Baron Charles Mourre. La volonté dans le rêve. Partie 1. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903,

moureereve1-0001Baron Charles Mourre. La volonté dans le rêve. Partie 1. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 508-527.

Article paru en deux parties : La volonté dans le rêve. Articles parus dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 508-527 et pp. 634-648.

Baron Charles-François Moure (1873-1951). Président de la Société Artistique de Paris.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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LA VOLONTÉ DANS LE RÊVE

Nous traiterons de la volonté dans le rêve ; mais il ne faudra pas prendre le mot volonté dans un sens trop étroit. Nous entendrons par là cette activité de l’esprit qui tantôt se tend avec effort, tantôt fonctionne avec aisance, tantôt sommeille et semble anéantie. Nous serons donc conduits à parler de la psychologie du rêve dans son ensemble. Mais il est difficile de séparer complètement cette étude de la psychologie générale. Nous voulons par exemple rechercher les lois qui régissent l’association des idées dans le rêve : si nous partageons les théories émises jusqu’ici sur l’association des idées dans l’état vigil, il suffit de les rappeler en quelques mots, mais si nous avons sur ce point des idées particulières, il faut les exposer, car ce que nous dirons du rêve se ressentira forcément de ces vues personnelles. Le lecteur voudra donc bien nous excuser, si nous débordons parfois hors de notre sujet dans l’intérêt de ce sujet lui­ même.

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Quelles sont les facultés qui sont suspendues pendant le sommeil naturel ? Avant d’entrer dans le cœur de la question, il est nécessaire de commencer par bien constater l’existence de ces facultés et par en donner la définition. Les développements dans lesquels nous entrerons à ce sujet, s’ils paraissent un peu longs, sont cependant indispensables. Nous aurons à parler de l’activité psychique, du pouvoir de diriger les idées, de j’automatisme mental ; le lecteur devra savoir ce que nous entendons par ces expressions.

Tout d’abord il est un mot qu’on emploie à tout propos, sans en préciser le sens, et qu’on applique aux phénomènes les plus différents, c’est celui d’automatisme. Dans le rêve, a-t-on coutume de dire, l’automatisme règne en maître. Mais qu’est-ce donc que l’automatisme ?

Nous appellerons série automatique une série d’actes inconscients telle que si le premier d’entre eux est déterminé tous les autres le sont. Quelques exemples éclairciront cette définition. [p. 509]

Je me lève pour aller chercher une feuille de papier à lettre dans un classeur placé sur une commode. Préoccupé de la lettre que je dois écrire, je prends une enveloppe au lieu d’une feuille de papier, et c’est seulement après être revenu à ma table de travail que je m’aperçois de ma distraction.

Était-ce là une série automatique ? — Nullement. D’abord le

deuxième acte de la série, celui de prendre quelque chose dans le classeur n’était pas rigoureusement déterminé par celui de me diriger vers la commode. J’aurais pu, au lieu de prendre une enveloppe, ouvrir un tiroir pour chercher un mouchoir. En un mot, l’acte de me diriger vers ma commode aurait pu être le point de départ de deux séries différentes. De plus, en prenant dans le classeur une enveloppe, au lieu d’une feuille de papier, j’ai accompli un acte conscient. Je savais que je devais prendre un objet dans le classeur, sans savoir au juste lequel. Ma conscience était trop restreinte pour me donner la vue nette de ce que j’avais à faire ; elle était assez étendue pour que j’eusse une idée générale et vague de l’acte à accomplir. Or, d’après la définition que nous avons donnée de l’automatisme, les actes automatiques sont inconscients.

Voici un second exemple. Marcelle, une des malades de M. Pierre .Janet, affirme au moyen de l’écriture subconsciente qu’elle est guérie et pour toujours. A-t-elle accompli un acte automatique. En aucune manière. Cet acte est subconscient, il a lieu en dehors de la conscience normale, mais rien ne prouve qu’il soit inconscient. Un acte inconscient échappe complètement au cerveau et n’est pas enregistré dans le souvenir. Il n’en est pas ainsi des actes des somnambules. Les sujets endormis se rappellent fort bien ce qu’ils ont dit et fait dans les somnambulismes antérieurs. Le sens des mots écrits par Marcelle n’est pas non plus, comme l’exige notre définition, déterminé par le fait d’avoir un porte-plume dans la main. Il est clair qu’elle aurait pu écrire, non pas qu’elle était guérie, mais autre chose.

C’est chez les cataleptiques qu’il faut chercher des actes véritablement automatiques. On donne à un cataleptique un savon, il se lave les mains indéfiniment. Une fois on a laissé l’expérience durer deux heures (Regnard) (1).

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Irlam Briggs

L’acte de se laver est rigoureusement déterminé par le fait d’avoir un savon entre les mains. On peut sans doute, au lieu de se laver, aller poser le savon sur un meuble pour pouvoir se servir de ses mains ou le faire dissoudre pour divers usages. Mais ces actes [p. 510] viennent d’une intention consciente et ce ne sont pas ceux-là que le cataleptique accomplira. Habituellement le savon ne sert qu’à se laver. L’automatisme n’étant qu’une habitude du système nerveux, c’est fatalement l’acte habituel qui doit se produire.

Je dis maintenant que c’est inconsciemment que le cataleptique se lave les mains. « On s’est demandé bien souvent, disent MM. Binet et Féré, ce qui pouvait se passer dans l’esprit de la cataleptique placée dans une attitude passionnelle… M. Richer a eu l’idée de résoudre le problème en consultant les tracés respiratoires du sujet pendant les expériences. Il fait contracter les muscles de la terreur et, fait étonnant, malgré l’image de la plus vive terreur qui reste peinte sur les traits et dans les gestes du sujet, la respiration, après un mouvement brusque d’expiration reprend son calme et son immobilité cataleptiques » (2). La suggestion par le sens musculaire, même d’un acte terrifiant, ne pénètre pas jusqu’à la conscience du cataleptique. Il est clair qu’à plus forte raison, il doit accomplir inconsciemment un acte aussi insignifiant que celui de se laver les mains. Les deux conditions, déterminisme et inconscience, exigées par notre définition de l’automatisme sont donc remplies dans l’exemple choisi.

