favoriser son erreur par l’étalage de ses griefs personnels contre l’abbé de N… Nous la voyons un peu assagie. Il est dommage que personne ne veuille nous renseigner sur son attitude au [p . 57] jours de la réunion qui se tint chez elle, la veille du départ. Nous connaissons ses arguments. Le ton de ses discours était vraisemblablement différent de celui qu’elle prend devant nous. Il y a de bonnes raisons à cela.

Mme R. .. (Emmanuelle Gi … ) est d’origine italienne. Elle est née à Tende, le 18 janvier 1878. Son père et samère étant morts jeunes, elle demeura en France avec sa grand’mère, à Breil (Alpes-Maritimes). Elle fut élevée là chez les sœurs de Charité, puis à Toulon chez les sœurs de Sainte-Marthe. Ses études, à l’en croire, furent plutôt médiocres. Elle apprit, surtout la couture.

Sa piété avait toujours été si vive que sa famille s’en étonnait. C’était « un sujet de chicane ». Mais à dix- huit ans, comme elle s’obstinait dans sa volonté d’être religieuse, elle entra au noviciat de sœurs de Charité de Roche-sur-Foron, dans la Haute-Savoie. Elle y demeura deux ans. Le temps approchait de prononcer ses vœux, quand fut votée la loi de séparation. Les vieilles religieuses venaient de toutes parts se réfugier dans maison mère. Les jeunes furent renvoyées dans leurs Joyers. Emmanuelle Gi… retourna auprès de sa grand’mère qu’elle quitta quelque temps seulement pour. habiter Nice, chez un oncle.

C’est à Breil qu’elle fit la connaissance de son mari. Il était alors sous-officiér au 24e chasseurs alpins. Après leur mariage, les époux se fixèrent pendant huit ans à Villefranche où se trouvait le bataillon. En 1914, M. R… quitta l’armée et entra dans l’octroi de Paris. Sa femme et ses enfants le suivirent.

La guerre éclate, M. R … est mobilisé. En septembre sous-lieutenant, en octobre lieutenant, l’année suivante capitane, pendant trois ans il reste sur le front. Sa femme avait abandonné Paris pour Bordeaux, en 1916. Elle le rejoignit  à Issoudun avec les enfants, lorsque, [p. 58] en 1917, il fut nommé instructeur au 68; elle l’accompagna à Bourges en 1920. La famille fut réunie jusqu’en 1923. A cette époque, le capitaine partit pour la Syrie. Durant son absence, Mme R… s’installa chez une amie, à Civray. En mars 1925, M. R… obtint un congé. Sa femme vint le retrouver à Bordeaux. Ils passèrent quelques mois ensemble dans la maison de MM Bu … (9) qui leur offrait l’hospitalité. Mais M. R.. .. avait demandé, afin d’augmenter sa pension, une nouvelle affectation en Syrie. Il s’embarqua le 1erjuin. Le 3 août suivant, il était tué dans un combat.

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Depuis la mort de son mari, Mme R…. n’a plus quitté Bordeaux. Elle continue à travailler. Dans les premiers temps de son mariage, un travail opiniâtre et trois grossesses l’avaient beaucoup fatiguée. Son premier enfant était mort dès sa naissance après un accouchement difficile. Les deux autres sont âgés maintenant de dix- huit ans et demi et de dix-sept ans. Mme R… n’eut pas de maladies particulièrement graves. Quelques douleurs rhumatismales dans diverses articulations ne parvinrent jamais à l’alarmer. Nous verrons comment s’éveillèrent ses premières craintes au sujet de sa santé. Elle a bonne mine ; sa constitution physique est robuste.

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Son mariage ne lui avait pas fait oublier sa vraie éducation déçue. Mme R… continuait à être fort dévote, à s’intéresser aux choses de la religion. Elle correspondait avec « Mgr B…, protonotaire apostolique, docteur en théologie, très estimé de Pie X ». Ce prélat [p. 59] publiait un journal, La Revue mariale. C’est par ce journal qu’elle apprit l’histoire de Notre-Dame-des-Pleurs. Elle demanda des renseignements à Mgr B… Il en donna d’excellents. Aussi, quand Mme B… vint à Bordeaux, en 1916, son premier soin fut-il de se rendre à l’œuvre et de faire la connaissance de Marie M… A regret, elle s’en sépara, en 1917, pour aller à Issoudun.

Elle ne tarda pas à éprouver la puissance bienfaisante de Notre-Dame-des-Pleurs. Sa blanchisseuse, Mlle G… , « avait un fibrome de 16 livres reconnu par le docteur Témoin (de Bourges) et le docteur Martin (d’Issoudun) ». Le premier chirurgien ne dissimulait pas la gravité du cas, le second insistait pour l’opération immédiate. Mais le docteur Martin s’étant blessé au doigt, l’intervention fut remise à huitaine. Mme R… profita de l’occasion. Elle proposa à sa blanchisseuse de faire une neuvaine à Notre-Dame-des-Pleurs. La malade n’avait pas « »fréquenté les sacrements depuis longtemps ». Sur le conseil de Mme R… elle communia, le 8 septembre, commença sa neuvaine le soir même et « but de l’eau du ruban ». La nuit suivante, elle, qui n’avait eu ni repos ni sommeil pendant des mois, s’endormait paisiblement. Elle ne devait jamais plus « sentir de mal ». « Quelques jours après, ajoute Mme R… entre nous autres, nous lui avons payé le voyage pour venir à Bordeaux remercier la Sainte Vierge ». Six mis s’écoulèrent. Mme G … vint demander un certificat de guérison au docteur Martin. « Celui-ci lui trouva une grosseur comme un œuf de pigeon. Mais elle rendit ça le jour de ses règles. Depuis elle est guérie et continue son travail. »

Mme G… publia le miracle. Elle le fit connaître en particulier à la famille Od… Un groupe se constitua composé de Mme G…, des Od…, de la famille M… dont le mari qui ne pratiquait pas depuis trente ans s’était [p. 60] converti, de Mme R…, de ses enfants et de sa propriétaire de Civray, Mme Au… On se prêtait mutuellement des journaux intéressants : la Revue mariale, l’Entant Jésus de Prague, une revue de Naples (10) « où il était souvent question de l’œuvre de Marie M… ». Des prêtres dignes de foi parlaient avec faveur de Notre-Dame-des-Pleurs. Don Colarccio, « qui s’occupait spécialement du surnaturel », était de ceux-là. Mme R… vivait donc dans l’atmosphère mystique qu’elle aimait, dans un milieu qui s’habituait au surnaturel au point de ne plus s’en étonner.

