Babinet. Les tables tournantes. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), XXIVe année, 1854, pp. 408-419.
Jacques Babinet (1784-1872). Physicien, mathématicien et astronome. Il suppléera Ampère au Collège de France, puis à la Sorbonne. En 1840 il deviendra membre de l’Académie des Sciences.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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DES TABLES TOURNANTES
AU POINT DE VUE DE LA MÉCANIQUE ET DE LA PHYSIOLOGIE •
Adeone me delirare censes, ur ista esse credam?
Me jugez-vous donc assez en délire pour croire
à l’existence de pareilles choses ?
(CICÉRON, Tusculanes, Iiv. 1.)
Voici les faits à expliquer. Plusieurs personnes entourent une table ou un autre objet mobile ; elles posent les mains dessus en établissant de plus un léger contact entre l’extrémité de leurs doigts. Au bout d’un certain temps, qui, dans bien des cas, peut être de plusieurs quarts d’heure, la table, poussée par les petites impulsions concordantes des mains imposées, se met en mouvement à droite ou à gauche. Ce mouvement peut avoir une énergie considérable, qui se manifeste soit par une vitesse très grande dans le corps mobile, soit par une forte résistance qu’on éprouve quand on veut l’arrêter. Si les mêmes personnes ont déjà réussi à mettre la table en mouvement, le contact des extrémités des mains devient beaucoup moins nécessaire, et souvent les divers opérateurs peuvent agir isolément. Non-seulement la pression des mains détermine des mouvemens de rotation dans la table, mais encore des soulèvemens énergiques d’un côté ou d’un autre. Tous ces effets sont pour ainsi dire produits, à l’insu des opérateurs, par ces petits mouvemens désignés sous le nom de mouvemens involontaires, et dont il semble que nous n’ayons point la conscience. C’est le cas de la baguette divinatoire, de l’anneau suspendu-à un fil que l’on appuie sur le front en regardant une direction marquée, et de tous les mouvemens que l’étonnement, l’admiration, la crainte, la surprise, et en général les sensations imprévues, déterminent spontanément dans nos organes. Ajoutons qu’il suffit d’une très légère [p ; 409] manifestation de volonté dans un ou plusieurs des opérateurs qui entourent une table tournante, pour faire changer le sens du mouvement de droite à gauche, ou réciproquement. Enfin c’est une circonstance favorable à l’expérience que moral des acteurs ne soit pas hostile à la manifestation attendue, et l’influence d’une hostilité individuelle ; quand elle est hautement exprimée, peut même paralyser l’action d’opérateurs qui, seuls, auraient produit un effet considérable et prompt.
Il serait plus long de faire des effets prétendus effets qui ne sont pas du tout expliqués, mais qui sont au contraire tout à fait constatés. Quant à comprendre pourquoi les merveilles attribuées aux tables tournantes ont obtenu du crédit auprès d’un grand nombre de personnes, je dirai qu’il est tout aussi naturellement que l’imagination, avec son amour inné du merveilleux et des émotions nouvelles, ait vu des prodiges dans ce qui paraissait inexplicable, qu’il est naturel que les mains, avec leur force musculaire activée par un effet nerveux, mettent en mouvement un corps mobile quelconque.
On n’oubliera pas que notre but est d’expliquer un fait physique, et non point de faire valoir des considérations logiques, qui du reste ont été développées avec une grande supériorité par des esprits du premier ordre. Ce n’est pas tout que de faire un miracle, il faut que ce miracle ne soit pas ridicule. Si de plus il est en contradiction avec les lois de la nature, il est absurde. Depuis les magiciens de tous les âges de l’antiquité, les démoniaques du Moyen Âge, l’astrologie, les convulsions amères de Saint-Médard, les guérisons miraculeuses de Mesmer, le magnétisme animal, jusqu’aux tables tournantes actuelles, toutes ces épidémies de crédulité publique, renforcées par l’ignorance et par la fourberie, ont toutes eu cela de commun, l’absurdité et le ridicule. Sans en appeler aux penseurs calmes des croyances aux effets surnaturels, il suffit de voir comment chaque âge juge celles des âges précédens. Cicéron ne concevait pas que deux aruspices pussent se regarder sans rire ; et nous, nous ne concevons pas que le peuple romain pût croire deux misérables imposteurs sans lever le bâton sur eux. Le Romain qui fit jeter à l’eau les poulets sacrés qui avaient refusé de manger, disant avec raison que s’ils ne voulaient pas manger, il fallait les faire boire, aurait bien dû plutôt y faire jeter ceux qui en tiraient des pronostics et des oracles.
