Auguste Marie. A propos de sainte Dymphne. Extrait du « Bulletin de la société française d’histoire de la médecine », (Paris), tome 2, 1903, pp. 497-504.
Auguste Armand Victor Marie (1865-1935). Médecin en chef des asiles de la Seine, Licencié en droit et homme politique.
Au cours de sa carrière, il a été successivement médecin adjoint des asiles publics (en 1899), directeur fondateur et médecin en chef de la colonie familiale de la Seine en 1892, titulaire en 1896, médecin en chef de l’Asile de Villejuif (1900).
Il fut à l’origine de la première exposition réalisé à Paris en 1905, d’oeuvres qu’il avait collectionnées sous le titre : Petit Musée de la folie. C’est à partir de ce matériaux que son collaborateur Le Dr Meunier publia sous le pseudonyme de Marcel Réja : L’Art malade : Dessins de fous (1907). Rappelons que c’est toujours en 1905, que paru l’ouvrage de Rogues de Fursac : Les écrits et les dessins dans les maladies nerveuses et mentales. (Essai clinique). 232 figures dans le texte. Paris, Masson et Cie, 1905
Quelques unes de ses publications :
— Étude sur quelques symptômes des délires systématisés et sur leur valeur, Paris, O. Doin, 1892.
— Mysticisme et folie. Partie 2. Extrait des « Archives de neurologie », (Paris), deuxième série, tome VII, n°40, avril 1899,
— Les aliénés en Russie, Montévrain, École d’Alembert, 1899.
— Spiritisme et folie. Article paru dans la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 3e série, 8e année, tome VIII, pp. 1904, 129-130. [en ligne sur notre site]
— « Le Musée de la Folie ». Je sais tout n°9, 15 octobre 1905, rubrique « Curiosités », pp.353-360.
— Mysticisme et folie (étude de psychologie normale et pathologique comparées), par le Dr A. Marie,… Avec préface de M. le Dr H. Thulié. Paris, V. Giard et E. Brière, 1907. 1 vol. XI, 342 p.
— Les Vagabonds, par le Dr Marie, Raymond Meunier, Paris, V. Giard et E. Brière, 1908.
— Les dessins stéréotypés des aliénés. Extrait du « Bulletin de la Société clinique de médecine mentale » (Paris), tome cinquième, 1912, pp. 261-264. [en ligne sur notre site]
— Sur quelques dessins de déments précoces. Extrait du « Bulletin de la Société clinique de médecine mentale », (Paris), tome cinquième, 1912, pp. 311-319. [en ligne sur notre site]
— Traité international de psychologie pathologique, sous la direction du Dr A. Marie, Paris, F. Alcan, 1910-1912. 3 vol. in-8°.
— La psychanalyse et les nouvelles méthodes d’investigation de l’inconscient. Etude des problèmes de l’inconscient au point de vue du déterminisme psychologique et de la psychanalyse. Paris, E. Flammarion, 1928. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 497]
A propos de sainte Dymphne
par
M. le Dr A. Marie,
Médecin en chef de l’Asile de Villejuif.
L’intéressante communication de M. Henri Meige faite, le 14 octobre dernier, à la Société d’Histoire de la Médecine, m’a donné l’idée de présenter quelques documents et réflexions complémentaires au sujet de la légende de sainte Dymphne et du retable de Gheel (1). [p. 498]
On sait que Dymphna ou Digna était fille d’un roi païen d’Irlande au vue siècle. Il conçut pour elle une passion incestueuse. Baptisée et sauvée par saint Gerbera, sa fille vint en Braban fonder Gheel et y mourut de la main de son père.
Pour le retable qui rappelle ces faits, on peut schématiser les 20 tableaux d’après le plan suivant : De 1 à 18 ils sont groupés par 2, superposés sur un même volet de I à IX ; le plus élevé est en personnages moitié moins grands que les autres, et figure des scènes accessoires comprises dans des détails gothiques d’encadrement de la scène principale.
C’est ainsi que la scène I (naissance de Dymphna) surmonte le tableau principal du baptême intitulé : « Hic Dimphna Christo nascitur. »
Le tableau principal 3, « Sancto tuenda traditur », représente la mère de la sainte mourante et la confiant à saint Gerbern, son confesseur, tandis que le père prie une idole de diable vert armé du serpent symbolique. Au-dessus, la scène accessoire 4 figure l’envoi de quatre officiers du roi à la recherche d’une nouvelle épouse.