En juin 1923, Mme R … , de plus en plus portée à se dévouer à la cause de la Vierge, organisait un pèlerinage à la Salette dans le but d’assurer le triomphe de l’œuvre. L’abbé de N… en fut averti, probablement par M. O… Il écrivit à l’organisatrice, laissant entendre combien il serait heureux de se joindre au groupe. Sa pauvreté l’obligeait « à refouler ce désir dans son cœur ». Mme R… lui envoya aussitôt 200 francs, fruit d’une collecte parmi ses amis. L’abbé n’eut donc pas à refouler son désir davantage.

Comment se comporta- t-il pendant le pèlerinage ? Mme R… ne se souvient pas qu’on lui ait tenu de propos choquants. Mais le capitaine, qui avait accompagné sa femme fut « peu édifié par les conversations légères de l’abbé ». Toutefois c’est à Civray que se révéla son vrai caractère. On préparait un nouveau pèlerinage à Pellevoisin. L’abbé, qui s’était donné comme un excellent exorciste, fut appelé à Civray par la propriétaire de Mme R… pour aider aux préparatifs et surtout pour bénir la maison. Il resta deux jours chez Mme Au … où Marie M…, venue d’Issoudun, visita ses adeptes. Pendant ces deux jours l’abbé tint des [p. 61] conversations étranges. Aux jeunes R… il raconta « qu’il était très fort en magie ». Sans dire s’il avait mis ses connaissances en pratique, il donna de nombreux exemples de maladies, naturelles en apparence, dues en réalité à des maléfices. Il leur dit qu’il donnait des injections à sa bonne et débita à Mme R… l’histoire de certaine religieuse « qui offrait ses seins à l’une de ses pensionnaire ». Son attitude offensa Mme R… Elle se rappela que, un mois auparavant, elle Iui avait « commandé par correspondance une messe pour son mari qui devait partir et que son mari n’avait jamais été plus malade que le jour où la messe fut célébrée à son intention ». Elle avait attribué au chagrin l’état du capitaine. Plus tard « elle s’expliqua beaucop de choses. »

Elle se décida à rompre toute correspondance avec l’abbé. Ses amis en firent autant. « Alors, dit Mme R… , il écrivit partout, à toutes les dames qui étaient venues en pèlerinage que je l’avais diffamé ; qu’il avait gagné beucoup d’estime et que je lui avais fait perdre. Il écrivivit ensuite à d’autres personnes sur un ton menaçant pour moi, parlant de m’intenter un procès diffamation. Ces lettres me furent envoyées par mes amis. Je les montrerai quand l’heure sera venue. »

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Au milieu de ces difficultés Mme R… commençait à souffrir de troubles inaccoutumés. Ils s’aggravèrent peu à peu. A tout propos elle avait des vertiges, « des tournements de tête ». Se couchait-elle ? elle avait l’impression d’un poids posé sur son corps ; elle ne pouvait plus bouger ni ouvrir les yeux. Ces phénomènes n’étaient pas quotidiens, mais ils se reproduisaient souvent. Pendant un mois elle eut des crises de rire qui survenaient sans motif, « sur le coup de midi » au [p. 62] moment de se mettre à table. Ses enfants en étaient consternés.

Elle se demanda quelle pouvait être la cause de ses maux. Ses règles avaient disparu depuis 1922. Peut- être sa ménopause devait-elle être incriminée ? Elle crut devoir éliminer cette hypothèse. Ses vertiges, les impressions qu’elle ressentait avaient un caractère trop anormal. Elle se méfiait. Un jour elle eut l’idée que l’abbé de N… n’était pas étranger à l’affaire. Elle se mit à réciter ses exorcismes avec beaucoup de ferveur, sans négliger d’allumer un cierge bénit. Et lorsqu’elle prenait cette précaution, lorsqu’elle récitait son rosaire, ses troubles s’apaisaient. Ses pieuses expériences la confirmèrent dans sa conviction.

Elle cachait ce qu’elle savait. Anne-Marie connaissait les ennuis que l’abbé de N… avait causés à sa mère ; mais elle ignorait, paraît-il, qu’il la poursuivît de ses maléfices. Un soir, vers minuit, la jeune fille, qui couchait avec sa mère, à son habitude, se réveilla en sursaut : « Maman, la tête me tourne, j’ai peur ! ». —« Je vais prier les bons anges », lui dit Mme R… qui vit là un nouveau tour de l’abbé de N… , tout en gardant pour elle son idée. Un autre soir, vers la même heure, Mlle R. .. se plaignit « d’avoir souffert, comme si on l’avait pressée dans un étau ». —« C’est un cauchemar », dit sa mère. « Mais, maman, je ne suis pas encore endormie ! » En réalité, Anne-Marie venait de voir l’abbé devant ses yeux ; mais elle ne confessa la chose que le lendemain.

La certitude de Mme R… n’avait pas besoin d’être renforcée. La déclaration de sa fille lui fournit pourtant un argument supplémentaire. Dès lors, avec ses enfants, elle ne manqua plus de réciter chaque soir, ses exorcismes et ses rosaires. Elle pense avoir lieu de s’en féliciter. Ses vertiges, ses crises de rires, ses sensations anormales ont cessés. Anne-Marie n’éprouve [p. 63] plus ses impressions pénibles de compression dans un étau et ne voit plus l’auteur des maléfices. Tout va pour le mieux. Il est bon cependant de se méfier encore et de ne point négliger des pratiques salutaires. La prudence conseille de persévérer.

