C. Lauzit. Aperçu général sur les écrits des aliénés. Thèse n°351, pour le doctorat en médecine… de la Faculté de médecine de Paris. Paris, Librairie Ollier-Henry, 1888. 1 vol in-8°, 4 ffnch., 68 p.
Un des rares travaux sur la question et certainement un des moins connus.
Nous n’avons rien trouvé sur cet élève de Benjamin Ball.
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APERÇU GÉNÉRAL
SUR
LES ÉCRITS DES ALIÉNÉS
INTRODUCTION
Un aliéné se reconnaît à des troubles relevant, les uns du domaine physique, les autres du domaine intellectuel et moral. Les premiers qu’on pourrait appeler signes de probabilité sont tirés de l’aspect général du sujet : gestes, attitude, maintien, physionomie et expression du regard. Les autres, appelés sigues de certitude, révèlent les troubles de l’état mental. Ces derniers portent d’une façon générale sur toutes les manifestations de l’intelligence : sentiments affectifs, perception, association des idées, expansion de la pensée par le langage articulé et écrit.
Associés et combinés, ces symptômes rendent facile la tâche du médecin. Mais il n’en est malheureusement pas toujours ainsi, et il n’arrive que trop souvent que l’homme de l’art ait besoin d’une grande sagacité et de tous les moyens à son usage pour découvrir des signes morbides qui puissent le mettre sur la voie du diagnostic.
Rien n’est plus contraire à la vérité que de croire qu’il est toujours facile de distinguer un fou d’un homme sain d’esprit. [p. 2]
Ne voit-on pas tous les jours des visiteurs peu versés dans la science de l’aliénation mentale, après avait traversé quelques quartiers de malades tranquilles, sortir de l’asile tout désappointés de ne pas avoir vu les gestes extravagants, les paroles incohérentes qu’ils regardaient comme pathognomoniques de la folie, et demander comme Burcke, cité par Maudsley « où sont les fous. »
La plupart des gens, en effet, sont persuadés que la folie se présente toujours avec des symptômes tellement visibles, tellement bruyants que tout homme de bon sens peut porter un diagnostic. De là ces égarements regrettables de l’opinion publique arrivant à soupçonner la bonne foi du médecin qui aura su découvrit chez le sujet confié à son appréciation des signes morbides qui ne sautaient pas aux yeux de tout le monde.
Est-ce à dire pour cela que l’aliéniste peut toujours, après examen, reconnaitre d’une façon précise l’état mental d’un individu ? Des exemples célèbres et nombreux viennent répondre par la négative. On a vu souvent des hommes dont la compétence était universellement reconnue, tomber en désaccord sur la question de savoir si tel individu était oui ou lion aliéné et par conséquent oui ou non responsable. Ce désaccord s’explique, si les uns jugent un individu d’après ce qui lui reste de raison, tandis que les autres, au contraire, l’apprécient d’après ce qui lui manque.
D’Aguesseau a dit : « un fou peut faire des actes de sa gesse. » Si, souvent l’esprit est absorbé par des conceptions délirantes au point de ne pouvoir percevoir l’idée exacte des choses environnantes, il n’en est pas moins vrai que certaines essences de l’esprit laissent à l’aliéné, [p. 3] excepté sur ce seul point, sa raison et la capacité de remplir les devoirs et les obligations de la vie. Une observation citée par Morel confirme en tous points cette manière de voir : « Un homme d’une instruction supérieure, occupant une chaire importante dans l’enseignement, était devenu hypochondriaque. Chaque matin il analysait ses urines et interrogeait son état général. Quand il sortait pour se rendre à son cours, il faisait le tour de la ville pour examiner s’il n’y avait rien d’anormal qui put nuire à sa santé. En passant près des personnes suspectes il crachait pour rejeter les miasmes délétères qu’elles auraient pu lui envoyer. Malgré tous ces actes et toutes ces conceptions délirantes, voilà un malade qui faisait des cours d’une façon brillante, et personne n’aurait pu soupçonner chez lui une pareille affection mentale. »
Le médecin possède heureusement plusieurs moyens pour reconnaître cet être complexe, indéfinissable qu’on appelle l’aliéné. Nous allons essayer d’étudier dans notre travail un de ces moyens qui révèle les troubles d’une des manifestations de l’entendement. Nous voulons parler des écrits. Ce moyen est parfois d’un grand secours pour le médecin. On trouve dans le numéro du journal d’hygiène et de médecine légale qui a paru en juillet 1888, une observation du docteur Duponchel, qui montre tout le profit qu’on peut tirer des écrits. Ayant à examiner un jeune homme d’une brillante éducation qui avait commis des faits graves, ne pouvait, par l’interrogatoire, obtenir d’indications capables de satisfaire son esprit. Ce jeune homme ne présentait pour tout symptôme que de l’embarras de la parole. Ce symptôme, quoique fort important, ne suffisait point à lui seul pour établir un diagnostic. [p. 4] C’est en faisant écrire que le médecin a pu diagnostiquer d’une façon précise une paralysie générale, grâce à des idées ambitieuses très accentuées manifestées par le malade dans cet écrit, mais qu’il ne trahissait point dans ses discours.
Nous prendrons les écrits dans l’acception la plus large du mot : c’est dire que nous les étudierons dans le contenu, la forme et la manière dont ils sont présentés, et au point de vue graphique. Nous aurions voulu donner, sans commentaires, les résultats de l’examen graphologique, s’il avait pu nous fournir quelques indications. Linas et A. Maury demandaient à Marcé quand il lut son mémoire à la Société médico-psychologique, s’il n’avait pas fait des recherches dans ce sens. A cette époque plusieurs essais sur la graphologie avaient été faits en Allemagne. Nous avons consulté le docteur Hélot (de Rouen) qui s’occupe en ce moment de la question, mais il n’a pu nous fournir de données bien précises.
En arrivant au terme de nos études, nous nous faisons un devoir d’adresser à nos Maîtres de la Faculté de médecine et des hôpitaux de Paris, l’expression de notre sincère reconnaissance et l’assurance de notre meilleur souvenir.
Que M. Je professeur Ball veuille accepter nos remerciements pour l’honneur qu’il a bien voulu nous faire en acceptant la présidence de notre thèse.
Nous tenons à adresser à M. le docteur Giraud) médecin chef à Saint-Yan, l’expression de notre plus vive gratitude pour les bons conseils qu’il a bien voulu nous donner pour notre thèse dont il a été l’inspirateur.
Que M. le docteur Cortyl, actuellement médecin en chef [p. 5] à Bailleul, accepte l’assurance de notre plus profonde reconnaissance pour le bienveillant intérêt qu’il n’a cessé de nous témoigner.
Nous ne saurions oublier les docteurs Girma et Nicoulau, médecins adjoints, pour l’empressement qu’ils ont mis à nous donner les renseignements que nous jugions utiles à notre travail : qu’ils veuillent bien accepter nos sincères remerciements. [p. 7]
HISTORIQUE ET PLAN DU TRAVAIL
Presque tous les auteurs qui ont écrit sur la folie parlent de l’importance que présentent les écrits des aliénés au point de vue du diagnostic et au point de vue médico légal. Pinel (1), Moreau (de Tours) (2), Morel (3) et Brière de Boismont, pour ne citer que les principaux, ont publié des observations dans lesquelles ils faisaient ressortir les points saillants des écrits émanant des aliénés.
Cependant nous ne connaissons pas de travail d’ensemble sur cette question fait avant celui que Marcé publia au congrès médical de Rouen en 1863. Ce mémoire, lu plus tard à la Société médico-psychologique donna lieu à une intéressante discussion à laquelle prirent part Linas, Maury et Brière de Boismont.
Legrand du Saulle, dans son Traité de médecine légale et dans son 6tude sur le délire de persécution, insiste sur la valeur qu’on doit attacher aux lettres et documents émanant d’individus aliénés ou supposés aliénés
Tardieu, dans son Traité de médecine légale, publie plusieurs autographes d’aliénés.
En 1874, Jougla (4) publie une observation sur la valeur [p. 8] et les modifications de l’écriture dans un cas de démence avec idées de grandeur sans symptômes de paralysie.
Krafft-Ebing, dans son ouvrage sur la Responsabilité criminelle et la capacité civile, touche aussi à la question des écrit et en tire des conclusions fort nettes et fort intéressantes pour le médecin légiste.
Le professeur Ball, dans ses Cliniques mentales, parle dans la leçon consacrée au diagnostic de la folie, de l’importance qu’on peut retirer des écrits pour découvrir l’existence des troubles psychiques et leur nature, lorsque l’interrogatoire reste négatif.
Le même auteur, dans une clinique sur la folie religieuse, fait ressortir les particularités intéressantes que présentaient les écrits d’un ecclésiastique atteint de mégalomanie mystique. Ce malade marquait tous les i de trois points, barrait les t par trois traits pour rappeler le mystère de ia Trinité.
Dans l’encéphale de 1882, 1883 et 1884, Régis a publié des observations fort intéressantes sur les aliénés peints par eux-mêmes.
Dernièrement le docteur Garant, dans son livre sur la Raison dans la folie, consacra un chapitre à l’intelligence des aliénés dans les écrits.
Nous avons cru qu’il serait intéressant d’insister de nouveau sur ce sujet en le reprenant au point de vue de toutes les particularités que peuvent présenter les écrits dans les diverses formes d’aliénation mentale.
Parmi les aliénés, il y en a qui écrivent et d’autres qui n’écrivent pas. C’est un fait qui frappe quiconque se trouve en contact avec eux. On pourrait même avancer déjà que le seul fait d’écrire est chose de mauvais augure pour [p. 9] l’aliéné, si en ce moment on n’observe pas d’accalmie dans sa maladie. Si en outre ses écrits trahissent ses conceptions délirantes, on peut être presque certain que l’affection est chronique et par conséquent incurable.
Quels sont, en effet, les malades qui écrivent ? Ce sont les maniaques chroniques, les paralytiques généraux, les mégalomanes, les persécutés, les hypochondriaques et certains déments. Pour tous ces aliénés tout espoir de curabilité est perdu.
Les malades, maniaques et lypémaniaques, qui sont à la période aiguë de leur affection mentale et qui par conséquent ont des chances de guérir, n’écrivent point.
C’est un fait qui a son importance au point de vue du pronostic.
Comme notre travail n’est pas fait à un point de vue purement didactique, nous diviserons les aliénés qui écrivent en deux classes : les expansif, et les dépressifs. Nous étudierons dans deux chapitres spéciaux les écrits des déments et des paralytiques généraux.
Nous avons adopté cette division pour simplifier notre tâche et pour donner plus de clarté au travail.
Avant d’entrer dans le cours de notre sujet, nous allons esquisser en quelques mots les caractères saillants que présentent les écrits des aliénés.
En fouillant tous ceux que nous avons pu collectionner, nous avons été surpris autant par la forme bizarre, l’aspect et la manière dont ils sont présentés, que par la nature de leur contenu. A côté de lettres signées sous tous les rapports, de manuscrits de longue haleine, on trouve des morceaux de papier chiffonné, noirci d’une écriture illisible, ou d’expression incompréhensibles avec signes [p. 10] cabalistiques variant dans certains écrits, ou se montrant identique et d’une façon constante dans d’autres.
A première vue on peut donc reconnaître déjà que certains aliénés ne présentent pas leurs lettres comme des hommes sains d’esprit, et que parmi les aliénés eux-mêmes ou trouve des différences dont nous essaierons de tirer quelques enseignements.
Le contenu diffère naturellement beaucoup, et nous rechercherons si toujours il reflète le délire et la manière d’être de l’auteur.