Quelquefois on peut être embarrassé pour savoir si les actes du sujet observé sont automatiques ou non. J. Frank, dans sa pathologie interne, rapporte l’histoire d’une jeune fille qui, ayant vu en 1812 des soldats français menacer son père de mort, garda de ce spectacle une impression très vive. Le lendemain elle tomba dans un accès de somnambulisme qui se reproduisit ensuite régulièrement chaque jour et dans lequel elle imitait les gestes d’une personne cherchant des cartouches et chargeant un fusil (3).

Au début les gestes n’étaient très probablement pas automatiques, car ils devaient être accompagnés d’hallucinations terrifiantes. Il n’est pas impossible que les jours suivants les hallucinations aient disparu et que les mouvements réflexes seuls aient subsisté.

Nous avons restreint et précisé le sens du mot automatisme. La réponse à la question posée : le rêve est-il une suite d’actes automatiques ? ne peut faire aucun doute. Les actes automatiques n’existent pas dans le rêve, puisque les rêves sont conscients. Sans doute il peut arriver que toutes les nuits un rêveur reproduise les mêmes gestes, comme la jeune fille de Frank, ou répète les mêmes phrases. Peut-être accomplira-t-il des actes automatiques, mais ce rêveur est un somnambule et nous ne nous occupons ici que du sommeil [p. 511] normal. Il va également de soi qu’en disant que le rêve n’est pas automatique, nous ne nions pas la cérébration inconsciente de l’esprit pendant le sommeil : celle-ci existe aussi bien chez le dormeur que chez l’homme éveillé. C’est un phénomène dont l’existence est certaine, dont l’influence est énorme, mais dont on ne peut reconnaitre la présence et qui ne peut avoir sa place dans une description du rêve, puisqu’il ne fait pas partie de sa trame.

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Il existe une faculté qui très souvent se trouve abolie dans le rêve, c’est celle de contrôler ses idées, d’examiner si elles sont fausses, si elles sont morales, s’il faut les faire passer à l’acte et de calculer les conséquences de ses actes. On a le tort de faire de cette faculté, non pas une grande division typique de J’intelligence, mais un simple don de l’esprit, n’ayant de valeur que pour l’individu qui la possède. C’est pourtant une faculté bien nettement délimitée et dont la faiblesse est, nous n’hésitons pas à le dire, le seul symptôme psychique d’une maladie terrible, l’hystérie.

L’hystérique a le caractère très instable ; tantôt il rit, tantôt il pleure. Cela prouve évidemment qu’il ne saisit la vie que par un côté à la fois, qu’il n’aperçoit que les motifs de chagrin ou de bonheur, difficilement les deux en même temps. C’est bien là un affaiblissement du pouvoir d’examen. L’hystérique est très menteur ; il ne comprend pas que forcément il finira par s’embrouiller en altérant la vérité et qu’il sera ridicule ; souvent même, il ne tient pas compte de la vraisemblance la plus élémentaire. Il est dépourvu du sens moral ou, s’il en a, une simple suggestion donnée à l’état de veille, sous la forme de mauvais conseils, suffit pour le lui faire perdre. En un mot il est incapable de calculer les conséquences de ce qu’il dit et de ce qu’il fait. Les traits de caractère que nous venons d’indiquer sont communs à tous les hystériques. Quand l’hystérie est latente, ce sont les seuls signes qui permettent de la reconnaître.

L’hystérique est dépourvu du pouvoir d’examen. Par suite il est très hypnotisable, car dans l’hypnose ce pouvoir manque la plupart du temps. On dit à un homme endormi : Voici un ours, et il voit l’ours ; il ne réfléchit pas qu’un ours ne peut entrer dans un appartement, il ne regarde pas les meubles dont l’impression plus vive devrait effacer celle de l’hallucination. On lui dit : tuez quelqu’un, et il cherche à tuer ; il ne craint pas de voir le crime découvert, d’être traduit devant les tribunaux, condamné et déshonoré. Pourtant l’hypnotisé, s’il ne juge pas ses actes et n’en calcule pas les conséquences, conserve le pouvoir de diriger ses idées et d’assurer [p. 512] par des moyens convenablement choisis l’exécution de ce qu’il veut accomplir.

« Ce Monsieur qui est là, dit-on à Blanche W. en lui montrant M. Claretie auquel nous empruntons ces lignes, tu le vois bien ? — Oui. — Eh bien ! Il a tué René (c’est le nom d’un interne).

« — Veux-tu venger René ? — Oui ! Oui ! — Eh bien tu iras tout à l’heure présenter ce verre à ce monsieur. Il y a du poison dedans. — Bien ! » On réveille Blanche W… Elle sourit, ne semble pas avoir souvenir de ce qu’on lui a dit, puis doucement, avec une bonne grâce charmante et un sourire d’une féminité adorablement perfide, la pauvre inconsciente me présente le verre qu’elle croit empoisonné en me disant : — Il fait bien chaud, ne trouvez-vous pas ? Est-ce que vous ne voulez pas boire ? »

Ici la faculté de contrôler les conséquences de ses actes est complètement anéantie chez l’hypnotisée. Elle obéit, sans se douter que son action est odieuse, sans envisager ce qu’il adviendra d’elle, le crime accompli, sans même faire une objection. En revanche Blanche W. n’a pas perdu la faculté de diriger ses idées dans le but d’assassiner M. Claretie : elle est insinuante et même jusqu’à un certain point habile. Mais comment peut-elle s’y prendre aussi adroitement, sans calculer ses actes, sans conserver encore un certain pouvoir de contrôle sur ses idées (4) ? Nous arrivons donc forcément à cette conclusion que la faculté de contrôler les conséquences de ses actions est anéanti, mais que celle de contrôler les moyens propres à assurer leur exécution est restée intacte. C’est là une distinction très importante.

Il existe au contraire des cas où non seulement le pouvoir d’examen est anéanti pour ce qui concerne les conséquences de l’acte, mais où il disparaît partiellement pour ce qui regarde son exécution. M. Liégeois fait dissoudre une poudre blanche dans de l’eau, affirme à Madame C… que c’est de l’arsenic et lui dit : « Voici monsieur D, qui a soif, il va tout à l’heure demander à boire, vous lui offrirez ce breuvage. — Oui, Monsieur. » Mais monsieur D. demande ce que contient le verre qu’on lui présente, et madame C, répond avec candeur ; « C’est de l’arsenic (5) ». Ici l’hypnotisée s’y prend maladroitement ; elle n’examine pas les moyens propres à atteindre le but.