5. « Recusat incestum patris. » Ici apparaît l’obsession de l’inceste figurée par trois démons qui hantent le père de Dymphna ; au-dessus la scène 6 représente saint Gerbern exhortant la sainte dans sa résistance.
7. « Patriarn pudica deserit. » Fuite du saint et de la sainte. (En haut la scène VIII représente leur arrivée à Gheel.) [p. 499]
12. « Inventa patri. proditur. » L’envoyé du roi dénonce la retraite des fugitifs. Le diable de l’obsession haute toujours le père et lui souffle à l’oreille les mêmes désirs criminels. Au-dessus la scène IX représente le passage des saints à Westerloo.
10. (Scène accessoire du tableau 13.) Représente le passage des émissaires à Westerloo, où les monnaies étrangères semblables aux leurs dénoncent les fugitifs. La scène principale au-dessous montre la mort des saints tués par le roi furieux de la résistance dernière de sa fille. Un démon tient son bras, un griffon rampe à ses côtés. (Cadunt pudoris victimæ.)
15. « Tumulanf reliquias angeli. » Réunion des reliques par les anges. Au-dessus, un tableau (II) rappelle la fondation de l’ermitage primitif de Zammel.
17. « Coluntur ossa martyris. » Procession religieuse de la châsse se dirigeant vers la basilique. En haut (14) les habitants de Gheel recueillent les restes des martyrs.
18. « Succurrit œgris plurimis. » Là se trouvent les deux aliénés, un homme entravé des mains et une femme dont le diable s’échappe, en face du prêtre à l’hostie et de spectateurs « innocents » et normaux.
La scène supérieure accessoire XVI rappelle le retour en char à bœufs de la châsse dérobée et ramenée à la basilique.
Les petites compositions 19, 20 et 21 représentent la béatification des saints par l’évêque de Terenburg, les malades croyants en prière et l’apothéose de Dymphne au ciel.
Le symbolisme naïf de ces figurations est ainsi complet, impliquant le diable non seulement è l’occasion des possessions guéries par la sainte, mais aussi lors des obsessions maladives du père de la sainte, qui est représenté lui-même sinon comme possédé, du moins comme obsédé avec un ou plusieurs démons à ses côtés [p. 500] à chacune de ses impulsions criminelles. V. 3, 5 et 6. On comprend ainsi la légende par laquelle les miraculés deviennent en quelque sorte la revanche de la vierge immolée par la folie paternelle. Aussi voit-on les miniatures de missels et médailles anciennes représenter la sainte tenant en laisse le démon asservi par sa foi et la gorge sous le glaive, à merci.
Je joins quatre reproductions, ainsi que les huit compositions dues à un aliéné artiste, qui les a copiées au crayon, et teinté d’aquarelle, d’après le retable, ce qui constitue un document doublement intéressant pour le médecin et pouvant servir en quelque sorte de corollaire à l’intéressante note de MM. Meige et Masoin (2).
J’ajouterai que l’église de Sainte-Dymphna, où se trouve le retable, conserve un pavillon, sorte de sacristie adossée à l’orient de la porte principale, et que mentionnent d’ailleurs les auteurs précités.
Les cellules qui se trouvent à l’intérieur, très reconnaissables encore, permettaient l’isolement des aliénés en neuvaine. Elles ont servi encore, paraît-il, pour des exorcismes il y a moins de vingt ans. Ces cellules, avec leur porte solide à judas vitré et leur fenêtre à barreau, datent de loin ; elles ne sont cependant pas tellement différentes de bien des cellules d’asiles actuels ; j’en connais même beaucoup de moins confortables. (On sait par le travail de MM. Meige et Masoin que Gheel offrit de bonne heure une organisation quasi-scientifique due au chapitre des chanoines.)
Derrière l’autel et le retable se trouve une châsse de la sainte dont je présente également le dessin fait par un malade. Entre ses arcades passent encore bien des [p. 401] parents de malades et certains aliénés môme que la confiance au miracle pousse à accomplir à genoux cette épreuve qui passe pour faciliter la guérison miraculeuse des possédés ; les dalles et piliers y portent des traces d’usures dues à de fréquentes génuflexions.