Mais pour être de notre siècle, éminemment tolérant, ne jetons personne à l’impossible, et pour rendre impuissante la mauvaise foi, opposons le ridicule à l’eau qui se décore du nom de merveilleux; Mettant de côté tout ce qui n’est point du ressort des connaissances positives, voyons comment la science de l’organisme, la physiologie, et la science du mouvement, la mécanique, rendent raison de ces impulsions énergiques imprimées à une masse souvent assez lourde par des opérateurs qui produisent cet effet presque sans s’en douter. Là est tout l’extraordinaire. Or mille faits analogues se présentent en foule dès qu’on a le secret de ces singuliers mouvemens involontaires.
Tout le monde convient que d’après les fréquentes relations du corps et de l’âme, il n’est guère possible de concevoir une pensée relative à des mouvemens, sans que le corps ne s’en ressente involontairement. Un lord anglais prétendait que son cheval était si admirablement dressé, qu’il suffisait de penser le mouvement qu’on voulait lui faire exécuter pour qu’il le réalisât [p. 410] à l’instant. « En effet, disait-il, l’écuyer qui pense à une évolution quelconque fait involontairement un mouvement en harmonie avec sa pensée, et quelque peu prononcé que soit ce mouvement, mon cheval le perçoit et y obéit. » C’est un effet du même genre qui se produit dans l’action des mains posées sur la table. Au moment où, après une attente plus ou moins longue, il s’est établi une trépidation nerveuse dans les mains et un accord général dans les petites impulsions individuelles de tous les opérateurs, alors la table reçoit un effort suffisant et commence à s’ébranler. Le contact des extrémités des mains agit aussi sans doute par la communication d’une influence nerveuse insensible, pour établir la simultanéité d’action. Jusque-là, la pression individuelle des mains de chaque personne, agissant isolément et sans ensemble, ou même en contradiction, était non efficace. Tout le monde connaît les airs fortement rhythmés par lesquels les ouvriers et les matelots obtiennent l’ensemble d’action nécessaire à leurs travaux. Que l’on se rappelle l’air des matelots normands :
Oh ! oh ! oh ! … oh ! allons,
Amis, pesons sur nos rames ;
Oh ! oh ! oh ! … oh ! allons,
Pesons sur nos avirons !
L’influence du rhythme musical est tellement réelle, par l’accord qu’il détermine entre l’action de toutes les mains, que l’on a vu des tables rebelles, ou si l’on veut, des mains inefficaces donner des résultats décisifs aux premiers sons d’un piano exécutant un air fortement cadencé. On me dira que ls tables elles-mêmes ont composé de la musique et que je devrais invoquer cette autorité ; d’accord, mais je ne veux pas seulement, comme on dit, avoir raison, je veux encore avoir raison raisonnablement.
Voilà donc tous les opérateurs arrivant à agir ensemble par l’effet du temps et des chances (j’apprends au lecteur, s’il ne le sait pas, que toute chance avec le temps devient une certitudes) : mais cette action insensible, qui se produit même à l’insu de chaque opérateur, en y joignant cet accord, cet ensemble nécessaire de toutes les impulsions ; cette cause, disons-nous, est-elle assez énergique, assez puissante pour ébranler une masse très lourde et lui donner même une grande vitesse ? Voyons ce que nous apprend la physiologie.
Tous les mouvemens musculaires sont déterminés dans le corps par des leviers du troisième ordre dans lesquels le point d’appui est très-voisin du point où agit la force, laquelle, par suite, imprime une grande vitesse aux parties mobiles pour un très petit chemin que parcourt cette force motrice. Pour rendre ceci plus clair, étendons le bras et cherchons ensuite à le plier. Les os du bras et de l’avant-bras ont leur point d’appui au coude. Les deux puissans muscles qui garnissent le bras des deux côtés du coude se contractent, et tirent de part et d’autre le tendon qui passe tout près du coude, c’està-dire du point d’appui. Il en résulte qu’un fort petit mouvement de ce tendon fait opérer à la main portée au bout du bras un très grand et très rapide mouvement ; mais il importe ici de remarquer que c’est au moment ou ce mouvement se détermine qu’il a le plus d’énergie et de vitesse. A ce moment, l’action du muscle et celle du tendon sont dans la condition la plus favorable. [p. 411] Le bras part donc avec une très grande vitesse et cette vitesse est d’autant plus grande qu’on le prend plus près du mouvement d’impulsion, d’où il suit que si on considère les premières impulsions d’un tremblement nerveux des organes, il n’y a guère de limite à la vitesse que l’on peut attribuer à ces premiers mouvemens organiques, sensibles ou non sensibles à celui qui les opère.
Collin de Plancy. Dictionnaire Infernal.
