Bernard-Leroy et Tobolowska. Le mécanisme intellectuel du rêve. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), vingt-sixième année, tome LI, janvier à juin 1901, pp. 570-593.
Voici la position résume des auteurs : Ce qui se dégage de notre conception du rêve, c’est que dans le rêve comme dans la perception extérieure, la matière principale est fournie par des successions d’images indépendantes et non par des idées.
Eugène-Bernard Leroy (1871-1932). Nous n’avons trouvé aucune donnée biographique sur ce médecin, pourtant important. Nous nous contentons donc, provisoirement de citer quelques unes de ses publications :
— Sur l’illusion dite de « dépersonnalisation ». In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome XLVI, juillet à décembre 1898, pp. 157-162. [en ligne sur notre site]
— Un cas singulier d’illusion de dédoublement. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), 1898, pp. 148-151. [en ligne sur notre site]
— (avec Justine Tobolowska). Sur les relations qui existent entre les Hallucinations du rêve et les images langage intérieur. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), vingt-sixième-année, LI, janvier-juin 1901, pp. 241-248. [en ligne sur notre site]
— Étude sur l’illusion de fausse reconnaissance (identificirende Erinnerungstauschung de Kraepelin) chez les aliénés et les sujets normaux. Thèse pour le doctorat en médecin de la Faculté de Médecine de Paris. Paris, Henri Jouve, 1898. 1 vol. – Edition de librairie sous un titre différent : L’Illusion de Fausse Reconnaissance: Contribution A L’étude des conditions psychologiques de la reconnaissance des souvenirs. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol. [en ligne sur notre site]
— Un cas singulier d’illusion de dédoublement. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), 1898, pp. 148-151. [en ligne sur notre site]
— Sur les relations qui existent entre certaines hallucinations du rêve et les images du langage intérieur. Extrait du « Bulletin de l’institut psychologique international », (Paris) première année, numéro 5, juillet août septembre 1901, pp. 241-248. [en ligne sur notre site]
— Le langage. Essai sur la psychologie normale et pathologique de cette fonction. Paris, Félix Alcan, 1905. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Nature des hallucinations. Partie 1. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), Trente-deuxième année, LXIII, janvier à juin 1907, pp. 593-619. [en ligne sur notre site]
— Interprétation psychologique des « visions intellectuelles » chez les mystiques chrétiens. In Annales du musée Guimet. Revue de l’histoire des religions, (Paris), 1907. Et tiré-à-part : Paris, Ernest Leroux, 1907.
À propos de quelques rêves symboliques. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 358-365. [en ligne sur notre site]
— Kleptomanie chez une hystérique ayant présenté à différentes époques de son existence des impulsions systématiques de diverses natures. XVIIe congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Genève-Lausanne, 1-7 août 1907 / E. Bernard-Leroy / Genève 1908.
— Sur l’inversion du temps dans le rêve. In « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXX, juillet-décembre 1910, pp. 65-69. [en ligne sur notre site]
— Stendhal psychologue. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1920. Paris, 1920. 1 vol. in-8°, pp. 266-288. Tiré-à-part.
— Les visions du demi-sommeil. Paris, Librairie Félix Alcan, 1926.
— Sur quelques variétés de souvenirs faux dans la rêve. in « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIVe année, 1927, pp. 539-549. [en ligne sur notre site]
— Confession d’un incroyant. Document psychologique recueilli et publié avec une introduction. Paris : Impr. Lefebvre, 1933.
— La Franc-Maçonnerie jugée objectivement. Paris, le Symbolisme , 1934. 1 vol.
Justine Tobolowska est né à Varsovie en 1875. Nous n’avons que très peu d’éléments biographique, sinon que son père était médecine qu’elle commença ses études de médecine à Varsovie semble-t-il pour les terminer à Paris (3 ans), ou elle fut reçue au doctorat en 1900. Cette thèse dont le sujet avait été suggéré par Gilbert Ballet, qui fut en outre son maître, provoqua l’admiration de Pierre Quercy, Raoul Mourgues et Jean Lhermitte. Tous, travaillant sur les hallucinations, avaient incorporé les thèses qui y sont débattues pour le sommeil à leurs domaines. Nous ne connaissons pas la date de sa mort.
Pour les publications voir ci-dessus.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodités& nous avons renvoyé les notes en bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 570]
LE MÉCANISME INTELLECTUEL DU RÊVE
Nous nous proposons d’examiner ici l’état de rêve uniquement au point de vue psychologique, sans nous occuper en aucune façon des rapports qui peuvent exister entre les états de conscience dont il est formé et les phénomènes physiologiques ou le monde extérieur même en restant sur ce terrain, il est certain qu’il reste encore beaucoup à faire pour que l’on ait une idée quelque peu claire de ce qu’est la vie du rêve.
Le point de vue auquel se placent ordinairement les classiques pour l’étude du rêve est assez singulier il nous semble qu’on commence par poser en principe que l’état de veille correspond au fonctionnement complet et parfait de toutes les facultés et que dès lors l’étude du rêve doit tendre à déterminer ce qui dans cet état est diminué ou supprimé; le rêve est considéré en somme comme une sorte d’état de veille imparfait. Il nous semble qu’il serait préférable d’étudier le rêve en lui-même et abstraction faite pour ainsi dire de ce que nous savons des fonctions psychiques de l’état de veille ; se plaçant à un point de vue purement descriptif, on montrerait par des exemples nombreux la naissance, l’évolution et les rapports des différents éléments, et c’est seulement après avoir étudié le rêve, état spécial et jusqu’à un certain point indépendant, que l’on se permettrait de le comparer avec cet autre état qu’est la veille normale, ou avec les états pathologiques. Ce serait une longue étude que nous ne pouvons avoir la prétention de faire ici dans le présent article, faisant abstraction de tout ce qui est émotion et tendance à l’action, nous nous limiterons strictement à l’étude du côté intellectuel, et même. restreignant encore ce point de vue, ce que nous chercherons exclusivement, c’est à nous faire une idée, sinon complète, du moins assez claire et précise de l’agacement des divers éléments intellectuels du rêve, hallucinations, perceptions, idées ; sans entrer dans l’analyse intime de ces éléments pour en démêler les parties dernières, c’est seulement à l’étude de leurs rapports que nous nous arrêterons. [p. 571]
Une des formes les plus simples de la pensée consisterait en une succession de tableaux hallucinatoires incoordonnés, et dépourvus de tout lien logique ; en fait, si l’on excepte certains états de confusion mentale qu’il est pratiquement difficile de discerner d’avec la stupeur profonde ou il n’y a probablement même pas d’hallucinations proprement dites, mais seulement des images isolées), il semble que l’on n’ait guère d’exemples d’une telle forme mentale. Dans les états intellectuels en général, normaux ou anormaux il y a deux choses à distinguer les phénomènes proprement représentatifs, perceptions ou hallucinations ; et les liens abstraits conçus par le sujet comme les réunissant et en faisant un ensemble plus ou moins cohérent et logique. Mais les relations réciproques de ces deux éléments sont variables on peut, à ne considérer par exemple que les états anormaux de l’intelligence, les ranger en deux catégories, selon le rôle qu’y jouent l’élément purement représentatif et l’élément coordinateur.
D’un côté sont les délires dans lesquels le trouble est essentiellement constitué par une coordination vicieuse des éléments intellectuels, c’est-à-dire les délires systématisés primitifs proprement dits ; dans ces délires les hallucinations, s’il s’en trouve, sont secondaires, elles sont amenées par les conceptions fausses que se forge le sujet relativement au monde extérieur.
A l’opposé, sont les délires hallucinatoires, c’est-à-dire dans lesquels le phénomène primitif parait être l’hallucination, dans lesquels la systématisation, si elle se produit, n’est que l’interprétation des déformations que les hallucinations font subir au monde extérieur dans l’esprit du sujet.
