Armand Thiéry. Aristote et la psychologie physiologique du rêve. Article paru dans « Revue néoscolastique », (Paris), 3e année, n°11, 1896, pp. 260-271.
Armand Thiéry (1868-1955). Psychologue belge, disciple de Wund,t fondateur d’un des premiers laboratoires de psychologie expérimentale à Louvain. donné prêtre en 1896, il poursuivi une recherche mystique dans laquelle il s’égara peu à peu.
[p. 260]
Aristote et la psychologie physiologique du rêve.
Outre son Traité de l’âme où il s’occupe de psychologie proprement dite, Aristote a écrit un livre de psychologie plutôt physiologique ; ce sont les Opuscules. Voici ce qu’en dit Barthelemy St-Hilaire : « Les opuscules, au nombre de neuf, qui forment le recueil que les commentateurs latins ont appelé Parva naturalia doivent être considérés comme un complément du Traité de l’âme. C’est le caractère physiologique qui domine dans les opuscules. »
Parmi les opuscules figure le traité des rêves. Barthélémy St-Hilaire ajoutait « que ce traité des rêves donnait des rêves une explication qui, jusqu’à présent, n’a pas été remplacée par une meilleure, et qui rattache étroitement cet état bizarre et passager de notre âme à la faculté de la sensibilité ». (1)
C’est cette théorie aristotélicienne que récemment on a arguée d’erreur.
Aristote définit le rêve un débris de sensation. (2) Qu’est-ce donc qu’un débris ?
Cuvier trouve un débris de squelette antédiluvien. Le grand paléontologiste, qui sait la corrélation nécessaire des formes des ossements entre eux, infère de la forme de l’os découvert celle de tous les autres ; il parvient ainsi avec un seul élément de squelette à deviner et à dessiner la structure osseuse complète de l’animal disparu. L’événement lui, donna raison :on découvrit plus tard l’animal qu’il avait prédit. [p. 261]
Cette anecdote scientifique peut répondre nettement à la question. N’est appelé débris que ce qui est considéré relativement à un ensemble auquel on rapporte le débris. L’ensemble peut être connu avec plus ou moins de précision. Au lieu de dessiner complètement, par le menu, l’animal prédiluvien, Cuvier eût pu ne reconnaître dans l’échantillon qu’un os d’un genre de squelette, sans indiquer ni l’espèce ni la forme précise de mammifère ou de vertébré. Quoi qu’il en soit, que l’ensemble auquel on rapporte le débris soit considéré plus ou moins précisément dans son genre ou dans son espèce, avec pins ou moins de fondement ou d’indétermination, pour qu’une chose m’apparaisse formellement comme étant un débris, il faut toujours que j’aie au moins une notion d’un tout organique auquel elle peut appartenir. Cette remarque élémentaire sur le sens du mot suffit à défendre Aristote dans sa théorie du rêve.
Cette théorie a été attaquée par le Dr Surbled au cours d’une étude de psychologie physiologique intitulée « le Rêve », dans la Revue — « La science catholique ». — Assurément, disait l’auteur français, le rêve n’est pas un résidu sensible : Aristote appelait le rêve un débris de sensation sans voir que c’est plus el mieux que cela. Un passage du traité des rêves d’Aristote contredit cette affirmation. (Ch. I § 7.) — Ce qu’on appelle le rêve, dit le Stagirite, ne relève pas absolument non plus de la sensibilité. Le texte ajoute : la manière d’être de la sensibilité et celle de l’imagination sont différentes … Nous avons défini l’imagination le mouvement produit par l’image en acte et le rêve paraît bien être une sorte d’image. — Imaginer suppose sensation, mais est plus que sensation. Aristote qui attribue le rêve à l’imagination ne prétendait donc pas réduire le rêve à n’être que sensation, et l’accusation du Dr Surbled est, dès lors, contredite. (3)
A notre avis, il y a ici une méprise dans les termes. Par [p. 262] les mots débris de sensation, Aristote ne réduit pas le rêve à une sensation affaiblie ou diminuée. Il va plus loin : il affirme que le rêveur en ressentant cette sensation fragmentaire ne la ressent pas pour elle-même et indépendamment, mais, au contraire, ce qu’il ressent, il le voit imaginativement et par association comme débris d’une sensation plus complexe. En d’autres termes, Aristote ne prétend pas que les sensations du rêve sont toujours moindres que si l’excitation s’en produisait à l’état de veille ; généralisée, cette thèse serait certainement fausse. Ce que le philosophe du Lycée affirme c’est que dans le rêve une excitation perçue doit être formellement et par imagination rattachée à un ensemble plus considérable, que l’excitation. Voilà pourquoi intentionnellement il emploie le mot débris qui suppose un tout intégral dont le débris n’est en soi qu’une partie. En disant que le rêve est le fait propre de l’imagination, Aristote le considère comme plus et autre chose que sensation : l’imagination est, en effet, selon lui, distincte de la sensation ; elle se lie à la sensation (l’imagination ne peut exister sans la sensibilité), mais elle en est profondément distinguée en ce qu’elle est un mouvement produit en acte par la sensation.