Mm R… réfléchit. Depuis qu’elle fit la connaissance de l’abbé de N…, elle s’est avisée que sa vie avait été particulièrement malheureuse. Elle n’accuse pas son persécuteur d’avoir provoqué la mort de son mari ; elle dit simplement « qu’il a porté malheur à la famille », et elle pense qu’il savait « ce qui allait arriver ». Quand le capitaine dut partir, pourquoi l’abbé dit-il : « Je ne le reverrai plus ? » —« Ou cet abbé est un saint ou c’est un sorcier. » Mme R… choisit la deuxième opinion.

L’inculpée accumule ainsi contre le prêtre un certain nombre de griefs d’inégale valeur. Pour elle, ce sont des preuves. Et d’autres dans le groupe en furent aussi touchés que par le récit des misères de Marie M… Or, il se fait que Mme R… ne parle presque pas de cette dernière. Elle convient que Marie M… souffrait des maléfices de l’abbé. Mais ce sujet ne l’intéresse pas : elle l’abandonne aussitôt pour insister sur les persécutions qu’elle subit elle-même et dont sa fille fut victime. Au moment de partir pour B… elle pensait beaucoup à elle et fort peu à Marie M.:. Elle l’avoue spontanément. C’était sa propre personne qu’elle voulait défendre, c’était sa santé et celle de ses enfants. L’émotion excessive qu’elle manifeste encore en évoquant ses souvenurs donne une idée de son désarroi dans la période où elle se croyait non seulement visée, mais cruellement atteinte par les sortilèges de l’abbé.

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Mme R… n’est pas une dévote ordinaire. C’est une ancienne religieuse inconsolable de n’avoir pas [p. 64] persévéré dans la voie où elle s’était engagée ;  une Italienne avide de miracles, qui croit aux mauvais sorts et qui appuie fort justement sa croyance sur l’autorité des docteurs de l’Eglise. Son éducation et ses dispositions naturelles en firent une adepte de Notre-Dame-des-Pleurs ; elles lui permirent d’accepter facilement la croyance du groupe sur l’origine maléfique des tortures dont se plaignait Marie M… Jusque là rien de morbide : Mme R… en est au même point que Mlle C… , Mme Bu … ou Jeanne L…, pour ne citer que trois des inculpées.

L’abbé de N… intervient. Qu’il y ait eu des froissements entre elle et lui, que Mme R… n’ait pas rencontré en la personne de l’abbé le prêtre selon son idéal, que l’abbé lui ait fait savoir directement ou non son mécontentement, ce sont là choses vraisemblables, mais qu’un médecin n’a pas à juger. Il doit se borner à exprimer son avis sur des faits pathologiques : l’inculpée lui en fournit l’occasion.

Ces vertiges, ces malaises, ces impressions d’être immobilisée sous un poids accablant, cette impossibilité heureusement temporaire de bouger un bras ou d’ouvrir un œil, ces crises de fou rire survenant dès le premier coup de midi : voilà une première série de troubles si évidents, si nets, que Mme R… était bien obligée de les constater et que ses enfants tremblaient de la voir si nerveuse.

Mais ses troubles névropathiques se compliquèrent bientôt de manifestations plus graves, d’ordre mental : la malade se mit à délirer. Comme tant d’autres elle croyait aux maléfices : elle fut certaine d’être ensorcelée. Des difficultés avaient surgi entre elle et l’abbé de N… : elle affirma qu’il était son persécuteur. Pour constituer un délire l’aliéné fait appel aux notions qu’il possède ; à ses souvenirs, aux principes que l’éducation et l’expérience ont développés en lui. Mmm R… [p. 65] ne pouvait échapper à cette nécessité. Ses croyances anciennes dans l’élaboration desquelles sa participation était à peu près nulle, puisqu’elles lui venaient de son milieu, l’aidèrent à la création de cette croyance nouvelle qu’elle était effectivement la victime de l’abbé. C’est en passant de ses croyances anciennes d’ordre général à sa croyance récente, d’ordre particulier et personnel, qu’elle franchit le seuil qui sépare le normal du morbide.

Elle se croyait persécutée, atteinte dans sa santé, menacée, peut-être, dans sa vie ; sa certitude était absolue. Maintenant encore elle est sûre de ne s’être pas trompée. Ce délire d’influence basé sur l’interprétation erronée et tendancieuse de ses propres désordres nerveux, des perturbations de sa sensibilité utilise précisément pour se soutenir quelques-unes des raisons qui avaient favorisé son éclosion. Mme R…, que ses démêlés avec l’abbé firent délirer contre lui, alimente son délire d’arguments tirés des relations peu cordiales qui existaient entre elle et son persécuteur. Elle ne se doute pas que ses motifs ne prouvent rien en faveur du pouvoir prodigieux qu’elle lui accorde de la tourmenter à distance. Lui fait-on remarquer l’insuffisance de ses raisonnements ? Elle affirme, une fois de plus, sa certitude et triomphe en rappelant la vision de sa fille.

Dans la période qui précéda immédiatement les faits incriminés et dans la journée où ils furent exécutés Mme R… était en proie à un délire de persécution actif qui suscitait en elle des émotions d’autant plus redoutables que la mort récente de son mari l’avait fortement ébranlée. Elle songea à se protéger ; son geste ne fut, que la réaction de défense d’une persécutée lasse de souffrir, réaction banale, sinon dans sa forme du moins dans son but : il échappe donc à la répression pénale. [p. 66]

Les circonstances nous ont fait examiner l’inculpée à une époque relativement éloignée de celle où elle donna libre cours à sa violence. Depuis cette époque, les phénomènes névropathiques qui l’avaient engagée à accuser l’abbé de N… ont totalement disparu. Plus de vertiges, d’impressions bizarres, de crises de rires. Elle a retrouvé sa tranquillité. Elle demeure persuadée que l’abbé a cherché à lui nuire. Qu’il ait mis un terme à ses sortilèges ou que leurs effets soient neutralisés par la prière, Mme R… ne ressent plus rien d’anormal. Son délire est inactuel, si l’on peut dire, c’est un délire au passé, un souvenir de délire sur lequel sa critique ne s’est pas exercée pour en reconnaître le caractère morbide, mais qui a perdu sa force d’expansion. On convient qu’il faudrait probablement peu de chose pour le réactiver. En le considérant tel qu’il est, il ne paraît pas possible cependant d’y voir un danger présent pour l’ordre public et la sûreté des personnes.