Mais pour bien apprécier la valeur de ces documents, il faut, ainsi que le fait judicieusement observer Marcé, connaître les habitudes, le degré d’instruction et l’écriture physiologique du sujet. Aussi la comparaison des autographes avant et pendant l’état de maladie est un moyen de contrôle que nous ne négligerons point.
Il est certain que nous aurions dû, pour être complet, montrer quelques-uns des autographes dont nous parlerons dans notre thèse ; mais des considérations diverses ne nous ont pas permis de combler cette lacune. Plus tard, peut-être, reprendrons nous la question avec plus de loisir et avec des matériaux plus nombreux pour la compléter.
Nous avons voulu simplement exposer le résultat de nos observations et en faire ressortir les caractères saillants au point de vue du diagnostic et de la médecine légale, comptant que l’on prendra nos efforts en considération. [p. 11]
CHAPITRE PREMIER
LES ÉCRITS CHEZ LES ALIÉNÉS EXPANSlFS
Nous étudierons dans ce chapitre les crédits des malades atteints de manie, d’excitation maniaque, de folie circulaire dans la période d’excitation, et ceux qui ont des idées de grandeurs ou mégalomanes.
Au point de vue didactique cette division prête à la critique. Si en effet, adoptant les idées qui ont généralement cours aujourd’hui, nous voulions être conséquent avec nous-même, nous devrions placer les mégalomanes dans la classe des dépressifs, c’est à dire avant ou après les persécutés. Si, d’un autre côté, nous faisions de la mégalomanie une entité morbide, et non pas une phase du délire chronique, c’est bien donc ici que nous devrions placer ce genre de malades.
Quand nous étudierons les écrits dans la démence, nous verrons que chez la plupart de ces malades persistent des idées de grandeurs, vertige de la forme délirante qui a précédé ; et beaucoup d’entre eux trouveraient leur place ici si nous n’avions pour but de montrer chez eux la modification des écrits avec l’affaiblissement progressif des facultés intellectuelles.
Aussi nous rangeons les mégalomanes en général dans la classe des aliénés expansifs, pour leur manière d’être, leurs discours et leurs écrits présentent tous les caractères voulus. [p. 12]
Les maniaque à la période aiguë n’écrivent pas Il semble que ce moyen est trop lent pour manifester leur activité nerveuse. Ce n’est qu’à la période prodromique ou lorsque l’agitation a perdu de son intensité que ces malades écrivent.
Chez eux les écrits reflètent point par point le désordre de leur intelligence. La forme est négligée, le papier est sale. Les idées se succèdent avec tellement de rapidité et en si grand nombre qu’elles deviennent incohérentes. Manquant de transition apparente, elles semblent exprimées sans but et sans cause et ne viennent point concourir à l’ensemble du raisonnement. On y trouve presque toujours les mêmes conceptions délirantes que dans leur conversation,
L’examen graphique donne ici de précieuses indications sur lesquelles a insisté particulièrement Brière de Boismont (5). L’écriture peu soignée est hâtive, les lettres sont espacées, parfois incomplètement formées ; les ratures sont nombreuses. Les lignes sont irrégulières, écartées et souvent ascendantes.
Dans l’excitation maniaque on trouve à peu près les mêmes caractères, et en plus, deux particularités que Brière de Boismont regarde comme presque constante dans les écrits des excités maniaques, ce sont : le soulignement des mots et les lettres majuscules. Malgré le soin que nous avons mis dans nos recherches, le soulignement des mots ne nous a pas paru fréquent dans cette [p. 13] catégorie d’aliénés. Ce signe se trouve surtout dans les écrits des persécutés et des hypochondriaques.
La fréquence des lettres majuscules est un fait dont nous avons vérifié l’exactitude dans l’excitation maniaque. Ce signe s’observe aussi chez les mégalomanes,
Une malade atteinte d’excitation maniaque et dont nous publions l’observation (6) va jusqu’à mettre des majuscules au milieu des mots.
Les ratures s’observent dans les écrits des maniaques, mais bien moins fréquents que chez les paralytiques à la période prodromique. Nous devons avouer que la valeur de ce signe nous parait douteuse,
Dans la Folie circulaire, à la période d’excitation, les écrits présentent les mêmes caractères que dans l’excitation maniaque simple. Chez la plupart de ces malades, la période d’agitation se manifeste par un besoin d’écrire comme s’ils avaient médité ou conçu quelque chose d’important pendant leur période dépressive. Ce fait nous a paru très fréquent. Quelques-uns, a chaque période d’excitation, reviennent sur la même idée fixe, et leurs écrits roulent sur cette idée délirante. Une malade dont l’observation (II) est publiée plus loin, parle toujours de projets de mariage, et toujours avec une personne nouvelle. Son idée fixe est le mariage. D’autres au contraire, à chaque période d’excitation se lancent dans des travaux nouveaux, mais dans lesquels sont tmê1ées plus on moins directement des femmes qu’ils voient journellement,
Dans la Folie raisonnante les écrits seraient souvent [p. 14] d’un grand secours s’ils présentaient des caractères précis et constants. Malheureusement il n’en est rien, et ces aliénés ont dans leur conversation et dans leurs lettres toute l’apparence d’une complète raison. Dès le XVIe siècle Paulus Zacchias (7) avait fait ressortir cette classe d’aliénés qui délirent plus dans leurs actes que dans leurs paroles.
Tout ce qu’on peut remarquer dans leurs écrits, c’est une grande mobilité dans les idées, et une perversion de sentiments affectifs. Mais il faut une grande connaissance de l’aliénation mentale pour tirer profit de ces signes qui se cachent sous les apparences de la raison la plus pure et sous l’excuse d’une passion qui semble légitime. Plusieurs documents sont nécessaires, et c’est en les comparant que l’expert peut en tirer des indications utiles. Morel, dans le procès Chorinski, examinant plusieurs lettres de l’accusé eut soin d’en faire ressortir les idées excentriques écrites dans le même style passionné à des femmes différentes par le caractère ou par la position sociale. Jusque-là on ne pouvait trouver qu’un manque d’équilibre et de pondération dans l’esprit du comte. Mais aussitôt l’acte d’accompagner ses lettres d’un envoi de rognures de ses ongles, de sa barbe et de lambeaux desséchés de peau arrachée à sa poitrine, vient confirmer sa folie qui n’était que présumée.
Donc chez les fous raisonnants les écrits peuvent donner quelques indications par la mobilité et la bizarrerie des idées qu’ils contiennent. Mais comme nous l’avons [p. 15] déjà dit, ces indications n’auront une réelle valeur que lorsqu’elles se rencontreront dans les écrits d’un individu qui aurait attiré l’attention sur lui par ses faits extravagants. Chez ces malades, la manière d’agir beaucoup plus que la manière d’écrire et de parler trahit le défaut d’équilibre de leurs facultés intellectuelles.
Dans les écrits des mégalomanes on trouve des signes caractéristiques : abus de lettres majuscules, signes cabalistiques et idées de grandeurs.
Les paralytiques généraux aussi ont des idées ambitieuses qu’ils expriment dans leurs écrits, mais ce qui frappe chez eux, c’est l’instabilité de leurs idées. Les mégalomanes au contraire personnifient leur idée délirante ; ils s’arrogent un titre qu’ils conserveront jusqu’à la mort. Leurs écrits quoique incohérents rouleront toujours sur cette idée fixe. Sont-ils rois ? Ils formeront des ministères, distribueront des honneurs, mais avec plus de parcimonie que les paralytiques qui donnent sans compter. C’est une différence qui a de l’importance. Les paralytiques s’arrogent aussi des titres qu’ils conservent jusqu’à la démence, mais souvent ils oublient d’agir conformément à leur dignité imaginaire.
On pourrait dire que les paralytiques sont excessifs dans leurs idées ambitieuses, tandis que les mégalomanes sont toujours uniformes. En outre, les mégalomanes accompagnent presque toujours leurs titres de signes hiéroglyphes ; leurs lettres commencent souvent par des sentences ou des devises, mais toujours la même chez le même individu. Ces derniers signes ne s’observent guère que chez les paralytiques. La forme des écrits des mégalomanes est [p. 16] en général soignée et semble révéler l’importance de l’auteur.
Ainsi, pour nous résumer, un écrit soigné dans sa forme, renfermant des idées de grandeur, souvent incohérentes, avec une signature nobiliaire et entourée de signes bizarres avec une devise, est presque à coup sûr l’ œuvre d’un mégalomane. [p. 17]
OBSERVATION I
Madame T … , Marié, 45 ans, cuisinière. Pas d’antécédents héréditaires. Bonne santé habituelle. Instruction primaire.
En 1884 accès d’excitation maniaque qui dura deux mois, survenu à la suite de la mort d’une personne aimée.
Réintégrée en 1887 pour un nouvel accès de même genre. — Certificat : excitation maniaque, avec trouble général des actes et des idées.
Nous allons publier une lettre écrite par la malade en 1884 à sa sœur pour lui annoncer sa sortie qui devait avoir lieu trois jours après :
« Ma chère sœur. Je viens t’annoncer ma sortie qui aura lieu le 12 octobre 1884. Le séjour que j’ai fait à l’asile m’a fait beaucoup de bien, et maintenant je me rends compte des égarements de mon esprit, et de la peine que j’ai pu te causer. J’espère que tu me pardonneras tout ce que j’ai pu faire pendant ma maladie. »
Cette lettre est celle d’une personne saine d’esprit et ne présente rien de particulier.
Mais depuis sa réintégration, la malade s’est mise à écrire à presque toutes les personnes qu’elle connaît, et ses lettres nombreuses sont excessivement correctes quant à la forme, et quant aux idées. On n’y trouve point d’incohérence, ni d’idées délirantes.
Voici une lettre écrite au mois de mai 1888 :
« Madame S … , Permettez-moi de Vous donner de mes nouvelles. En ce Moment je suis en Bonne santé, et si le [p. 18] mieux se Maintient, je Pourrai sortir bientôt. Je suis Etonnée de ne pas reCevoir de Nouvelles de Personnes qui s’intéressEnt à moi. Je suis AbanDonnée de Tout le monde. Si jamais vous venez à Rouen, vous Serez Bien aimaBle de venir me voir à l’Alise.
Vous présenterez mes respects à Monsieur S…, et à vos enFants que j’aime beaucoup. »
REMARQUES. — Rien de saillant au point de vue des idées et de la forme.
Ce qui frappe, c’est l’abus des majuscules ; et tous les autographes de la malade depuis son entrée présentent cette même particularité. On ne l’observait pas avant la maladie ni même au moment où elle était en convalescence de son premier accès.
En outre cette lettre qui parait écrite par une personne saine d’esprit si l’on ne considère que les idées et la manière dont elles sont exprimées, ne révèle point l’excitation continuelle, et la loquacité de l’auteur.
Le caractère dominant est l’abus des majuscules, et ce seul caractère nous permettrait presque d’affirmer la chronicité de l’affection mentale de l’auteur.
OBSERVATION II
Mademoiselle D. Julia, Marie, 30 ans, est née d’une mère hystérique, et d’on père alcoolique. Elle est atteinte de folie circulaire. Son affection a débuté en 1878 par un accès de lypémanie qui a duré quatre mois. Sort de l’asile dans le courant du mois de décembre de la même année.
Elle est réintégrée en 1879 pour un nouvel accès de lypémanie avec [p. 19] stupeur qui dure six mois. Cet état lypémaniaque est suivi d’une période d’excitation pendant quatre mois. Ces alternatives de dépression et d’excitation se manifestent pendant les années suivantes. Les périodes de stupeur sont beaucoup plus longues que les périodes d’excitation.
