Aug. Lemaître. La Psycho-Analyse dans l’Éducation. Extrait de la revue « Demain », (Paris), 6eannée, n°73, jeudi 10 juillet 1919, pp. 87-93.
Auguste Antoine Lemaître (1887-1970). Pasteur réformé. – Professeur de théologie à l’Université de Genève. – Docteur en théologie.
Quelques publications :
— Foi et vérité. Genève, Éditions Labor et Fides, 1954. 1 vol.
— Fermes dans la tourmente. Genève, Éditions Labor & Paris, Éditions Je sers, 1939.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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La Psycho-Analyse dans l’Éducation
par Aug. LEMAÎTRE
Professeur à l’Université de Génère.
Il serait difficile d’aborder cette question en restant dans les généralités, parce que, en psycho-analyse, on ne s’adresse pas à une collectivité et que, dès qu’on s’attaque à des cas particuliers, on ne saurait les ramener à une thérapeutique ne varietur. Toutefois, sans entrer dans des détails que no comporte pas le cadre de DBMAIX, je dois dire que la psychoanalyse m’a surtout rendu des services dans ses applications à trois groupes d’élèves qu’on pourrait dénommer les DÉPRAVÉS, les RÊVEURS et les SCRUPULEUX.
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A l’égard des adolescents DÉFRAVÉS, la psycho-analyse jouit d’un pouvoir curatif merveilleux, mais presque toujours elle exige plusieurs entretiens et, de la part du maître, des qualités de tact et de réflexion qui doivent laisser le moins possible d’emprise aux réflexes de fixation ou do contradiction. On connaît cette objection qu’à parler à un enfant d’onanisme et do prostitution, c’est concentrer plus qu’auparavant son attention sur des objets où le règne du grand silence s’impose. Donnez-lui plutôt les dérivatifs du jeu, de l’exercice physique, du sport d’hiver et d’été. Ce qu’il convient de retenir d’une pareille objection, c’est qu’à part quelques exceptions, une saine fatigue corporelle joue le rôle d’un palliatif.
Les dépravés deviennent assez vite des épuisés cérébraux. Que leur vice se greffe sur un tempérament tranquille, on observera alors du ralentissement, tandis que chez les imaginatifs ce seront des distractions, de l’indiscipline et parfois aussi des phobies, que nous retrouverons plus encore dans les groupes des rêveurs ou des scrupuleux. .Mais, au lieu que pour ces derniers il faudra étudier très à fond les refoulements, il conviendra, pour les dépravés, de combattre de prime abord les habitudes dont ils auront à se débarrasser. On y emploiera beaucoup de naturel et de bonhomie et un sage optimisme capable d’inspirer la confiance, sans qu’il [p. 88] soit exclusif de la fermeté ou môme de la sévérité. Chacun du reste pourra recourir à ses moyens personnels, qui seront efficaces dans la mesure où les effets désirés auront été obtenus. Le pragmatisme no dirait pas autrement, et je suis de ceux qui l’approuvent.
Les débutants dans la psycho-analyse scolaire risqueraient de se heurter à un gros écueil, celui de voir un adolescent recourir à des subterfuges pour tenter de satisfaire des curiosités malséantes, par exemple de quelle façon il faudrait pratiquer l’onanisme pour qu’il soit le moins préjudiciable à la santé. J’avoue que, même dans de telles circonstances, je n’ai jamais eu à regretter ce genre de questions, y ayant au contraire trouvé l’immense avantage de fournir une leçon d’une portée pratique qui reposait d’aplomb sur des expériences déjà vécues. Suivant tes aberrations quo ces expériences mo révélaient, j’ai pu fréquemment rectifier, amender ou corriger, et soumettre par la psycho-analyse les automatismes au contrôle du jugement et de la connaissance.