OBSERVATION X. Aliénation mentale. (23 avril, 15 mai 1926)

Mlle R… croit à la réalité des persécutions dont se plaignit sa mère et Mme R… ne doute pas des ennuis que l’abbé de N… fit subir à sa fille. Chacune délira pour·son compte, en prenant texte du délire de l’autre pour justifier le sien. Des préoccupations communes à la mère et à la fille, une éducation et une mentalité identiques devaient les conduire à édifier deux systèmes morbides se ressemblant comme des jumeaux.

L’inculpée aura dix-huit ans le 13 novembre prochain. C’est une grande jeune fille assez pâle malgré son embonpoint. Elle n’accuse aucune maladie. Secrétaire-dactylo dans une maison de la ville, elle exerce sa profession avec assiduité. Les dames du Sacré-Cœur [p. 67] de Bourges et celles du Pensionnat Jeanne-d’Arc lui donnèrent une instruction primaire et des principes religieux que sa mère ne manqua pas de développer encore. La mort de son père, la lutte qu’elle eut à soutenir contre l’abbé de N… sont les seuls épisodes importants de son existence.

« Cet abbé m’a fait beaucoup de mal », nous dit-elle. « Depuis que nous le connaissons nous avons la guigne. Un jour, à Bourges, pendant que j’étais couchée sur mon lit, j’ai eu des tournements de tête et j’ai senti comme une lèvre qui m’embrassait sur la joue. C’était vers midi. Tout de suite j’ai eu l’idée que c’était l’abbé de N… Ça m’a pris en 1923. A peine couchée un soir, je me tournais dans mon lit et je ne dormais pas, je me suis senti comme une règle, comme un bois qu’on m’enfonçait dans la bouche. C’est alors que j’ai vu l’abbé de N… devant moi. Je ne l’ai vu que jusque là (la ceinture) : je voyais noir, puis sa tête, sa verrue sur le côté, comme il est ». —« Je l’ai vu en songe, dit Mme R…, mais pas comme toi ». Anne-Marie poursuit : « Je l’ai vu une seule fois, ce n’était pas un rêve. J’étais à peine couchée et je ne m’endors pas avant une heure. Depuis Bourges je ne l’ai plus jamais revu. Il n’y a pas très longtemps, après le voyage, j’ai entendu sa voix, comme quelqu’un qui discutait, une grosse voix, c’était bien la sienne que je me rappelle bien ». —« N’y avait-il personne dans la maison ? ». —« Non, en haut il y a un locataire, mais c’était une heure du matin. J’entendais simplement sa voix, sans comprendre ses paroles. »

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Si Mme R… indique avec sincérité la nature des attentions qu’elle croit avoir subis, on s’explique diffcilement son expression : « Il m’a fait beaucoup de mal ». [p. 68] Le peu qu’elle avoue est pourtant bien caractéristique. Quelques vertiges, l’apparition inopinée de son persécuteur et la perception de sa voix, la sensation d’un baiser sur la joue, d’une compression du corps (11), d’une règle enfoncée dans la bouche, tels sont les faits qui lui permettent de soutenir sa conviction. Petit délire en vérité, et bien puéril, mais qui se fonde sur des troubles multiples, hallucination de la vue, hallucination ou illusion de l’ouïe, perturbation de la sensibilité générale, tous symptômes qui —avec l’insomnie qu’on nous signale —sont ceux des plus graves psychoses. Leur intermittence était le seul signe de leur bénignité relative.

Peut-être n’ y eut-il là que des rêves, quoique l’inculpée s’en défende. L’interprétation qu’elle en donne n’en serait pas moins pathologique. Qu’elle ait eu des hallucinations véritables ou de simples cauchemars, l’impossibilité où elle est de les reconnaître comme des manifestations de sa propre activité psychique témoigne de la faiblesse de son jugement. Elle dort ou elle veille, peu importe, quand elle a tout à coup l’impression d’un baiser sur la joue : Sa première erreur est de ne pas distinguer le caractère subjectif du phénomène ; la deuxième, de l’attribuer d’emblée à l’indiscrétion de l’abbé de N… et d’attacher sa croyance à une idée intuitive dont rien ne démontre la légitimité ; la troisième, de prouver l’indignité de l’abbé par un exemple sans valeur en soi, mais qu’elle tient pour excellent, parce qu’elle est déjà sûre de ce que cet exemple doit prouver. Ainsi raisonnent les aliénés.

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Mlle R… est jeune et partant suggestible. Sa vie s’est écoulée en partie dans un milieu bien étrange. Elle [p. 69] est la fille d’une mère qui donna des signes non équivoques de son déséquilibre menal, et l’hérédité n’est pas un vain mot. Puisque, sous l’influence de causes diverses, elle se mit à délirer en compagnie de Mme R … et sur le même thème, il n’est pas surprenant qu’elle ait eu les mêmes réactions ou qu’elle ait accepté comme bonne, utile et opportune la proposition d’aller flageller l’abbé.

Son délire était moins fortement systématisé que celui de sa mère. Il n’y avait aucune raison pour qu’il durât davantage. Mlle R…, imitant son modèle jusqu’au bout, assure que l’abbé la prit réellement pour victime, mais qu’il n’exerce plus sa malignité contre elle par les moyens qu’elle a éprouvés. Elle est calme. Ses troubles passés ne gênent pas son activité présente. Les conclusions adoptées pour Mme R… lui sont donc applicables.