Pendant toute la période de stupeur cette malade est gâteuse, muette, immobile, laissant écouler la salive de sa bouche toujours entr’ouverte, et est incapable de manger seule.
Le réveil se fait brusquement, sans transition. Aussitôt la malade cherche autour d’elle si elle voit de figures nouvelles pour choisir son fiancé. Son choix fait, elle commence à écrire lettres sur lettres, et toutes à peu près semblables quant à la forme et quant aux idées. Ce sont toujours des lettres de faire-part.
En voici un exemple textuel, écrit cette année après une période de stupeur qui a duré 18 mois :
« Monsieur C… — Moi Mademoiselle de B… je m’empresse de vous écrire cette petite lettre pour vous donner de mes nouvelles, j’invite aussi Monsieur M… et tous ces Messieurs de l’Etablissement et vous inviter à mon prochain Mariage avec Monsieur L… qui se fera le jour de la République, le 14 juillet. Je m’appelle Julia-Maria, chrétienne et catholique, de mon Etat je suis Repasseuse. Je vous prie de daigner assister à mon Union moi, Maria de Fiancée gentille et timide, moi le sœur d’une Comtesse, modiste de son métier, à bientôt et au Revoir, j’ai été moi la plus petite Baronne baptisée et communiée.[p. 20]
“Je termine ce pur et simple écrit en vous serrant la main d’amtié et de cœur toute Filiale.
« Julia de B.
« Dit du Haut-du-Balcon de France. »
Voilà un écrit qui révèle les idées délirantes de l’auteur, mais qui n’est pas en rapport avec sa conversation qui est bien moins incohérente.
REMARQUES. — On y retrouve d’un autre côté tous les signes que nous considérons comme propres aux écrits des excités maniaques : c’est-à-dire une grande abondance de lettres majuscules. Nous trouverons également ce caractère dans les documents des mégalomanes. Ici du reste, l’auteur a des idées de grandeur. Son nom est composé de deux syllabes, mais dans son délire la malade le sépare en deux mots, et la première syllabe sert de particule De B…
La forme est soignée ; on n’y trouve ni ratures ni signes cabalistiques.
OBSERVATION III
L…, Emile, prêtre catholique, est âgé aujourd’hui de 53 ans. Sans antécédents héréditaires connus. Rien de particulier dans ses antécédents personnels. Professeur dans un collège ecclésiastique, il a surmené son intelligence pour être à la hauteur du poste qui lui avait été con6é.
Il entre à l’asile de Quatre-Mars en 1880 présentant des symptômes lypémaniaques. Cet état fut suivi deux mois après d’une phase d’excitation qui eut une même durée,
Depuis son entrée les alternatives de dépression et d’excitation se [p. 21] succèdent d’une façon régulière et sans intervalle normal marqué. Chacune d’elles dure un mois environ.
Dans ses périodes d’excitation, ce malade est d’une activité cérébrale étonnante : il dévore des lèvres [des livres ? n. de. histoiredelafolie.fr ], des journaux, écrit des volumes, montre une mémoire extraordinaire. Il est méchant, épigrammatique ; se plaint de beaucoup de personnes et porte aux nues celles qui lui paraissent sympathiques. Extrême dans ses jugements, il exagère les défauts et les mérites de chacun.
Dans ses périodes de dépression L… ne parle plus, il se cache, il est craintif, inquiet et quelquefois manifeste des idées de suicide, il dort mal et est incapable de tout travail intellectuel.
Depuis quelques mois les facultés intellectuelles paraissent s’affaiblir, sauf la mémoire qui est toujours remarquable.
Le besoin d’écrire se fait sentir et se manifeste chez ce malade à chaque période d’excitation. Toujours ses écrits ont trait à un fait plus ou moins saillant qui s’est passé dans l’établissement. Ainsi il y a quelques mois la mort d’un interne lui avait donné motif à une longue biographie du défunt. L’arrivée du successeur a été encore le prétexte d’un écrit volumineux qui a pour titre : Un voyage en Savoie, divisé en quatre chapitres. Si l’on se demande pourquoi il a choisi la Savoie plutôt qu’une autre contrée, c’est probablement parce que cet interne est originaire de ce pays. C’est toujours la première impression qui est le sujet de ses publications.
La conversation pas plus que ses écrits ne sont point incohérents : la volubilité de ses discours se révèle par des manuscrits volumineux, d’un style correct et facile. Depuis quelque temps l’affaiblissement intellectuel se trahit dans les œuvres du malade par une diminution notable dans la [p. 22] richesse des idées. Bien des passages se ressentent d’un effort impuissant.
REMARQUES. — L’expert qui aurait à apprécier l’état mental de ce malade par le seul secours des écrits aurait une tâche bien difficile ; car on n’y trouve aucun des caractères propres aux écrits des malades excités. Ce qui frappe le plus, c’est de voir l’auteur se complaire dans des détails inutiles et dans des digressions ne paraissant point nécessaires à la clarté du sujet, c’est l’exagération qu’il met dans l’appréciation des faits et des choses. Cette observation nous montre que parfois l’examen des écrits donne des résultats presque négatifs dans l’appréciation de l’état mental de l’auteur.
OBSERVATION IV
Mademoiselle Justine B…. entre à l’Asile, le 9 septembre 1879, comme atteinte de « folie maniaque avec agitation et actes violents pouvant compromettre l’ordre public… » Elle est agée de 50 ans. Ses antécédents héréditaires ne sont pas entachés d’aliénation mentale ; cependant elle compte des névropathes parmi ses ascendants ou ses collatéraux.
A peine à l’asile, Mlle B .. proteste violemment contre sa séquestration, se plaint des procédés employés à son endroit, réclame avec emportement sa liberté, illégalement entravée… Elle est considérée comme atteinte de délire des persécutions à forme expansive et ambitieuse. Elle affirme en effet, que sa sortie est nécessaire à la France et [p. 23] au monde entier, se prétend destinée à quelque grande mission, etc. Elle adresse ses plaintes et ses réclamations aux autorités, à des personnes influentes, enfin à différents souverains ou personnages d’Europe.
Depuis lors son délire ne s’est pas modifié : il est facile de s’en convaincre par la lecture des lettres ci-après dont la date est toute récente.
Elle est comme par le passé, facilement irritable. L’extérieur de Mlle B… est aussi typique que ses écrits : elle est couverte d’oripeaux : elle tapisse sa chambre de chiffons multicolores grossièrement brodés par elle et ajustés dans un ordre incohérent et disparate : elle attache à cette friperie une importance excessive et même une signification mystérieuse ; ses vêtements sont aussi surchargés d’ornements informes exécutés par elle.
En somme Mlle B… se trouve depuis longtemps dans la phase dite ambitieuse du délire chronique ; ou, suivant une autre classification, est atteinte de mégalomanie aux idées de persécution concomittantes. Encore celles-ci sontelles actuellement très vagues et n’en rencontre-t-on pas trace dans ses nombreuses lettres.
I
6 janvier 1888.
A son Excellence Léon XIII.
Saint-Père, Toutes les grandes Libertés doivent être données par les grands de la Terre. C’est du moins ce que Je pense depuis que J’en suis privée. C’est ce qui M’a engagée il y a huit ans, quand le directeur de ce Triste asile M’a permis d’écrire. Alors, J’ai écrit une lettre Très sympathique ; J’ai dit : Je veux que Ma lettre soit envoyée aux quatre [p. 24] coins du monde. J’ai oublié la Russie, ce grand peuple calme et froid. qui pourtant jouera un grand rôle dans l’équilibre européen… du haut du ciel J’entends la voix de Mon oncle Michel, Mort à la Retraite de Moscou, qui Me crie. Mais, en avant, Ma nièce ! Comment !… avec Ton, intelligence Tu ne peux pas Te faire sortir de ce Triste séjour !
II
9 février 1888.
Au chancelier Bismarck ,
…. Ayant eu déjà l’insigne honneur d’écrire à Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, J’espérait qu’il ne seRait pas aussi longtemps à venir à Mon secours ; pourtant, Je crois que J’en vaux la peine : enfermée depuis le 8 septembre 1879 pour la cause de la liberté, Je ne sais pas s’il y a beaucoup de royautés qui ont payé le droit de vivre au soleil de la liberté aussi cher que Moi….. si M. Grévy avait été un honnête homme, il y a longtemps qu’il aurait donné lui Même sa démission, puisqu’il savait bien que le bon Dieu M’avait créée et Mise Au Monde pour le Remplacer, Pour des raisons au-dessus de la volonté de l’homme, il fallait que Je Reste quelques Années dans ce Triste Asile..…
III
19 février 1888.
A Sa Majesté le tzar de Russie,
… Sa grandeur, si vous saviez comme je pense que si les grands de la terre voulaient s’entr’aider, combien la civilisation Marcherait vite, sans effusion de sang. La classe ouvrière n’aurait qu’à y gagner en général : elle est assez Reconnaissante quand on veut son Relèvement… Mais, sur Tout la femme aussi bien en Russie qu’en France ! elle veut [p. 25] sa place qu’elle n’a Jamais déméritée … Je veux parier de la femme vertueuse ….. Deux députés, l’autre Jour, discutaient notre séjour en Asie : l’un voyait Tout en noir, l’autre voyait en Rose ; Moi, je suis de l’avis de celui qui voyait en Rose. Mais Je Trouve que sous Tous les Gouvernements la surveillance a Tellement manque !… Je veux qu’en Asie, puisque nous y sommes, nous Achetions des possessions. Je veux que les pères de la chrétienté soient à Jérusalem… Je ne veux pas… etc., etc.
Grand Tzar, comme Je vous le disais dans Ma Dernière lettre, Je crois que c’est vous qui Marcherez le premier à cette Grande Journée de liberté que J’attends avec impatience. J’ai beaucoup écrit à t’empereur d’Allemagne ; Mais Ma confiance se reporte sur vous ….. etc.
Recevez mes sincères et très distingués salutations.
Justine B…
REMARQUES. — A la simple vue des lettres précédentes la première particularité qui frappe l’esprit, consiste en ce qu’elles sont, toutes trois adressées à des personnages marquants. Dans ce cas sont d’ailleurs la plupart de celles qu’écrit Justine B… En second lieu on remarque que des préoccupations politiques et sociales en constituent la dominante. Enfin, la troisième observation qu’on ne tarde pas à faire, porte sur l’extrême complaisance avec laquelle l’auteur de ces écrits attire l’attention de sa personne. Non seulement l’exubérance des sentiments dominateurs et orgueilleux se constate à la lecture, non seulement elle veut ceci ou cela, elle doit remplacer tel ou tel, accomplir telle ou telle réforme, donner sa confiance à l’un où à l’autre, mais le graphisme lui-même porte l’empreinte de cette [p. 26] exagération de la personnalité. Les majuscules émaillent ses phrases ; quelques-unes sans raison apparente ; mais, il en est autrement lorsque se présentent les pronoms Je, Me, ou Moi : pas une seule fois la malade ne l’écrit avec une petite initiale. La préoccupation égoïstique et mégalomaniaque est ici des plus évidentes.
OBSERVATION V
« B … , Pierre, employé de commerce, âgé aujourd’hui de 58 ans. est entré à l’Asile de Quatre-Mars en 1869. Pas d’antécédents héréditaires connus. — Constitution robuste, crâne mal conformé, fièvre typhoïde pendant l’enfance, sont ses seuls antécédents personnels. Assez bonne instruction.
A son entrée le malade présente un trouble général dans ses actes et dans ses idées, où dominent des idées de grandeurs. Il est loquace, incohérent, irritable, il se croit le prince des princes, se donne une foule de titres et porte des décorations bizarres. Il passe son temps à écrire.