Nous allons maintenant passer à des cas où la faculté de contrôle [p. 513] est totalement supprimée, et où cependant la direction des idées subsiste toujours. Il en est ainsi lorsque la mémoire est seule à fonctionner. Faites réciter à un hypnotisé ou bien encore à un jeune écolier chez lequel Je sens critique n’est pas encore développé l’intrigue d’un drame de théâtre. Il exprimera des pensées conscientes. Toutefois il sera incapable de porter un jugement sur ce qu’il récite, d’en examiner la vraisemblance. En un mot, les idées seront convenablement associées, mais elles ne seront pas contrôlées. Tous les actes où seule intervient la mémoire consciente ont donc pour signe distinctif qu’ils sont accomplis sans l’aide de cette faculté de con­ trôle. Il vaut mieux les caractériser de la sorte que de dire qu’ils sont automatiques, car le mot automatisme, quand on lui enlève la signification précise que nous lui avons assignée, prête à bien des confusions.

Le rêve va nous fournir un exemple de l’abolition complète de la faculté de contrôle. La direction des idées sera profondément troublée, elle ne sera pas suspendue. Je m’étais endormi un jour ayant mal aux dents. Je me mis à rêver que j’étais en chemin de fer, puis je vis l’image d’un wagon-lit. Le bilan de la société des wagons-lits apparut devant moi ; dans l’actif de la société figurait mon mal de dents et c’était le seul chapitre du bilan ayant une valeur réelle. Il n’y a dans certains rêves aucun contrôle sur les idées qui apparaissent dans le champ de la conscience ; leur absurdité ne les empêche pas d’être accueillies. Toutefois les idées ne sont pas simplement juxtaposées ; malgré l’absence du pouvoir de contrôle, elles continuent à s’associer. Par suite l’esprit les dirige encore, car l’association ne se fait pas d’elle-même, mais suppose toujours un certain travail d’union et une certaine activité psychique. Cette direction, il est vrai, est absurde.

Il ressort de cet exposé que le contrôle des idées et leur direction dans un sens déterminé sont deux facultés douées d’une influence réciproque évidente, mais cependant nettement distinctes, puisque la seconde peut subsister quand la première est absente. Elles sont peut-être localisées dans deux régions différentes. Si elles ne le sont pas, leur fonctionnement du moins obéit certainement à un processus physiologique différent. Il était nécessaire de constater l’existence de ces deux facultés, puisque leur disjonction nous a donné la clef de l’un des phénomènes les plus importants du rêve, l’absurdité dans l’association des idées.

Nous allons du reste pousser plus loin l’étude des troubles que subit cette association en étudiant la catégorie de rêves, que nous désignerons sous le nom d’incohérents. [p. 514]

Très souvent, dans le rêve, l’esprit chevauche dans un pays fantastique, environné des images les plus monstrueuses. Le raisonnement n’éclaire plus la trame de nos pensées que d’une lueur mourante ; la folie est la seule souveraine. Mais au milieu de ce désordre, n’existe-t-il pas un ordre caché et n’en pouvons-nous pas dégager certaines lois ?

La cause de cet obscurcissement de notre esprit est, comme nous l’avons vu précédemment, par le rêve des wagons-lits, l’absence de la faculté de contrôle. A l’état de veille, deux facultés contribuent à assurer une direction suivie aux idées qui s’associent, ce sont le pouvoir de contrôle et la volonté. Le pouvoir de contrôle éclaire la route, dénonce les idées étrangères qui viennent se mêler au fil de l’association ; l’attention volontaire les repousse et maintient l’esprit fixé sur les idées propres à assurer la suite logique et raisonnable de la pensée. Que se passe-t-il pendant le rêve ? Le pouvoir de contrôle, nous l’avons vu, la volonté, nous le verrons plus tard, sont inactives. Le lien entre les différentes idées, au lieu d’être un lien logique, est alors un lien quelconque ; il peut être formé aussi bien par une idée concrète que par une idée abstraite, par un caractère important que par un détail accessoire. Dans le rêve des wagons-lits l’idée intermédiaire qui a associé les idées mal de dents et poste de l’actif était celle de réalité. Dans l’actif du bilan le mal de dents seul était réel. Il est difficile de trouver une idée plus abstraite et plus générale. Dans d’autres cas au contraire .un trait de ressemblance extérieure dépourvu d’importance pourra servir de transition entre les images des deux objets.

L’anéantissement du pouvoir de contrôle permet donc la substitution d’un lien quelconque au lien logique de la pensée. Mais ce lien lui-même ne fait-il pas parfois défaut ? Nos idées dans la veille et surtout dans le rêve ne peuvent-elles pas se succéder au hasard, comme des ombres chinoises poussées par une main capricieuse, sans qu’on puisse reconnaître entre elles le moindre point de contact ?

Ce problème se pose à la fois pour le sommeil et pour la veille.

Nos investigations porteront à la fois sur ces deux états physiologiques. Ce que nous aurons découvert pour l’état de veille, nous l’appliquerons ensuite au sommeil et nous ne croirons pas être sortis de notre sujet, puisque le manque de transition entre nos pensées est surtout fréquent pendant le sommeil et, puisqu’en éclaircissant [p. 515] ce phénomène, nous aurons en même temps élucidé une des ques­tions les plus importantes de la psychologie du rêve.

J’étais un jour, les yeux fermés, sur le point de m’endormir, ayant l’esprit préoccupé d’une manière toute morale. Tout d’un coup l’image très nette d’un troupeau de moutons traversa mon esprit. Il n’y avait, au moins au premier abord, aucun lien entre mes pensées actuelles et les moutons.

J’ai tenté quelques expériences à l’état de veille pour trouver le lien qui réunissait mes pensées. Je me bornais pour cela à laisser errer librement mon esprit et à noter les idées qui se succédaient. Ordinairement elles se suivaient logiquement, mais il’ m’arrivait assez souvent d’avoir des idées décousues entre lesquelles il m’était impossible d’établir la moindre transition.

J’ai prié une autre personne de se soumettre à la même épreuve; la proportion d’idées décousues était plus forte que chez moi.

