C. M. Frain. Dissertation sur le sommeil, Présentée et soutenue à l’École de Médecine de Paris, le 29 Frimaire an XI. Paris, de l’imprimerie de Farge, an XI — 1802. 1 vol. in-8°, 69 p.
C. M. Frain. Médecin, ancien élève de l’école pratique, membre de la Société d’instruction médicale.
Une des toutes premières thèses de médecine (dans les cinq premières) publiée en français sur le sommeil et les rêves.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyer les notes de bas de page de l’article originale fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 5]
AU SOMMEIL
En cet Essai, si mon foible génie
N’a su tracer que des tableaux sans vie,
Viens, ô Sommeil , doux remède à nos maux ,
Toi qu’aujourd’hui j’entreprends de décrire ,
Sur mes Lecteurs répandre tes pavots ,
Pour les soustraire à l’ennui de me lire.
[p. 7]
DISSERTATION
SUR
LE SOMMEIL.
Les auteurs ont eu différentes opinions sur la nature du sommeil. Ils l’ont attribué à l’épuisement ou au défaut de circulation des esprits animaux, du fluide nerveux, au collapsus du cerveau, etc. Il est caractérisé, suivant le citoyen Cabanis, par le reflux des puissances nerveuses vers leur source, ou la concentration des principes vivans les plus actifs (1).
Nous abandonnerons ces hypothèses, pour ne nous occuper que des résultats de l’observation. Nous examinerons successivement les causes qui produisent ou éloignent le sommeil, les phénomènes que nous offrent le passage de la veille au sommeil, le temps du sommeil, et le passage du sommeil à la veille, les effets du sommeil renfermé dans de justes bornes, trop ou trop peu prolongé, le temps le plus propre à s’y livrer, [p. 8]l’influence des âges, des sexes, des tempéramens, des climats, des saisons, de l’habitude, des maladies, sur sa durée et sur ses phénomènes.
CAUSES DU SOMMEIL
Les excitans électrique et galvanique, appliqués à un muscle dans un degré modéré, le font entrer en action. Lorsqu’il s’est. contracté un certain nombre de fois, il devient nécessaire d’augmenter l’intensité de ces excitans. Sa contractilité s’épuise enfin totalement par la fréquence ou la violence des excitations; mais le repos suffit pour la réparer, et le muscle, qui paroissoit frappé de paralysie, redevient, au bout d’un certain temps, susceptible de rentrer en action.
Nous voyons que tous les organes qui servent aux fonctions intellectuelles, aux sensations et aux mouvemens volontaires, organes dont l’ensemble constitue le domaine de la Vie Animale, de Bichat, lorsqu’ils ont été fatigués par l’exercice de leurs fonctions, recouvrent de même, par le repos, la facilité de les exercer de nouveau. [p. 9] C’est ce que Brown a exprimé, en disant que l’excitabilité, consumée par les stimulans, s’accumule pendant leur soustraction. Cette intermittence de fonctions, nécessaire à la réparation des organes qui les exécutent, constitue le sommeil, qui est d’autant plus complet et plus durable que ces organes ont été plus vivement et plus longtemps excités, et qu’ils sont actuellement soumis à l’influence d’un moindre nombre de stimulans. Aussi est-ce après les excitations nombreuses qui ont eu lieu pendant le jour, dans l’absence du bruit, de la lumière, du froid, de la trop grande chaleur, de tous les objets des sensations, dans le repos le plus parfait du corps, et le calme de l’esprit, que l’homme goûte le mieux les douceurs d’un sommeil réparateur. Il fuit les palais fastueux où le corps est abandonné à l’oisiveté, et l’esprit en proie aux soucis rongeurs.
Why rather, sleep, ly’st in smoky cribs,
Than in the parfum’d chambers of the great;
Under the canopies of costly state,
And lull’d with sounds of sweetest melody ?
SHAKESPEARE. [p. 10]
Mais il aime à visiter l’humble séjour du laboureur, et à le délasser de ses pénibles travaux.
Mollesque sub arbore
Somni non absunt. VIRGILE.
Il devient tellement nécessaire après de rudes fatigues et une longue veille, que le soldat apprend à dormir au milieu du fracas des armes ; qu’on a vu des esclaves que leurs maîtres privoient du sommeil, s’y abandonner enfin sous les verges dont on les frappoit (2), et des malheureux s’endormir au milieu des tourmens prolongés de la torture (3). On voit souvent le sommeil survenir après des opérations chirurgicales, surtout quand elles enlèvent des causes d’irritation qui, depuis long-temps, empêchoient les malades de s’y livrer. Barthez (4) dit avoir connu un homme très-sensible, qui succomba au sommeil pendant l’action d’une pierre à cautère qu’on lui avoit appliquée [p. 11] pour ouvrir un abcès. Il succède assez souvent aux douleurs de l’accouchement. Les anciens, pour procurer le sommeil, accumuloient les excitans, puis les supprimoient tout-à-coup. Dans tous ces cas, le sommeil survient, suivant le langage de Brown, parce que l’action excessive ou trop prolongée des stimulans a produit la foiblesse indirecte en consumant l’excitabilité. Les organes ne sont donc plus excités par les mêmes causes qui auroient suffi auparavant pour entretenir l’état de veille.
On peut rapporter à la foiblesse directe du même auteur, ou par défaut d’excitement, le sommeil produit par d’abondantes évacuations sanguines, alvines, etc.; par la convalescence d’une fièvre qui a épuisé les forces (5), un air humide, le besoin de [p. 12] nourriture, une sensation monotone, une lecture, un discours ennuyeux, etc., les organes, dans tous ces cas, ne recevant pas un excitement suffisant des stimulans matériels ou de l’action intellectuelle. Quant à la manière dont agissent les narcotiques pour produire le sommeil, je ne sais pas si l’on peut en donner une meilleure explication que celle de Molière. En engourdissant le cerveau, ils le rendent moins sensible aux stimulans, et son inaction entraîne, celle des organes qui sont sous sa dépendance. L’effet des liqueurs alcooliques, prises avec excès, paroît se rapprocher beaucoup de celui de ces substances, à moins qu’on ne le rapporte à la foiblesse qui suit une trop vive excitation. D’autres causes, suivant Haller, produisent le sommeil en accumulant plus de sang dans le cerveau, comme le froid qui refoule, le sang des extrémités et de la surface du corps vers les viscères intérieurs, et l’obésité qui rétrécit le calibre des vaisseaux sanguins. Haller dit avoir guéri un professeur d’une somnolence continuelle, en diminuant son [p. 13] embonpoint par l’usage du savon et des purgatifs. Il rapporte aussi que Denys, tyran d’Héraclée, étoit, pour cette raison, affecté d’une telle somnolence, qu’on étoit obligé, pour le réveiller, de lui enfoncer des aiguilles dans la peau. Mais le froid paroît aussi donner lieu au sommeil par une action directe, et en détruisant la sensibilité, et il n’est rien moins que prouvé que ce soit en diminuant le calibre des vaisseaux sanguins que l’obésité produit la somnolence. Lorsque le cerveau est comprimé par une cause quelconque, il y a un sommeil universel, comme on le remarque d’une manière bien sensible dans les expériences sur les animaux vivans. On le voit tous les jours survenir à la suite des épanchemens sanguins, séreux, purulens, dans l’intérieur du crâne. Planque (6) fait mention d’une somnolence qui précéda de quelques heures la mort produite par la destruction presque entière du cerveau, à la suite d’une plaie d’arme à feu. Les commotions de cet organe peuvent y donner lieu en détruisant [p. 14] l’énergie de son action. Il n’est pas besoin de faire observer que le sommeil, produit par ces affections cérébrales, est très-différent du sommeil naturel, et ne doit point être confondu avec lui.
CAUSES DE L’ INSOMNIE.
Les causes de l’insomnie sont le défaut d’exercice, ou la fatigue portée au point de produire un sentiment douloureux, la foiblesse extrême qui est accompagnée d’anxiété, et rend les organes sensibles aux moindres stimulans, la faim et la soif très-vives, les mauvaises digestions. Haller éprouva une insomnie produite par cette dernière cause. En 1749, il passoit souvent des nuits entières sans dormir ; ce qu’il attribua à des borborygmes continuels dont il étoit affecté. Il dissipa cette indisposition par l’abstinence de la viande, de la graisse, l’usage interne d’une très-grande quantité d’une plante aromatique, une quantité modérée de bon vin, et en diminuant le temps qu’il consacroit à l’étude. Une trop forte contention d’esprit, les chagrins, les inquiétudes, en général toutes [p. 15] les vives affections de l’âme sont encore des causes d’insomnie. Il n’appartient qu’aux Alexandre et aux Condé de s’abandonner tranquillement au sommeil la nuit qui précède une bataille : Godefroi lui-même veille alors au milieu de son armée endormie.
