Cabanis. Du sommeil et du délire. Extrait de l’ouvrage « Rapports du physique et du moral de l’homme ». Paris, De l’Imprimerie de Crapelet, Caille et Ravier, an X, [1802]. tome II, pp. 504-551.
Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808). Médecin, physiologiste, philosophe, franc-maçon et homme politique, il est également un des grands réformateurs de l’enseignement de la médecine en France. Sa philosophie écarte radicalement la métaphysique de l’âme. L’homme est intégré dans la nature, il en fait partie, au point de devenir lui-même objet de science par l’étude des relations entre son physique et son moral. Quelques références:
— Du degré de la certitude de la médecine, 1798 ; éd. mise à jour 1803 ; réimp. : Paris 1989.
— Rapport sur l’organisation des écoles de médecine. Paris, 1799.
— Rapports du physique et du moral de l’homme, 1802. en 2 vol. C’est le plus important de ses ouvrages.
— Quelques considérations sur l’organisation sociale. 1799.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 504]
Du Sommeil et du Délire.
§. I.
Ce fut Cullen qui, le premier, reconnut des rapports constans et déterminés entre les songes et le délire ; ce fut surtout lui qui, le premier, fit voir qu’au début, et pendant toute la durée du sommeil, les divers organes peuvent ne s’assoupir que successivement, ou d’une manière très-inégale, et que l’excitation partielle des points du cerveau qui leur correspondent , en troublant l’harmonie de ses fonctions, doit alors produire des images irrégulières et confuses, qui n’ont [p. 505] aucun fondement dans la réalité des objets. Or, tel est sans doute, le caractère du délire proprement dit. Mais faute d’un examen plus détaillé des sensations, ou de la manière dont elles se forment, et de l’influence qu’ont les diverses impressions internes sur celles qui nous arrivent du dehors, l’idée de Cullen est restée extrêmement incomplète : quoique juste au fond, elle ne pourroit être défendue contre une longue suite de faits, qui prouvent que souvent le délire et les songes tiennent à des causes très-différentes de celles qu’il assigne ; en un mot, cette idée n’est qu’un simple apperçu. Nos recherches nous ont mis en état d’aller plus loin; et nous pouvons, j’ose le dire, non-seulement exposer avec plus d’exactitude , ce qu’elle renferme de vrai, mais surtout la ramener à des vues plus générales, seules capables de lui donner un solide appui.
En effet, nous connoissons les différentes sources de nos idées et de nos affections morales : nous avons déterminé les diverses circonstances qui concourent à leur formation. La sensibilité ne s’exerce pas uniquement par les extrémités externes du systême nerveux ; les impressions reçues par les sens proprement [p. 506] dits, ne sont pas les seules qui mettent en jeu l’organe pensant : et l’on ne peut rapporter exclusivement, à l’action des objets placés hors de nous, ni la production des jugemens, ni celle des désirs. On a vu dans le second et le troisième mémoire, que la sensibilité s’exerce, concurremment avec les organes des sens , par les extrémités nerveuses internes qui tapissent les diverses parties, et que les impressions qu’elles reçoivent dans les différens états de la machine vivante, lient étroitement toutes les opérations des organes principaux ave€ celles du centre cérébral. On a vu de plus, dans ces deux mémoires, que le système nerveux, pris dans son ensemble, et le centre pensant en particulier, sont susceptibles d’agir en vertu d’impressions plus intérieures encore, dont les causes s’exercent au sein même de la pulpe médullaire. Enfin, l’on vient de voir ici, que les déterminations instinctives, et les penchans directs qui en découlent, se combinent avec les perceptions arrivées par la route des sens ; qu’elles les modifient , en sont modifiées, tantôt les dominent et tantôt se trouvent subjuguées par elles. Ainsi donc, l’on n’a plus besoin de recourir à deux [p. 507] principes d’action dans l’homme, pour concevoir la formation des mouvemens affectifs ; pour expliquer cet état de balancement, ou de prépondérance alternative, qui souvent les confond avec les opérations du jugement, qui, souvent aussi, les en distingue, et quelquefois les met en parfaite opposition avec elles. Et même, dans notre manière de voir, le phénomène ne présentera plus rien d’extraordinaire, si l’on veut bien se souvenir que les diverses impressions internes fournissent, en quelque sorte, presque tous les matériaux des combinaisons de l’instinct, et qu’elles exercent sur ses opérations, une influence bien plus étendue que sur celles de la pensée.
Toutes les circonstances ci-dessus peuvent donc concourir, et concourent en effet, pour l’ordinaire, à la production des jugemens et des désirs réfléchis. Ainsi, pour embrasser dans une analyse complète, toutes les causes capables d’altérer les opérations du jugement et de la volonté, il faut tenir compte de chacune de ces circonstances ; et quoique leur puissance , à cet égard, ne soit pas égale, sans doute, il n’en est aucune dont les effets ne méritent d’être appréciés avec attention. [p. 508]
Je me résume en peu de mots.
Les désordres du jugement et de la volonté peuvent tenir à ceux,
1°. Des sensations proprement dites ;
2°. Des impressions dont la cause agit dans le sein même du systême nerveux ;
3°. De celles qui sont reçues par les extrémités sentantes internes ;
4°. Des déterminations instinctives et des désirs, ou des appétits qui s’y rapportent immédiatement
§. II.
Les sensations proprement dites, sont altérées par les maladies de l’organe qui les transmet au cerveau ; par les sympathies qui peuvent lier ses opérations avec celles d’autres organes malades ; par certaines affections du systême nerveux, qui ne se manifestent qu’à ses extrémités sentantes.
Dans les inflammations de l’ œil, ou de l’oreille, que je prends pour exemple du· premier cas, souvent les sensations de la vue ou de l’ouïe ne se rapportent point aux causes qui les produisent dans l’ordre naturel : quelquefois même elles deviennent très-distinctes et très-fortes, sans dépendre [p. 509]d’aucune cause extérieure véritable. Un mouvement extraordinaire du sang dans les artères de la face et des parties adjacentes, peut suffire pour présenter aux yeux des images qui n’ont point d’objet réel. Un fébricitant croyoit voir ramper sur son lit un serpent rouge : Galien, qui le traitoit conjointement avec plusieurs autres médecins, considère son visage enflammé, le battement des artères temporales, l’ardeur des yeux : il ne craint pas de prédire une hémorragie nazale prochaine ; et l’événement justifie presqu’aussitôt son pronostic. Certaines affections catharrales, et plusieurs espèces de maux de gorge, dont l’effet se communique à la membrane interne du nez, dénaturent entièrement les fonctions de l’odorat. Tantôt elles se bornent à le priver de toute sensibilité ; tantôt elles lui font éprouver des impressions singulières, qui n’ont de cause que dans l’état maladif de l’organe. Mais ordinairement les erreurs isolées du genre dont nous parlons ici, sont facilement corrigées par les sensations plus justes que les autres sens reçoivent, surtout par l’accord de ces sensations; il n’en résulte point alors de délire positif. [p. 510]
L’action sympathique de certains viscères malades, sur le goût, la vue, l’ouïe, l’odorat, et sur le tact lui-même, est beaucoup plus étendue. Dans plusieurs affections du canal intestinal, ou des organes génitaux, chaque sens en particulier, peut se ressentir de leurs désordres : lors même que tous les partagent simultanément, il paroît que cet effet peut avoir lieu, sans que le centre sensitif en soit directement affecté ; du moins les erreurs sont-elles alors, quelquefois, évidemment produites par celles de ses extrémités extérieures.