Mille exemples peuvent éclaicir encore ces données de la mécanique des organes. D’abord l’art des prestidigitateurs, vulgairement appelés escamoteurs et désignés si bien en anglais par le mot legerdemain, emprunté au vieux français, consiste à tromper l’œil du spectateur par des mouvemens si rapides qu’ils ne peuvent être aperçus. Or tous ces mouvemens sont d’une très petite étendue : les gobelets où se font tant d’échanges merveilleux se touchent presque, et un mouvement lent d’une main dissimule la tromperie rapide l’antre.
Dans l’art de l’escrime, tout le monde sait que ce sont les petits mouvemens qui sont les plus redoutables, et que tout tireur qui sait rester couvert, ne taisant faire à la main qui tient l’arme que de très petites excursions, a un avantage immense. Dans ce qu’on appelle le fort et le faible de l’arme, ce n’est pas seulement la distance à la garde qui est influente, il faut encore mettre en ligne de compte si l’arme- est à son point de départ, ou si elle a déjà opéré-une partie du chemin qu’elle doit parcourir. Près du point de départ, son action est presque irrésistible.
Il en est de même de la course à pied : pour être rapide, elle doit se faire par des pas très petits et très serrés. Mais, dira-t-on, si le pas, au lieu d’être de 60à 80 centimètres, n’est que de 30 centimètres, comment la vitesse sera-t-elle plus grande ? Elle le sera, parce qu’au lieu de faire un grand pas, on en fera quatre ou cinq petits qui feront un total bien plus avantageux. Sous ce point de vue, les deux jolies statues antiques d’Hippomène et d’Atalante, qu’on peut voir aux Tuileries, courent plutôt élégamment que rapidement. Leur pose indique des bonds très allongés et par suite peu rapides. La fille sauvage de France, dont on s’est fort occupé dans le siècle dernier, courait avec une grande vitesse et à très petits pas. Si l’on joint à la petitesse des pas une pose fortement penchée qui permette aux membres inférieurs de faire ressort en avant pour pousser le corps, on aura les conditions les plus avantageuses de célérité, sinon d’élégance de la course. Là-dessus-on peut comparer les danses espagnoles, où le danseur danse vivement sur lui-même, et les danses comparativement peu animées de l’opéra français. Pour dernier exemple, le fameux cheval anglais l’Éclipse, resté jusqu’ici sans rival, lequel parcourait par minute un mille anglais (1610 mètres), galopait sans grâce, la tête basse et amenée presque entre les jambes de devant, le corps très penché, et par des sauts peu allongés, mais excessivement rapides, tellement qu’il faisait à l’heure vingt-cinq lieues de quatre kilomètres chacune : c’est plus que la moitié de la vitesse d’un ouragan.
On observe dans les cliniques médicales un grand nombre de faits analogues. Un malade saisi d’un tremblement nerveux se brisait le poing contre le bois de son lit, pendant la crise le surprenait ayant le bras en contact avec l’obstacle ; une vieille dame s’enfonçait, en un cas pareil, le bout des doigts [p. 412] dans les chairs, et ceux qui sont sujets aux petits claquemens de dents, suite de ce qu’on appelle le tic douloureux, se brisent quelquefois les dents les unes contre les autres par l’effet de ces premiers petits mouvemens si étendus, si involontaires, mais si puissans. Enfin j’ai vu un soldat mourant d’un tétanos traumatique heurter du bout du pied une planche qui bordait un ruisseau gelé ou il était tombé ; et dans son agonie nerveuse faire retentir cette planche d’un bruit formidable.
L’attention publique fut excitée à Paris, il y a quelques années, par les facultés surnaturelles et soi-disant électriques d’une jeune fille de la classe ouvrière, de l’extérieur le plus repoussant et le plus inintelligent, mais qui disait-on, opérait plusieurs prodiges. Un mémoire fut présenté à l’Académie des sciences, malheureusement accessible à toutes les prétentions des observateurs étrangers. Une commission, dont je faisais partie, fut nommée pour vérifier les prétendus miracles. Je n’ai pas besoin de dire qu’aucun ne se reproduisit malgré la bonne volonté des membres de la commission, touchés de la bonne foi des parens et des amis qui l’avaient amenée à Paris en pleine sécurité, et qui avaient espéré tirer parti, comme objet de spéculation, de ses vertus surnaturelles. Seulement, au milieu des prodiges qu’elle n’opérait pas, se trouvait un effet très naturel de première détente de muscles, qui était curieux au plus haut degré. Cette fille, de petite taille, engourdie, et qu’on avait justement qualifiée -du nom de torpille, — étant, d’abord’ assise sur une chaise et se levant ensuite très lentement — avait la faculté, au milieu du mouvement qu’elle faisait pour se relever, de lancer en arrière, avec une vitesse redoutable, la chaise qu’elle quittait, sans qu’on pût apercevoir aucun mouvement du torse, et par la seule détente du muscle qui allait quitter la chaise. A l’une des séances d’examen au cabinet de physique du Jardin-des-Plantes, plusieurs chaises d’amphithéâtre, en bois blanc, furent lancées contre les murs de manière à s’y briser. Une seconde chaise de précaution que j’avais, une fois disposée derrière celle où la fille électrique était assise, dans l’intention de garantir, en cas de besoin, deux personnes qui causaient au fond de la pièce, fut entraînée par la chaise lancée, et alla avec elle avertir de leur distraction les deux savans de l’à-parte. Au reste, plusieurs des jeunes employés du Jardin-des-Plantes avaient réussi à opérer, quoique moins brillamment, ce beau tour de mécanique organique. Pour se bien rendre compte de ce jeu des muscles par un effet analogue, on n’a qu’à serrer légèrement dans sa partie la plus renflée le bras d’une personne qui fait à plusieurs reprises le geste de fermer le poing : on sentira tout de suite le gonflement du muscle et le mouvement qui en pourrait résulter, si le changement de forme était très rapide.