J’ai vu la cathédrale de Cologne nu prodigieux élancement, éperdue vers le ciel par tout son gigantesque effort ; se soutenant de milles nervures tendues ; supportant solidement les parements de pierres dentelées et ajourées.
Aristote n’a pas pu croire que mon rêve de la nuit va se borner à revoir, plus ou moins net ou complet l’aspect de la cathédrale. En disant que le rêve sera débris de cette sensation, Aristote m’affirme, au contraire, que si la vision de cette architecture se reproduit, elle sera enchâssée dans un ensemble plus complexe ; je rêve, en effet, que cette cathédrale de Cologne n’est pas différente de l’hôtel-de-ville de Bruxelles avec lequel il se fait que je l’ai comparée la veille, et en rêve, je m’étonne de constater pour la première fois cette identité étrange… puis une évocation de cérémonie publique et mon rêve se perd. [p. 263]
Supposons le rêve non plus excité par le souvenir, mais par une excitation présente. Par ma fenêtre ouverte matinalement monte le bruit d’une lourde charrette maraîchère ; croit-on qu’Aristote se borne, pour définir le rêve, à invoquer que le bruit objectif serait moins nettement perçu ? Ce serait ne rien expliquer. Le bruit pesant des roues est un des éléments qui annoncent la présence d’une charrette ; mon rêve pourrait me montrer le véhicule, mais il ne se bornerait pas à cela. Certes, d’après l’idée que j’ai d’une charrette, mon rêve m’y donnerait un rôle approprié, soit pour la conduire, soit le plus souvent pour y être conduit, garotté ou blessé.
Replacer ainsi un phénomène d’excitation dans un ensemble, dans une scène où on peut le concevoir, voilà le travail du rêveur. Partant, comme Cuvier, d’un élément réel, le rêveur réinvente tout le reste et forme un ensemble auquel l’élément donné lui semble appartenir ; il y a donc reconstruction. Pour reconstruire, la connaissance même indistincte d’un ensemble quelconque est au préalable nécessaire : il faut que je puisse connaître le bruit d’une charrette pour reconnaître dans mon rêve tel bruit comme étant le bruit des roues ; il faut au moins que j’aie une connaissance quelconque d’un véhicule pour pouvoir en évoquer l’image. Un italien qui n’a jamais quitté Venise ne connaît d’autre moyen de transport que les gondoles ; le bruit supposé n’évoquera en son rêve aucune image de chariot. Au contraire, dans le rêve de l’officier s’évoquera peut-être, au lieu d’une charrette, une batterie d’artillerie de campagne, et cette représentation deviendra le point de départ d’une scène de bataille ou de manœuvre. C’est selon l’expérience personnelle acquise que s’édifie tel rêve plutôt que tel autre.
Le même phénomène se produit aux cours des expériences d’hypnotisme ; il est alors possible au magnétiseur, par les mêmes paroles, de donner aux différents sujets une même excitation. Les manifestations seront chez les différents sujets caractérisées de façon spéciale ; suivant leurs connaissances [p. 264] acquises, ils reconnaîtront, ils inventeront les détails, de la scène suggérée à accomplir, ils imagineront les péripéties.
