Augustin Poulain. Les Stigmatisés et l’auto-suggestion. Extrait de la « Revue pratique d’apologétique », (Paris), deuxième année, tome IV, 1907, pp. 167-169.
Augustin François Poulain (1836-1919). Théologien et écrivain mystique jésuite. entre à la Compagnie de Jésus en 1858 et après ses études, enseigne les mathématiques à Metz et Angers, y dirige les écoles et est pendant cinq ans directeur de la guilde des artistes à Paris. Sa publication des Grâces d’oraison (Paris 1901) surprend ses associés, dont aucun ne semble avoir su qu’il était intéressé ou capable d’écrire dans le domaine de la théologie mystique. Le livre remporta un succès immédiat, passant par neuf éditions de son vivant, et fut traduit en plusieurs langues étrangères. Poulain, bien que n’étant pas un théologien fort et apparemment sans aucune expérience directe des états purement mystiques qu’il a décrits, a réussi à rédiger un traité didactique clair sur un sujet délicat et difficile. Ce faisant, il a contribué au regain d’intérêt pour la théologie mystique, qui avait été largement négligée depuis le XVIIe siècle. La nette distinction que Poulain maintenait entre les états ascétiques et mystiques a suscité une controverse considérable. Principales publications:
— Des Grâces d’oraison, traité de théologie mystique. 2e édition. Paris : V. Retaux, 1906.
— Oraison de simplicité. La première nuit de St Jean de la Croix. (Extrait des chapitres II et XV du traité des « Grâces d’oraison ».) Paris : V. Retaux, 1906.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 167]
Les Stigmatisés et l’auto-suggestion
Quand les libres penseurs affirment sans preuves une théorie, nous ne devons pas craindre de la déclarer sans valeur. Cette remarque m’est suggérée par une note que l’on trouve dans un livre, excellent par ailleurs et des plus édifiants : la Vie du P. Huchant, rédemptoriste, par un de ses confrères, le P. Lejeune (1). Parlant des stigmates de Louise Lateau, l’auteur dit : « On pourrait se demander si l’auto-suggestion n’a pas joué un grand rôle dans les phénomènes de la stigmatisée de Bois d’Haine. Dans ce cas, ceux-ci s’expliqueraient, du moins pour un certain nombre, sans recourir au surnaturel » p. 180.
Je suis au regret d’avoir à combattre le pieux auteur, pour qui je suis plein d’estime. Mais sa remarque a plus de portée qu’elle n’en a l’air. La même explication peut être proposée pour tous les cas de stigmatisation, sans exception (2). Aussi les incrédules l’ont-ils adoptée d’une manière universelle, disant que l’auto-suggestion y joue, non seulement « un grand rôle » (ce qui laisserait place au surnaturel), mais le rôle unique.
Ne nous laissons pas imposer par cette belle unanimité. Il est vrai que la religion ne nous oblige pas à repousser une explication purement naturelle des stigmates. Si jamais on en découvre une satisfaisante, le dogme n’en recevra aucune atteinte. Mais la question est de savoir si actuellement cette explication existe réellement. Pour résoudre ce problème, plaçons-nous sur le terrain purement scientifique.
Si l’on ne veut pas nous fasciner par une simple hypothèse, il faut qu’on nous apporte des faits analogues, mais d’ordre profane, c’est-à-dire des plaies produites par suggestion, en dehors d’une idée religieuse. Or, on n’en a jamais rencontré, malgré l’extrême bonne volonté des médecins et des hypnotiseurs. Il n’y a [p. 168] pas un seul exemple d’une vraie plaie produite dans une clinique par l’excitation de l’imagination et de la sensibilité. Ce qu’on a obtenu, et très rarement, ce sont des rougeurs, ou, tout au plus, des sueurs rosées ; mais jamais il n’y a eu de flots de sang, et surtout pas de trous, pas de déchirures des tissus. Et cela, même sur les parties molles de la peau, pas plus qu’aux endroits occupés par les stigmates du crucifiement, c’est-à-dire sur les faces intérieures, très résistantes, des mains et des pieds (3).