J’ai recommencé les mêmes expériences mais, cette fois, dans des moments de somnolence, soit le matin, quand le réveil n’était pas complet, soit le soir, quand le sommeil allait venir. J’arrivais dans ces conditions à avoir plus facilement des idées sans liaison.

Il est important de noter que, parmi ces idées dépourvues de point de contact, on a seulement retenu celles qui se sont succédé, sans être séparées par un espace de temps appréciable. Si l’on avait noté une idée, maintenu l’esprit vide de toute pensée pendant quelque temps, puis noté de nouveau une idée, il n’y aurait eu rien de bien surprenant à obtenir une suite de pensées sans cohérence.

Mais, entre deux idées qui paraissent absolument étrangères l’une à l’autre, n’y aurait-il pas une troisième idée inconsciente qui les relierait ? C’est là une importante question, c’est se demander si la pensée peut être discontinue. Ainsi dans l’une de mes expériences, je vis l’image de deux fiancés dont le mariage allait se célébrer prochainement, puis immédiatement après le golfe de Baïa m’apparut. Il est possible que l’idée inconsciente intermédiaire fût celle du voyage de noces pour lequel on choisit souvent l’Italie. Or il est toujours facile d’établir, tant bien que mal, un lien entre deux idées quelconques. Je prends par exemple le mot jeune fille, j’ouvre au hasard un dictionnaire, je tombe sur le mot horloge. La transition entre ces deux idées peut être la suivante. Les jeunes filles sont pieuses et vont à l’église ; devant moi apparaissent une église et l’horloge placée sur sa tour.

Pour notre part nous croyons que la pensée peut être discontinue. Il ne faut pas perdre de vue que la succession des idées [p. 516] ne dépend pas seulement des efforts que fait l’esprit pour souder une idée à une autre ; elle dépend aussi des conditions organiques qui permettent à une idée d’arriver à la conscience. Il faut pour qu’une idée, d’inconsciente devienne consciente, que le territoire physiologique où elle a son siège ait une certaine teneur sanguine, un influx nerveux d’une force suffisante, qu’elle satisfasse en outre à de multiples conditions encore ignorées. Si par exemple les modifications moléculaire produites par une idée ancienne sont presque effacées, l’esprit, malgré tous ses efforts, éprouvera la plus grande difficulté à la ramener à la conscience pour la rattacher à une autre. Au contraire, si une idée est douée d’une vivacité particulière, elle reparaît d’elle-même, sans qu’elle y soit sollicitée par l’esprit. Je m’efforçai un jour de voir si l’attention continue appliquée à une image la renforcerait où l’affaiblirait. Je choisis la figure d’une personne qui m’était indifférente. Au bout de quelque temps l’image devint obsédante ; l’expérience terminée, elle troubla à chaque instant le cours de mes pensées en venant s’y interposer.

M. Tissié rencontre un monsieur qu’il avait connu jadis, mais qu’il avait cessé de saluer, l’ayant perdu de vue. Or il le salue. Très étonné de l’acte qu’il venait d’accomplir, il se rappelle qu’il a rêvé la nuit précédente à cette personne (6). L’idée était apparue, sans être sollicitée en aucune manière par l’esprit, simplement parce que le rêve lui avait donné une intensité plus grande.

Munis maintenant d’une théorie, nous pouvons essayer d’interpréter les exemples que nous avons cités. Dans l’hallucination hypnagogique où je vis un troupeau de moutons apparaitre au milieu de préoccupations morales, j’incline à croire que ces préoccupations et l’image des moutons reposaient sur des processus physiologiques absolument distincts, et que l’image du troupeau fit irruption au milieu du cours de mes pensées uniquement parce que son processus avait acquis une intensité particulièrement forte, de la même manière qu’une pierre tombant sur un échiquier renverserait les pions et troublerait leur ordre.

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Edouard Vuillard

Dans la succession des idées « fiancés et golfe de Baïa » il peut en être autrement. J’ai associé parfois l’idée fiancés à l’idée golfe de Baïa par l’intermédiaire de celle du voyage de noces. Cette fois je n’avais eu nulle conscience de cette dernière, mais l’habitude de relier les deux idées golfe de Baïa et fiancés à celle du voyage de noces avait créé entre les deux premières un processus physiologique en partie commun, puisque celui de l’idée voyage de noces se [p. 517] mêlait en partie à celui des deux autres idées. Or on comprend qu’en vertu de la loi du moindre effort, les modifications physiologiques nécessaires pour produire la conscience se succèdent plus facilement dans deux idées qui reposent sur un processus physiologique similaire. Le courant nerveux par exemple rencontrerait probablement une moins grande résistance.

En résumé dans le rêve du troupeau de moutons, il y a eu à la fois discontinuité logique et physiologique. Dans la succession d’idées fiancés et golfe de Baïa il peut en être également ainsi, mais si les idées se sont suivies, comme nous en avons fait l’hypothèse, par suite d’un processus physiologique commun, alors il y a eu continuité physiologique de la pensée. Quant à la continuité logique, ce n’est là qu’une question de mots sans importance, selon qu’on refusera le nom d’idée inconsciente au processus physiologique intermédiaire de l’idée voyage de noces, ou qu’on le lui accordera pour la raison qu’une idée inconsciente se réduit à un processus physiologique.

Nous venons de voir qu’une idée peut succéder à une autre, sans être reliée à elle par un lien logique. Il en découle nécessairement comme corollaire qu’entre deux idées qui peuvent s’associer à une troisième, l’une ayant avec celle-ci un lien logique très marqué, l’autre un lien très faible, l’esprit ne choisira pas toujours pour succéder à la troisième celle qui s’unit à elle par le lien logique le plus marqué. Ainsi pourquoi au lieu de penser au golfe de Baïa, n’ai-je pas pensé à l’idée voyage de noces, pourquoi cette idée intermédiaire a-t-elle été repoussée dans l’inconscience ? De plus pourquoi l’image de la baie de Baia m’est-elle apparue plutôt que celle d’une autre contrée de l’Italie ? La baie de Baïa ne m’a pas paru plus belle que Capri et la Sicile.