OBSERVATION XI (7 mai 1926)

Avec Mme Vi… nous revenons au cas de Marie M…, que les dames R…, trop occupées d’elles-mêmes, nous avaient fait oublier. L’inculpée n’est pas allée à B… pour se défendre ou venger des injures personnelles. Elle a suivi le groupe dans l’espoir d’être utile à la malade du boulevard Pierre-1er qu’elle connaît depuis 1918.

De temps en temps elle se rendait à l’oratoire pour prier la Vierge. Celle-ci lui accorda une grâce. En 1917 et 1918, M. V… avait été très malade. Il ne pratiquait pas et sa femme s’en désolait, mais sans se laisser découragée, car elle priait pour lui. « M. Vi… s’imaginait toujours qu’il allait mourir » et ne tentait pas de se préparer à une bonne mort. Il guérit. Alors, de lui-même, il fit appeler un prêtre, se  confessa et devint pratiquant zélé jusqu’à l’heure de sa mort, en 1921. [p. 70] Mme Vi…, reconnaissante de l’heureuse transformation de son mari, s’attacha avec plus de ferveur au culte de la Vierge.

Elle entendit les cris de Marie M… , ses plaintes contre l’abbé de N… : « C’est ce prêtre qui me fait souffrir » ; elle entendit les dames d’Issoudun affirmer que l’abbé « en voulait à Marie M… Ces indices lui suffi-rent pour croire que Marie M… était envoûtée et pour l’engager plus tard dans l’expédition. De toutes les inculpées elle est pourtant celle qui paraît le moins obstinée dans sa croyance. L’envoûtement est-il possible ? « Ma foi, on le dit ; vous savez… à la campagne… on assurait que Marie M… était ensorcelée ». Mais elle ne rapporte aucune histoire particulière pour se rassurer contre l’erreur, elle ne cherche aucun argument décisif. Elle dit n’avoir pas frappé le prêtre. Dans la journée du 3 janvier elle était d’ailleurs malade et ne put rien prendre à son repas.

Sur les conciliabules préparatoires, sur les idées qui durent s’échanger entre les adeptes à propos des oiseaux maléfiques, des champignons et de la folie de Rose Mo…, elle observe la même prudence que les inculpées précédentes. Tout le monde sait que dans les jardins du boulevard Pierre-1er il était interdit aux hommes de parler aux femmes. Jamais consigne ne fut mieux respectée. Les femmes, du moins, causaient entre elles : Il est admirable qu’elles aient évité avec une pareille unanimité certains sujets propres à alimenter d’intéressantes conversations ; que les malheurs de F… , de L… et des dames R… n’aient pas éveillé leur curiosité ni provoqué ces commentaires, développements et amplifications que les dames ne détestent pas d’ordinaire.

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Mme Vi … est née le 22 avril 1864, dans un village des Basses-pyrénées. Elle a peu d’instruction pour [p. 71] n’avoir fréquenté l’école « des Servantes de Marie » à Anglet que jusqu’à neuf ans. On lui fit quitter la classe pour garder un frère qui venait de naître. Elle demeura dans la maison de ses parents jusqu’à la mort de sa mère, et, vers l’âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, vint se placer comme domestique à Bordeaux. Elle resta douze ans chez Mme D… , se maria en 1903, puis alla tenir avec son mari une épicerie rue Judaïque. Six ans après, elle s’installa rue de Fleurus, actuellement rue Fernand-Marin, dans une maison qui lui appartient.

Elle n’a pas d’enfants. Sa santé est plutôt satisfaisante, bien qu’elle ait eu autrefois des coliques néphrétiques et des coliques hépatiques, et qu’il lui arrive d’avoir des palpitations ou des impressions d’arrêt du cœur. Ni par son attitude, ni par le ton de ses discours, ni par leur contenu, elle ne se présente comme une malade de l’esprit. [p. 72]

[p. 73]

CHAPITRE III

Discussion à propos des Observations.

De la croyance au délire.

Par les observations qui précèdent, on prend une notion assez exacte de l’état d’esprit qui régnait dans le groupe de Marie M… Il s’en faut de beaucoup que le nombre des fidèles se limitât à celui des inculpés. La maison et les jardins du boulevard Pierre-1er s’ouvraient à une foule de croyants qui venaient prier là et renforcer leur foi au spectacle du miracle installé en permanence. Des prêtres se mêlaient aux hôtes ordinaires, du moins avant que défense leur en fût faite par Mgr Andrieu. Leur présence paraissait être une garantie supplémentaire de l’ authenticité des phénomènes miraculeux et aussi de la mission divine que s’attribuait Marie M… Pour ne parler que des personnes soumises à notre examen, la sincérité de leur conviction ne saurait être mise en doute. Une même foi les anime. Leurs propos ressemblent étrangement à ceux que firent entendre les quatre inculpés de l’affaire Sa… , à ceux des témoins dont nous avons rapporté l’opinion, à ceus de Marie M… ou de M. O… qui parle des Lucifériens avec un imperturbable sé-rieux. Les deux inculpés F… et L… ne démentent pas l’opinion générale du groupe. Ils la soutiennent, au contraire, à l’aide d’arguments empruntés à leur propre expérience. L’accord est fait (entre eux. On ne voit pas qu’il soit prêt de se rompre. [p. 74]

Une pareille unanimité apparente simplifie-t-elle le problème psychiatrique et médico-légal soulevé par l’affaire de B… ? Peut-il recevoir une solution unique, telle que les conclusions applicables à Marie M… ou à l’un quelconque des inculpés soient sans inconvénient applicables à tous les autres. Le public en serait satisfait, qui préfère aux jugements nuancés les opinions catégoriques. Ce sont des fous, disent les uns. Ce sont des superstitieux passionnés, affirment péremptoirement les autres, parmi lesquels un avocat plein d’éloquence que ses études sur « le Diable » ont doté d’une belle assurance dans l’erreur. Et l’on dit encore : « Ces inculpés, hommes et femmes, étaient possédés d’une même croyance. Par elle ils ont été poussés vers un but identique. Une même sanction s’impose donc pour tous. »

Ce dernier argument, que nous avons entendu répéter à maintes reprises, frapperait davantage si l’identité de la croyance et aussi celle du but à atteindre étaient réellement prouvés. Réfléchissons. Est-il possible de supposer que, dans un groupe humain où l’on pense apercevoir la plus parfaite cohésion, il n’y ait pas d’importantes différences individuelles ? Est·il admissible que chacun des participants, s’il répète la formule du credo commun, soit pénétré au même degré de la vérité qu’elle renferme ? Avec son intelligence, sa sensibilité, son imagination, chacun se donne des Croyances à sa mesure. Il serait paradoxal que les adeptes de Marie M… eussent échappé à cette nécessité.