Lorsqu’un oiseau de proie, un oiseau aux ailes étendues, comme disent Homère, Hésiode et La Fontaine, plane au-dessus d’une contrée, observant d’une distance immense l’animal qu’il veut saisir, on croit généralement qu’il ne monte ni ne descend, mais qu’il se soutient, sans faire un mouvement, toujours à la même hauteur. C’est une grande erreur. Le fait serait contraire à tous les principes de la mécanique. Je me suis du reste assuré, en observant ces oiseaux du sommet des Pyrénées et des montagnes centrales de la France, quand j’étais à leur hauteur, que, dans l’état de repos, ils baissent [p. 413] sensiblement. On les voit se projeter sur les flancs des montagnes situées en face de soi, en des points de moins en moins élevés. Ce qui ralentit leur chute, c’est l grande action, le grand frottement que leurs plumes, d’après leur forme hérissée de mille saillies, exercent sur l’air environnant. J’ai examiné sous de point de vue une grande plume d’aigle de l’Himalaya qui m’avait été donnée à Londres, dans les bureaux de la compagnie des Indes orientales. La résistance que ce corps éprouvait par air, quand on l’y agitait un peu rapidement, était réellement étonnante : en disposant cette plume comme volant sur un appareil de rotation, son effet était quatre à cinq fois plus grand que celui d’une feuille de papier de même dimension.
Ainsi un oiseau qui étend les ailes, mais sans faire de mouvement, descend à cause de la résistance de l’air sur les plumes de ses ailes, mais il descend, et ce mouvement est surtout sensible pour un observateur à un fond situé en face et non pas sur le ciel, à une distance difficilement appréciable. Je dois à une excellente observation de M. le général de division Nie la solution de cette question tant débattue. En suivant au télescope les vautours planant au-dessus des campagnes de l’Algérie, le général reconnut de petits frémissemens à peine sensibles dans les ailes de l’oiseau, qui se maintenait à une hauteur invariable. Ces petits frémissemens, vu la distance, étaient réellement de très petits mouvemens des ailes, qui d’après que nous avons dit de l’énergie de ces premiers petits mouvemens, suffisaient pour soutenir l’oiseau, ou pour lui faire regagner promptement ce qu’il avait pu perdre en élévation. Je pourrais facilement trouver dans les mouvemens des quadrupèdes, des reptiles et des poissons de nombreux exemples de ces premiers petits mouvemens, si forts et si rapides, quoique peu étendus. On pourrait les appeler mouvemens naissans, et dire que d’après l’organisation des animaux, tout mouvement naissant est à l’origine, et très fort et très rapide. .
Si l’on veut encore un autre énoncé de la même vérité, je dirai que quand, par exemple, on lève le bras suivant l’expression familière, en réalité on le lance, car le bras part avec vitesse pour atteindre la hauteur qu’on veut lui donner, et cela est si vrai que tout le monde connaît le peu de force comparative qu’ont les muscles du bras pour opérer à bras tendu. On en dira autant de la marche, On ne lève pas non plus le pied pour marcher en avant : on le lance. Si, après la pluie, on parcourt les allées sablées d’un jardin ou d’un parc, de manière à ce qu’i y ait un peu d’adhérence entre la chaussure du promeneur et les petits cailloux du sable, il sera impossible, quelque lentement que l’on marche, de ne pas produire le bruit résultant du lancement en avant de ces petits cailloux qui s’attachent à la semelle de la chaussure. Ce bruit contrarie sensiblement toute personne qui a des prétentions à la délicatesse de la marche, et surtout les dames françaises. Cette observation a été faite des milliers de fois dans le jardin des Tuileries. Le fait le plus extraordinaire que je puisse citer est celui d’un homme de très haute taille donnant un coup de poing à bras raccourci sur la tempe d’un homme très fort, mais de bien plus petite taille que lui. Tous les témoins s’accordaient à dire que le coup mortel n’avait pas pu être lancé d’une distance seulement égale [p. 414] à l’épaisseur du poing, tant l’homme de petite taille tenait l’autre serré en le maltraitant.