L’état actuel du malade est pareil. »
Ce malades qui a des idées de grandeurs écrit à des personnages imaginaires, à des comtes à des ducs inconnus. Ses lettres sont aussi incohérentes que sa conversation ;
elles se composent d’une suite de mots commençant presque tous par des majuscules. Ses écrits portent toujours des armoiries représentées par quelques signes cabalistique : un fer à cheval un f et au-dessous le mot RE suivi de trois points en triangle.
Il fait toujours précéder son numéro matricule du mot captif.[p. 27]
Le format de ses écrits est aussi bizarre que le contenu ; c’est une grande feuille de papier pliée d’une façon absolument étrange. Ce caractère seul indiquerait l’œuvre d’un individu fort excentrique, sinon d’un fou.
Voici un fragment de lettre écrite en 1888 :
A son Altesse madame de B… DIEU-Y-SOIT REMENBERR ! (c’est sa devise). Je Suis étonné de ne pas Recevoir de Réponse aux Nombreuses lettres adressées par Moi aux Divers Officiers des Services de France et d’Outre-Mer. Les Mines font des Communications de Corriezas et on Continus Combats font Bourdonnais et Ventriloqueries.
REMARQUES — Ce document révèle l’œuvre d’un excité, d’un mégalomane, et d’un dément.
Nous n’avons pas à discuter la valeur des idées dont l’incohérence est flagrante.
Les caractères fournis par l’écriture se traduisent par un nombre considérable de majuscules, symptôme commun avec les malades atteints d’excitation maniaque, mais les idées de grandeurs aident au diagnostic différentiel. [p. 28]
CHAPITRE Il
LES ÉCRITS CHEZ LES ALIÉNÉS DÉPRESSIFS
Les lypémaniaques en stupeur ou par trop anxieux n’écrivent pas. Ceux qui ne sont pas trop dessinés écrivent si on leur commande. Ils prennent la plume et semblent réfléchir avant de commencer. Mais bientôt l’on voit que la réflexion était apparente ou du moins n’a pas abouti à de grands résultats. Les idées confuses, serrées, paraissant exprimer à regret et avec peine, révèlent la tristesse et les préoccupations délirantes du malade, La plupart du temps la lettre non terminée se compose de quelques lignes plus ou moins irrégulières. Si ces malades arrivent à faire la lettre, on n’observe pas à la fin cette effusion d’amitié dont abusent les aliénés expansifs. Une malade atteinte de lypèmanie et entrée dernièrement à Saint-Yon, voulant écrire à son mari, commence sa lettre au bas de la feuille par ces mots : « Je ne suis qu’une bête. J’ai eu tort de » puis s’arrête disant qu’elle n’a pas le courage de continuer.
Chez eux l’écriture se ressent de l’incertitude et de leurs mouvements. Les caractères petits, mal formés, ressemblent à des pattes de mouches, selon l’expression de Marcé, et les lettres a grands jambages sont tremblées et présentent des sinuosités arrondies.
A mesure que la dépression s’amende, les écrits [p. 30] deviennent plus longs, plus nombreux, et le graphisme prend une forme plus régulière pour ressembler à ce qu’il était avant la maladie.
En parlant des hypochondriaques, nous avons un devoir : faire une distinction entre les écrits des hypochondriaques simples et ceux des hypochondriaques qui deviendront plus tard des délirants chroniques. Marcé, lorsqu’il a publié son travail, ignorait que le plus souvent l’hypochondrie n’est qu’une phase de ce qu’on appelle aujourd’hui le délire chronique. Et les réflexions faites sur les écrits hypochondriaques qu’il a observés, semblent se rattacher à de futurs délirants chroniques. Ainsi quand l’auteur dit que ce malades inventent souvent des néologismes, il est probable qu’il observait des hypochondriaques tendant vers le délire chronique. Ce n’est en effet que dans les écrits de ce genre d’aliénés que nous avons observé des néologismes. Les hypochondriaques simples écrivent rarement ; toute leur attention semble concentrée vers leurs souffrances imaginaires. Si on les interroge, ils exposent volontiers ce qu’ils ressentent et cela avec force gestes pour donner plus de poids à leurs paroles.
Au contraire, ceux qui tendent vers le délire chronique étalent leurs souffrances dans des écrits fort longs et avec beaucoup de détails minutieux. Une malade dont l’observation (VI) est publiée dans ce chapitre, se plaint souvent qu’on défaille sa santé, et répète sans cesse dans ses écrits qu’elle veut « des excréments bruns et non pas gris qui sont l’indice d’une mauvaise santé… La longueur et la minutie des détails qu’on trouve dans les écrits des hypochondriaques est un fait banal observé par tous ceux qui vivent au milieu d’eux. [p. 31]
Le graphisme chez eux ne présente rien de particulier. Un signe que nous avons remarqué et qui a été déjà signalé depuis longtemps est le soulignement des mots, signe qu’ils ont de commun avec les persécutés, mais bien prononcé chez les hypochondriaques. Le style chez les malades qui ont reçu une certaine instruction, est imaginé et trouve des mots pour rendre les nuances les plus insaisissables.
Les persécutés sont les aliénés qui écrivent le plus. Ils trâment des documents écrits volumineux dans lesquels ils exposent jour par jour les machinations de leurs ennemis. Les poches et même les doublures de leurs vêtements sont remplis de documents. Ces écrits se ressemblent au point de vue de la forme et des idées délirantes. Ce sont toujours les mêmes histoires sur les allures de leurs ennemis.
Cependant il ne faut pas croire que toujours les aliénés soient devenus assez étrangers à eux-mêmes pour ne pas subir dans leurs actes les mêmes influences que les personnes d’un entendement sain. C’est surtout chez les persécutés que cela s’observe ; ces malades peuvent en effet maîtriser pour un moment leur délire, et écrire des lettres raisonnables. C’est dans ce cas que le soulignement des mots peut éveiller l’attention du médecin et de l’expert. Ce signe, en effet, est très fréquent dans les écrits des persécutés. Pour attirer l’attention, ils soulignent jusqu’à trois ou quatre fois certains mots presque toujours insignifiants ou empreints de banalité ; quelques malades vont jusqu’à les encadrer. On dirait que leur délire est en rapport direct de l’abus du soulignement des [p. 32] mots. On observe encore une grande abondance de points d’exclamation et d’interrogation.
Certains persécutés qui parlent plusieurs idiomes arrivent à se composer une langue mixte et plus souvent inintelligible.
D’autres se font une orthographe à eux. Ainsi un malade que nous avons observé à l’Asile de Quatre-Mars remplace le q par un k et les s par les z. A part cette particularité, le malade observe bien les règles grammaticales. Un ancien instituteur dont M. le Dr Giraud nous a communiqué l’observation, avait inventé pour son usage un alphabet spécial dans lequel certains signes représentaient des syllabes, et les c étaient remplacés par les q.
La forme des écrits est en général peu soignée, surtout chez les malades dont le délire est déjà ancien.
OBSERVATION VI
M…, Léonie, entrée à Saint-Yon le 25 juin 1884 est âgée aujourd’hui de 33 ans. Née d’un névropathe, mère à l’Asile depuis sept ans, elle a toujours eu une santé délicate. Instruction soignée.
Certificat de quinzaine : lypémanie avec hallucinations de la vue, de l’ouïe et troubles de la sensibilité générale.
Débat de l’affection à la suite de chagrins, d’ennuis et troubles de la menstruation.
Pendant deux ans cet état lypémaniaque était compliqué de périodes de stupeur avec refus d’aliments et tentatives de suicide.
Ensuite la malade a manifesté des préoccupations hypochondriaques et des hallucinations de la sensibilité générale, avec idées de persécution. [p. 33]
Restée presque muette pendant deux ans, elle, se plaint aujourd’hui de douleurs qu’elle ressent, elle des lettres longues et fort nombreuses dans lesquelles elle expose le récit de ses tourments physiques.
Nous publions une lettre de la malade, écrite il y a quelques jours, au médecin en chef, le 16 juin 1888. . ..
Monnsieur,
La science, je le sais, fait de grandes choses. On cite des guérisons miraculeuses, mais je suis étonnée que vous restiez impuissant en face des souffrances horribles que j’éprouve. Nuit et jour je sens quelque chose me ronger le tube digestif au point que ma santé générale en est profondément ébranlée. Tout semble conspirer contre moi, mes aliment une fois absorbés se changent en une grande quantité de choses nuisibles à ma santé, et si cela devait durer longtemps, j’aimerai autant la mort. Ainsi mes excréments sont gris lorsqu’il devraient être bruns pour dénoter un état général satisfaisant.
REMARQUES. — Tout le reste de la lettre qui est fort longue est dans le même genre.
Cet écrit nous montre tous les caractères propres aux écrits des hypochondriaques, c’est-à-dire, corrections dans le style et la forme, longueur exagérée des écrits avec soulignement de quelques mots, mais moins ,prononcé que chez les persécutés. En outre, les écrits de ces malades contiennent les détails les plus subtils de leurs conceptions maladives.
En somme, ce qui domine dans les autographes de cette classe d’aliénés, c’est une tendance au soulignement des mots. C’est le seul signe que nous ayons trouvé [p. 34] fréquemment. D’ailleurs le conteur des écrits ne laisse pas de doute sur l’état mental de l’auteur. Cette malade emploie souvent des néologismes ; la phrase dont elle se sert est : « Je ne veux pas qu’on défaille ma santé ! ». Cette expression revient souvent dans ses discours.
OBSERVATION VII
F … , Honorine, 69 ans. Pas de renseignements sur ses antécédents héréditaires.
Assez bonne instruction.
Elle est à l’asile depuis 1870 : elle y est entrée pour un accès de lypémanie.
Dès 1872 la malade manifeste des idées de grandeur entretenues par des illusions des sens. Elle prenait une personne de la maison pour un comte qui devait l’épouser. Idées érotiques.
En 1874 elle accuse des idées de persécution avec hallucinations de l’ouïe.
Dès que la période lypémaniaque s’est amendée, la malade a commencé à écrire de tous les côtés pour se plaindre de sa séquestration et de tourments que lui font subir ses compagnes. C’est la malade qui écrit le plus de la maison. Presque chaque jour elle remet des écrits dans lesquels elle détaille les misères que lui font subir ceux qui l’entourent.
Voici une lettre textuelle datée de 1875 que j’ai trouvée dans son dossier : [p. 35]
Monsieur,
Je n’ai pas besoin de vous dire l’infâme position que l’on me fait occuper depuis ma tendre jeunesse. Etant sans expérience et ne connaissant pas ce que c’était que le vice, mes parents m’ont confiée entre les mains de gens qui sont payés pour perdre des familles entières. Il n’est pas de ruses qu’on n’eut employées pour arriver à faire de moi une femme de mauvaise vie. Dieu vous a envoyé pour désarmer cette bande.
Dans le monde, comme dans cette maison de folles, j’ai toujours prié, afin d’appartenir à un honnête homme qui me relève de toutes les tâches qui m’ont fait ou fait faire cette association (dit contrat social).
Je compte toujours sur vous pour venir me délivrer.
Cette lettre est très soignée sous tous les rapports, comme forme et comme correction, et ne présente pas de signes particuliers.
Cinq ans plus tard on trouve une grande modification dans les écrits de la malade qui présentent le caractère dont nous avons parlé plus haut.