Il ne faudrait pas, bien entendu, prendre ces distinctions absolument à la lettre ; il y a des variétés mixtes prenons par exemple le délire des alcooliques chroniques, qui est habituellement considéré comme un type de délire hallucinatoire ; les hallucinations qui le constituent ont toujours plus ou moins une forme persécutrice; il est impossible d’expliquer cette tendance constante si l’on n’admet pas qu’en même temps qu’il provoque les hallucinations, l’alcoolisme chronique produit une modification (plus ou moins passagère si l’on veut du caractère du malade, le rendant dans une certaine mesure paranoïaque. La distinction précédente n’en mérite pas moins d’être conservée en principe, et nous devrons l’avoir présente à l’esprit lorsque d’abord nous examinerons les hallucinations du rêve, au point de vue des conditions psychologiques de leur apparition, et lorsqu’ensuite nous étudierons les rapports de ces hallucinations avec les idées concomitantes et avec la marche générale du rêve. [p. 572]
Il convient aussi de bien s’entendre sur la légitimité et la valeur de la distinction que nous faisons entre l’élément représentatif et l’élément logique ou systématique. On ne peut nier qu’il y ait dans l’hallucination comme dans la perception un élément logique ; si nous avions à faire une étude approfondie du rêve, il nous faudrait prendre les choses à leur racine et chercher à démêler cet élément dans chaque hallucination prise en elle-même; mais actuellement, la question est autre il s’agit de savoir dans quelle mesure ces hallucinations peuvent dépendre d’une sorte de systématisation primitive, et dans quelle mesure, au contraire, elles influent sur les idées du rêveur.
I
- Quiconque observe avec quelque soin ses propres rêves, est dès l’abord frappé de ce que, parmi les tableaux hallucinatoires qui les constituent, un grand nombre, le plus grand nombre, peut-être, apparaissent et disparaissent sans cause psychologique appréciable, se succèdent les uns aux autres, sans lien subjectif apparent. C’est cette observation générale qui a, semble-t-il, incité la plupart des auteurs à comparer le rêve à une lanterne magique, à un kaléidoscope, etc., et ces caractères de mobilité, de variabilité et de décousu, ont même servi quelquefois à le définir. (Cf. Lasègue, Archives générales de médecine, nov. 1881.)
- Tannery a fort bien observé que lorsque nous cherchons à nous rappeler nos rêves, nous ne retrouvons plus guère que des images fugitives, à peu près sans lien [1898, p. 637-640]. « La durée de chaque vision est fort courte, dit Lasègue (nov. 1881, p. 516), les images se succèdent sans transition comme dans les lanternes magiques. » Il semble que plus on regarde le rêve de près, et plus cette absence de transitions, qui produit l’incohérence, devient manifeste. Quoi de plus fréquent dans le rêve que les métamorphoses inattendues et invraisemblables de personnes ou d’objets ?
Obs. I (Burdach, 1839, p. 211). « Gruthuisen rêva qu’il montait un cheval qui se transforma en bouc, celui-ci en veau, puis en chat, en jeune fille et enfin en vieille femme ; l’arbre sur lequel le chat s’était mis à grimper devint une église et celle-ci un jardin ; l’orgue de l’église devint une guimbarde dont jouait le chat, puis le chant de la jeune fille. »
Or, ce que sont en réalité ces métamorphoses, Delbœuf l’a montré avec beaucoup de finesse : « Le rêve, dit-il (1879, p. 341), est mobile [p. 573] et changeant. Rien de plus commun que d’y voir un chat se transformant en fille, un arbre en église. Pourtant j’ai des scrupules au sujet de ces prétendus changements. Je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Quand vous racontez ces sortes de rêves, vous ne dites jamais que le chat se changea en jeune fille, l’arbre en église vous vous exprimez autrement ; par exemple je jouais avec un chat, mais un moment après ce n’était plus un chat, c’était une jeune fille. Ou bien j’étais d’abord sous un arbre, mais sans que je sache comment je me trouvai au milieu d’une église. Or, dans mon opinion, vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille, et c’est votre esprit qui, soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du rêve, suppose une transformation que vous n’avez pas constatée expressément dans votre rêve. En fait, il y aurait simple substitution d’une image à une autre, sans changement interne et progressif. » C’est ce que l’on voit par exemple dans le cas suivant :
Obs. II (Prévost, 1834, p. 240-241). Je m’entretenais en songe avec deux hommes de ma connaissance. L’un d’eux s’étant tourné, j’attendais qu’il se retournât pour lui adresser la parole. Mais au lieu de ce visage bien connu que je cherchais, il en parut un tout différent qui semblait attendre que je lui parlasse. Mais je n’en avais aucune envie j’éprouvais au contraire une sorte d’irritation, et dans ce conflit de sentiments, je m’éveillai. Il semble que mon imagination voyait passer une suite de portraits au lieu de tenir celui qui l’intéressait. » L’un de nous, dans un rêve sur lequel nous reviendrons plus tard (obs. XIII et XIII bis, p. 8) vit d’abord un vase en cristal transparent, puis ce vase se changea brusquement en un autre opaque et couvert d’arabesques, bientôt remplacé lui-même par une statuette en terre glaise que le rêveur jugea être une caricature, mais la considérant avec attention, il vit qu’elle représentait un ours nonchalamment assis sur un canapé ; elle disparut et fut brusquement remplacée par une grande feuille in-quarto jaunie couverte d’écriture et de caractères typographiques.
Ces simples substitutions d’images se cachent encore peut-être sous bien d’autres récits d’aventures plus ou moins compliquées en apparence. « Souvent, dit Delbœuf (1880 p. 637), des actions dont la seule pensée nous révolte, semblent nous avoir paru en rêve toutes naturelles. Je crois que dans la plupart des cas, sinon dans tous, on est victime d’une simple substitution d’images. »
En somme, on doit admettre qu’un grand nombre d’épisodes du [p. 574] rêve sont formés de successions de tableaux sans aucun lien apparent entre eux. Les causes de l’apparition de ces tableaux pourraient sans doute être mieux éclaircies si l’on cherchait du côté des explications physiologiques, mais comme nous l’avons déjà dit nous n’avons pas à nous engager dans cette voie.
- Un autre processus qui se rencontre assez fréquemment c’est la transformation d’une image en une autre, présentant avec elle, soit des parties communes, soit quelqu’autre lien purement sensible. Au cours d’un rêve que nous raconterons plus loin en détail, l’un de nous eut son champ visuel occupé successivement par une série de bijoux semblables, ne différant que par un détail d’ornementation qui était blanc dans les uns et noir dans les autres. La dernière de ces images fut remplacée par une autre notablement différente, mais de structure analogue et de même couleur, sauf qu’on y remarquait une partie mauve, couleur qui n’était pas représentée dans la précédente; dans l’image qui suivit, la couleur mauve avait envahi tout l’ensemble et l’objet n’était plus qu’un assemblage monochrome de lignes géométriques.
Cette transformation des images en images analogues a été fort bien observée pour les images visuelles et auditives; elle serait certainement facile à mettre en lumière pour les images des autres sens.