Il existe trois facteurs déterminant la succession des idées, ce sont le lien logique, la communauté du processus physiologique ct l’intensité du processus physiologique, les deux premiers de ces facteurs pouvant du reste faire défaut, le troisième agissant toujours, puisqu’une idée trop faible ne peut arriver à la conscience. L’idée voyage de noces l’emporte sur celle de la baie de Baia par la logique qui la relie plus fortement à l’idée fiancés. Mais en revanche c’est une idée abstraite qui devient par elle-même plus difficilement consciente qu’une image et qui a besoin d’être soutenue par l’activité supérieure de l’esprit. Supposons que dans l’exemple précédent cette activité fasse défaut, ce sera l’idée de la baie de Baia qui surviendra de préférence puisqu’elle possède à un degré plus intense le processus physiologique propre à la rendre consciente. De même [p. 518] l’image de la baie de Baïa s’est montrée de préférence à celle de Capri ou d’une plage de Sicile, soit qu’étant récemment apparue à mon esprit elle fût plus vive, soit au contraire que les images de Capri et de la Sicile s’étant trop souvent répétées fussent pour ainsi dire épuisées et inertes.

Nous pouvons maintenant prévoir ce qui se passera dans le rêve. La force unissante de l’esprit et l’état physiologique des idées (7) détermine la succession de nos pensées. L’exemple des wagons-lits et du mal de dents nous a montré la force unissante de l’esprit subsistant souvent en entier dans le sommeil. Mais il est très vraisemblable que par moment elle participera elle aussi au repos de nos facultés supérieures, que le processus physiologique servant de base à son fonctionnement se dérobera et que, dans le cas ou elle serait localisée dans une région du cerveau, cette région deviendra inactive. D’autre part, si les autres idées sont douées d’une vivacité suffisante et répondent également aux autres conditions physiologiques requises pour devenir conscientes, elles apparaîtront, mais avec une incohérence absolue, puisque l’esprit a perdu le pouvoir de les associer. De même une sensation de démangeaison arriverait au sensorium après un élancement douloureux dans les dents, sans avoir avec elle rien de commun.

Cette abolition de nos facultés psychologiques les plus hautes entraînera également une prédominance des images sur les pensées abstraites pendant le sommeil. L’apparition de l’idée du golfe de Baia à la place de celle du voyage de noces nous a montré qu’il en est ainsi quand l’activité supérieure de l’esprit est absente. Cette fréquence des images est même beaucoup plus grande qu’on ne le croit à première vue, car la plupart d’entre elles sont oubliées au réveil. On se souvient en effet d’un rêve suivi, et non pas d’une suite d’images étrangères les unes aux autres, à moins toutefois qu’elles ne soient apparues à l’état d’hallucinations hypnagogiques, c’est-à­dire dans le demi-sommeil où le rappel est plus facile (8).

C’est au grand nombre des images qu’est due la rapidité apparente du rêve. A chaque image correspond l’idée d’un objet ; le rêveur qui tout d’un coup est transporté de Paris en Chine, qui y rencontre des mandarins, des animaux étranges, des monstres, des spectacles bizarres, trouve qu’il a voyagé bien vite et qu’il a vu [p. 519] beaucoup de choses. Dans la vie réelle, chaque mot d’un raisonnement représente également une idée, mais la plupart de ces idées sont abstraites et sont oubliées ; les idées principales restent seules dans le souvenir. Aussi s’imagine-t-on avoir moins pensé que dans le rêve. Prenons par exemple cette phrase : je voudrais avoir de la fortune. Tous les mots, à l’exception du mot fortune, représentent des idées abstraites. Un rêveur, au contraire, aurait vu simplement une voiture à deux chevaux avec un cocher en livrée, ce qui aurait été plus vite fait. Je ne veux pas dire du reste que le rêveur ne raisonne jamais, je parle seulement des rêves à images que j’oppose aux raisonnements que fait l’homme éveillé.

Les images du rêve se suivent-elles au hasard, ou sont-elles d’ordinaire reliées par un lien logique ? Nous avons montré que les deux modes de succession pouvaient se réaliser. Il en est un troisième qui mérite de retenir l’attention, c’est la transformation d’une image en une autre.

Pour fixer les idées, nous dirons qu’il y a transformation, quand une partie de l’image primitive subsiste.

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Céline Bandler artiste-peintre.

Delbœuf a nié la possibilité de semblables métamorphoses. « Rien de plus commun, dit-il, que de voir un chat se transformer en fille, en arbre, en église… Pourtant je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Or dans mon opinion vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille et c’est votre esprit qui le plus souvent au réveil pour s’expliquer la continuité de certaines parties du rêve suppose une transformation que vous n’avez pas constatée expressément (9).

La métamorphose des images paraît pourtant prouvée. Un psychologue allemand qui a soigneusement noté ses rêves, M. Giessler, vit pendant son sommeil une femme habillée en noir tomber par terre, il voulut la relever, lorsque le ventre et les jambes du corps de cette femme se transformèrent en celle d’un oiseau noir qu’il reconnut pour être un dindon. Cloué sur place par la terreur il n’osa porter secours à la blessée.

Le même auteur, qui est professeur à Erfurt, s’entretint en rêve avec un élève qui lui demanda des leçons particulières ; tout d’un coup la tête de cet élève fut remplacée par celle d’un de ses camarades, sans que le reste du corps participât à ce changement.

Les métamorphoses subies dans ces deux rêves satisfont à la définition [p. 520] que nous avons posée. En outre, celle du premier rêve, comme le fait observer très judicieusement M. Giessler, est incontestable puisqu’elle a effrayé le dormeur (10).

I! est utile de se rendre compte du mécanisme de ces transformations. Pour les uns les images du rêve se peignent sur la rétine, pour d’autres elles sont formées sans participation de l’organe par les centres du cerveau. Il nous importe peu du reste,

Ce qu’il faut retenir, c’est que très souvent la persistance de l’impression visuelle sera supérieure à celle de l’attention très peu intense pendant le sommeil et que l’image n’étant plus observée par l’esprit devenu inactif se déformera d’une manière parfois bizarre. L’esprit alors se reprenant observera de nouveau, trouvera à la nouvelle vision qui lui apparaît une ressemblance avec un objet quelconque et fera apparaitre immédiatement l’image de cet objet. Supposons par exemple que ce soit le Moïse de Michel-Ange qui se montre au rêveur. Après un instant très court il se lassera de regarder la statue. Cependant l’impression blanche subsistera encore, mais elle se déformera ; les cornes s’allongeront, la tête grossira et cette tête auparavant sublime prendra un aspect étrange. Le dormeur étonné se dira : voici un monstre.

