Claude Pottier. Aptitude mystique dans un cas de délire d’influence. Article parut dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), XVe série, 100e année, tome II, n°1-2, juin-juillet 1942, pp. 84-89
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Aptitude mystique dans un cas de délire d’influence,
par M. Claude POTTIER.
Certains délirants, quel que soit le mécanisme psychologique et le contenu de leur délire, croient à des phénomènes étranges. Dans leurs intuitions, dans leurs interprétations, dans la critique de leurs hallucinations, dans la systématisation de leur délire, certains délirants acceptent la possibilité de phénomènes prodigieux. D’autres, au contraire, dans un souci de rationalisme, cherchent, à ces phénomènes, une explication plausible, [p. 85] parfois même scientifique. Si on appelle mysticisme la propension d’un individu à croire à des mystères et à la possibilité de mystères, les délirants qui croient à la nature vraiment mystérieuse de phénomènes, en apparence, extraordinaires, peuvent être considérés comme des mystiques. C’est donc dans cette acception que nous allions nous servir de ce vocable et non comme de la dénomination de religieux vivant dans la contemplation. Si le vocable, dans le sens où nous l’entendons, peut prêter à confusion avec celui qu’on emploie habituellement dans un sens un peu différent, il n’y a pas d’inconvénient majeur, car ces malades, enclins à croire aux mystères, deviennent assez souvent des délirants religieux. Mais cette même aptitude peut donner naissance au délire spirite, et, d’une façon générale, à toutes les manifestations délirantes basées sur le surnaturel. L’aptitude mystique est constitutionnelle. Mais ces candidats au délire religieux n’évoluent pas fatalement vers ce délire. Dans un certain nombre de cas, le délire reste chez eux à l’état d’ébauche, ou bien ne se systématise pas ou se systématise mal. Enfin, si un autre délire germe sur ce terrain, il peut être aussi plus ou moins bien systématisé. Mais on retrouve alors dans ses origines les particularités du mysticisme. Le cas suivant paraît en être un exemple.
OBSERVATION. —C’est un forgeron âgé de 49 ans. « Je suis très croyant, dit-il, comme mon père. Je suis les Commandements de Dieu l’unique… Je suis saint moi-même, et je prêche l’Evangile partout où je passe… » Il a toujours été pieux et pratiquant. Catholique militant, en faisant du Prosélytisme, il aurait eu souvent des discussions avec des individus d’opinions opposées auxquels il faisait « de la morale ». D’autre part, il s’est toujours beaucoup intéressé à la Prestidigitation et à l’hypnotisme.
Le début de ses troubles remonte à 6 ans environ. Sa psychose a été rémittente. Son évolution a présenté trois phases aiguës en 1936, en 1939, en 1940.
En 1936, le milieu ouvrier dans lequel il vit est agité pm l’effervescence sociale de l’époque. Il est opposé aux idées en vogue. Une fois qu’il écoutait une fanfare jouer l’Internationale, il se sent « »soulevé » par un « fluide ». Au même moment, il éprouve la sensation d’avoir « la figure contractée ». Il a des discussions avec des camarades au chantier et au café. Au cours de l’une d’elles, il reçoit un coup de barre de fer. Souvent, il a la sensation que sa boisson a été frelatée. Une fois, en lisant un journal, il se sent comme « imprégné », comme s’il était « hypnotisé », A la même époque, il a des discussions avec l’amant de sa fille et a avec lui des « luttes de volonté ». Un soir, [p. 86] que sa femme, sa fille et l’amant de celle-ci l’avaient fixé en le regardant, il ressent « un coup comme un éclair ».
Une autre fois, pendant qu’il dépeçait un lapin, il eut la sensation de recevoir un violent coup sur la tête. Il prit peur, lâcha brusquement le lapin et recula. Au même moment, il perçut trois sons par la pensée. C’était : « Arrête, berger, tu me blesses ; Saint-Pierre lui-même est tombé de son cheval dans un grand combat… La vérité n’existe que dans les siens… » En même temps, il aperçut sur le toit un chat qui s’enfuyait en tenant dans sa gueule quelque chose de blanc, un mouchoir ou des plumes, ce qui lui parut étrange. Il voulut reprendre le lapin et se sentit alors repoussé comme par deux mains invisibles. II lui sembla que le corps du lapin avait soudain gonflé d’une manière anormale. Environ un quart d’heure après avoir reçu ce coup, circulant à bicyclette, il fut trois fois survolé par une colombe, ce qui lui parut également étrange. Il pense que cette colombe représentait peut-être le Saint-Esprit.
Ce qu’il appelle le « coup du lapin », tantôt il l’attribuait aux communistes, tantôt à l’amant de sa fille. Quelque temps après, il pensa que les phrases perçues au moment du « coup du lapin », telles que : « Arrête, berger, tn me blesses », pouvaient lui être venues de la Vierge d’Albert. D’après une légende que son père lui avait autrefois racontée an sujet de cette Vierge, elle avait été trouvée par le chien d’un berger qui avait gratté le sol dans lequel elle était enuie. Il alla se recueillir devant la Vierge d’Albert, mais en quelque sorte pour l’interroger. Pendant qu’il priait, il éprouva une sensation de volupté génitale et éjacula dans son pantalon, Il n’en conçut aucune honte parce qu’ « on » lui avait dit par « transmission de pensée » quelque temps auparavant à plusieurs reprises : « Tu te marieras avec une sainte ». Certain d’ « aller au paradis » après sa mort, il avait l’impression, devant la Vierge d’Albert, de parler à une future épouse.