Quelquefois le passage d’un tableau au suivant se fait en quelque sorte par l’intermédiaire d’un jeu d’images auditives verbales, ou verbomotrices en d’autres termes, il n’y a entre les deux tableaux aucun point de ressemblance, aucun lien logique ou sensible, mais il y a ressemblance et association entre les noms des objets qu’elles représentent. C’est ce que l’on voit dans l’exemple suivant emprunté à Maury :
Obs. III (Maury, 1861, p. 112-113). « Je pensais au motkilomètreet j’y pensais si bien que j’étais occupé en rêve à marcher sur une route où je lisais les bornes qui marquent la distance d’un point donné, évaluée avec cette mesure itinéraire. Tout à coup, je me trouve sur une de ces grandes balances dont on fait usage chez les épiciers, sur l’un des plateaux de laquelle un homme accumulait des kilos, afin de connaitre mon poids ; puis, je ne sais trop comment, cet épicier me dit que nous ne sommes pas à Paris, mais dans l’île Gilolo, à laquelle je confesse avoir très peu pensé dans ma vie ; alors mon esprit se porta sur l’autre syllabe de ce nom, et, changeant en quelque sorte de pied, je quittai le premier et me mis à glisser sur le second ; j’eus successivement plusieurs rêves dans lesquels je voyais la fleur nommée [p. 575] lobelia, le général Lopez, dont je venais de lire la déplorable fin à Cuba ; enfin je me réveillai faisant une partie de loto. »
Cet exemple est rapporté de telle façon qu’il est difficile de savoir si les intermédiaires ont été conscients, c’est-à-dire si les mots kilomètre, kilo, Gilolo, lobelia, Lopez et loto ont été prononcés intérieurement, chacun avant ou pendant la scène qui lui correspondait ; le fait d’ailleurs nous importe peu. Il nous importe peu, également, que d’autres tableaux se soient ou non glissés entre ceux qui étaient directement sous la dépendance des syllabes en question. Un point sur lequel, à notre avis, les auteurs n’ont pas suffisamment insisté, c’est la répétition, souvent multiple et quelquefois identique, des mêmes tableaux au cours d’un même rêve. Quelque paradoxal que cela puisse paraître, de telles répétitions, loin de mettre dans le rêve de l’ordre et de la logique, ne font souvent qu’en augmenter l’incohérence. Une image paraît, d’autres viennent après, qui semblent au dormeur, à tort ou à raison, une suite assez naturelle a la première mais tout à coup, la première reparait sans être amenée par rien, puis disparait encore, et cela, souvent un grand nombre de fois et avec une étonnante ténacité. On en voit deux exemples dans le rêve suivant de l’un de nous :
Obs. IV (inédite) (fin décembre 1900). « J’étais sur une pente de terrain assez raide, de couleur jaune et brillante comme du sable au soleil, je descendais, assis, en me laissant glisser. Puis, sans transition, je me trouvai dans une sorte de corridor obscur, ce qui me causa un sentiment pénible, accompagné du désir de me trouver ailleurs. Je distinguai bientôt devant moi, toujours sur le même fond noir, une barrière à hauteur d’appui, formée de planches verticales, à extrémités supérieures triangulaires, reliées entre elles par deux traverses, une en haut et une en bas; le tout peint d’une couleur vert olive très sombre. Je pensai que c’était une porte (sans doute parce qu’elle n’était pas plus large que haute), mais je savais qu’elle était fermée et qu’il m’était impossible de l’ouvrir. Elle disparut et l’obscurité devint de nouveau complète, puis je revis une barrière identique, je pensai que c’était une autre porte et que peut être je pourrais l’ouvrir mais tout s’illumina de nouveau et je me retrouvai sur la pente comme précédemment. Puis, tout s’assombrit encore, je vis dans un lieu sombre, indéterminé, une jeune fille en vêtements d’un noir sale, sa figure et ses mains étaient grises. puis tout s’illumina et je me retrouvai pour la troisième fois sur la pente du début, descendant toujours. »
Dans ce rêve, nous voyons deux tableaux récurrents, le principal, [p. 576] qui est venu trois fois, était la descente sur la pente ensoleillée, l’autre, qui n’est venu que deux fois, était la petite barrière verte. On remarquera que le tableau principal, interrompant des états légèrement pénibles, apparaissait quelque peu comme une délivrance; il n’en est pas ainsi en général il semble que le fait même d’une répétition inattendue venant interrompre brusquement des séries d’images variées, produise souvent une impression’ pénible. Le rêveur a pour ainsi dire son horizon bouché à chaque instant par cette image récurrente qui souvent ne cède pas avant le réveil, et il en est comme obsédé.
Notons qu’ainsi sont construits la plupart de ces cauchemars si fréquents que l’on pourrait appeler cauchemars de poursuite, et dont voici un exempte :
Obs. V (Hervey de Saint-Denys, t867, p. 280). « Je n’avais pas la conscience que je rêvais, et je me croyais poursuivi par des monstres abominables. Je fuyais à travers une série sans fin de chambres en enfilade, ayant toujours de la peine à ouvrir les portes de séparation et ne les refermant derrière moi que pour les entendre ouvrir de nouveau par ce hideux cortège. »
III. Une foule d’hallucinations incohérentes, dépourvues de liens logiques apparents, qui assaillent le dormeur, telle paraît donc être la partie essentielle du côté représentatif du rêve. Mais, tout en ne formant pas par leur ensemble un système cohérent, une gerbe harmonieuse, ces hallucinations ne pourraient-elles pas être considérées comme directement dépendantes d’idées sous-jacentes, conscientes ou inconscientes, racines rampant sous le sol, dont les hallucinations seraient comme la floraison, seule apparente à la surface, de place en place ?
Nous remarquerons d’abord que, même dans les cas où apparaît, en même temps que l’hallucination, une idée consciente, il n’y a bien souvent entre les deux d’autre lien réel que leur coexistence; l’hallucination apparaît au dormeur comme le symbole de l’idée, ou l’idée comme la traduction de l’hallucination; mais une fois réveillé, il lui est impossible de n’être pas frappé de l’absence de tout lien raisonnable unissant l’un à l’autre : certaines hallucinations paraissent ainsi dans le rêve douées d’une signification tout à fait inattendue, sans qu’on puisse en donner, semble-t-il, d’autre explication que les circonstances fortuites de leur apparition. Les exemples suivants, empruntés à Charma, feront comprendre de quel genre d’illusion nous voulons parler. [p. 577]
Obs. VI. « Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1849, dit-il (avril 1851, p. 49), je recevais une pelote sur laquelle s’alignaient cinq ou six rangées d’épingles. Cette pelote était une lettre par laquelle un grand personnage me recommandait un aspirant au baccalauréat : j’en lisais couramment le contenu et la signature, quoiqu’il n’y eût aucune analogie entre ce que j’avais sous les yeux et les caractères de nos alphabets. »
Obs. VII. « M. Alphonse Le Flageron me contait, ces jours derniers, qu’une jeune personne de sa connaissance, transformée en prédicateur dans un rêve. débitait du haut de la chaire évangélique un sermon qui se composait de pelotes de laine qu’elle agençait et combinait de diverses manières c’était comme une tapisserie de morale religieuse qu’elle présentait à ses auditeurs. » (Charma, avril 1851. Note 41, p. 96.)
Sans doute, il y a, au moins dans certains cas, comme nous le verrons tout à l’heure, d’autres hallucinations que celles qui constituent cette sorte d’armature, des hallucinations dont on ne peut pas ne pas attribuer l’apparition à l’influence des idées actuelles plus ou moins conscientes du sujet, mais, outre que la place de ces images est relativement restreinte, elles présentent, comme nous le verrons, des caractères spéciaux.
D’autre part, si notre conception est exacte, si la succession des représentations est en majeure partie indépendante, et pour ainsi dire autonome, il doit se trouver des cas où ces représentations existent seules, sans plus, des cas où le rêve est réduit à une succession pure et simple d’hallucinations incohérentes ; en fait, pareils cas sont innombrables, et chacun sait qu’ils ont reçu un nom spécial ce sont les hallucinations hypnagogiques ; ces séries d’hallucinations qui précèdent ou suivent le sommeil proprement dit, sont formées surtout de tableaux sans suite apparaissant sans cause psychologique appréciable et disparaissant de même, comme dans les cas suivants
Obs. VIII. Paul Dupuy (1879, p. 11-12) dans un état de demi-somnolence, et sans apercevoir personne, entend une courte phrase prononcée avec un accent gascon très caractérisé. Cette phrase ne faisait nullement suite à ce qu’il avait dans l’esprit.