Ce qui montre que nous devons avoir saisi le véritable mécanisme de la transformation, c’est que ce phénomène ne se produit jamais, sans qu’il n’y ait persistance de couleur. Les jambes de la femme en noir du rêve de Giessler ne se sont pas transformées en celles d’un oiseau blanc, mais en celles d’un oiseau noir. Très souvent même la persistance de la couleur est le seul signe qui permette de reconnaitre qu’il y a eu métamorphose et non succession d’images. Devant moi, dit Hervey de St-Denis, s’est dressé en rêve un faisceau de flèches « et puis il m’a semblé s’entr’ouvrir et former un de ces longs paniers où l’on fait chauffer le linge dans les cabinets de bain. Des serviettes blanches se montraient à travers l’osier. Bientôt les brins d’osier ont paru s’amincir, se contourner, s’enrouler, se transformer enfin en un buisson verdoyant du milieu duquel s’élançait un arbre touffu. Un chien blanc s’agitait de l’autre côté du buisson » (11). S’i1 n’y avait pas eu changement de couleur, rien ne ferait supposer que le chien était une transformation des serviettes ; au contraire la persistance de la couleur blanche indique que l’image du chien a pu se façonner grâce à la déformation de celle des serviettes. [p. 521]

Quant à l’explication de la métamorphose du faisceau de flèches, elle ne présente pas de difficulté. Le dormeur est fatigué de fixer son attention sur le faisceau. L’image se brouille, les flèches « s’entr’ouvrent » ; aussitôt l’esprit interprète cette nouvelle image et en fait un panier. Ce panier est long comme le faisceau de flèches qui lui a donné naissance. Mais à quoi peut-il servir ? —A faire chauffer les serviettes dans un établissement de bain. Voici les serviettes qui apparaissent. Mais la nouvelle image ne conserve pas longtemps sa netteté ; les brins d’osier du panier se brisent et deviennent contournés. A quoi ressemblent-ils maintenant ? — A des tiges de buisson. Mais ces tiges doivent avoir des feuilles et en effet les feuilles poussent.

Voici encore des expériences faites par Mourly Vold, de Christiania, qui confirment notre thèse. Le sujet recevait une boîte qu’il n’ouvrait que le soir après s’être couché ; il devait fixer longtemps l’objet qui y était renfermé, tel par exemple qu’un dessin coloré. Le sujet devait ensuite fermer les yeux, souffler la lampe et le matin noter ce qu’il avait rêvé. Dans beaucoup de cas l’influence de l’objet fixé sur le contenu des rêves était incontestable. L’objet ne réapparaissait presque jamais avec tous ses caractères ; souvent la forme et la couleur changeaient, quelquefois la métamorphose était complète. Toutefois l’expérimentateur retient ce fait qu’il existe un rapport direct entre la couleur vue avant de s’endormir et les images qui surgissent pendant le sommeil (12).

Rien d’étonnant à ce que l’objet ne conserve presque jamais sa forme primitive, puisque l’esprit est trop inattentif pour fixer longtemps une image invariable ; rien de surprenant, après ce que nous avons dit, à voir souvent persister la couleur.

Quant aux images successives du chat, de la jeune fille, de l’arbre et de l’église, je me refuse à y voir une transformation. Rien d’étonnant à ce que Delboeuf ait nié le phénomène puisque, n’en ayant pas saisi le mécanisme, il a cité des exemples mal choisis.

Cette métamorphose des images nous explique la fréquence des apparitions monstrueuses au cours des rêves. Sans cela on n’en verrait pas la raison. Pourquoi dans le sommeil l’esprit éprouverait-il le besoin de contempler des figures étranges et grimaçantes, des êtres difformes, des animaux à l’aspect terrible ? Ne serait-il pas moins fatiguant pour lui, plus conforme à la loi du moindre effort, de reproduire les proportions et les formes des objets qu’il a réellement vus ? [p. 522]

Le rêve n’est donc pas le souvenir servile des événements de la journée. Mais l’absence de rapport entre le contenu de nos songes et celui de notre vie vigile ne vient pas toujours d’une transformation d’image et de l’apparition de formes monstrueuses. Le dormeur se trouve souvent dans l’impossibilité de rattacher les sensations éprouvées pendant le sommeil à ce qu’il a pensé et vu étant éveillé. On connaît l’exemple classique du rêveur qui sentant à ses pieds la chaleur d’une bouillotte d’eau chaude croyait marcher sur le sol de l’Etna. C’était en somme une interprétation ingénieuse de l’impression qu’il ressentait. On ne peut exiger qu’un homme endormi pense à une bouillotte qu’il ne voit même pas.

Du reste M. Delage et Mlle Calkins exagèrent en posant en principe que les idées qui ont obsédé l’esprit pendant la veille ne reviennent pas au cours des rêves. Si je ne rêve presque jamais des événements de la journée, je connais une personne pour qui il en est autrement. Les statistiques de M. Sante de Sanctis sont d’ailleurs plus probantes que les cas particuliers que nous pourrions citer. Sur 165 hommes et 55 femmes ayant répondu au questionnaire qu’il avait envoyé, 37 hommes seulement et 19 femmes admirent que très souvent le rapport entre le contenu de leurs rêves et celui de la veille faisait défaut ; tous les autres constataient la plupart du temps l’existence de ce rapport (13).

Les visions monstrueuses, par suite de transformations d’images, expliquent la genèse de certains cauchemars. Le dormeur est épouvanté de sa propre création. Je vis un jour un chat avec des pattes gigantesques, je le regardais avec un étonnement mêlé d’effroi, lorsque le chat s’élança sur moi pour me dévorer. Plusieurs auteurs ont soutenu qu’un malaise organique était nécessaire pour que le cauchemar puisse se produire. C’est peut-être là une assertion trop absolue. Quoi qu’il en soit, une apparition monstrueuse doit faciliter le cauchemar.