« Vansene gli altri, e dan le membra al sonno :
« Mai i suoi pensieri in lui dormir non ponno ».
LE TASSE.
Sans chercher des exemples si relevés, nous pourrons nous arrêter au bon savetier de la Fontaine, qui ne peut plus goûter les douceurs du repos depuis qu’il est tourmenté par l’embarras des richesses
« Du moment qu’il gagna ce qui causé nos peines,
« Le sommeil quitta son logis »,
« Il eut pour hôtes les soucis,
« Les soupçons, les alarmes vaines ».
Les poëtes amoureux nous parlent souvent de leurs insomnies.
« Il sonno è n bando, e del riposo è nulla
« Ma sospiri, e lamenti, infin à l’ alba,
« E lagrime, chel’alma à gli occhi invia ».
PÉTRARQUE.
Nous voyons aussi tous les jours des personnes que la frayeur du tonnerre, ou d’autres [p.16] dangers encore moins réels, empêche de dormir ; à bien plus forte raison le sommeil doit-il être écarté par les violens chagrins, et les remords déchirans.
The wretched he forsakes,
Swift on his downy pinion flies from woe,
And lights on lids un sully’d with a tear.
YOUNG. Night the first.
Une triste nouvelle fit une impression qui ne put céder à l’opium (7). Un homme ayant tué son hôtesse, passa quatorze nuits sans dormir, quoiqu’il eût pris quarante grains d’opium (8).
La douleur corporelle et diverses maladies produisent également l’insomnie. Boërhaave en eut une causée par les douleurs de la goutte. Une petite fièvre empêcha Mécènes de dormir pendant huit mois entiers (9). Une femme mélancolique resta six semaines sans dormir (10). Les maniaques éprouvent des insomnies quelquefois très-opiniâtres (11). [p. 17]
On les voit souvent survenir dans les fièvres aiguës.
Le thé, le café, produisent un excitement qui éloigne le sommeil. La chaleur tient éveillés, pendant l’hiver, les animaux dormeurs.
Phénomènes du passage de la veille au
sommeil.
Le passage de la veille au sommeil se fait d’une manière d’autant moins rapide, que la volonté fait effort pour exciter des organes qui deviennent de plus en plus insensibles à son stimulus. Les organes des sens, des facultés intellectuelles, de la locomotion, fatigués par l’exercice de leurs fonctions, ne les remplissent plus avec la même facilité. La perception des images, des sons, des odeurs, des saveurs, des impressions tactiles devient confuse, obscure, pénible ; le trouble de la mémoire, de l’imagination, du jugement, donne lieu à ce léger délire auquel on a donné le nom de révasseries ; quelquefois même alors on trace sur le papier des idées incohérentes ; un malaise général se fait ressentir ; l’homme tourmenté par le besoin du sommeil n’éprouve [p. 18] plus cette énergie qui lui faisoit envisager de sang-froid les fatigues, les travaux du corps et de l’esprit, les intempéries des saisons ; un vif désir du repos, une crainte pusillanime de tout ce qui peut le troubler, ont remplacé chez lui les autres affections. Ses muscles privés de l’excitation que leur communiquoit l’action des autres organes, et fatigués par leurs contractions continuelles, abandonnent à leur propre poids les différentes parties de son corps, les objets qu’il tient lui échappent des mains ; ses paupières s’appesantissent, s’interposent entre ses yeux et les objets extérieurs ; sa tête chancelle et tombe en avant ou de côté ; en vain il fait effort pour la redresser, et pour soulever le voile qui lui dérobe l’image des objets ; bientôt sa tête s’incline de nouveau, et ses paupières se referment malgré lui.
« Tardâ. … gravitate jacentes
« Pix oculos tollens, iterùmque, iterùmque relabens,
« Summaque percutiens nutante pectora mento.
OVIDE.
Cette espèce de lutte dure pendant quel, que temps. Des pandiculations, des bâillemens, [p. 19] plus ou moins répétés, indiquent le trouble de la respiration et de la circulation ; la voix, si elle se fait entendre, est mal articulée ; enfin la volonté cède, le corps s’étend, la tête se place sur un appui ;
Cervicem inflexam posuit, jacuitque per antrum.
VIRGILE
Les membres se mettent dans la demi-flexion ; le tronc se courbe, et cette courbure d’autant plus marquée, que le sujet est moins avancé en âge, favorise les mouvemens du cœur, des poumons et des viscères abdominaux. Si l’on s’abandonne au sommeil après l’épuisement total de l’activité musculaire, comme après les exercices très-violens, et dans les maladies asthéniques, la position des membres est, pour ainsi dire, indifférente, et le corps se place dans la situation que les appuis déterminent, jusqu’à ce que les muscles soient assez réparés par le repos pour mettre les membres et le tronc dans la demi-flexion (12). [p. 20]
Phénomènes du Sommeil.
Les fonctions du cerveau, des organes des sens, et des mouvemens volontaires que nous venons de voir s’exécuter d’une manière confuse et pénible, ont enfin entièrement cessé leur exercice ; toute communication avec les objets extérieurs est interceptée ; les sensations internes ne sont plus perçues ; on ne voit plus, on n’entend plus ; le goût, l’odorat ne s’exercent plus ; le stimulus de la faim, de la soif, ne se fait plus sentir ; toute locomotion est suspendue ; les facultés intellectuelles sont dans l’inaction, ou du moins elles ne font pas une impression assez forte pour que la mémoire puisse la conserver (13). L’intermittence de ces fonctions n’est pas toujours aussi complète : elle ne l’est même [p. 21] ordinairement que dans les premiers momens du sommeil. Bientôt une seule ou plusieurs rentrent en exercice avant les autres, soit que les organes qui les exécutent, moins fatigués pendant la veille , aient exigé moins de temps pour se réparer, soit que quelque stimulant externe ou interne porte sur eux spécialement son action. S’ils ne sont pas suffisamment excités, leurs fonctions s’exercent d’une manière irrégulière ; ce qui peut aussi provenir de ce qu’elles ne sont plus en rapport avec les autres fonctions. C’est à cet état d’intermittence partielle qu’on a donné le nom de rêves. Ils peuvent porter également sur les sensations, les fonctions intellectuelles, la voix et la locomotion. Parmi les sensations, la vue échappe le plus difficilement à l’engourdissement général, et je ne crois même pas qu’elle y échappe jamais. L’ouïe et le tact y sont bien plus facilement soustraits. Quand on irrite une partie du corps d’un homme endormi, il y porte la main. Nous obéissons à des impressions tactiles, quand nous quittons, en dormant, une position naturellement pénible, ou devenue telle par sa durée. Nous entendons aussi [p. 22] quelquefois les sons ; nous répondons même aux questions qu’on nous fait, et c’est un moyen dont on s’est servi pour arracher des secrets qu’on vouloit cacher. Deux de mes camarades de collège nous donnèrent, une nuit , dans ce genre, une scène assez singulière. L’un crioit de toute sa force : Au secours ! on m’enterre, on m’enterre ! et l’autre, pendant ce temps-là, chantoit le De profundis d’une voix sépulcrale, et assez mal articulée (14).
La mémoire s’exerce fréquemment pendant le sommeil ; souvent même l’image du passé se représente avec plus de vivacité que pendant la veille, ce qu’on peut attribuer à la solitude, au repos, à l’attention qui n’est pas détournée par d’autres [p. 23] objets. Il n’est personne qui, dans son enfance, n’ait remarqué qu’il retenoit mieux le matin les leçons qu’il avoit étudiées peu de temps avant de se livrer au sommeil. Les idées que rappelle la mémoire sont souvent cohérentes pendant long-temps. Haller rapporte qu’il lui arrivoit quelquefois en dormant de lire de suite des poèmes, des histoires, des voyages. Souvent durant le sommeil, la mémoire rappelle, comme pendant la veille, avec l’idée principale, tout le cortège des idées concomitantes ; en pensant à un ami, nous nous représentons en même temps les jeux auxquels nous nous sommes livrés ensemble, les lettres que nous en avons reçues, les lieux que nous avons fréquentés avec lui.
L’imagination s’exerce sur les idées qui lui sont fournies par les sensations internes ou externes que nous éprouvons pendant le sommeil, et sur celles que lui offre la mémoire.
Somnia monnunquàm ex præsente sensatione oriuntur, frequentiùs ex præteritâ.