Cuvier, pour dessiner complètement l’animal antédiluvien, avait besoin de posséder un ossement de la conformation duquel il pût inférer celle des autres ; mais il lui fallait en outre la connaissance des lois de corrélation et leur application systématique. De même, le rêve ne suppose pas seulement le phénomène réel d’excitation, mais encore 1° la connaissance préalable d’objets pouvant se grouper autour de l’excitation, et 2° l’activité imaginative capable de recréer ces objets complexes. Par cet acte d’imagination active, l’ensemble complexe ainsi créé excède l’excitation. — Mais l’ensemble étant ainsi constitué, nous pouvons, dans un autre stade, le considérer, lui aussi, comme excitation. Cette excitation, soit totale, soit partielle, peut à son tour être considérée comme débris d’un autre ensemble ; de proche en proche la suite du rêve se poursuit ; dès qu’un stade cesse d’être considéré comme débris, c’est-à-dire comme élément d’un ensemble ultérieur plus considérable, le rêve cesse. La définition d’Aristote est donc caractéristique.
Hâtons-nous de dire, pour expliquer la succession des stades, que nul n’est aussi oublieux qu’un rêveur : par l’anémie superficielle du cerveau qui caractérise le sommeil, nul n’a si faiblement et si imparfaitement les corrélations des impressions localisées aux différents points de la périphérie corticale. Un cas frappant me semble pouvoir être pris dans le domaine du somnambulisme déambulatoire qui fait se promener sur les toits. On ne peut s’expliquer la non-apparition du vertige que comme rupture d’association d’image : cette rupture consiste en ce que la corrélation de ces toits étroits avec les phénomènes de chute qu’ils occasionnent d’ordinaire, ne se manifeste plus. Cette corrélation constante constitue l’impression irrésistible d’effroi et de vertige, au bord de précipices ; la perte d’équilibre y est amenée irrésistiblement par cette association constante et irraisonnée qui fait apparaître imaginativement [p 265] les chutes les plus effroyables contre lesquelles instinctivement nous nous débattons réellement jusqu’à perdre pied par ces faux mouvements.
A chaque instant dans le rêve l’un ou l’autre élément est exposé à être abandonné ; pour la conscience il y a désassimilation. Ce qui survit c’est généralement ce qui est rendu plus intense par suite d’excitation : ce qui vient d’attirer l’attention subsiste seul et devient le point de départ du stade suivant. C’est ce qui rend possible la succession des stades du rêve ; en effet, les excitations disparaissant sans cesse partiellement de la conscience, ce qui survit peut se rattacher sans cesse ù de nouveaux ensembles. Le passage suivant d’Aristote est bien caractéristique à cet égard. — Les images des rêves, dit-il, sont à peu près comme les représentations d’objets dans l’eau où, quand le mouvement de l’eau est violent, la représentation ne se produit pas exactement, et la copie ne ressemble pas du tout à l’original. Dans ce cas, l’homme habile à juger les apparences serait celui qui pourrait le plus promptement démêler et reconnaître dans ces représentations toutes oscillantes et toutes disloquées, que telle image est celle d’un homme, telle autre celle d’un cheval ou celle de tout autre objet. Le songe produit ici un effet à peu près semblable ; le mouvement brise le rêve et l’empêche d’être l’exacte copie des choses. (4) Ce qu’Aristote appelle mouvement, venant détruire les ressemblances du rêve avec la sensation dont il provient c’est, selon la définition citée plus haut, l’imagination. Si Cuvier avait eu devant lui, au lieu d’un ossement fixe et stable, un ossement dont la forme eût varié continuellement, il eût pu l’attribuer non plus à un seul type de morphologie animale, mais successivement à toute sorte de types. Cette variabilité du point de départ, ce recommencement continuel de l’édification du type d’ensemble par la variation du fondement, c’est l’histoire du rêveur.
Par sa définition, Aristote a le mérite d’avoir indiqué le double travail de désassimilation et de reconstruction qui [p. 266] fait du rêve un mouvement constant de représentations dans lequel l’imagination s’attache avec prédominance à certains détails d’une excitation jusqu’à faire disparaître tous les autres détails, puis reconstitue, au moyen de l’excitation ainsi réduite, un ensemble nouveau dont l’excitation réduite fait, partie comme point de départ, c’est-à-dire comme élément de reconstruction. Sauf ensuite pour l’imagination, à oublier encore quelque partie et à continuer ainsi le travail.