A considérer les choses d’un peu près, on s’aperçoit que le but qu’ils s’étaient assigné n’était pas au fond identique. Ayant résolu de flageller l’abbé, ils tinrent la promesse qu’ils s’étaient faite et qu’ils n’avaient d’ailleurs pas cachée. Voilà le fait brutal. Les motifs par lesquels les assaillants s’efforcèrent de justifier leur [p. 74] entreprise étaient, pourtant, dissemblables, puisque les uns invoquaient leur souci de préserver Marie M… , tandis que les autres, sans négliger un argument de cette valeur, avouaient avoir songé à leur défense personnelle.

Par là nous touchons à un point essentiel. Si notre examen ne nous avait révélé dans chacun des inculpés que des différences psychologiques minimes, nous n’eussions pas été admis à proposer pour eux des traitements différents. Leurs violences n’étaient que trop certaines. Pour avoir le droit d’établir entre eux des classifications aboutissant à des sanclions pénales dissemblables, il fallait ne tenir compte que de leurs troubles mentaux probants. Nous verrons que les griefs personnels découverts par certains inculpés contre l’abbé de N… procédaient de dispositions anormales que l’on ne retrouve pas chez les autres membres de l’expédition. Les uns furent considérés comme des aliénés irresponsables, les autres comme des individus responsables. Sans nous attarder aux simples nuances que révèlent nos observations prises en particulier, abordons de front la question capitale : Pourquoi les uns sont-ils tenus pour aliénés, les autres pour normaux ? Le problème est posé nettement. Nous allons examiner les raisons sur lesquelles se fonde notre diagnostic.

Les idées que les inculpés avaient accueillies avec l’empressement que l’on sait sont de deux ordres : les unes se rapportent à la mission divine de Marie M… ; les autres aux pratiques d’envoûtement dont elle eut à souffrir et dont certains d’entre eux subirent également les effets. Les premières, à elles seules, n’étaient pas susceptibles de provoquer des réactions délictueuses ; celles de la deuxième catégorie comportient pIus de danger. Les unes et les autres exprimaient cependant une tendance identique à adopter le [p. 76] merveilleux mystique, à y croire fermement, à demeurer assuré dans sa foi en s’opposant aux tentatives de contradiction. C’est là une tendance bien commune et qui, par elle-même, ne constitue pas la moindre présomption de désordre mental. On la croit si répandue qu’on est tenté de la déclarer proprement humaine.

L’idée que Dieu confère à quelques-unes de ses créatures des pouvoirs particuliers rencontre des sceptiques ; ils sont moins nombreux que les croyants. Aussi remarque-t-on que, dans l’affaire actuelle, c’est moins la mission divine, d’une concierge ignorante et d’esprit débile qui suscita des controverses que l’accusation d’envoûtement portée contre l’abbé de N… Même dans des milieux religieux les craintes des inculpés apparaissent souvent comme étranges ou insensées, et leur fureur comme inexplicable.

Ils se défendirent pourtant avec assez d’à-propos en rappelant dans leurs mémoires, dans leurs réponses au juge et au médecin combien solides étaient les fondements de leur croyance. Et tous d’affirmer qu’ils se conformaient à l’enseignement de l’Église, d’établir que le dogme de Satan était toujours vivant, de Satan l’orgueilleux éternellement humilié qui tente d’agrandir son empire parmi les hommes ; qui multiplie les ruses, les pactes, les prestiges, obsède ses victimes ou prend possession d’elles; qui agit directement sur leurs personnes, sur leurs biens, sur leur famille ou délègue ses pouvoirs à des sorciers en accord avec lui. Ils citent leurrs auteurs, le chanoine Ribet (1), surtout, dont le consciencieux ouvrage, d’une documentation si précise et si riche, porte les marques les plus authentiques de l’approbation de l’Église. Ils offrent le texte de la prière à saint Michel Archange, exorcisme contre Satan et les Anges révoltés publié par ordre de S. S. Léon XIII [p. 77] et imprimé à Paris, le 15 juin 1922, avec la permission de Mgr Dubois, archevêque de Paris. « Cette prière, composée pour mettre le démon en fuite, peut préserver de grands maux la famille et la société si, en particulier ,elle est récitée avec ferveur, même par les simples fidèles. On s’en servira spécialement dans les cas où l’on peut supposer une action du démon se manifestant soit par la méchanceté des hommes, soit par des tentations, des maladies, des tempêtes, des calamités de toutes sortes ». Le texte est clair. Les développements que le chanoine Ribet accorde aux procédés d’envoûtement, dans sa mystique diabolique, ne le sont pas moins. Comment contester une pareille autorité ? Comment contester ces documents qu’une préface du pape Léon XIII recommande à la lecture des fidèles ? C’est précisément la mystique diabolique de H.ibet que Mgr Sa… avait choisie pour en faire la lecture à Marie M… , du temps où il dirigeait la maison. La voyante avait une mauvaise mémoire. Elle retint pourtant les choses principales. L’histoire de la poupée aux maléfices qui échauffa l’imagination de ses fidèles n’était qu’un emprunt au chanoine respecté, lequel affirmait, en toute conscience, la véracité des vieilles traditions de sorcellerie.