Il sera avantageux quo l’attention du dépravé soit fortement attirée sur les origines sournoises de son vice à répétitions multiples. L’analogie est parfaite avec ce que, dans un autre domaine, on a appelé le « quotient de mémoire », c’est-à-dire que le rapport est inverse entre le degré d’attention et le nombre des répétitions. « Vous pourriez continuer, dirons-nous à un vicieux, de vous livrer à cet acte comme vous le faites depuis longtemps, mais vous sentez à présent combien c’est stupide et dénué d’intérêt et comme cela vous abêtit ! Je ne sais, répondez-vous, comment cela se passe ; cela arrive sans que j’y pense ! Évidemment, répliquerons-nous, le mécanisme automatique répond aux habitudes acquises, et c’est à cause de cela que nous allons rechercher les moyens de rompre avec une funeste routine. La lutte sera moins pénible que vous ne le supposiez et vous en constaterez assez vite lzs résultats. Les images lascives dont vous avez encombré vos nerfs ébranlés par un ou par plusieurs vieux souvenirs, nous en purgerons votre être intérieur ! Etc. » Je me borne à ces indications schématiques de ce qui m’a réussi pour obtenir des guérisons, sinon toujours complètes, du moins suffisantes de l’onanisme pour qu’il en ait perdu son caractère morbide.
La psycho-analyse s’applique avec autant de succès aux [p. 89] relations sexuelles précoces de l’adolescence, relations qui se rencontrent dans les milieux modestes, où la promiscuité favorise la débauche, mais aussi parmi nos élèves peu surveillés. Je me bornerai à un ou deux exemples, voici un garçon de 15 ans à peine, dont la mémoire vacillante fut une cause d’échecs successifs. Un médecin consulté avait parlé de « faiblesse de croissance qui réclamait quelques fortifiants ». La psycho-analyse me révéla que c’était autrement grave et j’y eus recours pour débarrasser le malheureux des relations qu’il entretenait depuis trois mois et demi avec une fille de 22 ans, de connivence avec deux compères un peu plus âgés que lui. L’entraînement psycho-analytique me fut facilité du fait que ce garçon n’était point, comme on l’aurait cru, un excité sexuel ; en dehors de ses livres scolaires, il ne lisait que dos journaux sportifs. En voici un autre encore plus jeune : il n’a que 14 ans, mais il est taillé eu Hercule ; c’est aussi un amateur do football. Quoi qu’il lui en coûte, le psycho-analyse m’a bientôt mis au courant de ses fâcheuses expériences dans des chambres closes et dans des bars et m’a permis de le sortir des bas-fonds où il s’embourbait, sans qu’il ait eu, m’a-t-il affirmé dans la suite, à soutenir un violent combat contre te vieil homme qu’il avait été dès son enfance.
En pareille occurrence la psycho-analyse agit à la façon d’un libérateur ; elle oriente les forces et les pensées ; elle ne craindra pas, en vue de cette fin, de profiter des instincts les plus profondément enracinés dans le cœur humain, de celui de propriété entre autres. Et y-a-t-il une propriété d’une valeur plus indéniable que celle du corps ! Il va de soi que la psycho-analyse ne s’ingéniera pas à résoudre le refoulement de l’instinct sexuel lui-même. Il s’agit des déviations de cet instinct que, selon le langage de l’école, on sublimera, en réduisant à peu de chose ce qui est bas et grossier pour élever d’autant ce qui est noble et fortifiant.
Par la disparition subite d’une mauvaise habitude, il est arrivé que le système nerveux se soit modifié au point de transformer un adolescent indolent en un exubérant qui, s’il fréquente encore les écoles, verra baisser pour un temps les chiures d’appréciation de sa conduite. Un être devenu plus moral sera plus mal noté, ou point de vue de la discipline scolaire. Oh ! trompeuses apparences de nos systèmes pédagogiques ! [p. 90]
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Je passe aux RÊVEURS, et si j’avais besoin pour cela d’une transition, je la trouverais dans ce fait quo la psycho-analyse transforme quelquefois en un rêveur celui qui était en état de vacuité par suite d’un onanisme exagéré. Tout récemment, un jeune homme de 17 ans qui s’était abandonné au vice pendant plus de deux ans m’expliqua, après avoir subi la cure psycho-analytique, que, depuis ce moment-là, au lieu d’être obsédé constamment par ses mauvaises pensées, c’était un amour normal qui naissait en lui sous la forme de rêveries sentimentales. « Je songe, me disait-il, aux nids des oiseaux, au parfum des fleurs, à tous ces mariages poétiques dont la nature est le théâtre et j’éprouve comme une secousse à rentrer dans la réalité. »