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*    *

Les rêves à images nous présentent le degré le plus bas de l’activité psychique. Il est des rêves bien enchaînés et parfois même compliqués comme un petit drame, avec son intrigue et son dénouement. On pourrait donner à ces rêves le nom de somnambuliques, l’activité psychique qui les caractérise se rapprochant de celle du somnambulisme. Dans ce genre de sommeil, en effet, les centres [p. 523] psychiques supérieurs ne sont pas complètement endormis. Ainsi la faculté de contrôle est parfois conservée, comme dans le cas d’Azan. Or il n’y a aucune transition marquée entre le somnambulisme et le sommeil naturel. Il est peu vraisemblable que l’état somnambulique fasse irruption tout d’un coup au milieu du sommeil naturel ; c’est au contraire celui-ci qui se transformera peu à peu en somnambulisme. Beaucoup de personnes qui, la nuit, parlent tout haut ou se dressent sur leur séant sont, sans s’en douter, de demi-somnambules. Il paraît donc légitime de dire que les rêves bien enchaînés où, comme dans le somnambulisme, l’activité psychique est encore assez intense, tiennent jusqu’à un certain point de ce genre de sommeil. Nous allons tenter une interprétation des statistiques de M. Sante de Sanctis et de Heer Heerwagen qui montreront que ce rapprochement n’est pas arbitraire, mais repose sur un fondement physiolo­gique.

165 hommes et 55 femmes ont répondu au questionnaire de Sante de Sanctis, 15 hommes et 5 femmes ne rêvaient jamais ou ne purent rendre compte de leurs rêves. (14)

Hommes Pour cent Femmes Pour cent
Font des songes compliqués 70 48,67 27 54
Font des songes étranges 28 18,67 6 12
Font des songes simples 52 34,67 17 34

Comment expliquer ces résultats ? On sait que les femmes ont une tendance prononcée à l’hystérie et qu’il est plus rare de voir des somnambules parmi les hommes. Par suite il s’ensuivra que la proportion des songes compliqués qui témoignent d’une activité psychique assez intense, rappelant celle du somnambulisme, doit être plus grande chez les femmes que chez les hommes. D’autre part, les rêves étranges et incohérents, où l’on voit des figures grimaçantes et bizarres, où s’étale l’absurdité, comme par exemple dans le rêve des wagons-lits, témoignent de l’engourdissement des facultés supérieures et ont peu de rapport avec le somnambulisme. Ces rêves, comme le montre la statistique, sont donc plus fréquents chez les hommes, moins prédisposés que les femmes à cette dernière maladie.

L’étude des rêves des hystériques confirme notre interprétation, Si toutes les femmes, même celles douées d’un esprit sain, ont une tendance latente à l’hystérie, leurs rêves doivent ressembler à ceux de ces malades. Or, d’après Sante de Sanctis, dont l’enquête a porté [p. 524] sur 98 cas, et d’après Artigues, les hystériques ont des rêves très compliqués et longuement enchaînés.

Toutefois, ici, une difficulté se présente. Les hystériques, si les rêves des femmes sont analogues aux leurs, doivent faire peu de rêves bizarres, Mais précisément un très grand nombre de médecins ont constaté qu’ils avaient souvent pendant le sommeil des visions étranges d’animaux et d’oiseaux noirs.

Commençons par remarquer que s’ils font beaucoup de rêves étranges, la proportion de ceux qui sont raisonnablement enchaînés est chez eux beaucoup plus forte, comme l’a observé M. Sante de Sanctis sur ses 98 malades.

De plus, ces rêves étranges s’expliquent fort bien, si l’on tient compte du mauvais état des organes, très fréquent chez les hystériques et que témoigne l’agitation de leur sommeil. On sait que ces malades sont souvent frappés d’hémiplégie ; Charcot a constaté que les animaux qu’ils voient en rêve assaillent de préférence le côté paralysé.

Les rêves logiquement enchaînés se gravent plus facilement dans le souvenir que les rêves étranges et confus. Par suite, les femmes doivent avoir une mémoire onirique plus développée que celle des hommes.

Voici à ce sujet une statistique de M. Sante de Sanctis. (15)

Hommes Pour cent Femmes Pour cent
         
Gardent le souvenir détaillé de leurs rêves 35 23,33 21 42
N’en gardent qu’un souvenir sommaire 83 55,33 24 48
N’en gardent habituellement aucun souvenir 32 21,33 5 10

M. Sante de Sanctis, quand il dit que les personnes questionnées ne conservent aucun souvenir de leurs rêves. entend par là qu’elles ne peuvent en indiquer le contenu, tout en sachant qu’elles ont rêvé.

Mais certains rêves sont tellement vagues qu’on ignore même leur existence. Ce doit être surtout le cas pour ceux où entrent des images confuses et étranges et que font principalement les hommes. Par suite, ceux-ci, alors même qu’ils rêveraient autant que les femmes, croiraient avoir rêvé beaucoup moins. Les statistiques de Sante de Sanctis et de Heerwagen dont nous allons donner les [p. 525] résultats, montrent en effet que les hommes rêvent moins que les femmes. Le tant pour cent de la fréquence des songes serait probablement relevé pour les hommes, si le souvenir avait persisté chez eux. Il est vrai que malgré cela, il resterait peut-être encore inférieur à celui des femmes.

Sante de Sanctis : 165 hommes et 55 femmes ont répondu (16).

  Hommes Pour cent Femmes Pour cent
         
Rêvent toujours 22 13,33 18 32,73
Rêvent souvent 45 27,27 25 45,45
Rêvent rarement 83 50,30 7 9,09
Ne rêvent jamais ou ne peuvent rendre compte de leurs rêves 15 9,09 5 9,09

Heerwagen est arrivé à des résultats analogues. Il envoya 500 questionnaires et reçut 406 réponses dont 113 d’hommes, 142 de femmes et 151 d’étudiants. Parmi les femmes 73 p. 100 rêvaient chaque nuit ou très souvent, parmi les étudiants il ne trouva que 50 p. 100 de ces grands rêveurs et parmi les hommes seulement 48 p. 100.

Quant aux rêves des hystériques, tous les auteurs s’accordent à en reconnaître la fréquence. Nous avons rapproché ces rêves de ceux des femmes. C’est donc là un trait de ressemblance de plus.

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*    *

Il est des rêves qui l’emportent encore sur ceux que nous avons appelés somnambuliques par un développement plus riche de l’activité psychique ; ce sont ceux où non seulement l’on rencontre un enchaînement logique, mais où règne encore un sentiment affectif autre que la peur ou l’amour sexuel, tel que la joie, la sympathie, la pitié, la colère.