Physiologiquement aussi bien que psychologiquement, ce qui caractérise l’état de veille, c’est la facilité avec laquelle nous apercevons, à propos d’une excitation, sa corrélation avec toutes les impressions qui s’y rapportent.
A l’état de veille provoque-t-on une excitation, aussitôt se produit comme un branle-bas qui amène au jour toutes les impressions pouvant servir à coordonner cette excitation. Au contraire, à l’état de sommeil, cette mobilisation se fait paresseusement et incomplètement : certaines impressions même, qui s’étaient levées d’abord, disparaissent sans se fixer et avant tout travail de corrélation ou de classification de l’excitation. Ce dernier travail est, d’ailleurs, lui aussi, en cet état de sommeil lent, paresseux et fugace. Ce travail de coordination d’une excitation, pour être plus imparfait et moins sur que celui qui a lieu à l’état de veille n’est pas cependant d’un autre ordre : entre l’état de veille et de sommeil tous les intermédiaires existent. Rêvant, je puis perdre, dans une mesure donnée, la responsabilité morale : parce que les circonstances de fait et les lois et relations avec la fin honnête de ma nature ne m’apparaissent pas distinctement : la conscience, le dictamen pratique n’est pas formulé ; le rêve a appesanti toute l’éducation morale, dirait-on ; le plus vertueux peut rêver qu’il assassine et se trouver néanmoins sans remords au plus fort de ses crimes. Sans étonnement il peut me sembler que dans mon rêve je revois une personne morte depuis longtemps parce que le souvenir de sa mort est oblitèré. Bien plus, l’appesantissement des souvenirs et des impressions laisse disponible — pour les quelques excitations [p. 267] qui survivent — une force créatrice imaginative qui n’étant pas détournée, peut même être plus considérable qu’à l’état de veille.
La veille est une reproduction de la réalité ; le rêve est l’invention d’une réalité inexistante, provoquée seulement ; quant à son point de départ et ses lois, directement ou indirectement, par une excitation réelle ou mnémonique. Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que l’état de veille est un état de reproduction ? Ne sommes-nous pas des rêveurs continuels, ne nous trompons-nous pas lorsque nous affirmons l’existence, d’un monde externe qui nous apparaît ? Non, l’état de veille nous donne bien une représentation des choses existantes ; ce qui peut nous l’attester c’est le sentiment de ce travail de corrélation que nous poursuivons pour classer les phénomènes par leurs causes, leurs effets et ordonner par groupement systématique tous les autres phénomènes dont nous sommes conscients. Nous avons parfaitement le sentiment immédiat de ce travail de coordination, de son importance, du grand nombre d’éléments qu’il mobilise et de la synthèse qu’il établit entre eux tous par une complexité de rapports dont on envisage en une vue d’ensemble l’universalité et la nécessité objective. Ce qui domine l’état de veille c’est cette réflexion par laquelle la conscience, ayant présente une représentation, veut plus que la contempler, veut en saisir les rapports de corrélation avec l’ensemble des phénomènes antérieurement connus. Ce travail poursuivi ainsi caractérisera toujours l’état de veille par opposition à l’état de rêve. Le rêveur, lui, ne se préoccupe plus des lois suivant lesquelles les phénomènes concordent et s’engendrent, mais uniquement de connaître, sans plus, c’est-à-dire d’imaginer : imaginer n’atteint que les formes connaissables et ne conclut pas à leur existence réelle. Encore une fois, imaginer est le propre du rêve. Nous arrive-t-il d’être mêlés à des événements qui semblent n’avoir ni loi de suite ni relation définie entre eux, nous disons volontiers : « nous vivons comme dans un rêve. »
En résumé, c’est la cohérence des phénomènes, après un examen systématique complet, qui forme le critère de l’état [p. 268] de veille. L’incohérence caractérise le sommeil. — Homère, dans l’Iliade, décrit Achille courant par trois fois autour de la ville sans pouvoir rejoindre Hector. (5) Dans cet exemple, pour le poète grec, la seule incohérence qui suffit à caractériser le rêve, c’est une action de poursuite restant vaine et sans pouvoir atteindre. — Représentation d’un mouvement effectué sans ressentir l’effet de ce mouvement, tentative vaine, l’embarrassement paralysant nos mouvements ce sont là des rêves de tous les jours. Après votre rêve vous arrive-t-il de douter de votre réveil, aussitôt vous imaginez de provoquer quelques excitations sensibles. Quand, dans vos représentations, la concordance des impressions, cause finale, but, connexité complétée avec d’autres sensations, vous est apparue, vous concluez à votre réveil. Avant ces expériences rien ne vous attestait en soi, en tant que phénomène, votre état de veille ; celui-ci ne se caractérise pas par une sensation particulière ou un état, mais par la concordance. De même on ne peut dire de quelqu’un qu’il est musicien quand il n’a touché qu’une seule note du clavier, parce qu’un ignorant de musique peut toucher un clavier de la même façon ; mais ce que l’ignorant ne peut faire entendre c’est une succession concordante, méthodiquement et harmoniquement réglée en une mélodie soutenue d’un accompagnement approprié. Non seulement il faut concordance, mais concordance aperçue, réfléchie, l’acte de notre intelligence étant alors en soi, l’objet de notre connaissance logique dans le jugement que nous posons.