On sait que les maladies des différens organes de la digestion, altèrent presque toujours, plus ou moins, le goût et l’odorat. Les pâles-couleurs , qui dépendent ou de l’inertie, ou de l’action irrégulière et convulsive des ovaires, inspirent souvent aux jeunes filles, les plus invincibles appétits pour des alimens dégoûtans, pour des odeurs fétides. Il n’est pas rare d’observer alors chez elles, un désordre d’idées, directement causé par ces appétits eux-mêmes. Certaines substances vénéneuses, en tombant dans l’estomac, portent de préférence leur action sur tel ou tel organe des sens en particulier, [p. 511] sans affecter sensiblement le cerveau. La jusquiame, par exemple, trouble immédiatement la vue : le napel et l’extrait de chanvre peuvent dénaturer entièrement les sensations de la vue et du tact, et cependant laisser encore au jugement, assez de liberté pour apprécier cet effet extraordinaire, et le rapporter à sa véritable cause. Plusieurs observations m’ont fait voir que l’état de spasme des intestins en particulier, soit qu’il résulte de quelque affection nerveuse chronique, soit qu’il ait été produit par l’application accidentelle de quelque matière âcre, irritante, corrosive, agit spécialement sur l’odorat et sur l’ouïe ; et que, suivant l’intensité de l’affection, tantôt le malade devient tout-à-fait insensible aux odeurs, ou croit en sentir de singulières, et qui lui sont même inconnues ; tantôt il est fatigué de sons discordans, de tintemens pénibles , ou croit entendre une douce mélodie et des chants très-harmonieux.
Dans d’autres désordres sensitifs, dont nous avons ailleurs cité quelques exemples, le malade se sent, tour-à-tour, grandir et rappetisser ; ou bien il se croit doué d’une légèreté singulière, qui lui permet de s’envoler [p.512] dans les airs, mais aussi qui le livre à la merci du premier coup de vent ; ou les objets se dérobent sous ses mains, perdent pour lui, leur forme, leur consistance, leur température ; ou enfin la vue s’éteint momentanément (1). Dans tous ces cas, le système cérébral ne paroît affecté qu’à ses extrémités sentantes : car chez les hommes dont l’organe pensant a contracté des habitudes de justesse, fortes et profondes, ces impressions erronnées, qui frappent rarement, il est vrai, sur tous les sens à-la-fois, peuvent être corrigées par le jugement. Il n’en est pas, à beaucoup près, toujours de même chez les femmes. Leur imagination vive et mobile ne résiste point à des sensations présentes: elles ne supportent même pas facilement qu’on doute de celles qui sont le plus chimériques ; et leur esprit ne commence à former quelques soupçons sur leur exactitude, que lorsqu’elles ont cessé de les éprouver. On en voit qui croient fermement que leur nez, ou leurs lèvres ont pris un volume immense ; que l’air de leur chambre est imprégné de musc, [p. 513] d’ambre, ou d’autres parfums dont l’odeur les poursuit ; que leurs pieds ne touchent point la terre ; qu’il n’existe aucun rapport entr’elles et les objets environnans. Les hommes d’une imagination vive et d’un caractère foible, se laissent aussi, quelquefois, entraîner à ces illusions. Le génie lui-même n’en garantit pas. Après sa chute du pont de Neuilly, Paschal, dont la peur avoit troublé tout le système nerveux, voyoit sans cesse à ses côtés, un profond précipice : pour n’en être pas troublé dans ses méditations, il étoit obligé de dérober cette image à ses regards, en interposant un corps opaque entre ses yeux et la place qu’ elle occupoit par rapport à lui.
§. II.
Nous venons de parler de l’action qu’en ,vertu de certaines sympathies particulières, exercent sur les organes des sens les impressions maladives, reçues par les extrémités sentantes internes. Mais ces mêmes impressions agissent bien plus fréquemment, et avec bien plus de force, sur le centre cérébral, organe direct de la pensée ; et même alors, en changeant son état, plus particulièrement lié par cette fonction spéciale, à [p. 514] celui des extrémités nerveuses externes, elles dénaturent aussi très-souvent les sensations. Le délire peut être causé par de simples matières bilieuses et saburrales contenues dans l’estomac ; par des narcotiques qui n’ont encore eu le temps de faire sentir leur vertu qu’aux nerfs de ce viscère ; par son inflammation, par celle des autres parties précordiales, des testicules, des ovaires, de la matrice ; par la présence de matières atrabilaires qui farcissent tout le système abdominal ; par des spasmes dont la cause et le siège ne s’étendent pas au-delà de la même enceinte, &c. Dans tous ces cas, les dérangemens survenus dans les fonctions du cerveau, ont, suivant la nature de l’affection primitive, une marche, tantôt aiguë, tantôt chronique ; quelquefois ils affectent un caractère sensible de périodicité. A la première éruption des règles, quand les dispositions convulsives de la matrice empêchent ou troublent ce travail important de l’économie animale, on observe quelquefois un véritable délire aigu, plus ou moins fortement prononcé : dans certaines circonstances, ce délire suit exactement le cours des fièvre synoques sanguines .
Nous avons eu, plusieurs fois, occasion de faire remarquer la nature opiniâtre des maladies atrabilaires : aussi les désordres d’imagination, les démences paisibles, ou les transports et les fureurs maniaques que ces mêmes maladies occasionnent, sont-ils d’une ténacité qui peut les faire persister, après même que leur cause n’existe plus. Les inflammations lentes des organes génitaux, chez les hommes comme chez les femmes , sont presque toujours accompagnées d’altérations notables des fonctions intellectuelles ; et ces altérations ont alors la même marche lente et chronique. Enfin, quand les spasmes violens, les affections abdominales convulsives, que nous avons reconnu capables d’amener le délire, se calment et reviennent après des intervalles de temps déterminés, le délire s’assujétit aux mêmes retours périodiques. Dans tous ces. cas, je le répète, les altérations de l’esprit peuvent être produites par la seule influence sympathique des organes primitivement affectés, sans le concours d’aucune lésion directe du système sensitif, ou du cerveau. [p. 516]
§. III
Toutes les causes inhérentes au système nerveux, dont dépendent souvent le délire et la folie, se rapportent à deux chefs généraux : 1°. aux maladies propres de ce systême ; 2°. aux habitudes vicieuses qu’il est susceptible de contracter.