Obs. IX (Paul Dupuy, 1879, p. 23, n. 1). « Réveillé depuis trois heures et demie, dit M. X., ne pouvant retrouver le sommeil, et sur le point de me lever, je pensais au rôle du suc pancréatique dans la digestion, lorsque soudain cette phrase conçue par moi, s’intercale pour [p. 578] ainsi parler dans ma pensée : « Il y en a donc cinq exclusivement. » On dirait la conclusion d’un raisonnement que je ne m’étais point fait. Je n’ai point songé a une série d’objets. L’incohérence a été aussi complète que possible. »
On y observe aussi des images appelées par calembours, et des images à transformations partielles, comme dans le cas suivant Obs. X (Hervey de Saint Denis, 1867, p. 256-257). « Parmi les premières silhouettes qui me sont apparues, je me rappelle d’abord une sorte de faisceau de flèches qui s’est dressé, et puis il a semblé s’entr’ouvrir et former un de ces longs paniers où l’on fait chauffer le linge dans les cabinets de bain. Des serviettes blanches se montraient à travers l’osier. Bientôt les brins d’osier ont paru s’amincir, se contourner, s’enrouler, se transformer enfin en un buisson verdoyant, du milieu duquel s’élançait un arbre touffu. »
Or, avec raison, les hallucinations hypnagogiques ont été considérées par quelques auteurs comme représentant en quelque sorte la monnaie du rêve (Purkinge et Gruthuisen les ont appelées éléments du rêveBrierre de Boismont, 1852, p. 232). Si on leur compare les illusions sensorielles du rêve proprement dit, on se convaincra facilement qu’elles leur &ont proches parentes, et que rien n’autorise à supposer que les conditions de leur apparition ne soient en grande partie identiques. Bien mieux, on note des cas où un rêve véritable se trouve formé des mêmes éléments essentiels apparus quelques instants avant le sommeil, à l’état d’hallucinations dissociées. D’ailleurs, la transition est souvent insensible de l’hallucination hypnagogique au rêve, et notamment on voit Hervey de Saint-Denis, dans la suite de l’observation que nous venons de rapporter, passer graduellement de l’un à l’autre :
Cas. X bis (Hervey de Saint-Denis, 1867, p. 557). « Bientôt les brins d’osier ont paru s’amincir, se contourner, s’enrouler, se transformer enfin en un buisson verdoyant du milieu duquel s’élançait un arbre touffu. Un chien blanc (métamorphose évidente des serviettes) s’agitait de l’autre côté du buisson, s’efforçant de passer au travers, tandis qu’un oiseau blessé se traînait à mes pieds dans le gazon. Le chien étant parvenu à traverser les broussailles, je t’éloignais à coups de canne, quand on m’éveilla. »
En somme il n’y a à notre avis, entre les hallucinations hypnagogiques et les hallucinations qui constituent la trame fondamentale du rêve, aucune différence d’origine; les unes comme les autres semblent parfois surgir spontanément des profondeurs de la [p. 579] conscience, sans que rien les ait suscitées ; elles se transforment, s’appellent, disparaissent, renaissent sans intervention d’un élément logique ou rationnel ; et ceci nous permet de formuler en résumé notre opinion sur le développement de l’élément hallucinatoire du rêve, en disant qu’une série d’hallucinations hypnagogiques peut être considérée comme constituant le cadre d’un rêve, comme offrant l’image exacte de ce que serait un rêve réduit à son élément hallucinatoire. Mais dans le rêve véritable et complet, il y a quelque chose de plus, c’est ce que nous allons maintenant étudier.
II
Le sujet qui rêve, avons-nous vu jusqu’à présent, assiste à un défile de tableaux généralement incohérents ; mais ce n’est certainement pas là tout le rêve le récit que l’on s’en fait au réveil ne le présente guère comme une suite de tableaux dépourvus de sens, ni même complètement indépendants les uns des autres, mais comme un drame contenant une ou plusieurs idées maîtresses dont le règne parfois dure depuis le commencement jusqu’à la fin. Sans doute, il y a des lacunes on ne sait pas pourquoi tel personnage a succédé brusquement à tel autre, ni comment on a changé de lieu ; mais ces lacunes ne sont pas sans analogie avec celles qui résultent, au théâtre, de la découpure en actes ou en tableaux, et n’empêchent pas le spectateur de comprendre l’ensemble de la pièce. Comment peut-il en être ainsi, puisque, à proprement parler, il n’y a pas de pièce ? Il n’y a pas là contradiction continuant la même comparaison, nous dirons que le sujet assiste au développement des tableaux de son rêve à peu près comme un étranger à une pièce de théâtre ; dans l’ignorance des liens réels qui existent entre ces différents tableaux, il en crée d’imaginaires, et son interprétation personnelle arrive à faire corps avec ses souvenirs sensoriels, elle est pour lui la pensée véritable de l’auteur, la pensée qui a présidé à la création des décors et des personnages, la pensée qui a régi la succession des tableaux.
Le premier travail qui se fasse sur les hallucinations du rêve, c’est l’interprétation de chacune de ces hallucinations isolément, soit au moment même où elle apparaît, soit peu après. Une hallucination, même parfaite, très vivante, et reproduisant un objet banal, demande à être comprise. L’un de nous, dans un rêve déjà cité (obs. IV, p. 11 et 12] vit « dans un lieu sombre, indéterminé, une jeune fille en vêtements d’un noir sale, sa figure et ses mains étaient grises ». Cette couleur peu attrayante n’était évidemment en réalité qu’une conséquence du ton général du tableau, mais pour le dormeur, [p. 580] cela fut immédiatement interprété : « J’en conclus, dit-il, que c’était la fille d’un charbonnier ». La même personne, un autre jour, rêve qu’elle trouve un louis d’or (obs. XI), c’était une pièce fort bien frappée à l’effigie de Napoléon III et semblable à celles que l’on voit tous les jours, sauf qu’elle était de ton un peu pâle aussitôt qu’il eut remarqué ce dernier détail, le rêveur en conclut « que c’était une pièce allemande ».
Les hallucinations comprises et interprétées ainsi une par une n’en formeraient pas moins une succession d’où serait absente toute ordonnance logique. Nous avons déjà dit en effet que celle qui apparaissait dans la plupart des observations devait résulter, pour la plus grande partie, d’un travail secondaire de synthèse, travail que fait l’esprit au cours du rêve, en prenant pour matériaux les tableaux incohérents qui se sont succédé. M. Tannery parait avoir entrevu cette hypothèse, car il parle « d’un travail logique, inconsciemment commencé pendant le rêve pour relier entre eux les tableaux successifs, travail qui en prolonge la durée apparente et en altère déjà les dessins (Tannery, 1898, p. 637-640). « Certaines images, dit aussi M. Delbœuf (1880, p. 639j, se perpétuant ou se répétant tandis que d’autres varient, l’esprit, par habitude, se figure que les unes et les autres sont brodées sur le même canevas et forment un tout, tandis qu’il n’a devant lui qu’un assemblage plus ou moins confus de découpures. Il est regrettable que ni l’un ni l’autre de ces auteurs n’aient cru devoir sortir de généralités un peu vagues pour nous mettre sous les yeux des explications détaillées et des exemples concrets.