Monsieur,
Ce présent jour, à 10 heures du matin, on est venu me prévenir que j’allais être rendue à la liberté ! De la part de qui ? Je ne chercherai pas à le savoir. J’espère que je ne serai plus cachée dans cette maison maudite où l’on m’a fait tant souffrir !! / Je suis restée douze années en séquestration, pendant lesquelles on a essayé de m’ôter la vie et le souffle qui m’anime ! La victime a donné l’exemple ? en opposant un caractère doux, docile, laborieux ! Les méchantes femmes étaient jalouses de sa conduite sage ! et vertueuse ! [p. 36]
Cette lettre est correcte comme style ; l’écriture s’est modifiée et ne ressemble pas du tout à celle de la première. Maintenant elle est un peu plus grosse, plus droite, et plus serrée, mais n’est point déformée.
Ce qui frappe, ce sont les points d’interrogation et les points d’exclamation, et les mots soulignés. En outre la forme est moins soignée, la malade a écrit sa lettre sur du papier coupé en triangle, ce dernier signe se retrouve dans la majorité de ses écrits qu’elle enveloppe dans plusieurs doubles de papier, et le tout maintenu par du fil. C’est là une forme qu’elle affectionne.
Ses écrits d’aujourd’hui sont en tout point semblables à ce qu’ils étaient en 1880, comme écriture, comme style et comme idées délirantes.
Sont-ils en rapport avec sa conversation ? Pas du tout. Ses lettres ne sont pas incohérentes, tandis que ses discours le sont au dernier degré. Il est impossible d’obtenir une réponse ayant trait à la question posée.
REMARQUE — Correction du style et de la forme dans la première lettre dans les premiers temps de la maladie.
Maintenant correction du style, modification de l’écriture, façon bizarre de présenter les écrits.
Incohérence dans ses discours et pose dans ses écrits.
OBSERVATION VIII
Gr…, Antoine, 42 ans, chef de musique militaire. Pas de renseignements sur ses antécédents héréditaires. Bons antécédents personnels. Instruction soignée.
Entre à l’asile de Quatre-Mars en 1887, venant par transfèrement de [p. 37] l’asile de Rodez où il était séquestré depuis 1886 pour des idées de persécution avec hallucinations multiples, craintes d’empoisonnement, émotivité excessive.
Certificat de quinzaine à l’asile de Quatre-Mars, le 12 juillet 1888 délire des persécutions avec tendance au délire des grandeurs.
Dès son entrée dans les asiles ce malade se met à écrire à tous les personnages influents pour demander sa sortie et pour se plaindre de ses ennemis. Ses lettres sont volumineuses et révèlent les conceptions délirantes de l’auteur.
Nous citons une lettre adressée dans le courant du mois de mai au médecin en chef :
Monsieur le Docteur,
Je riens cous prier de vouloir bien m’accorder la faveur d’aller, ma femme et mes chères enfants, accompagné d’un gardien, si vous le jugez convenable. Soyez persuadé, Monsieur, que je me conduirait en galant homme et que vous n’en recevrez aucun désagrément. Voici vingt-trois mois que je suis enfermé, sans avoir obtenu la moindre faveur, et dans des conditions que monsieur le docteur n’ignore point. Vous connaissez ma manière de voir et de faire puisque plusieurs fois vous m’avez fait des compliments en présence de malade, sur ma conduite et mon honnêteté.
G….
Nous avons cité cette lettre pour en faire ressortir les caractères propres aux écrits des persécutés, c’est-à-dire le soulignement des mots. On trouve ici ces caractères assez prononcés. Si nous pouvions publier les lettres volumineuses dans lesquelles il décrit ses interprétations délirantes, ses hallucinations, nous trouverions encore des [p. 38] points d’interrogation et d’exclamation en grande abondance, et plusieurs mots soulignés. Dans une lettre adressée à M. le Président de la République, tous ces caractères s’y trouvent très fréquemment.
REMARQUES. — Si l’on avait à apprécier le document cité plus haut, il faudrait prendre en considération ce soulignement des mots dont l’utilité ne parait pas évidente. [p. 39]
CHAPITRE III
LES ÉCRITS CHEZ LES DÉMENTS
Nous n’étudierons dans ce chapitre que les écrits dans la démence consécutive à une forme chronique de la folie, nous réservant d’étudier plus loin l’écriture dans la démence de la paralysie générale.
C’est l’incohérence qui domine dans ces écrits, surtout s’ils ont une certaine longueur. Il est évident que la perte de la mémoire, le défaut de perception et d’association entraînent l’impossibilité de combiner les idées, de là l’incohérence.
Marcé dit qu’un des premiers symptômes de la démence est souvent la brièveté extrême des écrits. Nous avons contrôlé ce fait qui nous a paru important au point de vue du diagnostic et du pronostic. Certains déments arrivent à composer une lettre avec quelques banalités, mais correctes et raisonnables par elles-mêmes.
Chez d’autres malades l’incohérence apparaît de bonne heure dans les écrits, alors même que leur conversation a quelque suite.
Chez d’autres, quelques souvenirs précis, quelques notions plus justes se trouvent encore au milieu d’idées confuses portant l’empreinte du délire primitif. Parfois la phrase bien construite au point de vue grammatical ne représente aucune idée, ce sont des mots rien que des mots. [p. 40]
Enfin certains déments écrivent quelques mots qu’ils entourent de signes cabalistiques, mais instables et enfantins.
D’autres finissent par tracer quelques signes n’ayant aucun rapport avec la formation d’une lettre comme s’ils avaient oublié l’écriture. On dirait qu’un enfant s’est amusé à griffonner sur ce papier. Cependant ces malades prononcent des mots compréhensibles quoique incohérents, et comprennent ce qu’on leur dit. Ils ont conservé le langage articulé, mais semblent avoir perdu toute notion du langage écrit.
Ce fait a été observé aussi dans les traumatismes du cerveau, à la suite desquels le sujet peut parler et ne pas écrire, ou bien écrire et ne pas parler.
Le dément revient aux premiers temps de l’enfance par la perte successive de ses facultés intellectuelles. Chez l’enfant les manifestations de l’intelligence suivent une marche progressive : il commence par percevoir des sensations, par parler et par former et exprimer des idées. Chez le dément l’intelligence s’éteint d’une façon inverse, et la compréhension est la manifestation intellectuelle qui résiste le plus longtemps.
Ne voit-on pas des déments ne pouvant ni écrire ni parler d’une manière compréhensible, qui agissent conformément à ce qu’on leur demande, prouvant ainsi par leurs actes et par leur conduite qu’ils comprennent ce qu’on leur dit ? Ils travaillent avec assez d’utilité pour étonner, d’autant plus que tout au dehors d’eux ne se manifeste qu’incohérence et néant (8). On en voit des exemples nombreux [p. 41] dans les services généraux des asiles,
Il est certain que chez ces malades tout n’est pas perdu. Il semble que la démence n’est que superficielle, et qu’il y a un obstacle invisible entre la conception et la manifestation de la pensée. Il reste encore cette partie de l’intelligence qui comprend et qui éclaire la volonté. Nous avons observé un malade, menuisier de son état, qui employait les jours de repos à tracer sur une série de feuilles de papier des signes incompréhensibles que lui traduisait couramment et dont il révélait ainsi l’incohérence. Ce malade dans la conversation ne pouvait prononcer un seul mot ayant trait au sujet en question. Malgré cela il exécutait avec une habileté rare et dans les plus petits détails le travail qu’on lui commandait. Au moment où on lui expliquait comment on désirait le travail, tout en ayant l’air de comprendre il répondait par des mots ne se rapportant nullement au vocabulaire de son art. En somme ce malade comprenait et concevait, mais avait oublié les moyens d’expliquer sa pensée. Le langage articulé lui restait, mais il ne savait point s’en servir ; l’écriture était représentée chez lui par des signes sans valeur.
Ce que nous venons de dire s’applique à la démence vésanique.
Dans la démence organique, tout ce qui se rapporte à l’intelligence parait détruit ; il ne reste plus que la vie végétative.
Dans la démence vésanique l’écriture quand elle persiste ne présente pas de modifications caractéristiques, à part celles qui peuvent être consécutives aux troubles de la motilité. Dans quelques cas, dit Marcé, les caractères sont plus gros et les lettres moins bien formées. [p. 42]
Le plus souvent le contenu des écrits, beaucoup plus que la forme et que le graphisme révèle la ruine intellectuelle de l’auteur.
OBSERVATION IX
Madame V…, 51 ans, entre à l’asile le 19 novembre 1882. Antécédents héréditaires : un frère et une sœur de la malade ont été aliénés ; rien du côté du père et de la mère. Instruction primaire soignée.
Ses antécédents personnels ne présentent rien de saillant : toujours bonne santé, jamais de maladie grave.
Les troubles cérébraux auraient débuté brusquement au moment de la ménaupose par des actes désordonnés et des paroles incohérentes.
Certificat médical : Agitation maniaque, loquacité intarissable et incohérente roulant sur quelques idées de persécution.
Cet état dura deux ans : puis l’agitation s’est amandée, et en même temps la malade a manifesté des idées de grandeur, de possession : elle se croyait envoyée par Dieu pour sauver la France, elle se disait descendre de Saint Paul.
Dès que l’agitation à diminué la malade s’est mise à écrie fréquemment, exposant toujours dans ses écrits les conceptions délicates qui obsédaient son esprit.
Voici une lettre écrite en 1885 :
« Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit. »
Monsieur,
Il ne m’a pas servi d’être grande, et la providence semble regretter la destinée qu’elle m’avait confiée en naissant. Je suis enfermée à Saint-Yon alors que la France aurait tant besoin de moi. Comme mon ancêtre saint Paul, je suis forte et les épreuves ne me font pas peur. L’univers s’inclinera [p. 43]
Tôt ou tard devant ma puissance. Pour devenir grand il faut avoir vécu par les petits.
Cette lettre ne fait qu’exprimer les idées délicates de la malade, mais ne présente rien de particulier au point de vue de l’écriture et de la forme des facultés intellectuelles. Les idées sont moins nettes et moins fermes et de plus en plus incohérentes.
Voici une lettre de cette époque :
« Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit. »
Monsieur,
L’heure de la miséricorde divine a sonné, le bonheur du genre humain repose entre mes mains. L’incrédulité de l’homme est tellement grande que quand même le bon Dieu viendrait sur la terre, un très petit nombre voudrait le croire. Je suis à Saint-Yon je crois pouvoir vous dire de l’extraordinaire sans crainte de perdre ma liberté puisque je ne la possède plus. Vous avez été l’instrument de la providence dans la merveille qui va paraître aux yeux du monde : le règne de Dieu est venu jusqu’à nous.
En remettant mon libre arbitre entre les mains de mon créateur, j’ai trouvé la lumière et dissipé les ténèbres. Au commencement de septembre, je me croyais appelé à conquérir le monde par des arbres, mais le bon maître n’a sans doute pas voulu. Aujourd’hui je me sens forte et je n’ai aucun chagrin d’être à Saint-Yon. Pour devenir bon général il faut auparavant être bon soldat. J’ignore si votre humilité n’aura pas à souffrir de la mission que je vous confie, mais vous ne devez pas ignorer que l’amour de Dieu produit l’amour du prochain, et nous donne la force pour les grands sacrifices. [p. 44]
Ce document vient confirmer ce que disait Marcé an sujet des écrits dans la démence : « Chez certains malades les premiers symptômes de la démence se manifestent dans leurs écrits par une idée ou une série d’idées revenant sans cesse sous la plume, entourée de divagations et se présentant toujours sous la même formule et roulant dans le même cercle. »
Tous ces caractères se retrouvent dans cette lettre, et il est inutile d’y insister.
Au point de vue graphique on n’observe rien de saillant. En 1887, la malade, dont la démence était plus accentuée, écrivait sur des morceaux de papier, sur des feuilles de platane, des mots incompréhensibles entourés de signes et de dessins bizarres. Son langage était aussi incohérent.