Dans un écrit dicté par le véritable génie de la médecine, Pinel dit avoir observé plusieurs fois chez les imbéciles, une dépression notable de la voûte du crâne. Il y a peu de praticiens qui n’aient pu faire la même observation. Mais Pinel l’a ramenée à des lois géométriques ; et par elles, il détermine les formes les plus convenables à l’action, comme au libre développement de l’organe cérébral, et celles qui gênent son accroissement et troublent ses fonctions. J’ai vu plusieurs fois aussi, l’imbécillité produite par cette cause. J’ai crupouvoir, dans d’autres cas, la rapporter à l’extrême petitesse de la tête, à sa rondeur presque absolument sphérique, surtout à l’applatissement de l’occipital et des parties postérieures des pariétaux. Ces vices de conformation, quoique toujours étrangers au cerveau lui-même par leur siège , et [p. 517] presque toujours aussi par leur cause, influent cependant d’une manière si directement organique sur son état habituel, qu’on peut les placer au nombre des maladies qui lui sont propres. Je range encore dans la même classe, les ossifications, ou les pétrifications des méninges (particulièrement celles de la dure-mère), leurs dégénérations squirreuses, leur inflammation violente. Toutes ces maladies peuvent porter un grand désordre dans les opérations intellectuelles ; et c’est, pour l’ordinaire, en occasionnant des accès convulsifs, accompagnés de délire, qu’elles troublent l’action du système sensitif.
Histoire de la Genèse : Eve créée pendant le sommeil d’Adam.
Estampe, Strasbourg ; cabinet des estampes et des dessins
Les dissections anatomiques ont montré, dans un nombre considérable de sujets, morts en état de démence, différentes altération dans la couleur, dans la consistance et dans toutes les apparences sensibles du cerveau. Pinel affirme n’avoir rien découvert de semblable dans les cadavres de ceux qu’il a disséqués, et l’on peut compter entièrement sur les assertions d’un observateur si sagace et si scrupuleusement exact : mais il est impossible aussi de rejeter celles de plusieurs savans anatomistes, non moins dignes de foi. Outre les vices de conformation de la boîte osseuse, [p. 518] et les altérations des méninges dont nous venons de parler, Ghisi, Bonnet, Littre, Morgagni, et plusieurs autres, ont reconnu dans les cadavres des fous, différentes dégénérations bien plus intimes, de la substance même du cerveau. On y a trouvé des squirrhes, des amas de phosphate calcaire, plusieurs espèces de vrais calculs, des concrétions osseuses, des épanchemens d’humeurs corrosives ; on a vu les vaisseaux des ventricules, tantôt gonflés d’un sang vif et vermeil, tantôt farcis de matières noirâtres poisseuses et délétères : et comme à de plus foibles degrés, ces désordres organiques ont été plusieurs fois accompagnés de désordres correspondans et proportionnels des facultés mentales, quand on les retrouve dans la folie maniaque et furieuse, il est difficile de ne pas la leur attribuer.
Mais l’observation la plus remarquable , est celle de Morgagni (2), qui , dans ses nombreuses dissections de cerveaux de fous, avoit vu presque toujours augmentation, diminution, ou plus souvent grande inégalité [p. 519] de consistance dans le cerveau : de sorte que la moelle n’en étoit pas toujours trop ferme, ou trop molle ; mais que, pour l’ordinaire, la mollesse de certaines parties étoit en contradiction avec la fermeté des autres ; ce qui sembleroit expliquer directement le défaut d’harmonie des fonctions, par celui des forces toniques propres aux diverses parties de leur organe immédiat.
C’est au moyen d’une grande quantité de faits recueillis dans tous les pays et dans tous les siècles, qu’on a reconnu la liaison constante et régulière de la folie avec différentes maladies des viscères du bas-ventre, et avec certaines lésions sensibles de la pulpe cérébrale, ou des parties adjacentes capables d’agir immédiatement sur elle. Mais ce qui constate encore mieux cette liaison c’est I’utilité, bien vérifiée également, de certains remèdes appliqués à la maladie primitive, et dont l’action fait disparoître, tout ensemble, et la cause et l’effet. Ainsi , dans les folies atrabilaires, les anciens employoient avec confiance, et les modernes ont eux-mêmes, depuis, avantageusement employé les fondans, les vomitifs et les purgatifs énergiques : dans celles qui dépendent de [p. 520] l’inflammation lente des organes génitaux et du cerveau lui-même, ou de la phlogose plus aiguë de l’estomac, des autres parties épigastriques et des méninges cérébrales, les saignées, et surtout l’artériotomie (3), ont opéré des guérisons subites et comme miraculeuses. Ainsi les délires dépendans des spasmes abdominaux, ou d’un état spasmodique général, se guérissent plus lentement peut-être, mais avec la même sûreté, par l’usage méthodique des bains tièdes ou froids, des calmans, des toniques nervins. Enfin, c’est ainsi que Wepfer et Sydenham n’ont pas craint, dans certains cas, de recourir aux narcotiques eux-mêmes, et que le dernier guérissoit, par le simple usage des cordiaux et des analeptiques, ce délire paisible qui succède quelquefois aux fièvres intermittentes, et que les autres remèdes ne manquent jamais d’aggraver.
§. IV.
Mais il faut convenir que souvent la folie ne sauroit être rapportée à des causes [p. 521] organiques sensibles ; que l’observation se borne souvent à saisir ses phénomènes extérieurs, et que les altérations nerveuses dont elle dépend, échappent à toutes les recherches du scalpel et du microscope. Quoique vraisemblablement, dans la plupart des cas de ce genre, il y ait de véritables lésions organiques, cependant, tant qu’il est impossible d’en reconnoître les traces, ils doivent tous être rangés dans la même classe que ceux qui tiennent purement aux habitudes vicieuses du systême cérébral ; habitudes que nous voyons presque toujours, résulter des impressions extérieures, et des idées ou des penchans dont ces mêmes impressions sont évidemment la principale source.
Les anciens médecins qui donnoient une si grande attention aux effets physiques des affections morales, connoissoient fort bien ces folies, pour ainsi dire plus intellectuelles, dont le traitement se réduit à changer toutes les habitudes du malade quelquefois à lui causer de vives commotions capables d’intervertir la série des mouvemens du système nerveux, et de lui en imprimer de nouveaux.