S’il y a donc quelque chose d’établi en mécanique et en physiologie, c’est que les mouvemens naissans sont peu étendus, mais irrésistible. Alors si nous considérons plusieurs personnes appuyant les mains sur le pourtour d’une table, au moment où il sera établi de petits mouvemens de pression des doigts sur la table pour chaque individu, au moment où tous ces mouvemens agiront de concert, il en naîtra une force considérable, surtout si les trépidations musculaires des mains sont renforcées par une excitation nerveuse qui en centuple la force. On voit par-là combien l’imagination peut avoir de puissante dans le développement de ces actions, et combien la présence d’un spectateur supposé mentalement hostile à la manifestation du phénomène peut influer fâcheusement sur les résultats. Le contact des doigts extrêmes peut aussi faciliter l’établissement de cette espèce de sympathie mécanique, je veux dire l’établissement de raccord entre toutes les actions des opérateurs.
On s’est étonné de voir une table soumise à l’action de plusieurs personnes bien disposées et en bonne voie de mouvement vaincre de puissans obstacles, briser même ses pieds quand on les arrêtait brusquement : ceci est tout simple d’après la force des petites actions concordantes : Il en est de même des efforts faits pour empêcher une table de se soulever d’un bord en s’abaissant du côté opposé. L’explication physique de tout cela n’offre aucune difficulté.
On doit reléguer dans les fictions tout ce qui a été dit des actions à distance et de mouvemens communiqués à la table sans la toucher. C’est tout bonnement impossible, aussi impossible que le mouvement perpétuel, comme nous le montrerons bientôt. Voici comme on a constaté cette vérité, à priori non douteuse. On a mis sous les doigts des opérateurs posés sur la table du talc en poudre ou de minces lames de mica qui détruisaient l’adhérence des doigts à la table et empêchaient ainsi-la communication du mouvement. Alors la table est restée immobile. L’expérience a été faite en France par M. le comte d’Ourches et en Angleterre par le célèbre physicien Faraday. La table alors n’a point marché, parce que les doigts ont glissé sans l’entrainer, On n’a pas manqué de dire que la lame de mica arrêtait le fluide moteur, comme elle arrête l’électricité ; mais en collant légèrement par les bords la feuille de mica à la table, l’entraînement a eu lieu, quoique le prétendu fluide dût être arrêté alors comme précédemment.
Une question importante à examiner expérimentalement, ce serait de rechercher jusqu’à quel point le contact des doigts des divers opérateurs est nécessaire pour établir la concordance des actions qui détermine le résultat final. La volonté exprimée ou tacite d’un ou de plusieurs des opérateurs suffit-elle pour renverser le sens du mouvement ou pour décider des mouvemens concordans dans les organes de ceux qui coopèrent à l’expérience ? Une légère impulsion en sens contraire au sens du mouvement établi suffit-elle pour engager tous les organes posés sur la table à changer le sens de leur action ? Quand on opère des mouvemens de bascule haut et bas, comment la volonté d’un petit nombre des opérateurs ou même d’un seul [p. 415] entraîne-t-elle celle de tous les autres ? On a reproduit, pour les indications données par le mouvement des tables, toutes les hypothèses avancées pour expliquer les divinations ou prétendues divinations magnétiques. Ici, les phénomènes plus dégagés des influences nerveuses semblent devoir se mieux prêter à la constatation des faits possibles. Le fait fondamental lui-même, savoir la grande énergie des mouvemens naissans, soit volontairess, soit insensibles, est très curieux, et en même temps, qu’il semble expliquer tout ce qu’il y a d’explicable dans le phénomène général, il sert de confirmation à tout ce que la mécanique et la physiologie nous avaient déjà appris.
Des esprits fort sensés étaient d’avis qu’au lieu de s’étonner que l’imposition des mains produisit du mouvement, on s’étonnât plutôt des cas, s’il en existe, où des organes essentiellement mobiles auraient pour ainsi dire communiquer le repos. On leur répondra que la question ici n’est pas de savoir pourquoi il se produit du mouvement, mais bien de savoir comment ce mouvement se transmet des organes aux corps mobiles. Or c’est à cela que sert notre théorie des premiers mouvemens et de leur extrême énergie à l’origine.