Aujourd’hui ses écrits n’ont pas changé. Ils se composent d’une série de mots et de noms propres alignés les uns à la suite des autres ne paraissant s’enchaîner que par un semblant de consonnance.
Sa dernière lettre est ainsi conçue :
Dieppe, C…, propriétaire, Rosine, Hortense, Eugène, Anastasie ;D…, Formerie, Guérie, Prveau, Prauvos, Prévaloir.
Chaque mot forme une ligne et commence par une lettre majuscule.
Depuis 1887, époque où la démence s’est accentuée, l’écriture s’est modifiée d’une façon frappante, et en comparant les diverses lettres on ne dirait pas qu’elles ont été écrites par la même personne à un an d’intervalle. L’écriture qui auparavant ne manquait pas d’élégance, est devenue [p. 45] grosse, les caractères sont mal formés, mais sans tremblement.
Voilà donc une malade atteinte de démence consécutive, dont les écrits ont toujours été en rapport avec son délire et l’état de ses facultés intellectuelles.
La première lettre ne reflète que les conceptions délirantes de la malade. Dans la deuxième, malgré la correction relative des phrases, la régularité de l’écriture et le soin apporté à la forme, un commencement de démence ou du moins une grande obtusion des facultés intellectuelles par la pénurie des idées. On dirait d’après l’expression de Marcé : « Avoir sous les yeux une de ces lettres écrites aux époques solennelles par un enfant inintelligent. »
Maintenant cette malade, dont la démence est confirmée depuis deux ans, ne prononce que des mots incohérents dans la conversation, et ses écrits sont semblables à ses discours.
REMARQUES. — On a pu suivre chez elle l’affaiblissement progressif de ses facultés intellectuelles. Si nous pouvions publier un plus grand nombre de ses lettres, nous aurions autant de bulletins de santé morale rédigés par la malade elle-même, et chacun d’eux nous montrerait la ruine progressive de l’intelligence de l’auteur.
Malgré cette crise cérébrale, la malade s’occupe à des travaux manuels avec utilité. Dernièrement elle a dessiné dans le quartier un petit jardin avec des allées bien comprises.
Ses actes ne révèlent en rien le désordre de son état mental. [p. 46]
OBSERVATION X
Femme de 55 ans. Sans antécédents héréditaires. Bonne santé habituelle. Diathèse arthritique, psoriasis.
Un accès de lypémanie en 1873 pour lequel la malade fut traitée à Saint-Yon jusqu’en 1878.
Elle est réintégrée en 1882 : lypémanie avec idées de persécution et hallucinations de l’ouïe et de la vue.
Les idées de persécution persistent jusqu’en 1885. À partir de cette époque des idées mégalomanes apparaissent. La malade prétend avoir des pouvoirs surnaturels qui lui permettent de faire la pluie et le beau temps est de guérir toutes les maladies.
Aujourd’hui la malade est en démence.
Nous allons voir chez cette malade les écrits se modifier avec les progrès des troubles cérébraux.
Voici une lettre textuelle adressée au médecin en chef en 1882 :
Monsieur,
Depuis trois ans et demi que j’étais retourné à la communauté, je me suis toujours conformé à ses règles. J’ai travaillé un an à coudre avec de bonnes sœurs de 60 à 80 ans. Me trouvant incommoder par leur chaufferette, j’ai adressé une plainte à la supérieure qui va imposer silence et m’a envoyée dans ma chambre. Là j’ai eu une vision terrifiante. « Je voyais une grande boule rouge avec de grands yeux mobiles par moment, et puis morts. » Je n’osais point bouger tant j’avais peur. C’était là un effet de la vengeance de la supérieure et de quelque sœurs jalouses de moi. Le lendemain de la vision, j’entendis une voix [p. 47] intérieure qui me disait continuellement : « aller à Rome. »
On m’a enfermé de nouveaux à Saint-Yon, par ce que je les gênais, et on m’a mis au milieu d’un hallucinées, qui s’acharnent après moi parce que je ne partage pas leur vice. Je vous prie de me faire sortir le plus tôt possible.
Voilà un écrit qui ne présente rien de particulier au point de vue de la forme, de la correction et de l’écriture. Quant aux idées qu’il renferme, nous n’avons pas à les étudier ici, nous en avons parlé à propos des persécutés.
En 1886, cet malade manifestait des idées mégalomanes déjà depuis plusieurs mois, et ses facultés étaient bien acceptées.
Voici une lettre textuelle écrite à cette époque :
Mon cher frère,
Je vous prie de me faire envoyer mon vêtement de religieuses et une paire de bottines fourrées, je ne suis pas obligé de vivre prisonnière et de me priver de confession, on voudrait m’enfermer, moi enfant du Très Haut, dont je tiens la puissance qui me permet de faire de grandes choses, de diriger la marche des saisons, on veut me priver, moi religieuse, d’aller à la messe, je ne veux plus de cloître forcé qui ne sont bons que pour les plaideurs de mauvaise foi et pour les coupables aliénés.
Cet écrit a été présenté sous une forme convenable, le papier était sans tache et bien plié. En le lisant on est frappé de l’incohérence qu’on y observe, et du manque absolu de ponctuation. De plus, il y a deux grosses fautes [p. 48] d’orthographe, inexplicables de la part d’une personne qui n’en faisait pas quatre ans auparavant.
Ce sont là des caractères grossiers qui indiquent des troubles intellectuels profonds.
L’écriture ne s’est guère modifiée.
Voici une autre lettre écrite an commencement de 1888 :
Mon cher frère,
A l’asile Saint-Yon il y a dix-huit maisons tenues par des missionnaires en robe bleu et voilée parce que personne ne vient me voir ni me chercher, éloignée de vous de 7 heures de chemin de fer, en compartiment, je vous prie de me taire réclamer par un employer du chemin de fer, réclamation de ma personne à l’asile.
Cet écrit porte le cachet de la démence : incohérence, incorrection frappante à côté de la première lettre. Depuis cinq mois la malade a été prise d’un léger tremblement et l’écriture s’en ressent. La forme est soignée, et la simple vue ne révèle rien d’anormal dans la manière dont est pliée la lettre.
REMARQUES — 1° Correction du style et de la forme dans la première lettre qui ne révèle que des idées délirantes.
2° Incohérence, manque absolu de ponctuation, fautes grossières d’orthographe alors qu’il n’y en avait pas quatre ans auparavant. Sans modification de l’écriture.
3° Révélation de la démence par l’incohérence, et l’incorrection du troisième écrit. Troubles de l’écriture en rapport avec le désordre de la motilité. ’p. 49]
OBSERVATION XI
Madame S… Eugénie, 59 ans, sans antécédents héréditaires. Intelligence médiocre, instruction assez soignée.
Entrée en 1869, elle avait alors d’après le dossier un délire des persécutions avec hallucinations de l’ouïe et de la sensibilité générale. Affaiblissement sensible des facultés intellectuelles.
Les lettres que nous avons trouvées dans le dossier et se rapportant à cette époque, révèlent ses idées délirantes. Elles sont incohérentes.
Voici une lettre textuelle datée de 1872 :
Mon cher époux,
Je viens de recevoir la lettre du 12. Je suis heureuse de te savoir en bonne santé : souffle froid que nous éprouvons dans l’hiver. Je vais à peu près bien. On travaille dans mon dos à droite, nuit et jour. Cela me fait bien souffrir, mais j’espère ma guérison complète le jour bien ne reviendra-t-il ? Je ne sais pourquoi tu m’as fait enfermer ? Je suis la victime des jaloux et des envieux. Nous sommes absolument comme au collège. Cette nuit j’ai senti le bellérapahan qui a heurté mon dos. Je te prie de leur dire de cesser leurs agissements qui me rendraient malade. Si tu veux venir me chercher, tu ne feras pas mal.
Je t’embrasse et te dis bonjour.
Eugénie S…
C’est là une lettre d’hallucinée persécutée qui reflète les idées délirantes d’une malade dont l’état mental est dans [p. 50] une période qu’on pourrait appeler de transition. Les phrases sont correctes, décousues, et le style n’a pas cette fermeté qu’on trouve dans les écrits des persécutés. Ce sont des signes qui font prévoir un changement dans l’état mental de l’auteur.
Nous publions une lettre datée de 1875.
Les notes du dossier de la malade déclarent qu’elle manifeste depuis quelque temps déjà des idées mégalomanes, et que les facultés s’abaissent beaucoup.
Monsieur le médecin en chef.
Vous me demandez Le Détail De ce que La France me Doit. Je réclame tous mes Droits De première Classe. D’une part 550 millions de francs Seize Roubles,
D’Une autre part Un million de francs. Et pour mes Appointements D’Impératrice 50 millions de Francs chaque année.
Et pour mon Grand Prix D’honneur Universel Quelques centaines De millions de Francs par jour en louis d’Or tout neufs, Selon mes Besoins, à ma Volonté, Apportez-moi de suite des milliards de roubles, des piastres, selon mes besoins.
Eugénie
Impératrice de France.
Les idées que renferme cete lettre sont celles d’une mégalomane, mais leur incohérence indique un grand affaiblissement intellectuel voisin de la démence. Ce qui frappe, c’est l’abondance des lettres majuscules qu’ou ne retrouve pas dans les écrits des paralytiques à la période du délire des grandeurs. C’est un signe qui a sa valeur au point de vue du diagnostic différentiel, Mêmes idées [p. 51] ambitieuses, mais pas de surcharge de majuscules chez le paralytique.
Une autre particularité qu’on remarque, c’est l’emploi de l’accent grave sur toutes les syllabes ayant la consonnance de la voyelle è.
L’écriture est grosse, mais régulière. La signature est d’un vaste paraphe qu’on ne trouve pas dans sa première lettre.
La forme est soignée. A première vue on dirait se trouver en face d’un arrêté administratif, pardonnez-nous la comparaison.
Aujourd’hui les écrits de la malade sont absolument les mêmes sous tous les rapports.
REMARQUES. — Ici encore les écrits révèlent les phases diverses de la maladie.
Ils se sont modifiés avec les idées mégalomanes. Depuis une dizaine d’années ils n’ont pas changé.
OBSERVATION XII
Madame veuve T. entre à l’asile le 30 octobre 1815. Elle est âgée de 53 ans. On ne possède aucun renseignement sur ses antécédents personnels ou héréditaires. Le certificat médical tendant à son placement dans une maison d’aliénés, donne la malade comme atteinte « du délire des persécutions » sous l’influence duquel elle se livre à des actes dangereux ; de sorte, que dans l’intérêt de sa sûreté personnelle et de la sécurité de ceux qui l’entourent, il y a exigence à 1a faire enfermer
Ce diagnostic est rectifié par le Dr R… , alors médecin en chef, qui déclare madame T… atteinte de lypémanie avec hallucinations et délire des persécutions. Ce délire a [p. 52] pour point de départ 1a croyance que manifeste la malade « à des ennemis qui se sont ligués contre elle » » Elle voit de mauvaises intentions dans les faits les plus insignifiants… (note du 23 février 1876). La même note nous apprend en outre que madame veuve T… « manifeste souvent des idées de grandeur, et est très disposée à l’impatience et même à la colère. Il lui arrive quelquefois de proférer des menaces de violence ». Pendant l’année 1876, la malade, loin de présenter aucune amélioration, se fait remarquer par une gaieté excessive avec quelques périodes d’incohérence absolue. Le cercle de ses idées se restreint de plus en plus ; l’équilibre entre la santé physique et la santé mentale est définitivement rompu au détriment de cette dernière et nous constatons déjà par une note du mois de juin, que « madame T… prend depuis quelque temps un remarquable embonpoint », signe précurseur d’une démence prochaine. En effet, en mai 1877, « madame T… a beaucoup baissé,… sa mémoire s’affaiblit de jour en jour ; elle ne peut fixer son attention sur rien de sérieux… Sa conversation ne roule que sur des sujets qui trahissent des idées de grandeur et sur des enfantillages… Souvent la malade passe des heures à contempler un caillou, une croûte de pain, où elle s’imagine voir des figures d’être vivants… des processions, des marches triomphales, des batailles, etc., etc… En résumé, madame T… est en ce moment dans un état de démence confirmée… (4 mai).