Arétée distingue soigneusement les délires causés par les obstructions viscérales atrabiIaires, [p. 522] de ceux qui se manifestent directement dans les fonctions du cerveau. Selon lui, les premiers sont caractérisés par la mélancolie ou par la fureur ; les seconds, par le désordre des sensations et de toutes les opérations mentales. Il observe que, dans certaines circonstances, les malades acquièrent une finesse singulière de vue ou de tact ; qu’ils peuvent voir, ou sentir par le toucher, des objets qui se dérobent aux sens dans un état plus naturel. Il dit ailleurs : « On en voit qui sont ingénieux et doués d’une aptitude singulière à concevoir : ils apprennent, ou devinent l’astronomie, sans maître ; ils savent la philosophie, sans l’avoir apprise ; et il semble que les muses leur aient révélé tous les secrets de la poésie, par une soudaine inspiration ». Ces manies , qu’on a guéries dans tous les temps, par des voyages, par des pèlerinages vers les temples, par les réponses des oracles, par les neuvaines, par diverses pratiques religieuses, par l’application topique de différens objets de culte, par les sortilèges et les paroles enchantées, n’ont jamais sans doute, dépendu de véritables et profondes lésions organiques : et sans doute aussi, les délires qui cèdent à l’immersion [p. 523] subite dans l’eau froide, et les folies plus lentes dont plusieurs médecins ont triomphé, tantôt par la terreur, tantôt par les caresses, et plus souvent peut-être, par un mélange de douceur et de sévérité, de mauvais et de bons traitemens, sont en général bien plutôt du domaine de l’hygienne morale, que de la médecine proprement dite. Suivant Pinel, cette classe de folies est beaucoup plus étendue qu’on ne pense. Il ne paroît pas éloigné d’y comprendre le plus grand nombre de celles dont il a suivi la marche dans les deux hospices de Bicêtre et de la Salpêtrière. Il y rattache même celles dont la solution s’opère par une suite d’accès critiques , et dans lesquelles le délire, périodiquement augmenté, devient son propre remède ; de la même manière qu’on voit souvent la cause des fièvres intermittentes se détruire elle-même, par un nombre d’accès déterminé (4) : et c’est sur le traitement moral, ou sur le régime des habitudes, qu’il paroît compter le plus pour leur guérison. [p. 524]
Nous croyons qu’il a raison pour un assez grand nombre de cas : miais cet excellent esprit n’ignore point que tout ce qui porte le nom de moral, réveille des idées bien vagues et même bien fausses. La puissante influence des idées et des passions sur toutes les fonctions des organes en général, ou sur quelques-unes en particulier, est encore au nombre de ces vertus occultes, qui, par les ténèbres mystérieuses dont elles sont environnées, font les délices des visionnaires et des ignorans : et la manière dont cette influence peut changer l’ordre des mouvemens dans l’économie animale, tout-à-fait inexplicable, d’après l’opinion qui suppose différens principes distincts dans l’homme, n’en est devenue que plus facilement l’objet, ou la cause de nouvelles rêveries. Il seroit sans doute à désirer que Pinel, à qui l’idéologie devra presqu’autant que la médecine, eût dirigé ses recherches vers cet important problême. Puisqu’il ne l’a pas fait, je tâcherai, dans le Mémoire suivant, de poser la question en termes plus précis : et du simple rapprochement des phénomènes dont les psychologistes ont tiré l’idée abstraite du moral, il résultera que, loin d’offrir rien de [p. 525] surnaturel, son influence sur le physique , ou sur l’état et sur les facultés des organes, rentre dans les lois communes de l’organisation vivante et du systême de ses fonctions.
Du Sommeil en particulier.
§. I.
Pour apprécier les effets du sommeil sur l’organe pensant, et pour juger à quel point les songes se rapprochent en effet du délire, il est nécessaire de se faire un tableau succinct des circonstances qui déterminent et complètent l’assoupissement ; il est surtout indispensable d’embrasser d’un coup-d’œil la suite des phénomènes qui caractérisent chacun de ses degrés.
Tous les besoins renaissent, toutes les fonctions s’exécutent à des époques fixes et isochrones. La durée des fonctions est la même pour chacune de leurs périodes : les mêmes appétits, ou les mêmes besoins ont des heures marquées pour chacun de leurs retours ; et, le plus souvent, lorsque les besoins ne sont pas satisfaits alors, ils diminuent et s’évanouissent au bout d’un certain temps, pour ne [p. 526] revenir avec plus de force et d’importunité, qu’à l’époque suivante qui doit en ramener les impressions. Ce caractère de périodicité se remarque particulièrement dans les retours et dans la durée du sommeil : le sommeil revient ordinairement chaque jour, à la même heure ; il dure le même espace de temps ; et l’on observe que plus il est régulièrement périodique, plus aussi l’assoupissement est facile, et le repos qui le suit, salutaire et restaurant.
Sans entrer ici dans la recherche des causes dont dépend ce phénomène (5), l’on voit donc que, se coucher et s’endormir tous les jours aux mêmes heures, est une circonstance qui favorise le retour du sommeil.
L’assoupissement est en outre, directement provoqué par l’application de l’air frais, qui répercute une partie des mouvemens à [p. 527]l’intérieur ; par un bruit monotone qui, faisant cesser l’attention des autres sens, endort bientôt sympathiquement l’oreille elle-même ; par le silence, l’obscurité, les bains tièdes, les boissons rafraîchissantes ; en un mot, par tous les moyens qui rabaissent le ton de la sensibilité générale, modèrent en particulier les excitations extérieures, et par conséquent, diminuent le nombre ou la vivacité des sensations.
Les boissons fermentées, dont l’effet est d’exciter d’abord l’activité de l’organe pensant, et de troubler bientôt après ses fonctions, en rappelant dans son sein la plus grande partie des forces sensitives, destinées aux extrémités nerveuses ; les narcotiques qui paralysent immédiatement ces forces, et qui jettent encore en même temps, un nuage plus ou moins épais, sur tous les résultats intellectuels, par l’afflux extraordinaire du sang qu’ils déterminent à se porter vers le cerveau ; l’application d’un froid vif extérieur ; enfin toutes les circonstances capables d’émousser considérablement les impressions, ou d affoiblir l’énergie du centre nerveux commun, produisent un sommeil profond, .plus ou moins subit. [p ; 528]
L’état de l’ économie animale, le plus propre à laisser agir les autres causes du sommeil, est une lassitude légère des différens organes, surtout de ceux des sens, et des muscles soumis à l’action de la volonté. Une lassitude très- forte est accompagnée d’un sentiment douloureux ; et, par cela même, elle devient une nouvelle cause d’excitation. En effet, les personnes qui ont éprouvé de grandes fatigues ont besoin de prendre des bains tièdes, des boissons et des alimens sédatifs, ou du moins de se reposer quelque temps dans le silence et l’obscurité, avant de pouvoir s’endormir.