Dans l’esprit de tous les flagellants, sans aucune exception, la croyance en la possibilité des envoûtements diaboliques qu’ils avaient reçue dès leur enfance s’était renforcée encore aux récits des preuves nouvelles que l’on donnait de leur réalité. Pourquoi Mlle C… dont le souvenir demeurait vivace de tout ce que les hommes de son pays disaient des mauvais sorts et des sorciers, qui se rappelait de quelle manière une ferme avait été ruinée par l’influence maléfique d’un ouvrier congédié, puis rétablie dans sa prospérité première, après que les « mauvais sorts » eussent été retirés, pourquoi Mlle C… n’aurait-elle pas cru possible [p. 78] les actes reprochés à l’abbé de N… ? Si l’on s’ étonne qu’elle ait fait au cas de Marie M… une application peut-être illégitime d’une croyance ancienne, doit-on méconnaître que cette croyance est extrêmement répandue, qu’elle prend selon les circonstances et les milieux mille aspects divers, qu’elle se justifie enfin et se soutient en s’appuyant sur l’autorité de l’Église ?

Il l’audrait avoir soi-même la tête bien mal faite pour voir dans une pareille croyance un symptôme d’aliénation mentale. Aliénés tous ceux qui redoutent le démon ? Aliénés tous les auteurs qui ont disserté de ses attributs et de ses prestiges ? Aliéné ce prêtre de grande science et de haute vertu que nous voyons tout frémissant encore de la séance d’exorcisme à laquelle il vient d’assister, des convulsions de la possédée, de ses cris, de la défaite finale des quatre démons qui occupaient le corps de leur victime et qu’elle désignait par leur noms ? Impossible. En dehors de F… et L…, de Marie M… et des dames R… les flagellants n’étaient pas davantage frappés de folie. S’il suffisait d’une conviction religieuse pour être taxé d’aliénation menlale, combien d’hommes échapperaient à un pareil diagnostic ?

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*    *

Tâchons d’éviter les opinions à l’emporte-pièce et plus encore le sectarisme, Soyons médecins et considérons nos malades. II est hors de doute que c’est notre devoir de les interroger minutieusement, quelle que soit la qualité des idées qu’ils défendent, et de ne pas interrompre notre examen lorsque certaines de leurs conceptions revêtent un caractère mystique. Sur quoi nous baserons-nous donc pour établir la nature pathologique de certaines croyances qui, par leur quakité même, semblent devoir échapper au contrôle de notre expérience ? [p. 79]

Un premier caractère éveille notre attention. On le trouve, dans l’appropriation personnelle d’une croyance générale, dans l’usage particulier que tel malade fait d’une croyance pourtant répandue. La formule est un peu obscure. Un exemple la fera mieux comprendre. Cette religieuse qui, depuis de longues années, se dévoue aux aliénés, croit au Diable. Nous ne nous défions point pour cela de son intégrité intellectuelle. Cette malade, que rien ne semblait préparer à un pareil événement, annonce que le démon a pris possession de son corps. Nous nous méfions, et l’expérience montre que nous n’avons pas tort. La religieuse et la malade croient, toutes les deux, à un principe identique, la possibilité de la possession diabolique. La seconde seule croit que le possible s’est réalisé pour elle. Cette application personnelle qu’elle fait d’une croyance générale, probablement en honneur dans le milieu où elle a vécu, cette application personnelle nous paraît suspecte. Poursuivons notre examen. Nous allons nous apercevoir, en effet, que cette seule différence dans l’appropriation d’une croyance en entraîne d’autres d’une importance considérable. Nous n’essaierons pas de déterminer ici les causes d’ordre psychologique qui font naître chez une malade la certitude qu’elle se trouve spécialement intéressée aux entreprisesdu démon. Nous étudions cette croyance au moment où, déjà formée, elle s’est acquis l’adhésion absolue de celle qui la possède. Les forces affectives avaient aidé à l’élaboration de la croyance. Quand celle-ci est définitivement établie, elle devient une cause nouvelle de perturbation émotive et d’une puissance incalculable qu’on ne peut mesurer uniquement à ses effets extérieurs.

N’est-ce pas là un phénomène bien compréhensible, dont les mieux équilibrés parmi les normaux nous donnent l’exemple ? Réagissons-nous pareillement à la [p. 80] pensée que la vie des hommes n’est trop souvent qu’une longue suite de misères et de catastrophes, et à l’idée que nous sommes personnellement menacés d’un malheur imminent ? Notre situation morale est-elle identique quand nous songeons que notre voisin est très malade ou que nous sommes avertis de notre mort prochaine ? Comment de telles différences peuvent-elles être oubliées ? Voyez le calme de cette religieuse que la notion de l’existence du Diable n’empêche pas d’exercer son activité généreuse à travers les soucis d’un service bien pénible. Voyez le désordre de cette malade qui se dit certaine d’être possédée du démon, entendez ses cris, ses plaintes, et demandez-vous ce qu’elle fait d’utile. Entre la croyance générale à un principe et l’application que l’on se fait à soi-même de ce principe, il y a un abîme : c’est trop souvent la maladie qui permet de le franchir.

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Soyons médecins. Invités à la prudence par l’affirmation de notre possédée, examinons-la comme nous le ferions d’un persécuté qui se croit victime de l’hostililé des hommes, d’un miséreux qui se déclare roi de France, de ce déchu qui se dit le plus bel homme du monde et le plus fort. Si nous ne trouvons pas les signes ordinaires par quoi se révèle l’aliénation menIale, avouons notre impuissance à décider. Il est bien permis de dire ici, cependant, que tous les possédés et Ies envoûtés que nous avons examinés nous-même, endehors de l’affaire actuelle, étaient des aliénés typiques. Celle qui se débat devant nous se fait remarquer par lun ensemble de phénomènes trop évidents et trop graves pour ne point nous donner aussitôt la certitude que son élat est pathologique. Son excitation, son activité désordonnée, son mode de raisonnement, ses [p. 81] erreurs manifestes, les hallucinations qui occupent une partie de ses jours et de ses nuits, ses troubles somatiques, l’évolution aussi des manifestations que nous avons sous les yeux, tous ces éléments peuvent être synthétisés dans un diagnostic d’aliénation mentale que contesteront seuls les aliénés eux-mêmes, les ignorants… et les « passionnés ».