Nous avons dit plus haut que nous examinerions la question célèbre du mouvement considéré dans sa production et dans sa durée, et par suite admettre de contraire à la logique dans le monde des idées, de même nous ne pouvons rien admettre de contraire à l’expérience dans le monde matériel. Or voici ce que nous apprend la science expérimentale.
Tout corps, toute substance matérielle ne peut elle-même se donner du mouvement ou s’en ôter. Ce n’est qu’en recevant du mouvement des corps étrangers ou en leur communiquant une partie du sien qu’un corps gagne ou perd de la vitesse. La somme totale du mouvement qui est dans le monde est inaltérable, puisqu’un être matériel quelconque ne peut accroître le sien qu’aux dépens des corps environnans, ni en perdre sans le restituer aux corps sur lesquels il réagit. Si nous voyons sur la terre tous les mouvemens, abandonnés à eux-mêmes s’arrêter promptement, c’est que la communication du mouvement à l’air environnant, aux supports et surtout aux objets que l’on travaille ou que l’on façonne, enlève une partie du mouvement renfermé primitivement dans le corps, et cette déperdition le ramène bien vite au repos. Dans les espaces célestes, où les astres ne rencontrent aucun obstacle et où par suite cette déperdition n’a pas lieu, les mouvemens se perpétuent indéfiniment. Il est tout autant au-dessus du pouvoir de l’homme de créer du mouvement sans force que de tirer du néant des corps matériels. Une vitesse d’un mètre par seconde est aussi impossible à donner à une enclume de cinq cents kilogrammes, sans qu’on y touche, qu’il l’est de faire naître cette enclume elle-même sans fouiller la terre et réduire le minerai en fer.
Il suit de là, puisqu’ily a toujours perte de mouvement pour un corps terrestre qui se meut à travers mille obstacles et que rien ne restitue à ce corps les pertes qu’il a faites, le mouvement perpétuel est impossible.
Apprenons donc de l’expérience à distinguer le possible de l’impossible, et [p. 416] après cet indispensable apprentissage nous raisonnerons avec assurance sur les faits physiques qui se présentent à nous. La thèse contraire serait que, pour raisonner sur un ordre d’idées, il faudrait y être complétement étranger. Alors les aveugles deviendraient les juges naturels de la peinture, les sourds de la musique, et les peuplades anthropophages de l’humanité.
Or que voyons-nous dans le développement des forces mécaniques. Est-il un seul exemple de mouvement produit sans force agissante extérieure ? L’homme, réduit d’abord uniquement à son propre travail, n’obtient qu’avec ses bras quelque chose de la terre. Il ne commande nullement par la pensée aux êtres matériels. Plus tard il prend pour auxiliaires les animaux domestiques et laboure avec le bœuf, le cheval et l’âne. Toujours des moteurs physiques pour des travaux physiques ! Plus tard encore son industrie lui soumet les forces de la nature, l’eau, l’air et le feu. Les palettes des roues hydrauliques et mille autres emplois de la force des chutes d’eau lui permettent de faire travailler le ruisseau, la rivière et le fleuve. Il emprisonne et utilise l’action des vents dans l’aile merveilleuse du moulin à vent et dans la voile encore plus immense des vaisseaux. Avec le feu, il forge, il fond, il tire les métaux de la terre qui les dissimule, et assainit sa nourriture par la cuisson des alimens. Enfin presque de nos jours il demande leur concours mécanique aux agens artificiels que la science a découvert, et dont elle a étudié les-propriétés, je dirais presque les mœurs. Ce sera un jour une honte pour l’humanité que le premier trouvé de ces merveilleux agens, la poudre à canon l’ait été pour les champs de bataille, l’homme ayant songé d’abord à demander aux pouvoirs artificiels des moyens de destruction contre l’homme. Pour fixer les idées du lecteur, comme je l’ai toujours fait jusqu’ici, par des faits exempts de vague, je dirai que, pour réaliser l’effet mécanique que l’explosion exerce sur un boulet de 12 kilogrammes dans un canon dit de 24, chargé de 8 kilogrammes de poudre et pesant lui-même 2,700 kilogrammes, tel qu’on les amène sur le bord du fossé des places assiégées, après en avoir éteint les feux, il faudrait le travail d’un cheval agissant pendant deux heures, ou celui d’un homme pendant huit heures. Or ce prodigieux effort est produit presque instantanément. Pour faire comprendre ce que sont les frais de la guerre, il suffit de dire qu’une telle pièce de 24, avec ses 2,700 kilogrammes de bronze, ne peut tirer au-delà de cent coups sans être hors de service, et qu’au moment où elle envoie son premier boulet, elle revient à l’état à 10 ou 11,000 fr. Qu’on ne croie pas cependant que je me pose ici en apôtre de la paix à tout prix, et que je n’estime pas à sa juste valeur la gloire militaire de la France. Sans notre génie belliqueux, à quel rang serions-nous aujourd’hui classés parmi les nations ? Mais revenons à nos puisances mécaniques.