Un certain état de foiblesse est encore favorable au sommeil : mais il faut que cette foiblesse ne soit pas trop grande, ou plutôt, il faut qu’elle porte sur les seuls organes du mouvement, et non sur les forces radicales du systême nerveux ; car lorsqu’elle est poussée jusqu’à ce dernier point, non-seulement elle n’invite pas au sommeil, mais en sa qualité de sentiment inquiet et profondément pénible, elle excite des veilles opiniâtres, qui ne manquent pas, à leur tour, d’aggraver encore l’affoihlissement.
Soit que le sommeil arrive par le besoin [p. 529] pressant de repos dans les extrémités sentantes et dans les organes moteurs ; soit que la simple action périodique du cerveau le produise, en rappelant spontanément dans son sein, le plus grand nombre des causes de mouvement : c’est ce reflux des puissances nerveuses vers leur source, ou cette concentration des principes vivans les plus actifs, qui constitue et caractérise le sommeil. Sitôt que cet état commence à se préparer dans le cerveau, le sang, par une loi qui dirige constamment son cours, s’y porte en plus grande abondance : car les mouvemens circulatoires tendent toujours spécialement vers les points de l’économie animale, où les causes excitantes (6) se rassemblent ; et la foiblesse des vaisseaux que le sang vient gonfler, n’ opposant ici presqu’aucune résistance, il n’est [p. 530] point détourné de sa direction, comme il arrive dans certaines concentrations nerveuses, où le spasme général de l’organe affecté, empêche le fluide d’y pénétrer librement. En même temps, le pouls et la respiration se ralentissent ; la reproduction de la chaleur animale s’affoiblit ; la tension des fibres musculaires diminue ; toutes les impressions deviennent plus obscures ; tous les mouvemens deviennent plus languissans et plus incertains.
Mais les impressions ne s’émoussent point toutes à-la-fois, ni toutes au même degré : c’est encore suivant un ordre successif, et dans des limites différentes, relatives à la nature et à l’importance des différens genres de fonctions, que les mouvemens tombent dans la langueur, sont suspendus, ou paroissent ne perdre qu’une foible partie de leur force et de leur vivacité. Les muscles qui meuvent les bras et les jambes se relâchent, s’affaissent, et cessent d’agir avant ·ceux qui soutiennent la tête ; ces derniers avant ceux qui soutiennent l’épine du dos. Quand la vue, sous l’abri des paupières, ne reçoit déjà plus d’impressions, les autres sens conservent encore presque toute leur sensibilité. L’odorat [p. 531] ne s’endort qu’après le goût ; l’ouïe, qu’après l’odorat ; le tact, qu’après l’ouïe. Et même pendant le sommeil le plus profond, il s’exécute encore divers mouvemens, déterminés par un tact obscur. Nous obéissons à des impressions tactiles, quand nous changeons de position dans notre lit ; quand nous en quittons une naturellement pénible, ou devenue telle par la durée de la même attitude : et cela se passe le plus souvent, sans que le sommeil en soit aucunement troublé.
Si les sens ne s’assoupissent point tous à-la-fois, leur sommeil n’est pas, non plus, égaIement profond. Le goût et l’odorat sont ceux qui se réveillent les derniers. La vue paroit se réveiller plus difficilement que l’ouïe : un bruit inattendu tire souvent de leur léthargie, des somnambules sur qui la plus vive lumière n’a fait aucune impression, leurs yeux même étant ouverts. Enfin , le sommeil du tact est évidemment plus facile à troubler que celui de l’ouïe. Il est notoire qu’on peut dormir paisiblement au milieu du plus grand bruit, souvent même sans en avoir une longue habitude ; et les sensations pénibles du toucher n’ont pas besoin d’être très-vives, pour faire cesser un sommeil profond : la même [p. 532] personne qu’on n’a pu réveiller par des bruits soudains très-forts, se lève tout-à-coup en sursaut, au plus léger chatouillement de la plan te des pieds.
§. II
Ce qui se passe dans les organes des sens et dans les autres parties extérieures, est l’image fidelle de ce qui se passe dans celles qu’animent les extrémités sentantes internes. Les viscères s’assoupissent l’un après l’autre, et ils s’assoupissent très-inégalement.
Nous avons déjà fait observer qu’à l’approche du sommeil, la respiration se ralentit : tout le temps qu’il dure, et surtout dans les premières heures, elle est, tout-à-la-fois, lente et profonde. Ainsi donc, sans imputer uniquement à l’état du poumon, la diminution de chaleur qui. s’observe en même temps, on voit que son assoupissement n’est que partiel ; mais qu’il précède celui des sens eux-mêmes : et les expectorations abondantes qui
surviennent souvent une demi-heure, ou une heure après le réveil, indiquent que cet organe, bien différent de ceux, par exemple, de la vue et du tact, ne reprend [p. 533] que peu à peu, tout son ressort et toute son activité.
Pendant le sommeil, l’estomac agit en général plus lentement et plus incomplètement ; le mouvement péristaltique des intestins languit ; les différens sucs qui arrosent le canal des alimens, et qui concourent à leur dissolution, paroissent avoir eux-mêmes moins d’énergie ; les évacuations alvines sont retardées : en un mot, tous les mouvemens qui font partie de la digestion, deviennent plus foibles et plus lents. Ce n’est pas que certaines personnes, celles surtout qui se livrent à des travaux manuels très-forts, ou qui font un grand exercice, ne digèrent bien pendant le sommeil ; il en est même d’autres qui digèrent beaucoup mieux que pendant la veille : mais chez les premières, la digestion, quoique facile et complète, se fait encore alors avec beaucoup plus de lenteur ; chez les secondes, c’est précisément parce que cette fonction se ralentit et devient plus paisible, qu’elle se fait mieux : et quand certains individus digéreroient plus promptement endormis qu’éveillés, cette exception ne seroit qu’un nouvel exemple des variétés, ou des bizarreries que peut offrir [p. 534] l’économie animale, ou une nouvelle preuve de la puissance des habitudes.
Ajoutons qu’on pourroit la rapporter à d’autres faits analogues, que présentent les fonctions des organes extérieurs.