Enfin, si, à Gheel, on ne pratique plus l’exorcisme majeur selon les règles anciennes figurées au retable, on vend des prières spéciales à dire, à faire dire et à placer sous la coiffure des aliénés à guérir, de façon à ce que leur contact éloigne le diable en possession de leur cerveau.
Cette pratique rappelle celle des amulettes musulmanes qui consiste à placer sous le turban un verset du Coran contenant le mot tète pour éviter les blessures et maladies éventuelles de la tête et du cerveau. Des plaques d’argent et des moulages de cire représentant une tête sont aussi en vente à Gheel pour être voués à la sainte, en vue d’obtenir le miracle spécial de la dépossession (c’est une sorte d’envoûtement du diable).
Je joints deux exemplaires de ces sortes d’ex-voto
Plan du retable.
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spéciaux (3), achetés à Gheel môme, avec des cartes reproduisant diverses phases de la cavalcade religieuse qui accompagne la procession annuelle et reproduit les grandes scènes du retable à l’occasion de la Sainte- Dymphne, le 15 mai de chaque année : un personnage vêtu en Méphistophélès y représente le démon du retable un peu modernisé.
Discussion.
M, Meige. — La très intéressante communication de M. A. Marie vient compléter heureusement l’étude que nous avons faite, M. Paul Masoin et moi, sur le culte de sainte Dympline et le beau retable de l’église de Gheel (Nouvelle Iconographie, de la Salpêtrière, septembre-octobre 1903.)
A ce propos, je tiens à insister tout particulièrement sur la judicieuse interprétation que M. A. Marie a faite des figurations diaboliques du retable de Sainte-Dymphne.
La représentation du diable, dans les œuvres d’art religieux est, chacun lésait, extrêmement fréquente. Lorsque le démon est figuré auprès d’un personnage grimaçant et contorsionné, l’interprétation médicale la plus répandue aujourd’hui est que ce dernier est un hystérique. On ne peut, nier, en effet, que les artistes de. l’époque aient su reproduire avec une exactitude parfois saisissante les manifestations convulsives de l’hystérie. Les documents figurés extrêmement nombreux qui ont été recueillis par Charcot et Paul Richer, ceux que j’ai signalés moi-même, ne laissent aucun doute à cet égard.
Cependant, il ne faudrait pas appliquer cette interprétation à toutes les figurations démoniaques. S’il est vrai que les accidents qualifiés d’hystériques aient été considérés comme des indices de la possession diabolique, d’autres phénomènes convulsifs, et surtout d’autres troubles [p. 503] psychopathiques, qui n’ont rien à voir avec, l’hystérie, ont été également attribués à la malignité démoniaque. Nombre de délirants, et tout spécialement ceux qui étaient atteints d’un délire de possession, soit par un animal (zoopathie), soit par un être imaginaire (esprit malin ou divin), ont donné lieu à des figurations dans lesquelles le diable se trouve représenté, avec des caractères variables suivant les cas. J’ai eu l’occasion de faire cette remarque à propos d’une étude qui remonte déjà à une dizaine d’années environ et dans laquelle j’ai entrepris la critique médicale des manifestations névropathiques et psychopathiques qui se retrouvent avec une fréquence et une similitude remarquables, à la fois dans les religions encore existantes et dans les religions païennes de l’antiquité, comme aussi chez les peuplades noires fétichistes les plus primitives. (Les Possédées noires. Journal des connaissances médicales, septembre-octobre 1894, 1 vol., 88 pages. Imprim. Schiller.) [en ligne sur notre site]
C’est donc avec grand plaisir que j’ai entendu M. A. Marie parler du « diable de l’obsession luxurieuse » qui se trouve figuré sur plusieurs volets du retable de Sainte-Dymphne, à côté du roi coupable d’amour incestueux pour sa fille.
Pour les mêmes raisons, je suis convaincu qu’un certain nombre de figurations de démoniaques où l’on a tendance à retrouver seulement les caractères de l’hystérie, ont pu être inspirées, non pas par des hystériques, mais par des épileptiques, des choréiques, etc. ; d’autres, en plus grand nombre encore, ont pu être suggérées par la vue d’aliénés agités, en proie à des délires évoluant en dehors de toute manifestation hystérique.