Dès lors, la malade mène une vie à peu près négative, incapable d’aucune attention, d’aucun travail intellectuel ou manuel, passant son temps en bavardages d’une incohérence absolue aussi bien dans la forme que dans [p. 53 le fond. En février 1880, « elle est devenue incapable de suivre le plus simple raisonnement. La femme est extravagante et elle se livre aux actes les plus déraisonnables… » Elle exécute encore quelques excès de violence et se livre parfois à des voies de fait contre les personnes qui l’approchent. Les idées de grandeur et les hallucinations sensorielles persistent également ; — ainsi que le constate le registre de la loi, — accompagnée de puérité [sic] dans les propos et dans les actes. (1881-1882).
Madame T… se trouve actuellement dans la même situation mentale ; les modifications apportées par le temps sont à peu près insignifiantes : peut-être est-elle légèrement plus calme. Sauf ce point, c’est toujours la même loquacité, la même emphase, la même abondance de mots sans liaison perceptible, dans l’accouplement desquels la malade ne semble suivre d’autre loi que celle de l’assonnance… Lui demandera-t-on des nouvelles de sa santé, elle répètera ce dernier mot, et, par un phénomène de percussion auditive, — d’écho cérébral, si l’on nous permet cette expression, — elle parlera de thé, de thémis, de thémistocle, etc., etc., sans que rien motive l’introduction de ces différents vocables dans la conversation. Elle se complaît en outre à parler de la noblesse de ses sentiments, de son respect pour les qualités de cœur inhérentes à la personne qui l’entretient ; ne fréquente en aucune façon les malades au milieu desquelles elle vit, et, pendant la visite du matin, adresse plus particulièrement au directeur ses discours incohérents.
Les passages suivants, pris dans quelques-unes de ses lettres, donneront une idée relative des troubles psychiques [p. 54] présentés par madame T… Nous disons « idée relative », parce qu’il est à remarquer que le délire et l’incohérence manifestés par la malade sont bien plus nettement accentuées lorsqu’elle converse que quand elle écrit.
LETTRES
I
Permettez-mot, Monsieur, de demander encore à la noblesse de votre cœur, le mien étant profondément troublé, ne sachant pas où est ma fille adoptive, qui prend soin de sa vie, de son noble cœur … Ah ! je vous le demande, monsieur, soyez assez bon pour lui faire parvenir les sommes que vous avez de nos revenus disponibles pour qu’il puisse avoir tout ce qui est utile à sa vie et à la dignité de sa personne pour toute chose… Voilà sept ans trois mois que je suis dans la maison école qui ne convient ni à mes sentiments, ni à ma nature... Mon mari ne se servait de l’exercice de son éducation supérieure que pour en respecter les droits et en remplissant les devoirs avec scrupules dans ses relations pour toute chose dans la vie… Je viens de citer les bons sentiments de mon mari : pour moi, après mille et mille tourments injustement infligés à mes sentiments et à ma personne, par ceux-là qui ne cherchent pas à vivre dans le bien, ne sachant pas tout ce que ces procédés me voulaient avec madame M…, ma sœur, qui, sans droit à oubli le sentiment de nos pères, le courage que j’ai mis à faire ma position,… M. D…, avec l’oubli de tout ce qui porte au cœur en bien, m’a conduite par surprise où je suis… Dieppe, où est la vie et le noble cœur de mon mari, et où j’ai donné, à tous ceux qui m’ont approchée, les meilleurs sentiments et procédés de délicatesse, ne me répond pas… La ville de Dieppe, son cœur doit parler pour ses enfants, et celle qui [p. 55] qui lie leur vie avec eux, se confie sans père et mère à cœur et au sien… Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute considération la plus distinguée. (Lettre du 3 avril 1883 à M. L., notaire).
II
Permettez-moi, Monsieur, de demander à la grandeur de votre cœur de vouloir bien être l’interprète du bien… En homme bien, je ne doute pas que vous voudrez bien, me sachant dans le malheur, soutenir mes intérêts de tout ordre, avec la ville de Dieppe ; mon cher mari et son enfant : par son cœur, ses devoirs, il a rendu des services avec moi, avec une dignité, pour tout le monde : les familles bien de diète, Monsieur le Maire avec le Conseil municipal voudront, je n’en doute pas, que mes intérêts soient respectés, intérêts pour ma maison d’avoir un pharmacien de l’Ecole supérieure de Paris, qui doit soutenir la dignité des grandes sciences et art pharmaceutiques qui font partie des titres honorifiques de la France, dont mon mari était titulaire, faisant honneur aux savants de la famille dont il est le dernier. Titres, Université française, dans notre maison, étant propriétaire, depuis plusieurs centaines d’années dans la famille… Je demande à la ville de Dieppe, dans la personne de Monsieur le Maire, de vouloir bien se rappeler que les officiers scientifiques pharmaceutiques est art sans limites dans les villes, afin de maintenir les grades de la France avec sa fortune. Mon mari et moi nous avons honoré Dieppe ; sous peine de me déjuger, je ne puis faire autrement que de rappeler la maison, devant rester digne avec la pharmacienne supérieure de l’Ecole de Paris dans ses murailles faisant honneur à Dieppe…
Lettre du même, du 24 décembre 1887. [p. 56]
III
Dans une lettre à Monsieur le Préfet de la Seine-Inférieure, je lui demande sa justice, la noblesse de son cœur, pour faire valoir mes longues souffrances imméritées dans la maison départementale de Rouen, afin que je puisse recouvrir ma liberté, ma position digne dans nos cœurs et dans la vie… etc., etc.
(Lettre à madame Eugénie E… , sa fille adoptive. Janvier 1888.)
REMARQUES. — Après la lecture des fragments qui précèdent, la démence de madame T… n’est pas douteuse. L’incohérence la plus complète règne dans ses idées. Il est facile, également, de constater combien est étroit le cercle qui enferme ces dernières : des mots emphatiques sans aucune liaison, et un étalage puéril de grands sentiments constituent la trame de ces phrases. Nous n’avons donné que des extraits, car les lettres de madame T…, généralement fort longues, n’offrent, à l’analyse, qu’une suite ininterrompue de redites fastidieuses.
Nous remarquerons, en terminant, que ces lettres écrites au courant de la plume, sont formées d’une série de lignes très serrées, sans ponctuation d’aucune sorte et sans un seul alinéa. Les majuscules même que l’on voit, chez les aliénés, accompagner presque toujours les moindres manifestations vaniteuses, font ici complètement défaut. [p. 57]
CHAPITRE IV
LES ÉCRITS CHEZ LES PARALYTIQUES GÉNÉRAUX
L’examen des écrits perd beaucoup de sa valeur an point de vue clinique, à côté des autres symptômes si frappants qu’on trouve dans la paralysie générale. Cependant un œil exercé peut quelquefois prévoir une paralysie générale par la vue seule de quelques écrits, chez un individu paraissant posséder l’entière disposition de ses facultés intellectuelles. Mais c’est surtout au point de vue médico-légal qu’on peut se créer une opinion sur l’état mental d’un individu qui est mort en laissant des lettres, des notes, un testament.
Nous étudierons les écrits se rattachant à la première période, ceux se rattachant à la démence politique.
Ce besoin d’expansion qui caractérise le début de la maladie se traduit dans les écrits par des phrases variées, pompeuses vantant des qualités, exposant des projets fantastiques. Ces malades adressent leur lettres à des personnages hauts placés, qu’ils traitent d’égal à égal.
Ils accompagnent leur nom de titres nobiliaires.
Voilà des faits que presque tous les auteurs regardent non seulement comme fréquents, mais comme caractéristiques. Cependant certains de ces signes se rencontrent tout aussi accusés dans les écrits des mégalomanes. Et l’expert qui n’aurait que ce moyen pour porter un diagnostic [p. 58] risquerait de se tromper bien souvent s’il n’avait soin de tenir compte des renseignements sur les actes et surtout sur l’âge de l’individu. Les paralytiques lettrés ont un style emphatique, fleuri, remarquable par la richesse et l’abondance des idées, tandis que dans les écrits des mégalomanes on ne trouve, le plus souvent, que des phrases incohérences et souvent incorrectes, signes révélateurs d’une intelligence usée par un délire chronique touchant à la démence.
Nous ne devons donc pas oublier ce fait que les mégalomanes comme les paralytiques changent leur nom et s’arrogent des titres pompeux. Nous nous sommes étendus sur ce caractère quand nous avons parlé des écrits des mégalomanes. A. Voisin, Dans son ouvrage sur la Paralysie générale des aliénés, dit que le délire mégalomaniaque se rencontre dans une foule d’affections vésaniques, sous la même forme que dans la paralysie générale.
Tant que les troubles de la motilité ne sont pas accusés, l’écriture peut conserver longtemps ses caractères normaux. Un signe qui a une grande valeur, sont les ratures nombreuses qu’on trouve dans les écrits de ces malades. Brière de Boismont site le fait d’un individu dont les lettres étaient couvertes de ratures longtemps avant d’avoir donné des symptômes de paralysie générale.
Donc, style emphatique, arrogant, mobilité des idées et ratures nombreuses sont les signes qu’on rencontre dans les écrits des paralytiques généraux à la période prodromique, et l’expert devra en tenir compte chaque fois qu’il aura à juger les parentales d’un individu à l’aide d’un manuscrit.
Un autre caractère qui nous paraît important, c’est le [p. 59] manque de soins que présentent les écrits. La feuille et mal pliée et tâchée d’encre ; ces malades semble avoir un profond dédain pour tous ces détails.
Dès que les troubles somatiques apparaissent, l’écriture se modifie. L’inhabilité manuelle se reflète dans le graphisme ; l’écriture devient irrégulière, souvent plus petites, les a élevés o son mal formés ; les jambages et tous les traits de plume un peu prolongée présente du tremblement. Ce tremblement, qui peut coexister avec une écriture encore régulière et symétrique, a une valeur considérable au point de vue du diagnostic. Il se présente sous l’aspect d’un petit zigzague rayonner sous les angles aigus. Ce caractère a été signalé par Marcé. Dans l’écriture des lypémaniaques le tremblement est caractérisé par des sinuosités arrondies, comme nous l’avons dit plus haut. C’est un signe distinctif qui a sa valeur au point de vue du diagnostic o différentiel.
Trouve-t-on une corrélation constante entre le tremblement de récriture et l’embarras de la parole ? Pas toujours. — Bien des fois nous avons observé des malades chez lesquels l’embarras de la parole était très prononcé alors que la parésie des membrés était à peine marquée ; dans ce cas l’écriture est sensiblement modifiée. Mais si chez ces mêmes malades le cerveau est sous le coup d’une poussée congestive, l’écriture se modifie beaucoup et devient tremblée comme la parole. A mesure que l’état congestif diminuera, l’écriture reprendra sa régularité, tandis que l’embarras de la parole persistera jusqu’à ce que les troubles de la motilité soient établis d’une façon définitive.
A cette période, on observe encore l’oubli de certains [p. 60] mots indispensables au sens et à la correction de la phrase ; ce caractère est fréquent et connu depuis longtemps.