« Que faites-vous de nouveau, monsieur Watt ? demandait George III a l’inventeur de la machine à vapeur. — Sire, je fais quelque chose de fort agréable aux rois, de la puissance. » Le mot anglais power, qui signifie également pouvoir politique et pouvoir mécanique, prêtait mieux que le français à jouer sur les mots. Watt aurait pu dire que le pouvoir qu’il donnait à la société était encore plus agréable aux peuples que la domination aux rois, [p. 417] j’entends déjà les réclamations de ceux qui me crient que la machine à vapeur n’a point été inventée par Watt. J’en conviens, et pour satisfaire tout le monde, je dirai qu’après Watt la société fut en possession d’une ouvrière universelle qui fait traverser l’océan aux vaisseaux et tisse la dentelle, et qui en Angleterre et en Belgique, n’exige qu’un franc de charbon, pour le travail de vingt journées d’ouvriers, mais qu’avant Watt rien n’existait pour aider l’industrie. Puisque l’occasion s’en présente, je conviendrai aussi qu’avant Christophe Colomb on avait, sur le papier ou par la langue des philosophes, indiqué le Nouveau-Monde. Ce n’est pourtant que depuis Christophe Colomb que ce monde a été abordé. M. Arago a porté plusieurs fois à la tribune le nom de M. Séguin, qui a fait découvrir les locomotives dont le beau mécanisme, alors inefficace, était déjà dû à Stephenson. A la sortie de la séance, on réclamait, moi présent, contre l’assertion du savant député. « Je passe condamnation, répondit-il ; mais convenez qu’avant Séguin on mettait de huit à dix heures pour faire le chemin de Versailles, aller et retour, quand encore on ne restait pas en route, et que depuis lui on fait indéfiniment un kilomètre par minute. » Le télégraphe électrique n’est-il pas dû à Ampère, malgré tous les travaux antérieurs de Volta, d’Œrsted et même les essais de Lesage avec l’électricité ordinaire ? A ceux qui veulent déprécier le mérite des travaux modernes par d’injustes réclamations, rappelons-nous ce mot aussi spirituel que profond de notre célèbre académicien M. Biot : « Dans les sciences, il n’y a rien de si simple que ce qui a été trouvé hier, mais rien de si difficile que ce qui sera trouvé demain. »
Pour compléter ce qui a été fait par l’homme avec les agens artificiels, disons qu’on a fait aussi travailler l’électricité et l’aimantation à la conduite des bateaux, à l’éclairage, à la médecine etc. Toujours on est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait point d’effet mécanique sans cause physique. Mille ans avant notre ère, Hésiode disait des cyclopes : « Ils avaient la force, l’activité et des machines pour leurs travaux. »
Il y a trois’ mille ans comme aujourd’hui, la seule magie du travail, c’était la force physique, l’énergie pour l’emploi de cette force et les mécanismes pour en transmettre l’action. Jamais on n’observe de travail matériel résultant de l’action immatérielle de la volonté. Il y a longtemps que la foi seule ne transporte plus les montagnes ailleurs que dans le style figuré, et que la montagne ne voulant pas venir à Mahomet, Mahomet est obligé d’aller à la montagne.
De ce tableau des forces qui meuvent la matière, il résulte que dans l’explication des curieux phénomènes mécaniques et physiologiques des tables tournantes il faudra s’interdire toute intervention de la volonté seule pour produire des mouvemens ; et peut-on concevoir qu’au milieu du XIXe siècle ces vérités physiques, si vulgaires pour les écoles et pour le peuple lui-même, aient été méconnues par un grand nombre d’esprits éclairés, mais entraînés par l’imagination vers un espoir chimérique ? Quant à certains habiles qui [p. 418] font semblant d’être dupe, mais qui ne le sont pas pour leurs intérêts, la science positive n’a rien à démêler avec eux, as plus que la bonne foi.