Mais, dira-t-on, qu’est-ce qui produit l’incohérence du rêve ? [p. 269] Le rêve est une incohérence parce que nous y avons une moindre disposition d’impression, et nullement parce que la faculté de coordonner a disparu ou est absente.
Le sommeil est défini : l’impuissance de sentir. Le sommeil du rêveur n’est qu’une impuissance partielle de sentir : impuissance relative qui n’enlève rien à la faculté de coordonner mais en diminue l’exercice, et cache ou écarte de la conscience un grand nombre d’éléments entre lesquels elle pourrait s’exercer. Aristote ajoute que le sommeil est une affection non des sens en particulier, mais du sens commun qui les ordonne. (6)
Comment celui-ci est-il affecté ? Aristote établit sa théorie du rêve sur la persistance des excitations qui survivent aux objets. — Il faut admettre ce principe, dit-il, que, lorsque l’objet sensible a disparu au dehors, les impressions senties n’en demeurent pas moins. (7) Les phénomènes qu’il invoque à l’appui ne sont pas autres que ceux qu’on invoque maintenant : images consécutives, persistances. Le Stagirite avait trop l’esprit de classification pour ne pas préciser exactement ce dont il s’occupait, c’est-à-dire le sens dans lequel il employait le mot rêve. Au lieu de désigner indifféremment sous ce mot tout acte conscient écoulé entre le plein sommeil et le plein réveil, sans exclure de ce temps les réveils imparfaits et les réveils parfaits mais de durée très courte, il caractérise le rêve avec bien plus d’exactitude par sa nature psychologique en disant que c’est non tout acte conscient mais seulement : 1° l’acte de connaissance sensible, provoqué par l’excitation, (à l’exclusion des actes intellectuels et des actes volitifs) ; 2° les actes de connaissance imaginative ne se distinguant pas des autres actes imaginatifs qui ont lieu à l’état de veille. Le sommeil n’étant, comme il a été dit plus haut, qu’une insensibilité également et, plus exactement, une affection du sens commun, c’est-à-dire une non-activité plus ou moins complète de ce sens commun dont l’activité propre est [p. 270] coordinatrice des excitations des différents sens, les autres actes, proprement intellectuels et de volition libre, sont donc un critère de l’état de veille. Ce critère est, d’ailleurs, des plus en usage ; le langage familier en fait foi. Ne fait-il pas dire d’une action qui ne nous semble ni libre ni réfléchie, qu’elle est comme un rêve ? Les paysans bretons, par les longues marches dans la nuit le long des champs et des sentiers dans les genêts, subissent comme un engourdissement, un appesantissement qui leur fait perdre conscience de tout ce qui n’est l’interminable chemin qu’ils continuent à accomplir machinalement sans force de réflexion ni de pensée. Cette étrange obsession leur donne cette superstition qu’un esprit ou un génie de la prairie les a dominés ; comme ils disent, ils se sentent conduits, ils marchent comme dans un rêve, le sens presque endormi, suggestionnés par la monotonie et la fatigue.