Ce travail n’est d’ailleurs pas inconscient, comme le prétend M. Tannery, et un observateur attentif et réfléchi peut parfaitement en suivre le développement sur lui-même il est seulement involontaire le plus souvent ; la coordination qu’il produit n’est bien entendu qu’apparente et secondaire, ce n’est pas autre chose en somme qu’une interprétation de l’ensemble des tableaux rêvés. Habituellement cette interprétation ne se fait pas d’une façon permanente, et pour ainsi dire parallèle au déroulement des tableaux ; elle est au contraire intermittente, et surtout de netteté très variable. Elle est fondée le plus souvent sur des caractères communs à tous les tableaux, ou du moins à plusieurs d’entre eux pris ensemble, mais non spéciaux à l’un d’entre eux en particulier La prédominance d’une certaine nuance ou d’un certain ton, l’absence d’hallucinations de certains sens, la manière dont se succèdent les tableaux, suggèrent une interprétation générale qui apparaît à un moment donné du rêve, quelquefois à la fin seulement. L’un de [p. 581] nous a depuis longtemps remarqué que s’il assiste en rêve à quelque défilé de tableaux visuels où il n’a sentiment de jouer aucun rôle. Il conclut presque toujours qu’il visite une exposition ou un musée ; les images sont-elles monochromes ou tout au moins de couleurs effacées, il croit (le cas s’est plusieurs fois présenté) examiner une collection de photographies. Souvent aussi le sentiment confus de son impuissance à diriger la succession des images, à ne pouvoir l’arrêter sur tel tableau qui plaît, fait qu’il pense avoir près de lui quelqu’un dont l’autorité morale l’empêche de séjourner, ou qu’il se croit attendu en quelque endroit indéterminé et obligé de s’y rendre sans s’arrêter en chemin, ou tout simplement qu’une personne fait passer sous ses yeux les différents objets qu’il voit, mais dans tous les cas qu’il y a une autre volonté à côté de la sienne; des interprétations de ce genre suffisent à donner au rêve une certaine apparence d’unité; cela est très net dans les observations suivantes :
Obs. XII (J. Tobolowska, 1900, p. 94). —« Je faisais visiter les travaux de l’Exposition à plusieurs personnes dont je me souviens mal. Nous vîmes d’abord le grand palais des Champs-Élysées dans l’état où il se trouve actuellement, puis, pour jouir d’une vue plus étendue, nous allâmes aux environs du pont des Invalides, sur la rive droite. Mais à peine avais-je jeté un coup d’œil sur l’ensemble des constructions qui garnissent la rive gauche de la Seine, que les personnes avec qui j’étais ne trouvant pas la vue assez étendue m’entraînèrent sur la hauteur du Trocadéro. Là se trouvait l’exposition du ministère de la guerre, formée de plusieurs étages superposés, creusés dans le sol et traversés par un chemin de fer qui passait sous un pont sur lequel nous étions.
Tel est le récit que je me fis à moi-même de mon rêve, quelques minutes après le réveil. On voit qu’il semble assez cohérent et traversé d’un bout à l’autre par une même idée, l’idée que je visitais les chantiers de l’Exposition. Pour me rappeler les détails, je me servis de mon procédé habituel qui consiste à me coucher, à fermer les yeux et à rêver à mon rêve. J’ai acquis ainsi la certitude que les choses s’étaient passées comme il suit :
Premier tableau. — J’ai les pieds froids et humides, je patauge dans une boue brune et je vois devant moi, à cent mètres peut-être, une grande construction blanche dont la façade s’allonge, et placée de telle façon que les points de fuite se trouvaient très à gauche du tableau. Cette construction était manifestement une colonnade, mais les contours en étaient vagues (1). [p. 582]
« L’indétermination des contours et la blancheur éclatante de la construction, s’opposant à la couleur sale du reste du tableau, et d’autre part, la sensation que j’avais de piétiner dans la boue, m’ont suggéré l’idée que j’étais devant un monument en construction. Cette idée, je suis sûr de l’avoir eue au moment même, mais je ne crois pas avoir pensé en même temps que le monument fût le Grand Palais des Champs-Élysées.
« Deuxième tableau. — Je me trouve à la tête d’un pont, et je vois des constructions inachevées qui s’élèvent sur l’autre rive. Je crois avoir eu au moment même l’idée très vague que ces constructions étaient celles de l’Exposition. Quant à l’idée que l’endroit où je me trouvais était le pont des Invalides, que ces constructions étaient des palais de la rive gauche, je suis à peu près sûr de ne l’avoir eue qu’après le réveil elle aurait été dans cette hypothèse déduite de l’ensemble du rêve.
« Je n’avais pas plus que pendant le premier tableau l’idée d’une visite continue et en quelque sorte systématique des chantiers de l’Exposition et non plus l’idée qu’il y eût avec moi qui que ce soit. Je me souviens nettement d’un certain effort que je faisais pour prolonger la contemplation de ce tableau, lorsque subitement, sans aucune transition et contrairement à mes désirs, le troisième se présenta tout à fait différent, comme on va le voir.
« Troisième tableau. — Il se subdivise en plusieurs parties : 1° le tableau précédent, auquel je m’intéressais, est remplacé par la vue d’un talus gazonné de couleur sombre, s’élevant en pente très douce, assez analogue à certains talus de fortifications modernes, mais sans fossé apparent. Je vois la crête du talus se profilant sur le ciel. Il n’y a pas d’extrémité inférieure, c’est-à-dire que j’ai l’impression vague que ce talus forme la partie supérieure d’une colline avec laquelle il se continue sans interruption, et sur laquelle je me trouve presque aussitôt. Je distingue dans ce talus les extrémités antérieures de canons (ressemblant pour la forme, la couleur et la dimension à des pièces de 120 de long que j’ai vues il y a quelque temps). Les canons étaient engagés dans des sortes d’embrasures dont je ne distinguais que l’extrémité antérieure se découpant sur la surface du gazon. J’ai l’impression que je me trouve là contre ma volonté, que j’ai été obligé (moralement) de m’y rendre. Cette impression s’explique tout naturellement par le mode et les circonstances d’apparition du tableau, tels que je les ai rapportés plus haut, et d’autre part, c’est cette impression (j’en suis à peu près sûr) qui m’a suggéré l’idée qui a donné au rêve son unité apparente et qui s’est développée dans l’ordre [p. 583] suivant a) j’étais attendu là-haut, b) par des personnes qui y étaient arrivées avant moi, c) ces personnes s’étaient séparées de moi parce que, voulant aller là, elles s’étaient dépêché, tandis que moi qui n’avais aucune envie d’aller de ce côté, j’avais quelque peu traîné en route. Les deux premiers points étaient extrêmement vagues dans mon esprit sur le moment même; je ne puis les exprimer sans les éclaircir et les préciser un peu, d) cette promenade dans des décors disparates est une visite des chantiers de l’Exposition.
« Quatrième tableau. Dans un talus vert je vois une ouverture comme pour le passage de la voie d’un chemin de fer. Aussitôt réveil. »
OBS. XIII (inédite). « (23 février 1901.. Rêve fait vers trois heures trente du matin.! Je vois d’abord dans un lieu indéterminé, avec la netteté et la précision d’une hallucination hypnagogique, un petit vase en cristal transparent. Ce vase me plait, j’aimerais à le posséder, et je songe à ce à quoi il pourrait bien me servir. Tandis que mon imagination se joue ainsi, l’image principale est brusquement remplacée par celle d’un vase de même forme d’une matière opaque, blanc laiteux, couvert d’arabesques bleues ; je me sens un peu dépité et j’ai l’idée que c’est le même vase que quelqu’un a retourné pour m’en montrer un autre aspect. Très vite ce vase est remplacé par une statuette grise comme si elle était en terre glaise, semée à gauche de quelques taches bleues, du même bleu outremer qui formait les arabesques précédentes. J’ai l’idée que la substitution de la statuette au vase a été faite par la même personne qui a tout à l’heure retourné le vase : puis cette idée se précise je suis chez un marchand de bric-à-brac qui montre ses marchandises. e
L’absence totale d’hallucinations auditives, fréquente chez quelques personnes, constante chez d’autres (cf. Lasègue, 1881, p. 515), donne lieu à des interprétations curieuses.
OBS. XIV. Prévost [1834, p. 243-244] rêve qu’il assiste à la lecture d’un opuscule manuscrit; à un moment donné, il pose une question au lecteur : « Il ne répondit rien, dit-il. Sur quoi je répétai ma question en haussant la voix. Mot. La face de cet imperturbable lecteur restait immobile j’en conclus qu’il était sourd, et m’éveillai. »
Rien de plus fréquent que les muets, dans les rêves, pour des raisons analogues. Le dormeur voit un personnage qui se démène en silence et ne répond pas à ses questions, et ce silence, simple traduction du repos complet de ses centres auditifs, fait qu’il juge avoir affaire à un individu privé de la parole.