Enfin, indépendamment, des documents figurés, il n’est pas douteux que, dans les écrits du moyen-âge relatifs à la possession diabolique, on retrouve des descriptions de désordres mentaux qui n’appartiennent pas à l’hystérie, mais à des psychoses aujourd’hui bien connues. Il en est de même de la possession par la divinité dont les religions de l’antiquité nous dorment des exemples très nombreux. Ces Possédées des dieux ont précédé les Possédées du diable. (Voir Nouv. Iconographie de la Salpêtrière, n » 4, 1894.)
A propos delà possession dans les religions autres que la [p.504] religion chrétienne, je signalerai incidemment un travail de M. Robert Geyer, mort prématurément l’année dernière et qui s’était fait remarquer par une très intéressante étude de critique médicale sur le théâtre d’Ibsen. Ce travail consciencieux, intitulé : « La psychiâtrie, dans le théâtre japonais », a été publié dans la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, numéro 4, 1902.
Enfin, à propos de la curieuse tapisserie berrichonne que nous a fait connaître M. A. Marie, je tiens à confirmer l’interprétation de la cliquette et de la toque qui s’y trouvent figurées. L’un des malades est certainement un lépreux et l’autre un aliéné. Les mêmes cliquettes, si j’ai bonne mémoire, se trouvent figurées, en particulier, sur un des vitraux de la cathédrale de Bourges.
R. Blanchard. — J’ai été particulièrement intéressé par la communication de M. le Dr Marie. J’en retiens cette constatation que, pour l’artiste inconnu qui a sculpté le retable de l’église de Gheel, le diable symbolise, non pas seulement la possession, comme on le croit d’ordinaire, mais plutôt l’obsession morale ou maladive. De mon côté, je suis arrivé depuis plusieurs années à la même conclusion. En effet, j’ai rassemblé une curieuse et intéressante série de peintures religieuses, pour la plupart du commencement du XVIe siècle, relatives aux vertus, aux péchés capitaux et au supplice des pécheurs dans l’enfer. Or, dans la série des péchés capitaux, le pécheur, monté sur un animal symbolique, est souvent tourmenté par un ou plusieurs diables qui représentent évidemment l’obsession. Je me propose d’ailleurs de présenter à la Société la photographie de ces peintures murales.
Notes
(1) M. Marie, en même temps qu’il décrivait le retable de Gheel, a rappelé un travail publié par lui dans l’Iconographie de la Salpêtrière (1901) sur une tapisserie du Musée de Bourges.
On y voit deux groupes significatifs.
A gauche flotte une barque avec la châsse contenant les reliques précieuses de saint Etienne ; autour prie un groupe de belles et dévotes dames en hennin de l’époque de Charles VII.
A l’avant un seul homme, batelier ou moine (l’un et l’autre peut-être), à genoux semble-t-il, en robe a capuchon, coiffé d’une sorte de fez ou bonnet rappelant un peu relui de Louis XI.
Deux anges soulignent la sainteté du chargement de la barque en planant au-dessus d’elle.
A droite, la silhouette d’une ville forte ou Château : tours d’angle rondes à créneaux, portes aux armoiries barrées d’argent à 3 crosses d’or (un évêché sans doute, Bourges peut-être).
Devant la porte de ville ouverte et sur la berge de pierre un groupe de miséreux, béquilleux, au-dessus des têtes desquels s’envole, noir et vert, un diable grimaçant à triple griffe de caméléon.
L’onde et la flore à terre sont naines et archaïques, les malades [p. 498] sont en prière et l’un doux porte la main au front en se relevant
Une inscription complète l’expression du tableau, la 2e ligne très nette spécifie que :…. plusieurs malades furent guéris. L’usure empêche de déchiffrer dans quelle circonstance exacte le fait se produisit, ce que déterminerait évidemment la 1ère ligne de l’inscription.
(2) Iconographie de la Salpêtrière, n»° 5, 1903.
(3) Il semble que la pratique de ces ex-voto figuratifs soit un acheminement vers une conception plus somatique de la folie, car les mêmes figurines se vendent à Gheel et ailleurs pour les maux et blessures de tête en dehors des maladies mentales par possession supposée : on les voue alors au saint patronymique du malade.
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