D’un côté, nous voyons les somnambules se servir, avec beaucoup de force et d’adresse, des muscles de leurs jambes et de leurs bras, quoique leurs sens restent plongés dans un sommeil profond. Les cataleptiques, qui sont le plus souvent insensibles à toutes les excitations externes, peuvent tantôt conserver les différentes attitudes qu’on leur fait prendre, ce qui demande la contraction soutenue des muscles employés à déterminer et à fixer ces attitudes ; tantôt ils peuvent marcher en avant assez loin, et conserver pendant quelque temps, le degré de mouvement et la direction qu’on leur imprime : c’est un fait que j’ai moi-même, plus d’une fois, eu l’occasion d’observer (7). [p. 535]
D’un autre côté, l’on voit des hommes qui contractent assez facilement , I’hahitude de dormir à cheval, et chez lesquels, par conséquent, la volonté tient encore alors, beaucoup de muscles du dos en action. D’autres dorment debout. Il paroît même que des voyageurs, sans avoir été jamais somnambules, ont pu parcourir à pied, dans un état de sommeil non équivoque, d’assez longs espaces de chemin. Galien (8) dit qu’après avoir rejeté long-temps tous les récits de ce genre, il avoit éprouvé sur lui-même qu’ils pouvoient être fondés. Dans un voyage de nuit, il s’endormit en marchant, parcourut environ l’espace d’un stade, plongé dans le plus profond sommeil, et ne s’éveilla qu’en heurtant contre un caillou.
Ces cas rares ne sont pas les seuls où l’on observe, dans l’état de sommeil, des mouvemens produits par un reste de volonté : car c’est en vertu de certaines sensations directes, qu’un homme endormi remue les bras pour chasser les mouches qui courent sur son visage ; qu’il tire à lui ses couvertures , s’en [p. 536] enveloppe soigneusement, ou, comme nous l’avons déjà fait remarquer, qu’il se retourne et cherche une plus commode situation. C’est la volonté qui, pendant le sommeil, maintient la contraction du sphincter de la vessie, malgré l’effort de l’urine qui tend à s’échapper ; c’est elle qui dirige l’action du bras pour chercher le vase de nuit, qui sait le trouver, et fait qu’on peut s’en servir pendant plusieurs minutes et le remettre à sa place, sans s’être éveillé. Enfin, ce n’est pas sans fondement, que quelques physiologistes ont fait concourir la volonté à la contraction de plusieurs des muscles, dont les mouvemens entretiennent la respiration pendant le sommeil.
§. III.
Mais les organes qui méritent le plus d’attention, par rapport à la manière dont ils se conduisent pendant le sommeil, sont ceux de la génération. Dans l’état de veille, leur action paroit presqu’entièrement indépendante de la volonté : les causes par lesquelles ils sont sollicités, résident en eux-mêmes, ou tiennent à des impressions reçues dans d’autres organes qui les leur transmettent directement [p. 537] et par une espèce de sympathie immédiate : l’organe pensant ne semble y prendre part, que pour former, ou rappeler les images relatives à ces impressions, et fortifier ainsi leur premier effet. Pendant le sommeil, ils ne sont plus mis en jeu par l’action des sens externes : leurs déterminations ne se rapportent plus alors, qu’à leurs impressions propres ; à celles de quelques viscères, liés étroitement avec eux, par la nature de leurs fonctions, ou, par le genre de leur sensibilité, à des images qui se réveillent dans le cerveau. Cependant, bien loin de partager l’assoupissement des sens extérieurs, à mesure que ces derniers s’endorment, les organes génitaux paroissent acquérir plus d’excitabilité : les images voluptueuses les plus fugitives, qui se forment dans le centre nerveux, ou les causes stimulantes les plus légères, dont les extrémités nerveuses de ces organes éprouvent directement l’influence, suffisent pour les faire entrer en action. On peut attribuer une partie de ces effets à la chaleur du lit, qui, sans doute, agit sur eux comme un excitant direct, et surtout aux spasmes de certaines parties du bas ventre : car n’ étant plus contrebalancés par les mouvemens musculaires [p. 538] externes, ces spasmes prennent en effet alors une beaucoup plus grande puissance ; et ils retentissent rapidement dans tous les points du systême, qui leur sont liés par quelque degré de sympathie, ou seulement par des rapports de proximité.
J’ai fait voir ailleurs, que les images produites dans le cerveau doivent nécessairement agir avec plus de force pendant le sommeil, sur les organes dont elles peuvent stimuler les fonctions, parce que les illusions n’en sont plus, comme pendant la veille, corrigées ou contenues par des sensations directes, et par la réalité des objets.
Mais indépendamment de ces diverses circonstances, dont l’action et le pouvoir ne sauroient être révoqués en doute, il paroît constant que le sommeil en lui-même, par l’état où il met tout le systême nerveux, par les nouvelles séries, ou par le nouveau rythme de mouvemens qu’il imprime aux différens systèmes partiels ; en un mot, par les altérations qu’il porte, soit dans-les fonctions de tous les organes, soit dans leur excitabilité même, augmente encore directement, et l’activité de ceux de la génération, et leur puissance musculaire. Presque tous les narcotiques, [p. 539] à moins qu’on ne les emploie à des doses suffisantes pour opprimer les forces vitales, sollicitent les désirs vénériens ; et, du moins momentanément, ils accroissent le pouvoir de les satisfaire, en même temps qu’ils produisent un certain degré de sommeil. On a souvent trouvé les soldats turcs et persans, restés sur les champs de bataille, dans un état d’érection opiniâtre, qui, loin de céder aux convulsions de la douleur en paroissoit plus marqué, et persistoit encore long-temps après la mort. Or, cette érection étoit évidemment causée par l’ivresse de l’opium.
Non-seulement les organes, tant externes qu’internes, s’endorment à différens degrés, et d’une manière successive ; mais de plus, il s’établit entre eux, surtout entre les derniers, de nouveaux rapports de sympathie, de nouvelles liaisons, relatives aux impressions qui leur sont exclusivement propres, ou à celles qui venues du dehors , sont combinées avec elles par réminiscence. De-là, s’ensuit un nouveau mode d’influence de leurs extrémités sensibles sur le centre cérébral commun. Ainsi, par exemple , les spasmes des intestins, ceux du diaphragme et de toute [p. 540] la région épigastrique, la plénitude des vaisseaux de la veine-porte, ou les angoisses d’une digestion pénible enfantent d’autres imagés dans le cerveau, pendant, le sommeil, que pendant la veille : et la manière dont l’ état de sommeil occasionne ces images, ressemble parfaitement, comme on va le voir, à celle dont se produisent les fantômes propres au délire et à la folie , dans les affections maladives de différens organes intérieurs.