Mais il y a tous les rêveurs qui n’ont pas passé par une crise sexuelle et dont l’état est suffisamment grave pour motiver un traitement psycho-analytique. L’un d’eux, à 15 ans, me présentait des travaux remplis d’erreurs et d’omissions, quoiqu’il fût très intelligent. C’est que le rêve constituait la majeure partie de son existence, un rêve à mille variantes, mais dont le thème était très enfantin, comme on en jugera d’après un seul épisode que je cueille au passage : « Ce sont des vers qu’il déclame devant des spectateurs ébahis. L’un d’eux lui demande — c’était dans une auberge de village — puisqu’il gesticule si bien, s’il saurait danser le pas de l’ours. Et le voilà qui danse à ravir. On l’engage à jouer du piano et il émerveille les spectateurs qu’il a lui-même placés les uns à une première table et d’autres plus en arrière, à d’autres tables. A ceux qui se préoccupent de l’heure tardive, il annonce qu’il les fera prendre en taxi. »
Faire raconter à un rêveur ses obnubilations et en rechercher avec lui les débuts, c’est commencer une psycho-analyse. A mesure qu’on avance, on reconnaît à certaines associations ralenties de nouveaux éléments auxquels il n’avait pas été fait allusion. C’est ainsi que dans notre rêveur il y avait autre chose encore que les réactions de défense, qu’on a devinées, contre l’infériorité et la banalité d’une vie d’écolier. C’était tout un roman datant de sa première année de collège, à 15 ans, et où il avait fait la connaissance de la sœur d’un camarade. La sensation d’un désir impossible à satisfaire fut alors refoulée et dès lors, parmi les spectateur [p. 91] de ses rêves, la jeune fille de son cœur occupe un premier rôle. Il développe devant elle les qualités qu’il voudrait posséder.
Prendre conscience de la réalité devient parfois pour les rêveurs un vrai supplice et leur action en est paralysée. Les y ramener, c’est d’autre pari les replonger dans la tristesse, pour peu que leur vie soit mesquine ou décolorée ; et la psycho-analyse doit-elle s’y employer ? Je n’hésite pas à répondre par l’affirmative, quoique l’objection soit grave et que précisément dans le cas dont je viens de parler mon traitement ait abouti à un pseudo-suicide, comme on va le voir. Par un dimanche de mai, mon jeune homme à peu près rétabli, était sorti après souper, sous prétexte de prendre l’air et s’était rendu au Sentler-des-Saules sur les bords du Rhône. Il était descendu vers l’eau qui l’attirait de plus en plus et allait s’y précipiter, quand il eut l’hallucination anti-suicide de ma personne, qu’il sentait en lui et autour de lui pour l’arracher à sa position critique et le ramener chez lui à toute vitesse. A coup sûr il ne valait pas la peine, d’être débarrassé de ses rêveries si le suicide devait s’ensuivre. Ce danger, pensera-t-on, n’était pas très sérieux et j’aimais à me le dire. Mais, comme les états crépusculaires conduisent aussi au suicide, il ne conviendrait pas de les traiter par le mépris.
Or, ce mémo soir de mai, à la même heure, un autre malheureux de nos écoles, âgé de 10 ans 1/2, et qui n’a jamais eu la moindre relation avec celui dont je viens de parler, faisait des efforts énormes pour ne pas se jeter par la fenêtre, à 2 km environ du Sentler-des-Saules. Cette tragique coïncidence était surprenante, mais il s’agissait ici d’un scrupuleux et non plus d’un rêveur. Nous y reviendrons.
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Pour les SCRUPULEUX la méthode psycho-analytique m’a paru souveraine. Ils appartiennent en majeure partie à des familles pieuses, où l’environnement a, en une certaine mesure, orienté les réactions fonctionnelles de la conscience morale. Jusqu’à quel point cet environnement al-il incité le discernement entre le bien et le mal, on ne saurait le vérifier entièrement par la psycho-analyse. Cependant, même si [p. 92] l’on en faisait table rase, un moment survient où par sa propre expérience l’enfant découvre qu’il existe des interdits et il se demande pourquoi, sans bien s’en rendre compte. Ne pas faire ce qui est défendu, telle est la consigne ; mais encore faut-il que quelqu’un ait donné cette consigne ! De là une forte tendance à identifier le « complexe » formé par des désobéissances à la loi morale avec un personnage, auquel s’opposera en général un autre personnage antagoniste qui sera le représentant de cette loi. Alors va surgir la conscience religieuse qui n’avait encore existé qu’à l’état embryonnaire et qui se développera d’autant plus vite qu’elle trouvera à s’alimenter dans un terrain plus riche. Cette religion-là est très élémentaire, cela va sans dire, et l’on pourrait même dire archaïque, puisqu’elle se base sur la crainte et la peur dans de jeunes cerveaux, à une époque où est particulièrement remarquable la plasticité des associations par contiguïté.