On a pu remarquer en lisant le récit de ces rêves que, dans chacun d’eux, l’interprétation qui fait l’unité est apparue d’une manière [p. 584] graduelle vague d’abord elle s’est précisée peu à peu, à mesure, semble-t-il, que la constance des caractères sur lesquels elle s’appuyait se confirmait par l’apparition de nouvelles hallucinations. Mais il est évident qu’il n’y a pas là une condition nécessaire; dans certains cas une hallucination peut fournir en quelque sorte à elle seule l’interprétation, et c’est ainsi qu’une image survenant brusquement et sans rapport logique avec celles qui l’ont précédée, peut jouer en quelque sorte pour le dormeur le rôle d’une clé qui lui révèle le sens général de l’ensemble des images plus ou moins incohérentes qui se sont succédé avant ou, plus exactement, qui lui en prête un.
Nous avons présenté séparément, pour plus de clarté, l’interprétation des hallucinations isolées, et l’interprétation des ensembles ; il ne faudrait pas croire pour cela que ces deux processus fussent complètement indépendants. Il est presque superflu de faire remarquer que l’interprétation d’ensemble apparue à un moment donné influe sur le sens que prennent les images suivantes ; cette influence est particulièrement évidente lorsqu’elle porte sur un état de conscience qui n’est pas une hallucination, mais une illusion reposant sur une sensation d’origine externe cette sensation interprétée en conformité avec les événements qui l’ont précédée vient s’incruster dans le rêve. Walter Scott [c. p. Brierre de Boismont, 1852, p. 233-234] avait fort bien observé ce phénomène, comme le montre le passage suivant : « un dormeur entend un bruit qui n’est pas suffisant pour l’éveiller tout à fait; il perçoit un attouchement accidentel. Ces impressions font à l’instant même partie de ses rêves et s’adaptent à la teneur des idées qui l’occupent, quelles qu’elles puissent être. Rien n’est plus remarquable que la rapidité avec laquelle l’imagination fournit une explication complète de cette interruption du sommeil, suivant le cours des idées présentées par le rêve, même sans avoir besoin d’un instant de répit pour cette opération. Par exemple, si l’on rêve d’un duel, le bruit qu’on entend réellement devient aussitôt la décharge des pistolets des combattants. Si un orateur prononce son discours en dormant, le bruit devient celui des applaudissements de son auditoire supposé. Si le dormeur est transporté par son rêve au milieu de ruines, le bruit lui paraît être celui de la chute de quelque partie de cette masse. » On peut considérer comme type du genre, le cas imaginé par Gustave Flaubert dans l’Éducation Sentimentale : »Elle [Mme Arnoux] avait rêvé la nuit précédente qu’elle était sur le trottoir de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose d’indéterminé, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur [p. 585] d’être aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il revenait obstinément, et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla, l’aboiement du chien continuait. Elle tendit l’oreille. Cela partait de la chambre de son fils. Elle s’y précipite pieds nus. C’était l’enfant lui-même qui toussait. » G. Flaubert, 1870, t. II, p. 64-05.] C’est en somme un phénomène banal et depuis longtemps connu, mais qui a souvent été mal interprété (nous aurons occasion de le voir) même par de bons analystes comme Maury.
Dans ces conditions, lorsqu’une hallucination est comprise non pas à l’aide d’idées plus ou moins générales indépendantes du rêve actuel, ou de réminiscenses de l’état de veille, mais à l’aide de données empruntées aux hallucinations précédentes déjà comprises elles-mêmes, l’intelligence de cette hallucination isolée n’est souvent pas possible à distinguer de l’interprétation de l’ensemble. On peut même concevoir des cas où, d’une façon en quelque sorte continue, l’interprétation de l’ensemble serait liée à l’intelligence de chacune des hallucinations successives et où l’élément logique et l’élément hallucinatoire réagissant ainsi sans interruption l’un sur l’autre auraient l’air unis par des liens indissolubles, si bien que l’ensemble du rêve se déroulerait uniformément comme un tissu sans couture. L’existence de tels cas est extrêmement probable, mais nous n’en avons pas observé d’exemples bien nets.
Dans les cas les plus fréquents où l’interprétation de l’ensemble ne se fait que d’une façon intermittente, elle agit d’une façon notable, non seulement sur les hallucinations qui suivent son apparition, mais encore sur le souvenir de celles qui l’ont précédée; il est évident, en effet, a priorique du moment qu’on les fait entrer en quelque sorte artificiellement dans un ensemble ou qu’on les fait servir à l’interprétation d’un ou de plusieurs tableaux donnés, ces souvenirs doivent se trouver quelque peu modifiés quant à leur signification particulière et quant a leur contenu même les points qui seront retenus de préférence, et presque exclusivement, sont ceux qui ne sont pas en désaccord avec l’interprétation finale de l’ensemble. Ces altérations en quelque sorte rétrospectives ont été en général fort mal vues. Comme elles jouent un rôle tout particulier dans la construction des notions du temps, l’un de nous a eu l’occasion de les signaler dans un travail antérieur. [J. Tobolowska, 1900, p. 97.
III
Il est peut-être des rêves qui se réduisent entièrement à ce que[p. 586] nous venons de voir dans ces deux paragraphes des successions incohérentes d’hallucinations sur lesquelles l’esprit s’efforce de faire un travail de coordination logique qu’il réussit plus ou moins ; mais dans la plupart des rêves un peu longs on distingue facilement çà et là les effets d’un mécanisme qui semble exactement inverse.
OBS. XV (inédite). G. I. rêve qu’il se promène dans une rue de banlieue : « Je continuais à marcher, dit-il. Tout à coup j’aperçois une porte cochère et je pense aussitôt que derrière il doit y avoir une cour, peut-être une basse-cour, et je me trouve à l’instant dans cette basse-cour on y tuait un cochon. »
On voit dans ce fragment une première hallucination la porte cochère ; puis, suggérée par cette hallucination, une réflexion qui n’en est guère qu’une interprétation prolongée, et cette explication est étroitement liée à une deuxième hallucination. Ces tableaux hallucinatoires, en quelque sorte secondaires, paraissent liés quelquefois à une phrase prononcée involontairement et ne correspondant à aucune image précise parmi les images qui l’ont précédée ; exemple :
OBS. XVI inédite). G. I. pense la phrase : « Le hibou fait son nid dans les trous des vieux chênes ». « Je crois, dit-il, que ce fut plutôt pensé que dit ; en tout cas, je ne saurais préciser qui parlait ; était-ce moi, ou un autre ? je n’en sais rien. Dès que cette phrase eut été prononcée (ou conçue) je me trouvai en présence d’un arbre énorme dont le tronc monstrueux était formé par l’enchevêtrement de nombreux troncs plus petits qui s’entortillaient et s’entrecroisaient en laissant de place en place des anfractuosités dans lesquelles devait se trouver un nid de hiboux. Le sol était couvert des énormes racines de cet arbre qui, dans ma pensée, était un chêne ; je ne voyais pas les branches, mais je les savais peu élevées au-dessus de ma tête, très serrées et touffues, formant un véritable plafond qui s’étendait au loin. »
Il ne serait pas conforme à la vérité de dire, comme on en pourrait être tenté, que ces tableaux hallucinatoires secondaires sont amenés, suggérés, par les interprétations et les explications du rêveur ce qui est exact, c’est qu’ils en sont la transformation, toute pensée, si abstraite soit-elle, si elle n’est pas réduite à des mots prononcés sans être actuellement compris, auquel cas elle ne mérite plus le nom de pensée et n’est que pur psittacisme, toute pensée, disons-nous, implique une cohorte d’images de toutes sortes, plus ou moins effacées; que quelques-unes de ces images deviennent hallucinatoires, et nous aurons la deuxième source des hallucinations du rêve; on pourrait suivre ce passage de la pensée abstraite à [p. 587] l’hallucination, sur une série de cas intermédiaires ; en voici du moins quelques-uns, et d’abord, deux fragments d’observations où l’on peut douter s’il s’agit de tableaux vraiment hallucinatoires, ou de simples réflexions faites sous une forme un peu concrète et imagée.