Saint Thomas est d’accord avec le philosophe grec pour voir le point de départ du rêve dans la persistance d’une excitation du jour précédent. Le sommeil atteignant le sens commun qui coordonne les sensations, le rêve, qui est un sommeil partiel, rendra partiellement impuissant aux corrélations. (8)
Les éléments à coordonner étant les excitations persistantes sont, comme tels, des phénomènes sensibles. Aristote peut donc s’appuyer, pour la théorie des rêves, sur « le principe général que même à l’état de veille nous nous trompons facilement sur les « sensations » au moment où nous les éprouvons. Ceux-ci dominés par telle affection, ceux-là par telle autre ; le lâche par sa frayeur, l’amoureux par son amour, l’un croyant voir partout ses ennemis et l’autre celui qu’il aime ; et, plus la passion nous domine, plus la ressemblance apparente, qui suffit pour nous faire illusion, peut être légère. (Traité des rêves, ch. II, § 12) ».
« Or, de même qu’on peut être très aisément trompé tantôt par une passion, tantôt par une autre, de même quand on dort {p. 271] on est trompé par le sommeil, par l’ébranlement des organes et par toutes les autres circonstances qui accompagnent les sensations. Il suffit alors de la plus petite ressemblance pour que nous confondions les objets entre eux. » (Ch. III, § 8.)
La raison de cette comparaison entre les erreurs des passions et du sommeil est évidente : de même que les passions nous endorment à tout ce qui n’est pas leur objet, de même, dans le rêve, notre activité consciente se concentre à nous présenter vivement le résidu de sensation qui a survécu à l’appesantissement de tout le reste de nos représentations. De là, cette conséquence : si le passionné ou le rêveur savaient que la passion et le sommeil faussent respectivement leur jugement, ils connaîtraient la source de leur erreur et ne ces seraient pas d’éprouver la cause d’erreur, mais ils la corrigeraient.
« Par exemple, quelqu’un qui, sans s’en apercevoir, viendrait à déplacer latéralement le globe de l’œil par une pression du doigt, non seulement verrait en double n’importe quel objet simple, mais de plus, il croirait que l’objet est réelle ment double ; si, au contraire, il n’ignore pas la position de son œil, la chose lui paraîtra double, mais il ne croira pas qu’elle l’est. De même dans le sommeil : si l’on sent que l’on dort, il y a quelque chose qui nous dit que ce que nous voyons n’est qu’un rêve ; au contraire, si l’on ne sait pas qu’on dort, rien alors ne contredit l’imagination. » (Traité des rêves, Ch. II, § 11).
Ici encore l’imagination est le propre du rêve. Aristote reconnaît nettement que la sensation, pour être le point de départ, ne donne pas à elle seule l’explication de la nature des songes.
Le rêveur est un imagier artiste qui prend, il est vrai, ses sujets à la réalité, mais qui ne s’occupe guère à copier ou à photographier ; il excelle à interpréter, à adapter à l’infini suivant la fantaisie et l’imagination qui sont, aux heures de rêverie, les folles du logis.
A. THIÉRY.
NOTES
(1) Opuscules Parva naturalia, trad. française de Barthélémy St-Hilaire, p. III et IV.
(2) Ibidem, Traité des rêves, ch. III. § 9.
(3) Voir aussi ARISTOTE. Traité de l’âme, III, iii.
(4) ARISTOTE. De la divination., ch. II, § 12.
(5) Comme quelquefois pendant le sommeil on songe qu’on est poursuivi de son ennemi ou qu’on le poursuit : à tous moments on croit l’atteindre ou en être atteint et on ne peut ni lui échapper ni le prendre de même ni Achille qui croit à tout moment tenir Hector ne peut le saisir : ni Hector ne peut échapper à Achille. — Aristote (Poétique) trouve cette comparaison d’Homère excellente pour rendre l’affolement de la course d’Hector et d’Achille.
(6) Traité de l’âme, II, ii, 5. — Traité du sommeil, II, § 4.
(7) Traité des rêves, ch. Il, § 11.
(8) 1a 2e q. 80. 2. C.
LAISSER UN COMMENTAIRE