M. Sante de Sanctis dont les recherches ont porté sur 49 personnes n’a jamais observé de rêves de ce genre. Cela prouve simplement qu’ils sont rares, mais non qu’ils n’existent pas. M. Sante de Sanctis cite lui-même à propos des rêves de contraste sur lesquels nous reviendrons plus tard une hystérique qui ressentait pendant son sommeil des sentiments de sympathie pour toute personne qui lui était antipathique à l’état de veille. J’éprouve pour ma part dans mon sommeil, quoique très rarement, des sentiments de sympathie. d’antipathie, de colère. Un jeune homme m’a dit avoir éprouvé une joie intense en rêvant qu’il était reçu au baccalauréat. Une personne [p. 526] de ma connaissance m’a fait le récit d’un rêve où elle s’était mise en colère. James Sully parle de ces songes où l’on retrouve toujours un même sentiment affectif (18).

On peut attribuer à plusieurs causes la rareté des rêves de cette catégorie. Tout d’abord la joie, la sympathie, la colère sont des sen­ timents dont l’incohérence des rêves favorise peu la production. Ainsi, pour que la sympathie puisse naître, il faut que l’image de la personne qui plaît arrive d’une manière bien nette à la conscience du dormeur, qu’elle y reste au moins quelques instants pour laisser au sentiment de sympathie le temps de se former et qu’elle ne dis­ paraisse pas tout de suite, car alors le rêve et les sentiments qui s’y mêlent seraient oubliés. De mémé une persistance suffisante de la cause propre à déterminer la joie est nécessaire pour que le dor­ meur éprouve ce sentiment. Voici donc une première condition indispensable à la naissance des émotions de sympathie, de joie et de colère pendant le sommeil : il faut que le rêve ait une certaine suite. Si James Sully dit que certains rêves affectifs, auxquels il donne le nom de lyriques ont pour seul lien entre leurs éléments l’identité du sentiment affectif, c’est croyons-nous, parce qu’il n’a pas pris la peine de bien observer le contenu de ces rêves, d’autant plus qu’il ne cite pas le moindre exemple à l’appui de son assertion.

En outre, il ne faut pas oublier que la sensibilité participe au repos général de tout l’être. Il est donc très probable qu’elle est moins active pendant le sommeil et que souvent les objets qui l’excitent pendant le jour la trouvent épuisée et inerte s’ils apparaissent au cours du rêve.

Ainsi la joie est un sentiment de vie exubérante; les enfants, les animaux, pour dépenser leur surcroît d’activité, traduisent leur joie par des jeux. Lorsque au contraire l’activité est tombée à un degré très bas, comme pendant le sommeil, même d’agréables pensées provoquent difficilement la joie.

Les personnes sympathiques pendant la veille pourront souvent être indifférentes pendant le sommeil. Un phénomène très caractéristique qui vient à l’appui de notre thèse est que, d’après M. Sante de Sanctis, l’image d’une personne chère qu’on a perdue n’est jamais vue en rêve que longtemps après sa mort. L’auteur italien déclare que c’est là un des résultats les mieux établis de ses recherches (19). Pour notre part, nous croyons que cette image ne peut apparaître, parce qu’elle éveillerait immédiatement une douleur profonde et [p. 527] qu’une activité affective intense est inconciliable avec le sommeil. Si le désespoir qui est indissolublement lié aux traits de la personne aimée ne peut être ressenti pendant qu’on dort, il est bien évident que les traits de cette personne ne pourront se former.

La sympathie, l’antipathie, la colère, la pitié, le chagrin sont des sentiments rares pendant le sommeil, mais la peur y est au contraire très fréquente. On respire mal, on s’imagine qu’on est serré dans un étau, c’est là une représentation purement intellectuelle, mais, cette représentation une fois formée, comment le dormeur qui se voit menacé d’une mort affreuse ne s’effraierait-il pas ? La conséquence est fatale. Les sentiments que nous avons étudiés plus haut ne sont pas au contraire impérieusement commandés. Il n’est pas de toute nécessité qu’une personne qui nous plaît éveille votre sympathie toutes les fois qu’on la voit. Le dormeur peut repousser l’image de l’être chéri récemment perdu à cause de la douleur qu’elle excite en lui et qu’il ne peut supporter, de même qu’on détourne l’œil d’une lueur trop vive, mais quand il se croit dévoré par un monstre, peut-il n’y pas penser ? Toutefois un homme endormi, en raison de l’engourdissement de sa sensibilité, est moins peureux qu’un homme éveillé ; on voit très souvent pendant le sommeil des fantômes qu’on remarque à peine et qui disparaissent aussi tôt.

BARON CH. MOURRE.

NOTES

(1) Cité par MM. Binet et Féré, Le magnétisme animal.

(2) Binet ct Fère. Le magnétisme animal, p. 208.

(3) Déjà cité par Max Simon.

(4) Dans l’exemple que nous venons de citer, il s’agit d’une suggestion post-hypnotique. Que la perte du pouvoir de contrôle ait lieu du reste pendant l’hypnose ou après l’hypnose, nos raisonnements restent les mêmes.

(5) Liégeois, De la suggestion et du somnambulisme, p. 136.

(6) Tissié, Les rêves, p. 155.

(7) Nous employons ici une locution abrégée. Il est inulile de prendre parti dans un article de psychologie entre le spiritualisme et le matérialisme,

(8) Dans le demi-sommeil les rêves se réduisent à des hallucinations hypnagogiques. L’esprit, n’ayant pas complètement perdu son pouvoir de contrôle, ne tolérerait pas l’absurdité d’un rêve suivi.

(9) Delbœuf, Revue philosophique, 1879, p. 341.

(10) Giessler, Aus den Tiefen. des Traumlebens, 1890, p. 54.

(11) Hervey de Saint-Denis, Les rêves et les moyens de les diriger (1861), p. 256.

(12) Cette expérience a été citée par Sante de Sanctis, I sogni, p. 350.

(13) Sante de Sanctis, I sogni, p. 135.

(14) Sante de Sanctis, I sogni, p. 135.

(15) Sante de Sanctis, I sogni, p. 135.

(16) Sante de Sanctis, I sogni, p. 127.

(17) Ibid. p. 264.

(18) James Sully, Les illusions, Traduct. Française, Paris, F. Alcan, p. 119.

(19) Sante de Sanctis, I sogni, p. 290.

 

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