Entre 6 et 9 ans, quand il aura mauvaise conscience, l’enfant aura la frayeur du diable ou du gendarma, suivant les racontars qu’il aura absorbés, et il lui tardera de retrouver l’assurance auprès de celui qui éloignera de son horizon une si pénible apparition. J’ai réuni toute une collection de ces cas de division de conscience, dont quelques-uns ont suscité des troubles à l’époque de la puberté, lorsqu’on en vient à systématiser ce qui n’avait encore été qu’une sensation non formulée. Nombre de scrupuleux anticipent déjà alors l’expérience de saint Paul : « Ce n’est pas moi qui agit, c’est le péché qui habite en moi ! », et ils désespèrent de la faiblesse de leur volonté, allant jusqu’à se poser la question du suicide. La psycho-analyse du sujet va désormais s’imposer impérieusement. J’en donnerai un seul exemple, inédit, comme ceux que j’ai cités plus haut.
Voici un scrupuleux qui, dès l’âge de 15 ans, et dans une seule année scolaire, fut atteint de quatre accès aigus, chacun d’une durée de 10 à 15 jours, pendant lesquels il éprouvait le plus grand déplaisir à se rendre en classe : il s’accusait d’une foule de méfaits et de peccadilles, se voyait devenu la honte et le déshonneur de sa famille, s’imaginant que ses condisciples le regardait d’une drôle de façon. « Mes péchés — disait-il — ils sont énormes. Je suis Judas Iscariot ! J’ai toujours des remords ! Je suis une nature forcée. Cette maladie est atroce, c’est la dernière que j’aurais choisie ; [p. 93] j’ai à tout moment des doutes affreux, un manque de foi et de volonté qui me tuent » Été. Ces mêmes crises se renouvelèrent, avec les mêmes appréhensions, jusqu’à l’âge de 10 ans 1/2, où mon jeune homme m’adressa une lettre qu’il pensa devoir être la dernière, peu de minutes avant une idée de suicide qui l’obsédait de plus en plus. C’était un dimanche de mai, au jour et à l’heure du pseudo-suicide du rêveur dont je parlais plus haut. La lettre, trop longue pour être transcrite ici, malgré son intérêt, se termine par ce P.-S. : « Ce soir, j’ai pensé que je voulais me suicider, et cette idée que cela pourrait arriver sans que je le veuille m’a terrifié et épouvanté épouvantablement. » (sic).
D’après ce que j’ai appris de sa bouche le lendemain, il s’en fallut de très peu qu’il ne se jetât par la fenêtre, un peu après 9 heures du soir.
Il est rare que le scrupule entraîne des crises de mélancolie aussi persistantes et aussi graves que dans le cas présent, et je crois bien que, sans la cure psycho-analytique prolongée, à laquelle il fut soumis, mon pauvre scrupuleux aurait mis à exécution son projet de suicide.
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En dehors des trois groupes des dépravés, des rêveurs et des scrupuleux auxquels j’ai eu les occasions les plus nombreuses d’appliquer la psycho-analyse, il me resterait à mentionner d’autres cas se rapportant à l’éreutophobie ou à des délires chez des adolescents, dont quelques-uns avaient séjourné temporairement dans des asiles. Il y a donc là un moyen curatif qui peut donner de bons résultats. La psycho-analyse s’est plus spécialement attachée à l’interprétation des rêves ; mais ce ne saurait être là son unique domaine, surtout au point de vue pédagogique. Lorsqu’il est interrogé, l’adolescent, plus primesautier que l’adulte, n’a pas, aux bons endroits, comme ce dernier, les réticences ou les retards plus ou moins attendus. Par contre le raccord semble se rétablir plus aisément chez l’adolescent, entre tes diverses couches du subconscient et du conscient qui s’étaient temporairement dissociées.
Aug. LEMAÎTRE.
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