HALLER.
L’abondance de la semence produit des [p. 24] songes voluptueux. Haller attribue à la facilité avec laquelle se font toutes les fonctions, les songes dans lesquels il semble que nous courons avec une extrême rapidité, que nous quittons la terre, et que nous nous élevons dans les airs. Il dit avoir éprouvé des songes de cette espèce. La même chose m’étoit arrivée plusieurs fois, et j’avois pensé à lui assigner la même cause, qui est celle que lui donne aussi Fernel : « Volare aut celeriter currere videtur cui, corpus leve ac purum est ». L’auteur d’un Traité sur les Maladies venteuses, attribue aux vents contenus dans les intestins ces sortes de songes, ainsi que ceux dans lesquels on croit entendre une tempête, un tonnerre (15). Stalh place parmi les signes précurseurs des hémorragies [p. 25] actives les songes qui représentent des objets rouges, des incendies. Ces espèces de songes peuvent également être produits par la chaleur trop grande du lit, par la chaleur fébrile. Dans le paroxisme d’une fièvre, Haller voyoit un royaume de feu, et des flammes éclairant tout l’horizon. Les hydropiques au contraire voient des lacs et des fontaines. Boërhaave dit avoir connu des personnes qui, pendant long-temps, avoient rêvé qu’elles nageoient ou se précipitoient dans l’eau, et dont les cadavres lui avoient présenté un cerveau inondé de sérosité.
Quôd si in stagno, aut mari, aut flumimibus quis natare videatur, istudhumiditatis exuberantiam indicat.
HIPPOCRATE.
Le citoyen Cognasse Desjardins (16) rapporte l’observation d’une femme sensible à l’excès, chez laquelle l’humidité de l’atmosphère donne lieu à des songes qui lui représentent, de l’eau. Elle se figure être sur le bord d’une fontaine, passer une rivière, voir tomber la pluie, etc. Toutes les [p. 26] fois qu’elle éprouve des songes de cette espèce, elle est assurée qu’il ne tardera pas à pleuvoir.
Des sensations pénibles ou douloureuses peuvent donner lieu à des songes fâcheux. Le sentiment d’un coup reçu dans une partie, annonce, suivant Fernel, une cause de douleur ou de maladie dans cette partie. Manget (17) fait mention d’un homme qui rêva qu’un soldat polonais lui lançoit un coup de pierre, et l’atteignoit au sternum ; la douleur le réveilla ; il fit apporter de la lumière, et il vit sur sa poitrine une contusion qui menaça pendant quelques jours d’une dégénérescence gangréneuse. Un des malades de Galien rêvoit, depuis quelque temps, qu’une de ses jambes étoit de pierre ; peu de jours après ce membre devint paralytique. Si l’on en croit Descartes, la piqure d’une puce peut être convertie en un coup d’épée qui vous transporte sur le champ de bataille, et vous retrace la vue des ennemis. Une cause presqu’aussi légère m’occasionna dernièrement un songe non moins effrayant. [p. 27]
J’éprouvois les symptômes de la strangulation ; je me sentois suffoquer, mon cerveau me paroissoit s’engorger de sang, je voyois dans une glace mon visage rouge et très-gonflé, ma langue tuméfiée et sortant de ma bouche ; je m’imaginois être frappé d’une attaque d’apoplexie ; c’étoit en vain que j’essayois de parler et de sourire pour rassurer mes amis qui m’environnoient ; tous mes muscles me sembloient se relâcher ; déjà mes jambes se fléchissoient, et je me jetois sur un siège, lorsque je me réveillai, et je n’éprouvai plus alors qu’une très-légère douleur dans la région cervicale, due à une mauvaise position de ma tête.
Une couverture qui ne s’oppose pas suffisamment à la dissipation du calorique, ou qui laisse quelque partie du corps découverte, fait rêver qu’on se trouve exposé nu aux injures du temps, qu’on est dans l’obligation de passer au milieu d’une assemblée, sans avoir à sa portée des habillemens pour le faire sans indécence. Le supplice de Tantale se renouvelle pour ceux qui sont tourmentés du sentiment de la faim et de la soif. Un marin rapportoit à [p. 28] Haller que, dans les disettes d’alimens et de boissons, auxquelles ses voyages l’avoient souvent exposé , il s’imaginoit être assis auprès d’une table couverte des mets les plus délicats et des vins les plus exquis. Trenck, mourant presque de faim dans son cachot rêvoit toutes les nuits aux bonnes tables de Berlin ; il se croyoit assis au milieu des convives, et attendoit avec impatience le moment de satisfaire enfin le besoin importun qui le tourmentoit.
Le citoyen Cognasse Desjardins (18) fait mention d’un malade qui étoit depuis quelques jours réveillé par des songes, effet d’un embarras gastrique. Il croyoit avoir un poids énorme sur la région épigastrique ; c’étoit tantôt une enclume, tantôt une maison. Un émétique fit disparoître l’embarras gastrique» et les rêves auxquels il donnoit lieu.
D’autres songes sinistres peuvent naître d’une mauvaise digestion, de la distension de l’estomac par les vents, de la dureté du lit quand on n’y est pas accoutumé, d’une position gênante, surtout sur le dos, le [p. 29] diaphragme étant alors plus pressé par les viscères abdominaux ; de l’embarras de la circulation dans les poumons. Ces causes portées à un degré plus intense, ou agissant, sur un tempérament très-nerveux peuvent produire l’incube ou cochemar. L’on est poussé dans des flammes ; l’on se sent précipiter dans des gouffres profonds (19) ; l’on est poursuivi par des brigands, des bêtes féroces, des monstres de toute espèce qu’enfante l’imagination ; l’on veut crier, l’on veut fuir ; un poids sur la poitrine ôte la respiration et la voix :
Vox in faucibus haesit.
VIRGILE
Les jambes restent immobiles et comme paralysées (20) ; les forces sont anéanties ; une sueur froide couvre tout le corps qui est saisi d’un tremblement universel.
Gelidus. .. per dura cucurrit
Ossa tremor.
VIRGILE.
[p. 30]
L’âme ressent les plus vives angoisses. Heureusement cet état n’est pas de longue durée : bientôt l’excessive agitation a dissipé le sommeil ; avec lui s’évanouit tout ce vain appareil de terreur; un calme profond lui succède, quand il étoit seulement produit par une mauvaise position, et rien alors ne trouble la joie d’être échappé avec tant de bonheur à des dangers si imminens.
Les objets que rappelle la mémoire offrent également, comme nous l’avons dit, un aliment à l’imagination. La plupart de nos songes roulent sur les idées qui nous ont le plus vivement affecté la veille. Combien de fois, lorsque nous avions à déplorer la perte d’une personne, objet de notre tendre affection, la douce illusion d’un songe n’a-t-elle pas suspendu nos regrets en nous représentant son image chérie ? nous croyons la voir, l’entendre parler, nous nous félicitions de ce qu’elle nous étoit rendue au moment où nous la croyions perdue pour toujours ; car la mémoire nous retraçoit encore le bruit de sa mort ; mais notre bonheur étoit court, et le réveil avoit bientôt fait évanouir cette image mensongère. [p. 31]
Manus effugit imago
Par levibus ventis, volucrique simillima somno.
VIRGILE
Le chasseur qui a fait retentir toute la journée les forêts du bruit du cor et des aboiemens de ses chiens, s’imagine encore être à la poursuite du cerf. Il croit enfin l’atteindre, et voulant l’abattre à ses pieds, il saisit son poignard, et frappe dans la place que vient de quitter son ami qui étoit couché à ses côtés, et qui heureusement a été éveillé assez à temps pour se dérober au danger dont il étoit menacé (2).
Alors le guerrier enfonce des bataillons ennemis ; le poète atteint la cime du Parnasse ; le musicien prête l’oreille à d’harmonieux concerts ; le commerçant voit la mer couverte de ses vaisseaux chargés des trésors des deux mondes ; le laboureur sourit à la moisson dont est doré son champ qu’il vient d’ensemencer ; l’avare tremble à la vue du voleur allant à la recherche du trésor que ses mains ont confié à la terre, pendant que [p. 32] l’homme religieux s’élève sur les ailes du temps vers les régions de l’infini, sujet de ses sublimes méditations.
Oppida bello
Qui quatit, et flammis miserandis sœvit in urbes,
Tela videt , versatque acies, et funera regum,
Atque exundantes perfuso sanguine campos.
Condit avarus opes, defossumque invenit aurum.
Venator saltus canibus quatit, eripit undis
Aut premit eversam periturus navita puppim.
PÉTRONE.