Mais en outre, cette prédominance d’un ordre particulier d’impressions ou de fonctions, qu’on a regardée avec raison comme formant le trait caractéristique d’une classe entière d’aliénations mentales, s’observe également, et pendant le sommeil, et dans le cours de différentes maladies, et même dans quelques états particuliers , qui s’ éloignent simplement de l’ordre naturel. Les viscères , dont la disposition à partager l’assoupissement des sens extérieurs est le plus manifeste, peuvent devenir eux-mêmes le foyer de cette action surabondante. Il est des affections nerveuses qui impriment, dans le temps du sommeil, à l’estomac et aux intestins, une activité que ces organes n’ont pas dans tout autre temps. J’ai vu plusieurs de ces [p. 541] malades qui étoient forcés de mettre, en se couchant, de quoi manger sur leur table de nuit. Les personnes qui ne prennent, pas une quantité suffisante de nourriture, ont presque toujours, en dormant, le cerveau rempli d’images relatives au besoin qu’elles n’ont pas satisfait. Trenck rapporte que, mourant presque de faim dans son cachot, tous ses rêves lui rappeloient, chaque nuit, les bonnes tables de Berlin ; qu’il les voyoit chargées des mets les plus délicats et les plus abondans ; et qu’il se croyoit assis au milieu des convives, prêt à satisfaire enfin le besoin importun qui le tourmentoit.
§. IV
On voit. donc que des trois genres d’impressions dont se composent les idées et les penchans, il n’y a, dans le sommeil, que celles qui viennent de l’extérieur, qui soient entièrement, ou presque entièrement endormies ; que celles des extrémités internes conservent une activité relative aux fonctions des organes, à leurs sympathies, à leur état présent, à leurs habitudes ; que les causes dont l’action s’exerce dans le sein même du système nerveux, n’étant plus distraites par [p. 542] les impressions qui viennent des sens, doivent souvent, lorsqu’elles se trouvent alors mises en jeu , prédominer sur celles qui résident, ou qui agissent aux diverses extrémités sentantes internes. Ainsi, l’on rêve quelquefois, qu’on éprouve une douleur à la poitrine, ou dans les entrailles : et le réveil prouve que c’est une pure illusion. L’on peut rêver aussi qu’on a faim, même dans des momens où l’estomac est surchargé (9) : et si l’excitation directe des organes génitaux est souvent la véritable source des tableaux voluptueux qui se forment dans le cerveau pendant le sommeil, c’est aussi très-souvent de ces tableaux seuls, que l’excitation des mêmes organes dépend.
On sait, d’un autre côté, que la folie consiste en général, dans la prédominance invincible d’un certain ordre d’idées, et dans leur peu de rapport avec les-objets externes réels. Si l’on remonte à l’état physique qui produit ce désordre, on n’aura pas de peine à reconnoitre une discordance notable entre les diverses impressions, un trouble direct, ou [p. 543]
un affoiblissement de celles que les organes des sens sont destinés à recevoir : et l’on trouvera même souvent , dans extrême manie, que ces dernières ne sont presque plus apperçues par l’organe pensant, tandis que toute la sensibilité semble concentrée dans les viscères , ou dans le système nerveux.
Je ne parle point ici, de l’imbécillité qui tient au défaut de sensations, distinctement perçues, et qui par-là, soumet presque tous les actes de l’individu, aux simples lois de l’instinct. Je passe également sous silence, cette foiblesse et cette mobilité d’esprit, qui le forcent quelquefois à courir d’idées en idées, et l’empêchent de se fixer sur aucune : état qui résulte du défaut d’harmonie entre l’organe cérébral et les autres systêmes, tant internes qu’externes, et où l’action tumultueuse du premier ne trouve point dans Ies autres la résistance nécessaire pour lui fournir un solide point d’appui. Je ne crois pas même devoir m’arrêter à ces fausses associations d’idées, qui ne constituent point toujours une folie véritable, mais qui sont la cause immédiate d’une foule de mavais raisonnemens et d’écarts d’imagination : [p. 544] elles se rapportent bien plus évidemment encore en effet, à cette discordance dont nous parlons ; car sans doute elles viennent de ce que le cerveau ne considérant les idées que sous une face, les lie entr’elles, par des ressemblances, ou des dissemblances incomplètes : or il ne les considère ainsi, que parce que certaines impressions prédominantes subjuguent et font taire presqu’entièrement toutes les autres.
§. V.
Et, maintenant, en quoi consistent les rêves, ou ces suites d’opérations que le cerveau, comme organe pensant, peut exécuter encore pendant le sommeil ? ou plutôt par quel genre d’impressions, et par quel état de l’économie animale les rêves sont-ils produits ?
D’après ce que nous avons dit ci-dessus, il est évident qu’ils ont lieu dans un état qui suspend l’action des sens extérieurs ; qui modère celle de plusieurs organes internes, et les impressions qu’ils reçoivent, mais qui les modère à différens degrés, et même augmente la sensibilité, et la force d’action de quelques-uns : il est évident enfin, qu’en [p. 545] même temps, cet état ramène et concentre une grande partie de la puissance nerveuse dans l’organe cérébral, et l’abandonne, soit à ses propres impressions, soit à celles qui sont encore reçues par les extrémités sentantes internes, sans que les impressions venues des objets extérieurs, puissent les balancer et les rectifier.
Les associations d’idées, qui se forment pendant la veille, se reproduisent aussi pendant le sommeil. Voilà pourquoi telle idée en rappelle si facilement et si promptement beaucoup d’autres ; pourquoi telle image en amène à sa suite, un grand nombre, qui lui semblent tout-à-fait étrangères. Des impressions très-fugitives se lient également à de longues chaînes d’idées, à des séries étendues de tableaux : il suffit que l’association se soit faite une fois, pour qu’elle puisse se reproduire en tout temps, surtout lorsque le silence des sens externes diminue considérablement les probabilités de nouvelles associations.
Une impression particulière venant à retentir pendant le sommeil, dans l’organe cérébral, soit qu’elle ait été reçue par lui, directement, au sein même de sa pulpe [p. 546] nerveuse; soit qu’elle arrive des extrémités sentantes qui vivifient les organes intérieurs : il peut s’ensuivre aussitôt, de longs rêves très-détaillés, dans lesquels des choses qui sembloient presque effacées du souvenir, se retracent avec une force et une vivacité singulière. La compression du diaphragme, le travail de la digestion, l’action des organes génitaux, rappellent souvent, ou des événemens anciens, ou des personnes, ou des raisonnemens, ou des images de lieux qu’on avoit entièrement perdus de vue : car il n’est pas vrai que les rêves ne soient relatifs qu’aux objets dont on s’occupe habituellement pendant la veille. Sans doute les associations de ces objets avec des impressions dont l’accoutumance rend le retour plus probable, fait qu’ils doivent eux-mêmes se représenter plus facilement à l’esprit : mais il est certain que les rêves nous transportent souvent loin de nous-mêmes et de nos idées, ou de nos sentimens habituels.