OBS. XVI bis (inédite). G. I. rêve qu’il essaye de frapper un hibou d’un coup de baguette « J’avais conscience, dit-il, de la nécessité d’étourdir le hibou, car, me disais-je, ces animaux se défendent énergiquement et font souvent des blessures profondes à ceux qui les touchent. Cette pensée ne fut pas formulée avec des mots, mais plutôt avec des images, car, en même temps, je me représentai un oiseau tenu dans mes mains qu’il essayait de pincer avec son bec. Cet oiseau ne ressemblait plus à mon hibou, mais plutôt à un pigeon gris. Il avait une petite tète ronde et le bec droit; bien que je tinsse cette bête dans mes mains, je sentais bien en même temps que je ne tenais rien c’était comme une pensée, une réflexion en images qui disparut aussitôt formulée et je recommençai ma chasse dans une autre direction. »
OBS XVII (Hervey de Saint-Denis, 1867, p. 469-470). L’auteur rêve que son âme sortie de son corps est libre de se transporter où elle veut : « L’idée me vient, dit-il, de visiter la lune, et je m’y trouvai tout aussitôt. Je vis alors un sol volcanique, des cratères éteints et d’autres particularités, reproduction évidente de lectures que j’ai faites ou de gravures que j’ai vues, singulièrement amplifiées et vivifiées toutefois par mon imagination. Je sentais que je rêvais, mais je n’étais point convaincu que ce rêve fut absolument faux. je souhaitai. de revenir sur la terre : je me retrouvai dans ma chambre. »
Il y a évidemment là un état intermédiaire entre la pensée réfléchie où les images sont imprécises et tenues seulement pour ce qu’elles valent, et l’hallucination aux contours arrêtés prêtant à description et faisant complètement illusion. L’un de nous vit une fois, de façon particulièrement nette, les trois formes se succéder à court intervalle dans le même rêve :
OBS. XVIII (J. Tobolowska, 1898, p. 28-29). Je rêve que j’assiste au repas du Président de la République aussitôt après son élection. Je vois M. Loubet à table, faisant son premier repas présidentiel. Il est assis à une table ronde où auraient pu prendre place quatre personnes. La table est couverte d’une nappe blanche. Il mange. II y a plusieurs personnes, des personnages officiels qui déjeunent également, vêtus de noir, à quelques pas de distance, à droite et à gauche de la table présidentielle. Vis-à-vis du président je remarque deux couteaux l’un que je ne me rappelle plus exactement, l’autre qui est un [p. 588] couteau de cuisine muni d’une lame triangulaire, plus courte et plus large qu’elles ne le sont habituellement elle est grasse et porte des débris de comestibles comme si elle avait servi pour des sardines à l’huile; le manche est en bois blanc, gras également. Il me vient à l’idée, en le regardant, que c’est le couteau dont se servait M. Loubet avant d’être président. »
Nous voyons dans ce rêve le sujet assailli par des images incohérentes et disparates, et cherchant à s’en donner une explication cette explication reste abstraite, telle qu’elle eût pu être à l’état de veille. Mais le rêve continue :
OBS. XVIII bis. —« Reportant mon attention sur le personnage qui était tout à l’heure M. Loubet, je vois que c’est maintenant sa mère, elle déjeune le Président déjeune vis-à-vis d’elle, mais il lui tourne le dos. Il est encastré au milieu de la table dont il a le bord devant lui; je fais la réflexion qu’on a dû pratiquer dans la table, une vieille table en bois blanc, à l’aide d’une scie à chantourner, une ouverture circulaire à travers laquelle passe le corps du Président, que l’intervalle entre le bois et ledit corps est obturé exactement par les nappes (je me représente tout cela très nettement), que c’est beaucoup plus commode pour servir, et je vois un domestique qui présente un plat au Président. »
Ici nous voyons encore le sujet s’offrant une explication d’un tableau incompréhensible mais cette explication se présente sous une forme concrète ; elle est double d’ailleurs il y a la réponse au pourquoi et la réponse au comment : Comment le Président peut-il se trouver au milieu de la table ? En réponse apparaît le tableau de la scie découpant le bois, avec l’aspect particulier du bois, etc., tableau qui n’est pas tenu pour véritable. Pourquoi le Président est-il placé ainsi ? Pour faciliter le service tableau du domestique apportant le plat, et cette deuxième réponse est, non pas seulement concrète et imagée comme la précédente, mais véritablement hallucinatoire. Dans les cas suivants empruntés à Hervey nous voyons encore le même phénomène dans toute sa perfection.
OBS. XIX (Hervey de Saint-Denis, 1867, p. 278). —« Je me crois dans une rue déserte. Je vois une femme assaillie par deux assassins masqués. Je n’ai rien pour la défendre. Je pense à mon long yatagan qui orne la cheminée de mon cabinet de travail. Que ne l’ai-je sous la main ? A peine ce vœu est-il intérieurement formé que je me trouve armé de cette terrible lame dont je fais l’usage le plus heureux. Par cela même que ma pensée s’est arrêtée fortement sur cet objet, ajoute l’auteur, l’image s’en est aussitôt montrée, et cela s’est effectué si [p. 589] naturellement que je n’ai reconnu ce qui était passé dans mon esprit qu’après m’être réveillé. »
Ici l’objectivation de la pensée a été assez complète pour que le rêveur ait pu se servir de l’objet désiré comme il se serait servi à l’état de veille d’un objet réel.