Les animaux donnent quelquefois des signes qui annoncent l’activité de leur imagination pendant le sommeil :
Et canis in somnis leporis vestigia latrat.
PÉTRONE.
Le jugement dans les rêves se ressent ordinairement du trouble des autres facultés intellectuelles. Cependant il peut s’exercer d’une manière régulière. On a vu des mathématiciens résoudre des problêmes (2). Condillac disoit au cit. Cabanis, qu’en travaillant à son Cours d’Études, il étoit souvent forcé de quitter, pour dormir, un travail [p. 33] déjà tout préparé, mais incomplet, et qu’à son réveil il l’avoit trouvé plus d’une fois terminé dans sa tête. Quelquefois dans l’illusion d’un songe agréable, par exemple, lorsqu’on se trouve transporté dans le lieu de sa naissance, au milieu de ses parens et de ses amis, on se demande à soi-même si ce qu’on voit n’est point un rêve ; la réflexion ne peut dissiper cette erreur de l’imagination ; l’on ne doute point qu’on ne soit parfaitement éveillé, et lorsqu’on se réveille réellement, l’on est extrêmement surpris de se retrouver dans son lit.
In earum imaginum sensu anima et sui
conscia est, et judicat, et ratiocinatur.
HALLER.
L’attention se soutient rarement pendant le sommeil ; elle est bientôt épuisée ; nous passons avec rapidité d’un objet à un autre ; de là, l’incohérence de nos rêves. L’attention peut être quelquefois détournée par de nouvelles sensations qui dérangent l’enchaînement des idées auxquelles les premières avoient donné naissance.
Les affections de l’âme peuvent aussi se faire ressentir. La tristesse, la joie, [p. 34] la terreur, la colère, la haine, l’amour, nous agitent tour-à-tour, et sont liés à l’exercice des autres facultés intellectuelles, comme nous venons de le voir. On a prétendu qu’elles pouvoient être au moins aussi vives que pendant le jour, à cause de l’absence, des objets de distraction :
Anima affectus patitur omnes multò
quàm in vigiliis graviores, anxietatem
summam , terrorem maximum, gaudia effusa.
HALLER.
Aussi l’on a mis en problème quel sort seroit préférable de celui d’un homme parfaitement heureux le jour, et qui rêveroit, la nuit, être accablé des rigueurs de la fortune ; ou d’un homme extrêmement malheureux le jour, et la nuit au comble du bonheur ? Cette supposition, au reste, n’est pas hors de toute vraisemblance. Nous avons vu que la douleur peut recevoir, pendant le sommeil, des sujets de consolation; et le vers de Pétrone,
« In noctis spatio miserorum vulnera durant ».
n’est pas d’une application générale. Plus d’un Irus se trouve, en effet, transporté, la [p. 35] nuit, dans le palais d’Ulysse, et plus d’un Ulysse erre à la merci des flots.
« Quelques-uns se promènent dans des plaines enchantées, et se voient couronnés des guirlandes d’un bonheur imaginaire, tandis que leurs corps sont étendus sur la paille, sous le toît d’une chaumière, dont l’importune araignée leur dispute l’espace pour y filer sa toile : d’autres abandonnent leurs appartemens superbes, et sont traînés dans un horrible cachot, ou flottent à la merci des vagues en furie (23) ».
HERVEY, Méditation sur la Nuit.
La volonté, qui dépend aussi des fonctions intellectuelles, doit nécessairement se ressentir de leur irrégularité. Comme elle préside à la voix et aux mouvemens, les mouvemens et la voix sont vagues, inexacts. [p. 36] La volonté s’exerce d’une manière plus précise dans le somnambulisme. Son empire paroît aussi bien marqué, quand on se réveille à l’heure où on desiroit le faire. Il n’étoit pas moins évident dans l’exemple que rapporte Tissot, dans son Traité de l’Onanisme, d’un homme qui, pour éviter les pollutions nocturnes auxquelles il étoit sujet, avoit pris la ferme résolution de se réveiller aussitôt qu’une idée voluptueuse se seroit offerte à son imagination.
Les organes de la voix sont quelquefois en action pendant le sommeil, comme nous en avons déjà rapporté un exemple ; et nous parlons spontanément, ou bien pour répondre aux questions qu’on nous fait. Presque toujours, dans le premier cas, la voix est obscure, mal articulée, les propos sont vagues et insignifians.
Excepté dans le cas d’une extrême lassitude, les muscles, soumis à la volonté, conservent un certain degré d’activité pendant le sommeil. Ils maintiennent, comme nous l’avons déjà dit, les membres et le tronc dans l’état de demi-flexion ; ce que Bichat attribue à leur contractilité de tissu. La [p. 37] mâchoire inférieure, le plus souvent, n’est point abandonnée à son propre poids, mais elle est tenue appliquée contre la supérieure. Les sphincters du rectum et de la vessie s’opposent, comme pendant la veille, à l’effort des matières fécales et des urines qui tendent à s’échapper. On voit des hommes qui contractent l’habitude de dormir à cheval ; d’autres dorment debout. Lorsqu’on est surpris par le sommeil au milieu d’une lecture, on continue quelquefois de tenir son livre ouvert devant ses yeux, et l’on se réveille en cette attitude. Je connois une personne qui a tenu, pendant toute une nuit, dans sa main, un verre d’eau sans le renverser.
La locomotion s’exécute quelquefois d’une manière bien plus marquée. Dans un voyage de nuit, Galien (24) s’endormit en marchant, parcourut environ l’espace d’un stade, plongé dans le plus profond sommeil, et ne s’éveilla qu’en heurtant contre un caillou. J’ai déjà rapporté l’exemple du jeune homme qui luttoit contre sa chaise, [p ; 38] et du chasseur qui fut sur le point d’égorger son ami. Un homme, à qui je racontois ce dernier fait, me dit qu’il lui étoit arrivé de se battre, en dormant, contre un de ses amis, sur lequel il s’étoit mis à genou, et qu’il accabloit de coups de poing, croyant défendre sa vie contre des assassins. Le somnambulisme a cela de particulier, qu’il est très-difficile de réveiller ceux qui en sont affectés, et qu’ils ne se souviennent plus des actions qu’ils ont exercées dans cet état. Les auteurs en rapportent une foule d’exemples. On a vu des somnambules se lever de leurs lits, errer dans leurs chambres et autour de leurs maisons, sans se tromper de chemin, et sans se heurter ; se mettre à cheval sur leurs fenêtres et sur leurs toits ; grimper sur des arbres ( exercices qui ont été funestes à plusieurs ), mettre leurs habits, équiper un cheval, et le monter, entreprendre une route, écrire , faire des vers , enfin s’acquitter avec sagacité des divers devoirs de leurs conditions (25). [p. 39]
Cependant ils dorment profondément, ont les yeux fermés, ou s’ils les ont ouverts, l’iris n’est point irritable (26). On ne les réveille pas facilement, même en leur introduisant du tabac, des plumes dans les narines, et en les frappant. Réveillés, ils ne se souviennent plus de ce qu’ils ont fait (27). Les fonctions relatives à la nutrition n’éprouvent point d’intermittence pendant le sommeil. La digestion s’y fait également bien. Plusieurs physiologistes prétendent même qu’elle est alors plus active. La tendance qu’on remarque chez l’homme et chez les animaux à se livrer au sommeil , pour peu qu’ils aient mangé en certaine quantité, est trop générale pour qu’on puisse croire qu’il soit nuisible à cette fonction, comme d’autres physiologistes l’ont avancé. Le penchant au sommeil pendant le travail de la digestion, a été attribué à différentes [p. 40] causes : à la concentration des forces sur l’estomac ; au passage du résidu de la digestion qui va agir sur le cerveau, de même que les substances alcooliques et narcotiques injectées dans les veines ; à la fatigue de l’estomac qui se communique sympathiquement aux autres organes ; à la direction du sang en plus grande abondance vers l’abdomen, et en moindre quantité vers le cerveau, qui est alors moins excité par le stimulus de ce fluide ; à la pression de l’aorte par l’estomac, que distendent les alimens. Pour rejeter cette dernière opinion, il suffit de considérer que le sommeil a lieu, dans le temps de la digestion, chez différens animaux qui n’ont point d’artère aorte ; que l’homme en éprouve également le besoin lorsqu’il est debout ou assis ; que ce sommeil, produit par une pression qui s’oppose au libre cours du sang dans le poumon , loin de réparer, seroit suivi d’anxiété ; enfin que le sang seroit soustrait à l’abdomen au moment où il devient le plus nécessaire pour la sécrétion et l’exhalation de la bile, des sucs gastrique, pancréatique et intestinal.