Quand la démence est-portée au plus haut degré, quand les mouvements ont perdu toute précision, les malades tracent des caractères indéchiffrables et remarquables par le tremblement qu’on y observe. Ils ne savent même plus copier leur nom lisiblement. Ils parlent et écrivent d’une façon incompréhensible.
OBSERVATION XIII
Ch… Gustave, 45 ans. Père alcoolique mort d’hémorrhagie cérébrale. Mère nerveuse. — Comme antécédents personnels : jamais de maladie grave, a toujours fait preuve d’une intelligence assez développée. — Instruction soignée, avait commencé les éludes de pharmacie qu’il abandonna pour entrer dans le commerce d’eaux gazeuses. — Début, dans le courant de janvier dernier, de troubles cérébraux caractérisés par une grande mobilité dans les idées, par une grande irritabilité et par des actes de violence envers sa mère qu’il aimait beaucoup auparavant. Ces prodromes se sont accentués depuis deux mois environ et ont nécessité l’internement du malade.
Entrée le juillet 1888 ;
Certificat de 24 heures : embarras très marqué de la parole, incertitude de la marche, idées caractéristiques de satisfaction et de grandeurs, inégalité pupillaire. Diagnostic : paralysie générale.
Nous publions une lettre de ce malade qu’il écrit à une de ses tantes :
Ma chère tante,
J’ai l’honneur de vous faire que je voudrais bien me faire, me prendre chez vous, parce que ma mère est doit [p. 61] être décédé, dites moi à quelle heure vous viendrez me chercher, réponse le plus tôt possible.
Agréez mes embrassements de ce qui aime et qui vous et donner la main pour moi a mon oncle.
REMARQUES. — Ce malade est en démence paralytique, et tous les caractères qu’on trouve dans sa lettre confirment ce diagnostic. Incorrection de la ponctuation, mots oubliés, et tremblement très prononcé de l’écriture en rapport avec les troubles de la motilité. Dans les dernières lignes, les longs jambages sont formés de zig-zags.
Dans sa conversation il parle de millions qu’il a gagnés dans le commerce des eaux gazeuses, mais dans sa lettre il n’en parle pas. C’est le seul écrit que nous ayons de ce malade.
OBSERVATION XIV
B… Léon, 34 ans, entre à l’asile de Quatre-Mars en 1884. Rien de saillant dans ses antécédents héréditaires et personnels. Instruction supérieure. Occupait une place importante dans la magistrature.
Certificat de quinzaine : « Paralysie générale progressive, idées de grandeur avec agitation maniaque, embarras de la parole, incertitude de la marche.
Le malade est décédé en 1888.
Dès son entrée le malade envoie lettres sur lettres au préfet, au procureur de la République, au ministre de la justice pour demander sa sortie. [p. 62]
Voici une de ses lettres, adressée au médecin en chef :
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous demander ma sortie. Ma prétendue maladie n’a été qu’un prétexte à une séquestration que je ne saurais supporter plus longtemps. C’est là un ruse grossière qui ne saurait tromper un magistrat comme moi.
Vous m’enverrez votre note qui vous sera payée chez mon banquier.
J’espère que les membres du barreau de … viendront tous me chercher afin de réhabiliter celui qu’ils étaient fier d’avoir parmi eux.
Cet écrit exprime la nature du délire de l’auteur, une grande exagération de la personnalité. L’écriture ne présente rien de particulier ; le papier est taché d’encre, et on observe quatre ratures.
Dans une autre lettre datée de 1885, les idées sont devenues de plus en plus confuses, et l’écriture s’est modifiée d’une manière frappante. Chaque mot se termine par une sorte de paraphe qui recouvre le mot suivant et dont la direction est des plus Irrégulières tantôt en haut, tantôt en bas, et parfois même allant rejoindre la première lettre du mot. A cette époque où le bredouillement était intense et le tremblement des mains très accentué, l’écriture est presque illisible et révèle les troubles de la motilité.
En 1886, l’écriture n’existe plus, et les écrits du malade sont représentas par des morceaux de papier chiffonné, noirci de signes confus, hiéroglyphiques. [p. 63]
REMARQUES. — Chez ce malade, les écrits ont toujours suivi les diverses phases de l’affection cérébrale, et ont présenté une grande partie des signes que nous regardons comme caractéristiques.
OBSERVATION XV
G… Joseph, 39 ans, comptable, entre à l’asile dans le courant du mois de juillet 1887.
Pas de renseignements sur ses antécédents inégalitaires et personnels. — Instruction soignée.
À son entrée il présentait des idées de richesse, exagérant toutes choses d’une façon absurde. Il souriait naïvement, était content de lui. En même temps il avait de l’embarras de la parole, une légère inégalité pupillaire. Diagnostic à paralysie générale.
Au commencement de février 1888, il a eu plusieurs poussées congestives avec attaques épileptiforme.
Voici une lettre de ce malade, écrite le 27 janvier, quelques jours avant sa congestion :
Ma chère B…,
Je me vois dans la nécessité de t’écrire pour te rappeler que tu sembles oublier la promesse que tu m’appelles de venir me chercher. Je t’ai attendu intilement toute la journée d’hier. Je t’engage à permettre les deux chevaux blancs à ma grande calèche et de venir aussitôt cette lettre reçue. Si tu refuses de m’obéir, car toi.
Je t’embrasse.
G…
dit : Prince-Million [p. 64]
Rien de particulier à signaler dans l’ensemble de cette lettre, à part l’idée délirante de chevaux et de calèche que le malade n’a pas.
L’écriture est troublée d’une façon frappante, surtout dans les lettres un peu longues ; d’ailleurs, en ce moment, le malade avait un tremblement de membres qui s’était accentué depuis quelques jours, ainsi que l’embarras de la parole.
Pas d’incorrection, pas de mots oubliés, pas de désordre dans la forme.
Depuis environ un mois l’affection semble arrêtée dans sa marche, on n’observe presque pas de tremblement ni d’embarras de la parole. Le malade parait être en rémission.
Voici une lettre écrite à un directeur des postes, par le malade, depuis qu’il est en rémission :
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous témoigner mon étonnement de voir qu’ayant écrit plusieurs lettres à diverses personnes, elles ne soient pas parvenues. Il me semble cependant que je suis un homme qui se trouve en momentanément dans le malheur, n’en n’être pas moins digne d’intérêt. J’adresse encore aujourd’hui une autre lettre à ma femme légitime qui est actuellement à mon château du M…-E…, et j’espère qu’elle parviendra.
Je termine en vous recommandant humblement de vouloir veiller un peu plus au devoir de vos subalternes.
6 mai 1888.
G…
dit : Prince-Million [p. 65]
REMARQUES. — Il y a une grande différence entre cette lettre et la première.
Celle-ci parait humble, timide et ne révèle en rien la conversation délirante de l’auteur, qui roule toujours sur des idées de grandeurs.
La forme est soignée sous tous les rapports ; l’écriture et leste et sans tremblements. Du reste, les troubles de la motilité ont disparu, comme nous l’avons déjà dit.
On ne trouve pas ici le style arrogant du paralytique ; il y a une phrase qui reflète certainement une exagération de la personnalité, c’est lorsqu’il dit que « quoique momentanément dans le malheur, il n’en est pas moins digne d’intérêt ».
La signature : Prince-Million , a une grande importance, si la phrase à laquelle nous faisons allusion passait inaperçue.
OBSERVATION XVI
R… Jean, 53 ans, capitaine au long cours. Pas d’antécédents héréditaires. Comme antécédents personnels : deux accès de goutte il y a deux ans. Excès vénériens depuis quelque temps.
Début des troubles cérébraux, il y a un an, à la suite d’une déception.
Entré depuis un mois à l’asile des Quatre-Mars, ce malade présente un grand affaiblissement des facultés intellectuelles, de l’inégalité pupillaire, et un embarras de la parole très prononcé .
« Il manifeste des idées de grandeur, s’approprie des talents qu’il n’a pas, parle de voyages en Chine à la tête d’une flotte, promet des millions à l’infirmiers s’ils le laissent sortir. » [p. 66]
Nos n’avons pu nous procurer qu’un écrit, mais qui nous paraît significatif.
Voici ce document textuel adressé à sa femme :
Aussitôt la lettre reçue prends le traisn avec Marie et quand non seron arrivés no iron chez le bijoutier ou tu chois i ra un paire pend ant oreill montès d’un diam,
Mille a mi i tiés.
REMARQUES — Ces lignes sont écrites sur un grand morceau de papier qui présente plusieurs taches d’encre. L’écriture n’est pas tremblée, d’ailleurs le malade n’a pas de tremblements des mains, ni de parésie des membres inférieurs. Ce sont les seuls symptômes qui manquent au tableau clinique de son affection.
L’expert qui aurait à formuler un diagnostic avec cet écrit, hésiterait entre un paralytique et un ramolli s’il tenait compte de l’âge de l’auteur (53 ans). Cependant les caractères de l’autographe, incorrection, manque de soin dans la forme, oubli des mots et de barrer les t, répétitions de syllabes plaident en faveur d’un paralytique. Nous avons examiné le malade à plusieurs reprises et avec beaucoup de soin, et nous avons constaté les symptômes énoncés plus haut et, en outre, cet aspect général indéfinissable reflétant la paralysie générale.
Il sera curieux de savoir si la marche ultérieure de la maladie viendra confirmer le témoignage de cet écrit. [p. 67]
CONCLUSIONS
Les conclusions de notre travail feront ressortir l’utilité que le médecin peut retirer des écrits des aliénés, au double point de vue du diagnostic et de l’expertise légale.
Nous dirons donc :
1° Les écrits doivent être considérés comme un moyen utile pour aider à diagnostiquer l’aliénation mentale.
2° La plupart des aliénés manifestent dans les écrits leurs idées délirantes.
3° Parfois le contenu des écrits pourra être négatif, alors que les actes et les discours de l’auteur trahissent des troubles intellectuels. Cela s’observe surtout chez certains excités maniaques, chez les persécutés et dans la folie raisonnante.
Dans ce cas il faudra examiner attentivement le graphisme qui, souvent, présentera quelques particularités capables de donner l’éveil.
4° Si le médecin est appelé à apprécier l’état mental d’un individu laissant un document quelconque sujet à contestation, il devra, après s’être procuré tons les renseignements possibles, examiner ce document dans sa forme, noter la manière dont il est plié, étudier et analyser le contenu pour voir s’il ne présente pas certains détails pouvant faire allusion à des conceptions délirantes.
5° Si le document à examiner appartient à un individu [p. 68] ayant eu des accès d’aliénation mentale ou né de parents aliénés, l’expert ne devra pas omettre de rechercher certains signes dont nous avons essayé de montrer la valeur (ratures nombreuses, déformation de l’écriture, mots soulignés et lettres majuscules), malgré l’apparence raisonnable du contenu.
Notes
(1) Pinel (Traité médico-physiologique de l’aliénation mentale).
(2) Annales médico-psychologiques, 1854, tome IX.
(S) Annales médico-psychologiques, 1850.
(4) Jougla (Gazette des hôpitaux, 1874).
(5) Annales médico-psychologiques, 1866, tome 111.
(6) Voir observation n°1.
(7) Paulus Zacchias (Questions médico-légales).
(8) Marcé (Valeur des écrits des aliénés) déjà cité.
Vu : Le Président de la thèse,
B. BALL.
Vu : Le Doyen,
BROUARDEL.
Vu et permis d’imprimer :
Le Vice-Recteur de l’Académie de Paris,
GRÉARD.
Paris. — Imprimerie du Jardin des Plantes, Ramelini, 4, rue Censier.
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