Ce n’est pas tout. Nous avons quelquefois en songe, des idées que nous n’avons jamais eues. Nous croyons converser, par exemple, avec un homme qui nous dit des choses que nous ne savions pas. On ne doit pas [p. 547] s’étonner que dans des temps d’ignorance, les esprits crédules aient attribué ces phénomènes singuliers à des causes surnaturelles. J’ai connu un homme très-sage et très-éclairé (10), qui croyoit avoir été plusieurs fois instruit en songe, de l’issue des affaires qui l’occupoient dans le moment. Sa tête forte, et d’ailleurs entièrement libre de préjugés, n’avoit pu se garantir de toute idée superstitieuse, par rapport à ces avertissemens intérieurs. Il ne faisoit pas attention que sa profonde prudence et sa rare sagacité dirigeoient encore l’action de son cerveau pendant le sommeil, comme on peut l’observer souvent, même pendant le délire, chez les hommes d’un moral exercé. En effet, l’esprit peut continuer ses recherches (11) dans les songes ; il peut être conduit par une certaine suite de raisonnemens, à des idées qu’il n’avoir pas ; il peut faire, à son insu, comme il le fait à chaque instant durant la veille, des calculs [p. 548] rapides, qui lui dévoilent l’avenir. Enfin, certaines séries d’impressions internes, qui se coordonnent avec des idées antérieures, peuvent mettre en jeu toutes les puissances de l’imagination, et même présenter à l’individu une suite d’événemens, dont il croira quelquefois, entendre dans une conversation régulière, le récit et les détails.
Tels sont les rapports entre les songes et le délire ; entre les causes qui déterminent le sommeil, et celles qui produisent la folie. J’ajoute que les liqueurs spiritueuses et les plantes stupéfiantes qui, les unes et les autres, sont capables de produire à différentes doses, un degré plus ou moins profond d’assoupissement, peuvent aussi troubler à différens degrés, les opérations mentales, et même occasionner le délire furieux. Certains accès de folie débutent constamment par un état comateux, ou cataleptique. Enfin, l’abus du sommeil altère toujours, plus ou moins , les fonctions de l’organe pensant ; il peut même à la longue occasionner une folie véritable. Formey (12) rapporte qu’un médecin connu de Boerhaave, après avoir passé une [p. 549] grande partie de sa vie à dormir, avoit perdu progressivement la raison, et qu’il finit par mourir dans un hôpital de fous.
Ce n’est pas que toujours la folie et le délire dépendent de cette cause, ou soient liés à des circonstances analogues : il arrive au contraire assez souvent, qu’ils sont directement produits par l’extrême sensibilité des organes des sens, et par leur excitation trop long-temps prolongée. Les hommes doués de beaucoup d’imagination, qui sont également ceux dont la raison court le plus de hasards, sont pour l’ordinaire très-sensibles à l’impression des objets extérieurs. Cependant ce fait incontestable n’est pas aussi contraire aux observations ci-dessus, qu’il peut le paroître d’abord. Lorsque l’imagination combine ses tableaux, les sens se taisent ; lorsque la folie, produite par l’excès des sensations se déclare, le sentiment et le mouvement se concentrent dans les viscères et dans le sein du systême nerveux : et le degré de cette concentration peut être regardé comme la mesure exacte de celui de la folie, ou de celui de l’extase, qui caractérise tous les genres divers d’excitation violente de l’organe cérébral, sans en excepter le délire [p. 550] incomplet, auquel on donne le nom d’inspiration.
§. VI.
CONCLUSION.
Je termine ici ce parallèle et ce long mémoire. Il y auroit sans doute encore beaucoup de choses à dire sur les rapports de la folie avec divers états particuliers des organes : il seroit surtout très-curieux de rechercher comment la folie et certaines idées s’excitent, ou se détruisent mutuellement. En poussant ces recherches aussi loin qu’elles peuvent aller, sans doute il en résulteroit des notions plus exactes, soit de chaque genre de délire, soit des moyens préservatifs qu’il convient d’ employer quand on apperçoit ses premières menaces ; soit du plan régulier de traitement physique et moral, le plus convenable dans chaque cas particulier. Combien ne seroit-il pas intéressant de montrer dans le détail, par quelle loi directe un organe principal, ou plusieurs par leurs concours, en y comprenant, sans doute aussi, ceux de la pensée, peuvent produire le désordre des fonctions intellectuelles ; de quelle manière il faut agir sur eux, pour faire cesser [p. 551] ce désordre ! enfin, combien ne seroit-il pas avantageux de pouvoir classer, non pas théoriquement, mais d’après des faits certains, et par des caractères constans, les différens genres d’aliénation mentale , suivant leurs causes respectives, en distinguant exactement ceux qui sont susceptibles de guérison, de ceux qui ne le sont pas ! La médecine et l’idéologie profiteroient également d’un si beau travail.
Notes
(1) Comme cela se remarque dans les violentes affections spasmodiques de la matrice et des ovaires.
(2) J’en ai parlé dans le premier Mémoire : son importance n’avoit pas échappé à Cullen.
(3) Par exemple, la section de l’artère temporale, dont on a plusieurs fois, observé les effets salutaires.
(4) Ce genre de folie, observé d’abord par l’ingénieux et respectable Pussin, surveillant des fous de Bicêtre, a été considéré sous de nouveaux points de vue, et décrit pour la première fois, par Pinel.
(5) Il est vraisemblable que ces causes dépendent elles-mêmes de lois plus générales de la nature : il est possible que la périodicité des mouvemens de l’économie animale doive être uniquement rapportée à celle des mouvemens de notre système planétaire, surtout de l’astre qui nous dispense les jours et les années, et mesure ainsi le temps, par intervalles égaux.
(6) Les causes excitantes ne sont plus répandues en aussi grande quantité dans les membres ; et quoiqu’alors le cerveau n’agisse pas autant, du moins à plusieurs égards, que pendant la veille, ces causes sont en effet concentrées dans son sein. La raison qui fait que leur présence, après avoir stimulé le cerveau dans un certain sens, finit par l’engourdir dans tous les autres, tient à des lois physiologiques que ce n’est pas ici le lieu d’éclaircir. Mais le fait est constant.
(7) Van-Swieten, dans ses commentaires sur l’épilepsie, cite un exemple plus frappant encore, celui d’une jeune fille cataleptique, qui, plongée dans le plus profond sommeil, parloit et marchoit avec beaucoup de vivacité.
(8) Gal. de motu musculorum , lib. II, cap. IV.
(9) Plusieurs observations ne me laissent aucun doute sur la réalité de ce fait.
(10) L’illustre B. Franklin.
(11) Condillac m’a dit, qu’en travaillant à son cours d’études, il étoit souvent forcé de quitter, pour dormir, un travail déjà tout préparé, mais incomplet, et qu’à son réveil il l’avoit trouvé plus d’une fois terminé dans sa tête.
(12) Mélanges philosophiques.
LAISSER UN COMMENTAIRE