La respiration pendant le sommeil [p. 41] devient plus grande, plus rare, plus régulière. Elle paroît s’exécuter alors plus particulièrement par la contraction des muscles intercostaux ; tandis que dans la veille, le diaphragme est presque le seul qui, par son mouvement, dilate la poitrine. Ceci pourroit être attribué à la pression que les viscères abdominaux exercent sur le diaphragme dans l’état de récubation, si l’observation ne nous apprenoit que le mouvement des intercostaux prédomine de même dans le sommeil qu’accompagne l’état de session (28). La respiration s’exerce souvent avec ronflement. La toux a quelquefois lieu, même pendant toute la durée de la nuit, sans produire l’évigilation. La circulation est ralentie, le pouls est plus rare , mais plus plein, plus mou, plus régulier, moins sujet aux variations que dans la veille, où les sensations, les facultés intellectuelles, la locomotion modifient à chaque instant le mouvement circulatoire. Les sécrétions se font comme pendant la veille. La glande lacrymale sépare l’humeur [p. 42] des larmes, les glandes salivaires la salive, le foie la bile, le rein les urines qui s’accumulent dans la vessie, et sont souvent excrétées durant le sommeil dans le bas âge. L’exhalation et l’absorption paroissent se faire avec plus d’activité. Certaines hydropisies se reproduisent quelquefois avec une extrême rapidité pendant le sommeil. Bichat (29) fait mention de plusieurs étudiants en médecine qui furent attaqués de fièvre adynamique, pour avoir gardé des sujets de dissection dans leur chambre à coucher. A l’égard de l’exhalation cutanée, Sanctorius observe que lorsqu’on est trop surchargé de couvertures, et qu’il en résulte une chaleur importune, la transpiration est beaucoup diminuée ; elle l’est également, quand on est trop découvert, et alors les urines sont plus abondantes.
Le sommeil favorise singulièrement la nutrition. Chez l’enfant qui dort très longtemps elle est extrêmement active. La maigreur est le résultat ordinaire des veilles prolongées. La nutrition pendant le sommeil [p. 43] porte beaucoup plus sur les systèmes cellulaire et lymphatique que sur le musculaire.
Le sommeil diminue considérablement la production de la chaleur ; on se refroidit bien plus facilement pendant sa durée : in somno sanguis refrigeratur. – HIPPOCRATE.
L’homme peut vivre dans une température de 120° au-dessous de o du thermomètre de Fahrenheit ; il périroit en dormant dans une température de 20° au-dessous du même terme. Le voyageur qui s’est endormi sur les sommets glacés des Alpes, ne peut se soustraire à la mort, lorsqu’il a été réveillé, qu’en ranimant par le mouvement musculaire la chaleur prête à l’abandonner. Si nous nous retrouvons plus réchauffés le matin qu’en entrant dans le lit, nous devons l’attribuer aux couvertures qui s’opposent à la dissipation du calorique dégagé de nos corps.
Les fonctions génératrices échappent aussi à l’engourdissement général ; les érections et l’excrétion de la semence ont lieu pendant la nuit, et même d’une manière d’autant plus active, que la volonté n’a plus sur les organes de la génération le même empire que [p. 44] pendant la veille. L’activité de ces fonctions peut être augmentée par la mollesse et la chaleur du lit, le coucher en supination, la sensation des urines qui remplissent la vessie, la distension des intestins par des vents, une nourriture succulente, des boissons et des alimens stimulans pris surtout peu de temps avant de se livrer au repos, les objets voluptueux qui pendant la journée ont frappé les sens et l’imagination.
Phénomènes du réveil.
Le réveil est spontané après un sommeil plus ou moins long, ou bien il est brusque et subit. Le sommeil dans les premiers momens est extrêmement intense, et il s’affoiblit à raison de sa durée. Les organes d’autant plus réparés qu’on s’éloigne de ces premiers instans, redeviennent de plus en plus sensibles aux excitans, tantôt dans la même progression, le plus souvent à des intervalles inégaux comme nous l’avons dit en parlant des songes, qui ont rarement lieu dans les premiers temps du sommeil. Le poids des couvertures, celui de l’urine dans la vessie, des excrémens dans le rectum, la lumière, [p.45] le bruit, la chaleur excitent les organes devenus susceptibles d’entrer en action par la moindre cause. Le réveil n’est point alors accompagné de trouble dans les fonctions, ou s’il y a quelqu’incohérence dans les idées, quelqu’incertitude dans les mouvemens, bientôt tout se remet dans l’ordre.
Dans les premiers instans du sommeil, il faut des stimulans beaucoup plus forts pour faire rentrer les organes en action. Rappellés à la veille, ils exercent irrégulièrement leurs fonctions. Les yeux ne reçoivent qu’à demi l’impression de la lumière, et l’on est obligé de les exciter par le frottement ; les oreilles n’entendent que foiblement les sons ; les idées s’assemblent irrégulièrement ; les mouvemens sont long-temps incertains ; des bâillemens, des pandiculations indiquent le trouble de la respiration et de la circulation. Quelques personnes même éprouvent des palpitations, quand on les réveille en sursaut. Si la volonté n’imprime pas aux organes de la locomotion une action qui tienne les autres organes dans l’excitement,
« Excussit tndem sibi se » OVIDE
ils refombent dans l’engourdissement , et le sommeil a lieu de nouveau.
« Rursus molli langore solutus
Deposuitque caput, stratoque recondidit alto ».
OVIDE.
« La mollesse oppressée, »
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort ».
BOILLEAU.
On a prétendu que le réveil trop brusque pouvoit nuire aux facultés intellectuelles, et l’on sait que c’étoit pour cette raison que Montaigne faisoit réveiller son fils au son de deux flûtes. On ne prenoit pas la même précaution dans le collège où j’ai fait mes études, car on nous réveilloit tous les matins avec un horrible fracas. N’ayant point de terme de comparaison, je ne puis juger de combien de degrés notre intelligence en a pu être affoiblie. Il eût été curieux aussi pour un observateur de l’homme, de pouvoir calculer les effets de l’évigilation qu’un célèbre professeur d’anatomie avoit coutume de procurer à ses élèves, en les arrosant avec un seau d’eau froide. [p. 47]
Dans les premiers momens qui suivent le réveil , la transpiration est extrêmement abondante, particulièrement chez certains individus. Il faut alors éviter de s’exposer subitement à l’air froid et humide. Des catharres, des rhumatismes, et les autres accidens de la suppression de la transpiration, pourroient résulter de cette imprudence, qui seroit sur-tout dangereuse dans les pays chauds de l’Amérique, où on l’a vue souvent occasionner le tétanos.
C’est aussi dans ces premiers instans de la veille que l’on se débarrasse des excrétions amassées pendant la nuit. On rend les urines, les matières fécales, on rejette le mucus de la membrane pituitaire et des bronches.
Effets du Sommeil.
Le sommeil calme et profond est suivi d’un sentiment de bien-être naissant de la facilité avec laquelle s’exécutent toutes les fonctions. Le principe de l’action musculaire étant réparé par le repos, l’homme sent le besoin de le dépenser de nouveau (30) ; même [p. 48] sans objet qui l’attire, il se met dans l’état de rectitude, dans l’attitude préparatoire de toutes les actions. Également apte aux travaux du corps et de l’esprit, il se livre avec succès aux uns ou aux autres.
« L’homme s’éveille et se remet en possession des talens qu’il avoit perdus pendant quelques heures. Ses muscles se tendent, et le rendent capable d’agir ; ses sens ont repris leur première vigueur, ses affections échauffent de nouveau son âme ; ses visions romanesques se dissipent, la raison luit, les facultés de l’esprit sont ranimées, et leur ardeur rallumée pour les travaux du matin » (31). HERVEY.
Si le sommeil a été agité par des rêves [p. 49] effrayans, si des irritations externes ou internes en ont abrégé la durée, on devient fébriculeux, somnolent, extrêmement sensible à la moindre impression du froid. Les veilles trop prolongées peuvent produire le marasme, les fièvres ataxiques, le délire, la manie (32).
« Sans la réparation vivifiante du sommeil, combien peu faudroit-il de temps pour réduire la constitution la plus robuste au plus affreux degré de dépérissement, et pour faire tomber le savant le plus instruit dans l’imbécillité la plus complète ?