OBS. XX (Hervey de Saint-Denis, 1867, p. 288-289). —« Je rêve que je suis dans une chambre spacieuse et très richement décorée en style oriental. Vis-à-vis d’un divan où je me suis assis, se trouve une grande porte fermée par des rideaux de soie brochée. Je pense que ces rideaux doivent me cacher quelque surprise et qu’il serait bien gracieux qu’ils se soulevassent pour laisser voir de belles odalisques. Aussitôt les rideaux s’écartent et la vision que j’ai souhaitée est devant moi. »
Dans le récit d’un rêve que nous avons déjà cité deux fois nous avions, pour plus de clarté, omis certains passages qui montrent de bons exemples du même phénomène ; voici maintenant le commencement de cette observation dans son intégrité :
ORS. XIII bis. — Je vois d’abord dans un lieu indéterminé, avec la netteté et la précision d’une hallucination hypnagogique ; un petit vase en cristal transparent de la grandeur d’un verre ordinaire ayant une forme rappelant celle d’un vulgaire pot au feu (sans les anses), mais d’un galbe très élégant ; il est muni d’un couvercle légèrement bombé ayant en son centre un petit ornement servant de poignée et formé d’une tige verticale d’environ un centimètre, légèrement renflée à son extrémité supérieure et sur laquelle sont insérés, un peu au-dessous du renflement, quatre petits crochets divergeant en croix, à concavité tournée en bas; le tout en cristal. Ce vase me plait, j’aimerais à le posséder, et je songe à ce à quoi il pourrait me servir il pourrait me servir de pot à colle, et je vois que c’estun pot à colle, la tige du couvercle est une baguette de verre, elle n’est pas soudée à ce couvercle, mais la traverse par une ouverture qu’elle obture entièrement son extrémité inférieure affleure la surface de la colle qui est au fond du vase. l’extrémité supérieure n’a pas changé d’aspect. Je vois que l’extrémité inférieure est creusée d’un pas de vis vertical et aussitôt après je vois à côté du vase à droite une brosse de pinceau montée sur une vis destinée au pas de vis de la baguette de verre. Je fais sur ce système diverses réflexions purement visuelles, je me représente notamment que lorsqu’on retirera le pinceau, l’excédent de colle sera retenu au bord de l’ouverture du couvercle. Tandis que mon imagination se joue ainsi, l’image principale est brusquement remplacée par celle d’un vase de même forme, mais d’une matière opaque, blanc laiteux, couvert d’arabesques bleues; je me sens un peu dépité et j’ai [p. 590] l’idée que c’est le même vase que quelqu’un a retourné pour m’en montrer un autre aspect; très vite ce vase est remplacé par une statuette grise, comme si elle était en terre glaise encore crue, semée à gauche de quelques taches bleues, du même bleu outremer qui formait les arabesques précédentes je ne distingue pas ce que figure cette statue, et ne cherche pas à le distinguer, j’ai cette idée que la substitution de la statuette au vase a été faite par la même personne qui a tout à l’heure retourné le vase, puis cette idée se précise je suis chez un marchand de bric-à-brac qui me montre ses marchandiseset je vois ce marchand à ma gauche, sous les traits du père X. bouquiniste de la place de Sorbonne ; la statuette a été modelée par Gustave Flaubert qui en a fait plusieurs du même genre c’était une série de caricatures de bourgeois ; je me réjouis de ce que je vais être en possession de cette chose rare une œuvre sculpturale faite par ce grand écrivain et non destinée au public; je fais effort pour en distinguer le modèle et je vois qu’elle représente un ours nonchalamment assis sur un canapé. Je pense alors que cette statue est fragile, étant en terre crue cette pensée a consisté, je crois, uniquement dans un tableau visuel de la statuette s’affaissant un peu comme si elle était molle. Brusquement elle est remplacée par une grande feuille in-quarto jaunie… »
Il serait d’un grand intérêt d’étudier les caractères intrinsèques spéciaux de ces hallucinations secondaires, mais il faudrait pour cela un grand nombre d’observations précises fort difficiles à recueillir, et d’ailleurs cette étude s’écarterait du cadre que nous nous sommes tracé ; aussi en dirons-nous seulement quelques mots, d’après notre expérience personnelle. Ces hallucinations nous paraissent différer notablement de celles dont nous avons parlé en premier lieu et que nous avons considérées comme formant la base du rêve au point de vue représentatif ; voici les deux caractères particuliers qu’elles nous ont paru présenter d’une façon à peu près constante. Le premier est qu’elles sont ordinairement moins objectives, et ne s’imposent pas avec la même apparence de la réalité extérieure que les autres. Le second est qu’elles sont courtes, fugitives elles s’échappent pour ainsi dire afin de faire place à d’autres qui leur sont intimement associées ; on sent qu’elles font partie d’une série qui tend à se développer; lorsqu’on les rappelle, on a de la peine à les isoler, elles se présentent par petits groupes que l’on croirait facilement ne former chacun qu’un seul tableau ; mais dont chacun, étant composé non selon l’ordre naturel objectif, mais selon l’ordre idéal, scientifique en quelque sorte, renferme ordinairement, pris dans son ensemble et considéré au point de vue de la réalité objective, des contradictions internes. C’est ainsi notamment que les lois [p. 591] de l’espace et du temps n’y semblent pas respectées et que des objets nous sont présentés, ou des parties d’objets, qu’en réalité, étant donnée la situation matérielle que nous croyons occuper, nous ne pourrions pas voir, ou des sons que nous ne pourrions pas entendre, etc.. C’est ainsi qu’ayant rêvé, par exemple, une feuille de papier blanc on croit se rappeler avoir vu en même temps d’une façon à peu près aussi nette ce qui était écrit sur la face opposée qui cependant devait nous être cachée ; en réalité les deux images contradictoires avaient été non simultanées, mais successives. Il nous serait difficile de donner de faits de ce genre des exemples précis, mais nous croyons que chacun pourra en trouver de plus ou moins nets dans ses propres souvenirs.
Peut-être pourrait-on ramener à un seul ces deux caractères, cette tendance au développement logique qui rend en somme l’hallucination invraisemblable et cette faible objectivité; en tout cas, il est facile de voir que tous deux sont la conséquence directe de l’origine même de ces hallucinations et l’on peut concevoir des cas où l’hallucination s’éloigne suffisamment de ses racines rationnelles pour perdre complètement ces caractères et devenir en tous points semblable aux hallucinations que nous avons dites primitives.
CONCLUSION.
Il n’entre pas dans notre plan de faire une comparaison détaillée et approfondie entre l’état de rêve et l’état de veille ; néanmoins nous ne pouvons nous dispenser de faire à ce sujet quelques remarques, qui en même temps d’ailleurs nous serviront de récapitulation et de conclusion.
Ce qui se dégage de notre conception du rêve, c’est que dans le rêve comme dans la perception extérieure, la matière principale est fournie par des successions d’images indépendantes et non par des idées ; l’apparition et la succession des perceptions de la veille n’obéissent pas à proprement parler à des lois psychologiques il semble bien qu’il en soit de même d’un grand nombre des hallucinations du rêve ; celles-ci nous paraissent incohérentes par suite de notre ignorance des lois qui les régissent, lois qui seraient aux fausses sensations ce que les lois du monde physique sont aux vraies ; il est infiniment probable d’ailleurs que ce sont des lois physiologiques agissant dans le domaine du système nerveux, et plus particulièrement des organes des sens, en comprenant ici sous la dénomination d’organes des sens, tout ce qui est proprement sensoriel dans le système nerveux, ganglions et centres aussi bien[p. 592] que terminaisons nous doutons fort d’ailleurs que les modifications des unes puissent ne pas être accompagnées de modifications correspondantes des autres.
Sur ces successions incohérentes d’hallucinations, l’esprit s’efforce de faire le même travail de coordination logique qu’il accomplit pendant la veille sur les perceptions, les reliant entre elles par des liens supposés, bouchant plus ou moins heureusement par des conceptions plus ou moins abstraites les intervalles qui les séparent. Ici la différence entre les deux états s’accentue et prend un caractère plus nettement psychologique. Dans la veille normale l’interprétation et la coordination des images repose exclusivement sur les données de la veille, non seulement de la période de veille actuelle, mais encore et surtout de périodes antérieures de là, formation d’un système très cohérent qui va sans cesse et de jour en jour s’élargissant et se perfectionnant ; dans le rêve, au contraire, l’interprétation et la coordination se font non seulement à l’aide des données du rêve, mais encore à l’aide de celles de la veille, et d’autre part n’utilisent pas les données des périodes de rêve antérieures, mais seulement de la période actuelle ; ce qui fait qu’il y a des rêves et seulement une veille, et que ces rêves n’apparaissent chez le sujet sain que comme accidents sans portée pratique.
Cependant, la différence la plus remarquable à notre avis et peut-être la plus profonde entre la veille et le rêve, c’est la présence dans ce dernier d’un phénomène qui ne se produit jamais dans la veille normale la dissociation des idées en leurs images élémentaires, images qui peuvent alors devenir hallucinatoires au même degré que celles qui forment la matière fondamentale du rêve. L’étude approfondie de ce phénomène nous parait devoir dominer toute la psychologie du rêve, elle nécessiterait à elle seule de longues recherches, et impliquerait la possession de notions beaucoup plus précises que celles que l’on a actuellement, sur les différences qu’il y a entre une image qui est hallucinatoire et une image qui ne l’est pas.
BERNARD LEROY ET J. TOBOLOWSKA.
Note
(1) Depuis plusieurs jours il pleut, et les rues de Paris sont extrêmement sales et boueuses. En outre, dans mon quartier, tout le côté impair d’une rue a [p. 582] été démoli et reconstruit récemment, mais la chaussée n’a pas encore été remise en état. Presque tous les jours passant par là, je patauge très réellement dans une boue brune, ayant sous les yeux des façades neuves toutes blanches. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces deux groupes d’images se soient trouvés associés dans mon rêve.
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[p.593]
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