On a souvent jeté aux académies le reproche d’arrêter la marche des idées et d’entraver les progrès scientifiques et industriels de l’esprit humain. Ce reproche n’est pas fondé. Et d’abord, que l’on compte tous les fléaux d’invention hasardée dont leur sage circonspection a empêché l’éclosion. Voyez ce qui se passe en Amérique et à quel prix sont payés les procédés d’un mérite réel, quand il faut subir sans contrôle l’essai de tous les autres ! Je sais bien qu’on me citera le bateau à vapeur du marquis de Jouffroy. Eh bien ! Je déclare qu’à cette époque, avant les perfectionnemens des travaux métallurgiques sur la fente de fer et sur l’alézement des corps de pompe, la fabrication utile d’un bateau à vapeur était aussi impossible que le jeu de whist avant l’invention des cartes. Ayant été commissaire pour la réception des produits de l’industrie à toutes nos expositions, et dernièrement pour celle de Londres, je suis en fonds pour édifier le public sur la portée de nombreuses inventions qui prouveront jusqu’à l’évidence futilité des corps scientifiques et l’indispensable nécessité de répandre le plus possible les notions mécaniques et physiques, dont l’ignorance pousse tant d’esprits actifs et zélés à la recherche de l’impossible. Je développerai sans doute cette thèse quelque jour à propos de la navigation aérienne.
Il est certains esprits ambitieux qui, comme Alexandre, se trouvent trop à l’étroit dans ce monde, et voudraient entrer en relation avec un autre ordre d’êtres moins matériels. Telle été dans tous les siècles la tendance de l’imagination de l’homme, et jamais rien de réel n’est sorti de ces tentative, Chaque siècle a constamment pris en pitié les superstitions métaphysiques des siècles-précédens ; et franchement je ne vois-aucun espoir que la magie des tables tournantes ait plus de crédit dans la postérité que celle de la pythonisse d’Endor, bien autrement poétique au moment où elle est consultée par un vieux roi affaibli moralement par l’âge et le malheur, et qui dans ses états avait autrefois proscrit la magie ! Pour plusieurs esprits ardens, mais irréfléchis, il n’est point d’impossibilité. Ils sont toujours sur le point d’accuser d’incrédulité aveugle ceux qui n’admettent pas que la nature puisse à tout instant démentir ses lois. Qu’ils disent donc à quel pouvoir supérieur à la puissance créatrice ils auront recours pour dominer les lois établies par cette puissance placée si haut par rapport à l’homme ! Admettez-le merveilleux, je le veux bien, mais à la condition que ce merveilleux ne sera pas absurde. En vérité, on a peine à tenir son sérieux contre la naïveté des improvisateurs du monde des esprits. Quand la police arrêta l’essor des convulsionnaires de Saint-Médard, on afficha sur les murs du cimetière ces deux petits vers bouffons :
De par le roi, défense à Dieu
D’opérer miracle en ce lieu.
De par le bon sens, défense de faire parler les tables et de leur faire composer des vers et de la musique ailleurs que sur les théâtres des prestidigitateurs ! [p. 419]
— Un page à moitié endormi lisait la vie de sainte Marie Alacoque au vieux roi Stanislas tourmenté d’une cruelle insomnie ; le roi avait, lui, les yeux ouverts comme un basilic. « Dieu apparut en singe à la sainte, dit le lecteur somnolent. — Imbécile, lui cria Stanislas, dis donc que Dieu lui apparut-en songe ! — Eh ! sire, Dieu en était bien le maître ! » Voilà les convenances qu’observent nos nouveaux thaumaturges : le ridicule n’est rien pour eux. .
Les conclusions de cet exposé des lois de la nature relatives à notre sujet sont :
1° Que tout ce qui est raisonnablement admissible dans les curieuses expériences qui ont été faites sur le mouvement des tables où l’on impose les mains est parfaitement explicable par l’énergie bien connue des mouvemens naissans de nos organes, pris à leur origine, surtout quand une influence nerveuse vient s’y joindre et au moment où toutes les impulsions étant conspirantes, l’effet produit représente l’effet total des actions individuelles ;
2° Que dans l’étude consciencieuse de ces phénomènes mécanico-physiologiques, il faudra écarter toute intervention de force mystérieuse en contradiction avec les lois physiques bien établies par l’observation et l’expérience.
3° Qu’il faudra aviser à populariser, non pas dans le peuple, mais-bien dans la classe éclairée de la société, les principes des sciences. Cette classe si importante, dont l’autorité devrait faire loi pour toutes la nation, s’est déjà montrée plusieurs fois au-dessous de cette noble mission. La remarque n’est pas de moi, mais au besoin je l’adopte et la défends.
Si les raisons manquaient, je suis sûr qu’en tout cas
Les exemples fameux ne me manqueraient pas !
Comme le dit Molière. II est à constater que l’initiative des réclamations en faveur du bon sens contre les prestiges des tables et des chapeaux a été prise par les membres éclairés du clergé de France.
4° Enfin les faiseurs de miracles sont instamment suppliés de vouloir bien, s’ils ne peuvent s’empêcher d’en faire, au moins ne pas les faire absurdes. Imposer la croyance à un miracle, c’est déjà beaucoup dans ce siècle ; mais vouloir nous en convaincre de la réalité d’un miracle ridicule, c’est vraiment être trop exigeant !
BABINET, de l’Institut.
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