« Je vis, il y a quelques jours, le malheureux Florio : son air étoit sauvage, son corps maigre et exténué, ses pensées errantes , et ses discours égarés. Frappé d’une altération si subite, j’en demandai la cause, et j’appris que ses yeux n’avoient pas été fermés par le sommeil depuis plusieurs nuits. Ce jeune homme, autrefois l’âme de la conversation, le plaisir et le charme des sociétés, n’est [p. 50] plus qu’un objet de misère et d’horreur, depuis que le sommeil l’a abandonné» (33). HERVEY.
Le sommeil, porté à l’excès, affoiblit le corps, le rend lourd, paresseux, diminue l’activité des sens et des fonctions intellectuelles. Formey (34)rapporte qu’un médecin connu de Boërhaave, après avoir passé une grande partie de sa vie à dormir, avoit perdu progressivement la raison, et qu’il finit par mourir dans un hôpital de fous. Les systêmes cellulaire et lymphatique acquièrent une surcharge de nutrition aux dépens · de celle des muscles dont l’énergie diminue. [p. 51]
Temps le plus propre au Sommeil.
Le sommeil coïncide généralement avec le temps de la nuit. Cette circonstance dépend de deux causes : 1°. de ce que, pendant le jour, la lumière et les autres stimulans ont fatigué les organes ; 2°. de ce que la nuit écarte de nous tous les divers moyens d’excitation.
« La bonté du Tout-Puissant déploie au» tour de nous le rideau de l’obscurité, qui nous invite à nous abandonner aux douceurs du repos, et nous dérobe l’image des objets qui pourroient fortement agiter nos sens. Il fait régner la paix dans nos habitations, et impose un profond silence à toute la création » (35). HERVEY
La lumière n’excite plus nos yeux; le son est rare ; les principes des odeurs sont considérablement diminués ; les organes [p.52] des sens ne réagissant plus sur les autres organes, ceux-ci s’affoiblissent, et tombent dans l’inaction. Pour prolonger la veille pendant la nuit, on s’entoure d’excitans artificiels ; alors on est obligé de dormir pendant le jour; mais ce n’est pas impunément qu’on intervertit ainsi l’ordre naturel, et l’on reconnoît toujours, à leur visage pâle et blême, ceux qui font du jour la nuit, et de la nuit le jour.
Noctu dormiendum, interdiù vigilandum,
contrà verd malum. HIPPOCRATE.
Quelque soin, en effet, qu’on prenne d’écarter les excitans naturels, on se procure difficilement le silence, l’obscurité et la fraîcheur des nuits. La veille de la nuit laisse dans l’économie des principes d’irritation qui influent sur le sommeil du lendemain ; d’ailleurs on se prive de la respiration de l’air du matin, dont la fraîcheur et la pureté sont très-propres à entretenir l’état florissant de la santé ; on peut encore ajouter qu’on est alors soustrait , pendant une grande partie du jour, à l’influence de la lumière, en l’absence de laquelle les plantes et les animaux s’étiolent. [p. 53]
Souvent on succombe la nuit au sommeil, malgré les excitans multipliés, si l’on a trop veillé. Certains animaux sont disposés, par la nature, à dormir en ordre inverse de l’homme. Trop sensibles aux excitans du jour, ils ne se livrent qu’aux excitans plus foibles de la nuit.
« The wakeful bird
Sing darkling, and in shadiest covers hid,
Tune her nocturnal note. MILTON, Par.lost
Durée du Sommeil.
La durée du sommeil n’est pas la même chez tous les animaux. On remarque que les carnivores dorment beaucoup plus longtemps que les granivores, et ceux-ci que les herbivores (36). Chez l’homme adulte, il est ordinairement de six à sept heures. On l’a vu quelquefois se prolonger pendant des temps très-longs. Un homme dormit six mois ; et, après un court réveil, il dormit de nouveau depuis le 12 janvier jusqu’au 22 février (37). Un autre eut un sommeil de [p. 54] soixante-dix jours, en prenant cependant de temps en temps de la nourriture ; réveillé la dix-septième semaine, il jouit d’une parfaite santé (38). Un sommeil de plus de quatorze mois, avec peu d’interruption, se termina de même par le retour à la santé(39). Un autre dura quatre ans, avec peu d’interruption (40).
Bertin, célèbre médecin, connu particulièrement par un Traité d’Ostéologie, et des Mémoires sur différens sujets d’Anatomie, éprouva aussi un sommeil de très-longue durée. J’en avois entendu parler à plusieurs de mes compatriotes, qui n’avoient pu cependant m’en donner des détails précis. Je vais retracer ceux que j’ai trouvés dans son éloge, composé par Condorcet, et inséré dans les Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1781.
Epuisé par des excès de travail qui lui avoient ravi le sommeil, tourmenté par des querelles littéraires, troublé par des chagrins [p. 55] domestiques, Bertin fut exposé à des menaces de violence de la part d’un homme qui ne lui devoit que de la reconnoissance ; son organisation, sur laquelle l’inquiétude et la frayeur avoient beaucoup de pouvoir, ne put résister à de si grandes secousses. Bientôt il fut pris d’un accès de délire, pendant lequel il se croyoit poursuivi par des assassins, et entouré d’armes de toute espèce. Cet état sembla se calmer le lendemain ; mais se croyant toujours poursuivi, il s’échappa, quoique gardé à vue, et se jeta par une fenêtre : heureusement son habit s’accrocha à une porte ; il resta suspendu, et sa chute ne fut accompagnée d’aucune blessure. Un sommeil de trois jours succéda à cet accès de délire. Un réveil de quelques minutes, pendant lequel il parut avoir toute sa raison, fut suivi d’un nouveau sommeil qui dura quatre jours : ni les remèdes, ni les excitans ne pouvoient le tirer de cet état ; à peine étoit-il. possible de lui faire avaler quelques gouttes d’eau ; ses membres étoient mous et flexibles ; les mouvemens des artères étoient insensibles, sa respiration lente et presque [p. 56] imperceptible.Asonréveil, il paroissoit calmé, causoit avec ses amis, mangeoit avec plaisir le dîner qu’on avoit soin de lui tenir prêt ; car la régularité de ses accès permettoit cette précaution ; et, après environ une demi-heure, il retomboit dans son assoupissement.
Tout exercice des organes des sens et des facultés intellectuelles n’étoit pas suspendu dans cet état de mort apparente; car, un jour, en se réveillant, il se plaignit de ce qu’on lui avoit servi du gras, quoique ce fût un vendredi, et indiqua avec précision quelle heure il étoit. Son imagination se remplissoit souvent d’images obscènes; il se consumoit en vains efforts pour les éloigner ; et c’étoit au milieu de ce combat pénible qu’il se réveilloit. Alors il se reprochoit ses songes comme des crimes ; il croyoit qu’ils devoient le rendre l’objet de l’horreur et du mépris de ceux qu’il aimoit et respectoit le plus. Il passoit une partie de l’intervalle de son sommeil à leur écrire, pour leur demander pardon, pour implorer leur pitié. Rien dans ses lettres ne montroit [p. 57] aucun désordre dans les idées, aucun affoiblissement dans la raison.
Ces accès, après avoir augmenté jusqu’à durer une semaine entière, commencèrent à diminuer au bout de quelques mois ; il avoit, chaque jour, plusieurs heures d’intervalle. A cette époque, les accès étoient réglés au point qu’il pouvoit aller dîner chez ses amis, et revenir chez lui attendre son accès : enfin, ils devinrent moins longs ; et lorsqu’ils ne furent plus que de quelques heures, un peu plus d’un an après le commencement de sa maladie, ses médecins jugèrent qu’un voyage en Bretagne , dans sa famille, pourroit lui être utile. Il partit ; et ce ne fut qu’en 1750, après environ trois ans de maladie, que tous les symptômes disparurent.
Ainsi, continue Condorcet, ni des connoissances profondes, ni la justesse naturelle de l’esprit, fortifiée par l’habitude, ni un cœur droit et libre de toute passion violente, ni la vie la plus régulière et la plus sage, ne purent préserver celui dont les talens eussent excité l’admiration et l’envie de devenir en un instant un objet [p. 58] de pitié. Mais son esprit ne tarda pas à recouvrer toutes ses forces : rien de ce qu’il avoit su n’étoit oublié; les détails immenses de l’anatomie, le nom des auteurs qu’il avoit lu, leurs découvertes, leurs erreurs , sa mémoire retrouva tout dans le même ordre et à la même place ; la même sagacité pour saisir les objets, la même marche dans les idées, la même manière de les exposer ;. tout lui fut rendu, et il sembloit que sa maladie n’eût fait que retrancher quelques années de sa vie. En général, la durée du sommeil varie suivant l’âge, le sexe, le tempérament, les saisons, les climats, l’habitude, les maladies.