Sainte Rita deCascia
Ajoutons que si les plaies stigmatiques pouvaient s’expliquer à priori par l’auto-suggestion, on pourrait en dire autant de toutes les maladies. Lorsque quelqu’un aurait une fièvre typhoïde, une fluxion de poitrine, le choléra, des cors, des verrues, rien n’empêcherait d’attribuer cette modification à l’action puissante de l’imagination. Si elle peut trouer les mains, elle peut tout aussi bien cribler, dilater, contracter le poumon ou les autres viscères ! Et inversement l’auto-suggestion expliquerait toutes les guérisons. Avec des hypothèses arbitraires on peut expliquer tout ce qu’on veut.
Le biographe distingué que j’ai le devoir de combattre cite en faveur de son hypothèse M. Van Velsen, directeur de l’Institut hypnotique de Bruxelles. Celui-ci raconte qu’un jour « il traça à la craie une ligne sur l’avant-bras d’un jeune collègue très suggestible. D’ici à un quart d’heure, lui dit-il, vous saignerez sur cette ligne. — Un quart d’heure après, on voyait la ligne devenue d’un rouge si vif qu’il semblait que le sang allait sortir de l’épiderme ».
Fort bien ! Il semblait …, mais finalement le sang n’est pas sorti ; et surtout il n’y a pas eu de déchirure, quoique la peau fût très molle. Donc cette expérience ne prouve pas la thèse. De plus l’opérateur ne s’est pas contenté, comme il l’aurait fallu, d’une suggestion sur ce névrosé: il l’a touché, et dès lors il a réalisé simplement le dermographisme ou urticaire factice ; phénomène bien connu et d’un genre tout différent. Il consiste en ceci: un dessin tracé sur le bras de certains hystériques est suivi d’une boursouflure colorée. Pas d’hémorragie, pas de trous ! L’auto¬suggestion est si peu nécessaire à cette expérience, que celle-ci réussit même sur des chevaux névropathes.
M. Van Velsen a bien compris que son expérience est des [p. 169] plus insuffisantes. Aussi il essaie de la consolider par une nouvelle hypothèse (toujours des hypothèses !). Il ajoute : « Il n’est guère douteux que si la suggestion (?) eût été renouvelée, le sang eût fini par couler. » — Qu’en savons-nous ? Dans toute science d’observation, on regarde comme anti-scientifique cette manière simpliste de raisonner. On veut des expériences menées jusqu’au bout. On n’admet pas qu’un savant s’écrie : « Je n’ai fait que le commencement de l’expérience, et même la partie regardée comme seule réalisable. Mais fiez-vous à mon intuition ! Je vous déclare que si j’avais continué, j’aurais réussi » — Quand ce sera fait, nous croirons. Un fait bien constaté vaut mieux qu’un million d’hypothèses et de prophéties.
Et puis, si ce beau succès n’est « guère douteux », pourquoi n’avoir pas essayé d’y arriver ? ce serait si intéressant ! une vraie découverte !
En résumé, si jamais on trouve, pour les stigmates, une explication naturelle satisfaisante, nous l’accepterons sans marchander. Mais, pour le moment, constatons qu’on n’a encore rien indiqué ; et disons-le bien haut. C’est là se maintenir solidement sur le vrai terrain scientifique.
Aug. POULAIN.
Notes
(1) J. Chez Jules de Meester ; Roulers — Bruxelles. In-8° de 314 pages. Prix: 1 fr. 50.
(2) Dans son livre sur La Stigmatisation, le Dr IMBERT-GOURBBYRE donne la liste de 322 stigmatisée connus. Plusieurs autres n’ont pas eu d’historien. Le P. Huchant, dont il est ici question, et qui est mort en 1888, était extatique ; on assure même qu’il avait reçu les stigmates invisibles, ainsi que son frère, le P. Clémentien, récollet.
(3) N’ayant aucun fait à apporter en faveur de leur thèse, beaucoup de libres penseurs en sont réduits, comme M. Beaunis, à un cercle vicieux : ils commencent par établir la grande puissance de l’imagination, en donnant comme preuve les stigmates des saints. Ce principe une fois admis, les stigmates s’expliquent. C’est clair !
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