Nous nous sommes efforcé, au cours de l’expertise qui nous avait été confiée, de nous débarrasser de toute idée préconçue, de poursuivre nos examens avec une extrême prudence, de tenir compte uniquement des faits réellement morbides que nos interrogatoires nous permettaient de découvrir. Aucune de nos conclusions ne fut rejetée. Marie M… n’était pas inculpée, et l’on nous demandait seulement de renseigner les juges sur la valeur de son témoignage et sur l’influence « qu’elle était susceptible d’exercer sur des prédisposés ». Parmi les dix inculpées soumises à notre examen, deux seulement nous ont paru atteintes d’aliénation mentale, les dames R… Quant aux deux hommes, F… et L…, examinés une-première fois par MM. André Collin et Rogues de Fursac (de Paris) et reconnus par eux aliénés et irresponsables, ils subirent un deuxième examen mental à la suite duquel trois nouveaux experts les déclarèrent responsables. Nous n’avons pas à faire la critique de ces dernières conclusions, n’ayant pas lu le rapport où, sans doute, on s’est efforcé de les justifier par d’excellents arguments. Notre infirmité naturelle nous empêche de soupçonner leur nature et leur valeur.

Qu’on revienne à nos observations. Si nous avons porté le diagnostic d’aliénation mentale pour Marie M… et les dames R… , c’est que des symptômes nombreux nous permettaient de le faire. Toutes les trois se croyaient personnellement atteintes par les pratiques diaboliques de l’ abbé de N… , toutes les trois [p. 82] présentaient ces troubles de l’activité, de l’émotivité et du jugement au sujet desquels un aliéniste ne saurait hésiter. Ne parlons pas des symptômes particuliers qui faisaient que chacune de ces trois délirantes conservait une physionomie originale.

Si l’on se donne la peine de les comparer aux autres flagellantes, on aperçoit entre le premier groupe et le second des différences capitales. A quelques nuances près, Jeanne L…, Gilberte Bu…, Mme Ber…, Marie C…, les dames Cha…, Cen …, Marie Bre… et Vi… se comportèrent de la même manière. Toutes également sincères, elles furent poussées par une conviction que leur passé et leur éducation, plus que leur défaut de culture, leur faisaient paraître raisonnable. Il est à remarquer que cette conviction leur vint des affirmations répétées d’une femme dont il leur était assez difficile d’apercevoir le désordre mental, parce qu’elles étaient prévenues en sa faveur et parce que les plaintes de Marie M… contre l’abbé de N… alternaient avec des discours pleins d’onction où les adeptes retrouvaient la plupart des préceptes religieux que leur enfance avait reçus et qu’elles avaient observés fidèlement dans le cours de leur vie. Elles ont participé à un délire collectif. Le mot a été prononcé au cours de l’affaire. Il est rigoureusement exact, mais ne signifie pas que la qualité d’aliéné doive être accordée à chacun des participants.

En fait, nous n’avons découvert de symptômes d’aliénation mentale que chez Marie M… (13) et les dames [p. 83] R… La notion de leur état morbide découlait non de la constatation d’un phénomène isolé, mais de tout un ensemble de caractères importants. Ces créatrices de délire constituaient une catégorie fort différente de celle où les autres flagellantes sont admises à entrer. Elles étaient malades, les autres ne l’étaient pas. Elles pouvaient être justement considérées comme irresponsables, les autres n’avaient aucun droit à ce titre.

[p. 84]

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TABLE DESMATIÈRES

Pages CHAPITRE PREMIER. —D’une agression et des raisons données pour la justifier. p. 5

CHAPITRE II. —Examen de Marie M… et des zélatrices inculpées . p. 19

Observation I. p. 19.

Observation II .  p. 36.

Observation III. p. 40.

Observation IV. p. 43.

Observation V. p. 47.

Observation VI. p. 50.

Observation VII. p. 52.

Observation VIII. p. 54.

Observation IX. Aliénation mentale. p. 56.

Observation X. Aliénation mentale. p. 66.

Observation XI. p. 69.

CHAPITRE III. —Discussion à propos des Observations. —De la croyance au délire. p. 73.

NOTES

(1) Le mari de la voyante.

(2) Marie M… place cet événement avant le pèlerinage de Pellevoisin.

(3) L’œuvre devait, en effet, recuelIIir quelques orphelines. Il n’yen eut jamais qu’un fort petit nombre. A l’époque de notre examen, une seule jeune fille appartenant à une famille pauvre. témoignait par sa présence du dessein charitable des fondateurs.

(4) Elle n’an jamais appris depuis.

(5) On ne saurait dire s’il s’agit du pape actuel ou de son prédécesseur. Marie M… n’en dit pas le nom.

(6) Phallus impudicus.

(7) Elle n’a jamais su faire d’autres opérations.

(8) Le mercredi des Cendres, qui est, à Bordeaux, le jour des mascarades, on vit des personnages déguisés, représentant l’abbé de N… et Marie M… D’autres portaient dans les bras une Bambina grotesque.

(9) L’une des inculpées.

(10) Peut-être, La Campana deI Mattino, publiée à Naples, qui dans son numéro du 25 mai 1919 prend violemment parti pour Marie M… contre Mgr Sa…

(11) Voir déclaration de Mme R…

(12) Ribet. La mystique divine, et diabolique. Paris, 1922.

(13) Marie M … n’était pas inculpée. Elle est aliénée libre. Les inculpés furent condamnés en bloc, même F… et L… qui ayant fait une longue prévention n’eurent pas à revenir en prison. Après l’aventure de B… les flagellantes de Bordeaux avaient été mises en liberté provisoire. Elles ne se présentèrent pas à l’audience où le tribunal les avait régulièrement convoquées. On 1dit qu’elles ont refusé de faire opposition au jugement par défaut. Elles veulent subir leur peine.

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