Influence de l’âge.
Le fétus est enseveli dans un sommeil continuel ; les sensations sont nulles chez lui ; les particulières n’existent pas évidemment ; la lumière n’ébranle point son œil, les sons ne frappent point son oreille, les odeurs l’organe de l’odorat. Le goût ne pourroit être affecté que par les eaux de l’amnios ; mais cette sensation étant continuelle, ne seroit point perceptible : le [p. 659] toucher ne s’exerce pas non plus, c’est un sens volontaire : nous touchons les objets, parce que nous les avons vus, entendus. Les sensations générales sont nulles aussi ; étant dans l’habitude d’une température chaude, le fétus ne la sent pas. Sent-il ce qui se passe dans les organes intérieurs ? nous l’ignorons ; les membranes muqueuses ne sont jamais en contact qu’avec les mêmes sucs muqueux : l’air n’a point pénétré sur la substance des bronches, non plus que les alimens sur celle de l’estomac ; les excrémens ne sont point renouvelés dans les intestins, ni l’urine dans la vessie. Le cerveau n’étant point excité par les organes des sens, reste dans l’inactivité, ainsi que les facultés intellectuelles dont l’action est liée à la sienne. La mémoire n’existe point, puisqu’on ne se rappelle que de ce qu’on a vu, entendu. L’imagination qui ne s’exerce que sur les matériaux qui lui sont fournis par la mémoire, est nulle aussi, de même que le jugement ; car on ne juge que d’après les sensations présentes ou passées. Aucun objet ne peut occuper l’attention. La volonté qui succède à l’imagination, à la [p. 60] mémoire, aux sensations, ne peut pas non plus s’exercer. Le fétus ne peut donc mouvoir ses membres en vertu d’une volition : les mouvemens qu’il exécute ne sont dus qu’à la liaison sympathique des organes intérieurs avec le cerveau qui réagit sur les organes locomoteurs, sans que la volonté y ait aucune part. Les fonctions intérieures, étant en grande activité, ne peuvent guères s’exercer sans agir souvent sympathiquement sur le cerveau; delà, la fréquence de . ces mouvemens. A l’instant de la naissance le fétus sort de l’engourdissement dans le· quel il étoit plongé. L’air extérieur fait sur lui une impression d’autant plus vive, qu’il n’y est pas accoutumé, et excite tout l’organe cutané, la surface de la bouche, des fosses nasales , des bronches. Inaccessibles à la lumière, aux sons, aux odeurs, aux saveurs, tous les organes des sens sont tout-à-coup frappés par ces stimulans. Le sang reçoit de l’air un nouveau principe qui détermine une excitation intérieure générale. La contractilité est de suite mise en jeu ; les membres, le larynx, la poitrine s’agitent ; l’éternuement [p. 61] débarrasse la membrane pituitaire de ses mucosités ; la contraction de la vessie, de l’estomac, des intestins, produit l’excrétion des urines, du méconium, et des fluides muqueux dont ils étoient surchargés. Deux nouvelles fonctions qui entrent en exercice, la respiration et la digestion augmentent l’activité des sécrétions et des exhalations, et en même tems ajoutent à l’excitation générale. Mais bientôt cette excitation même, par la fatigue qu’elle imprime aux organes, ramène le sommeil. Comme tout est nouveau pour l’enfant qui vient de naître, tout ce qui l’entoure frappe vivement ses organes très-susceptibles d’ailleurs, par leur extrême délicatesse, de recevoir les moindres impressions ; par conséquent chez lui la nécessité du repos doit revenir plus souvent ; l’habitude antécédente y contribue d’ailleurs pour beaucoup. Aussi le premier mois est-il un sommeil presque continuel ; bientôt l’enfant ne dort plus que la moitié du jour. Dans cette première époque de la vie, le sommeil peut être quelquefois interrompu par des désordres morbifiques ; mais il n’est [p. 62] point encore agité par les passions orageuses, si sujettes à le troubler dans un âge plus avancé, où l’on est souvent tenté de s’écrier avec Berquin :
« Heureux enfant, que je t’envie
Ton innocence et ton bonheur !
Ah ! garde bien toute ta vie
La paix qui règne dans ton cœur !
« Tu dors ; mille songes volages,
Amis paisibles du sommeil ,
Te peignent de douces images
Jusqu’au moment de ton réveil ».
Ce n’est pas que l’enfant soit entièrement soustrait à l’influence des affections de l’âme, mais elles ne lui impriment qu’une émotion extrêmement passagère.
« Et irams
Colligit et ponit temerè et mutaturin horas ».
HORACE
La frayeur cependant paroît laisser chez lui des traces plus profondes et plus propres à troubler son sommeil. C’est donc une imprudence impardonnable d’entretenir les enfans de contes effrayans, sur-tout à l’approche des heures du repos, comme on le fait ordinairement. [p. 63]
A mesure que les années s’accumulent, le besoin de dormir diminue, parce que les sensations deviennent moins vives, l’habitude les ayant émoussées, et le systême nerveux prédominant moins sur les autres. A cette cause il faut joindre chez le jeune homme l’effervescence des passions tumultueuses. Cette effervescence est calmée chez l’homme adulte, mais elle est remplacée par les soucis de toute espèce, et sur-tout ceux de l’ambition.
Conversis studiis, œtas animusque virilis
Quœrit opes et amicitias , inservit honori.
HORACE.
On sait que Thémistocle se plaignoit de ce que les trophées de Miltiade l’empêchoient de dormir. On pourroit, il est vrai, citer pour exemple contraire l’écuyer du héros de Cervantes, à qui le desir d’un empire ne fit jamais rien perdre de son sommeil. Mais il paroît que l’ambition n’avoit pas jeté chez lui des racines bien profondes, puisque son médecin qui connoissoit sans doute les loix de la sympathie de l’estomac avec le cerveau, n’eut besoin que du secours d’une diète un peu sévère, pour le dégoûter du gouvernement [p. 64] de l’isle que la valeur de son maître lui avoit enfin obtenue. Dans le vieillard, les sensations sont presqu’entièrement émoussées par l’habitude ; la locomotion est très-peu active.
Res omnes timidè, gelidèque ministrat. HORACE.
Il est agité par les soupçons et les inquiétudes de l’avarice ;
Inventis miser abstinet, ac timet uti. HORACE.
D’ailleurs, le trouble de ses fonctions qui s’exercent difficilement, et même avec douleur interrompt, souvent son sommeil qui est très-court en effet, vu ces interruptions , quoiqu’il paroisse très-long, si l’on ne fait attention qu’au temps qu’il passe dans son lit, étant obligé de reprendre sur les heures du matin une partie du sommeil qui s’est dérobé à lui durant les heures de la nuit. « Au lieu de goûter les douceurs du repos, ils comptent les heures avec impatience, nommant l’un après l’autre chaque coup de l’horloge, ou mesurant tous les momens par le battement de leur pouls » (41). [p. 65]
Influence du sexe.
La femme qui se rapproche de l’enfant, par sa susceptibilité nerveuse, a besoin de dormir plus que l’homme. Mais elle doit craindre par l’excès du sommeil la surcharge de son systême lymphatique, à laquelle elle est généralement très-disposée.
Influence des tempéramens.
Tous les tempéramens où la sensibilité prédomine, sont disposés à des retours plus fréquens au sommeil. Toutes les fois qu’elle est très-exaltée, comme dans les tempéramens grêles, délicats, les moindres stimulans fatiguent les organes ; il y a beaucoup plus de tendance au sommeil, mais il est bien moins durable, bien plus sujet à être interrompu par des troubles intérieurs que dans les tempéramens marqués par la prédominance du systême musculaire, les sujets de ce tempérament ne s’y livrant ordinairement qu’après une veille assez prolongée. [p. 66]
Le tempérament lymphatique produit la tendance au sommeil trop prolongé, en rendant les organes moins sensibles aux stimulans, tendance qui doit être combattue, parce que le sommeil augmente, comme nous l’avons dit, la nutrition lymphatique et cellulaire. Il convient mieux dans les tempéramens secs et bilieux, dans lesquels cependant il est moins durable.
Influence des climats et des saisons.
Dans les saisons et les climats chauds, la sensibilité étant exaltée, le sommeil est plus fréquent, mais dure moins long-temps ; les organes sont bientôt fatigués par la chaleur, et affoiblis par l’abondance de l’exhalation cutanée ; le besoin de dormir revient non seulement la nuit, mais dans le milieu du jour, sur-tout pendant le travail de la digestion ; au contraire, dans les saisons et les climats froids, le besoin de dormir revient moins souvent, mais il se prolonge davantage.
Somni hieme longissimi. HIPPOCRATE.
L’humidité de l air, sur-tout quand elle [p. 67] est jointe à la chaleur, dispose au sommeil ; un air sec et pur, au contraire, avive toutes les fonctions.
Influence de l’habitude.
L’habitude a la plus grande influence sur le sommeil. On le voit revenir et cesser aux mêmes époques, et ces époques sont plus ou moins éloignées, suivant l’habitude qu’on en a contractée. Lors même qu’on s’y livre plus tard qu’à l’ordinaire, il finit à la même heure. L’évigilation, de grand matin, est d’autant plus pénible qu’elle est plus rare. L’empire de l’habitude n’est pas moins remarquable dans la facilité qu’on acquiert à se livrer au sommeil au milieu d’agitations extérieures très-vives, ainsi que sur les lits les plus durs : quelquefois on a de la peine à s’endormir, lorsqu’on a quitté un lit dur pour un plus mou, comme aussi lorsqu’un calme profond a succédé au bruit, au milieu duquel on avoit coutume de reposer. Quant à la situation que l’on garde en dormant, on observe que, lorsqu’on se couche la tête plus basse qu’à l’ordinaire, le sommeil est plus sujet à être agité par [p. 68] des rêves. Quoique la position horizontale soit la plus ordinaire, quelques personnes ne dorment qu’assises dans un fauteuil, et n’en sont nullement incommodées. Haller en étoit un exemple.
Influence des maladies.
Dans les maladies, le trouble des fonctions, les désordres organiques, les irritations diverses et les douleurs qui les accompagnent, doivent nécessairement influer sur la durée et les phénomènes du sommeil. Il en résulte des insomnies plus ou moins opiniâtres, diverses espèces d’affections soporeuses plus ou moins profondes, un sommeil agité, plaintif, quelquefois avec grincement de dents ou autres symptômes ataxiques, un état de somnolence alternant avec un état de délire, des rêves effrayans, lugubres, gais, voluptueux, des réveils en sursaut, accompagnés de palpitations, ou d’une gêne extrême de la respiration, et des angoisses inexprimables, quelquefois d’un sentiment de détente subite qui semble se faire dans la tête.
Je bornerai ici cette Dissertation, n’ayant [p. 69] point entrepris de parler en particulier des différens sommeils morbifiques. Quelque courte que fût la carrière que j’avois embrassée, il m’eût été bien plus difficile de la parcourir, si je n’avois été guidé sur-tout par deux immortels physiologistes, Haller et Bichat. Heureux, si le flambeau de leur génie n’a pas perdu entre mes mains tout son éclat, et s’il a tenu mes lecteurs suffisamment excités, pour qu’ils ne puissent pas m’appliquer ces vers qu’un de mes amis composa, après avoir assisté à une leçon sur le sujet de ma Dissertation :
Lorsque Damis voulut d’un ton scientifique
L’autre jour de Morphée expliquer les secrets
Sa théorie eut pour moi tant d’attraits,
Que sur-le-champ je la mis en pratique ».
FIN
Notes
(1) Rapport du physique et du moral de l’homme.
(2) Frike-Ostind. reisebes.p. 99.
(3) Labat. Voy. d’Italie, t. VII, p. 5. Slamovius ad horst ep. p. 415.Borelli. Observ. 5o, cent. IIe
(4) Élémens de la Science de l’homme.
(5) Rivinus rapporte qu’un jeune homme convalescent d’une fièvre pétéchiale, tomba dans un sommeil profond qui continua quelques jours et quelques nuits de suite, avec de courts intervalles, dans lesquels le jeune homme se plaignoit d’une grande foiblesse. Rivinus lui donna un remède composé d’analeptiques ; et il vit avec surprise qu’au bout d’une demi-heure cet état d’assoupissement fut entièrement dissipé.
(6) Biblioth. de Med. Tome III, p. 77.
(7) Young, Opium, p. 28.
(8) Gentle magazin, 1761,April.
(9) Pline, L. VII, c. 51.
(10) G. v. Swieten., tom. III, p. 264.
(11) Phil. Trans. n. 317.
(12) Leçons du professeur Hallé.
(13) His eyes, though thrown wide open, admit mot the visual ray; at least distinguish not objects. His ears with the organes unimpaired , and articulate accents beating upon the drum, perceive not the sound; the senses and their exquisite fine feelings, are overwhelmed with an unaccountable stupefaction; the thinking faculties are unhinged. HERVEY, Meditation on the night.
(14) Le premier nous donna une autre fois un exemple des mouvemens qui peuvent s’exercer pendant le sommeil, car il fut trouvé dans son alcove se battant contre sa chaise avec beaucoup d’ardeur. Heureusement cet ennemi – là n’avoit pas les bras redoutables des géans qu’attaquoit tout éveillé l’illustre héros de la Manche ; aussi notre chevalier se retira-t-il du combat avec beaucoup moins de dommage.
(15) On sait que c’est assez le défaut de ceux qui s’adonnent à l’art de guérir, de tout rapporter au, sujet qui les occupe le plus dans le moment actuels Un médecin convertissoit depuis quelque temps, en rhumatismes toutes les maladies de son hôpital ; je pensai qu’il en avoit sans doute un lui-même, et en effet je l’en entendis se plaindre peu de temps après.
(16) Essai sur les songes.
(17) Bibl. Medico pract. Tom. II, p. 1066.
(18) Essai sur les Songes.
(19) Though reclined on a couch of ivory they are sinking all helpless and distressed in the furioUs vvhirpool. HER VEY.
(20) Benumeb vvith sudden fear and unable to escape. HERVEY.
(21) Ce fait est attesté par Hervey, Méditation on the night.
(22) Kruger, Physiol. p. 241,
(23) Some are expatiating amidst fairy fields, and gathering garlands of visionary bliss; while their bodies are stretehed on a wisp of stravv and sheltered by the cobweds of a barn. Other quite insensible of their rooms of state, are mourning in à doleful dungeon , or struggling with the raging billows. HERVEY, Meditation on the night.
(24) De motu musculorum. Lib. II, cap. IV.
(25) Hild. Cent. II, Obs. 84 , 85. Kruger, p. 79. Tazzi, Med. Theoret, p. 131. Junker Physiol., [p. 39] p. 127. Willis Anim. brut. p. 153 et 176. Fritsh, II , p. 597. Gazette salut. 1762 , n. 15. Willis Muratori fantas., p. 68. Seq. Bohn de Somnamb, Pigalti, p. 45.
(26) G. V. Swieten, tom. III, p. 456.
(27) Picalti, p. 40, 41, 42, 45.
(28) Le cit. Buisson. Division la plus naturelle des – phénomènes physiologiques.
(29) Recherches sur la vie et la mort.
(30) Leçons du professeur Hallé.
(31) The man awakes, and finds himself possessed of all the valuable endowments; which for several hours were suspended or lost. His sinews are braced and fit for action; his senses are alert and keen. The romantic visionary brightens into the master of reason. The frozen or benumbed affections melt with tenderness, and glow with benevolence. The thinking faculties are animated with fresh alacrity, and their ardour rekindled for the studies of the dawn. HERVEY.
(32) Barthol. Cent. IV, Hist. 7o. Morgagni, p. 128. Ab insomnio quatuor mensium mania. Zacut.princ. Med. Hist. 41, Obs, 13.
(33) Without these enlivening recruits, how soon , would the most robust constitution be wasted into a walking skeleton; and the most learned sage degenerate into a hoary idiot! Some time ago, i beheld with surprize poor Florio. Hisair was wild; his countenance meagre. Inquiring the cause of this strange alteration, i was informed that for several nights, he had not closed his eyes in sleep. For want of which noble restorative, that sprightly youth (who was once the life of the discourse and the darling of the company) is be come a spectacle of misery and horror. HERVEY.
(34) Mélanges philosophiques.
(35) Almighty goodness draws around us the curtain of darkness, which inclines us to a drowsy indolence and conceals every object that might too strongly agitate the sense. He conveys peace into our appartements ; and impose silence on the whole Creation. HERVEY.
(36) Le cit. Chabert. Dissertation sur le Sommeil.
(37) Acta erudit. 1707, p.278. Journal des Savans, 1707.
(38) Phil. Transact. n° 304.
(39) Burette, Journal de Médecine, tom. I, p.4 .
(40) Fichet, p. 200.
(41) Instead of indulging soft repose,-they are [p. 65] counting the tedious hours; telling every striking clok; or measuring very moments , by their throbbing pulse. HERVEY.
LAISSER UN COMMENTAIRE