C. semble avoir vécu alors une période d’excitation psychique. Il se sentait « trop d’énergie », on le faisait. « chanter ». Il pensa que le coup du lapin avait changé quelque chose dans sa pensée et l’avait rendu vulnérable à la suggestion. II ressentait souvent l’action d’un « fluide » qui le « travaillait ».
Sur ces entrefaites, une « pensée » lui ordonna, au cours d’une insomnie nocturne, d’aller chercher sa femme qui l’avait quitté. II obéit à cette hallucination impérative. II pensa que l’amie qui hébergeait sa femme était une cartomancienne,.Il prétend qu’elle « l’attira » comme par un « aimant » et lui prit sa cravate pour connaître sa pensée à distance.
En 1939 il est mobilisé comme forgeron. Son délire augmente. On le « questionne par la pensée ». C’était un véritable « espionnage ». On voulait connaître ses idées politiques. Il avait aussi des « pensées poussées ». C’était une « transmission de pensée» contre laquelle il [p. 87] « luttait », sentant qu’elle n’était pas « normale ». Il répondait « pareillement » par la pensée.
Un jour, dans, un train, se rendant à son travail, il est fasciné par le diamant de la Dague d’une jeune femme, puis par la croix d’une religieuse. Il suppose que des prêtres qui occupaient le même cornpartiment étaient peut-être des « faux-curés ». Au même moment, « on l’énerve » et « on le travaille ». Une autre fois, dans le même train, il se sent comme « électrisé »par des voyageurs de son. entourage.
Un jour, pendant qu’il travaillait à l’usine, « on » Iui fit voir pendant quelques secondes en face de lui son frère faisant le même travail que lui alors qu’il le savait loin de là. Les outils qu’il avait à ses pieds dans une boîte disparurent au même moment sans qu’il sût comment. Mais il ne crut pas à un vol banal. Il pensa être victime d’un « »tour- de physique».
A la même époque, il ressent encore parfois un « fluide ». Une fois, un « soufffle » lui arrache, dit-il, la cigarette de la bouche. Une autre fois, « on » lui commande de ne pas aller travailler et, comme il veut y aller quand même, il a la sensation de recevoir sur la jambe un coup de faulx et ne peut pas continuer sa route.
Il semble qu’une légère intoxication éthylique chronique ait donné un appoint à so »exaltation. Car il trouvait « agaçant » cet « espionnage » de la pensée par les communistes. Un jour, à l’usine, exaspéré par la mauvaise plaisanterie d’un camarade, il le frappa d’un coup de barre de fer. Il fut mis en observation à l’Asile de Dury-les-Amiens. Ses troubles auraient alors cessé aussitôt. Il quitta l’Astre deux mois après, réformé n » 2, ne ressentant plus rien d’anormal.
En septembre 1941, il a un nouvel accès d’·excitation psychique. La transmission de pensée recommence. « C’étaient toujours des pensées agaçantes », dit-il. Il ressent à nouveau l’action d’un fluide. Une fois, il lui rabat les oreilles dans la rue. Une autre fois, en se déplaçant, il se sent « comme porté ». Il croit encore qu’on falsifie sa boisson. Il a des discussions avec sa famille et au café, où, en défendant ses opinions religieuses, il s’arme d’un couteau. Au même moment, il eut la sensation que sa figure se transformait en tête de mort. Enfin, sur une route, il a une discussion avec un cycliste qui l’avait doublé à droite. Un attroupement se produit autour d’eux. Il s’arme encore de son couteau pour se défendre, dit-il, et est arrêté. Il est alors interné en octobre 1941 à l’asile de Clermont dans un état de surexcitation psychique. Il a une grande volubilité de paroles avec, dans la conversation, de continuelles digressions semblables à de la fuite des idées. Il est optimiste, autoritaire, irritable. Sa conviction délirante est absolue. Les tests de Binet et Simon lui donnent un âge mental de 15 ans. Il n’a pas de débilité intellectuelle. On constate chez lui une faible imprégnation éthylique qui se traduit par un tremblernent menu de la langue et des doigts et des réflexes tendineux vifs. Dans ses antécédents, nous relevons l’intenement d’une de ses [p. 88] sœurs à l’asile de Dury-les-Amiens à la suite d’une tentative de suicide en rapport avec un état dépressif.
C. a eu surtout des hallucinations psychiques, des illusions sensorielles, des interprétations délirantes et quelques intuitions délirantes. Mais il a eu aussi des hallucinations de la sensibilité générale, une hallucination génitale, des représentations mentales vives et peut-être une hallucination visuelle. Parfois il a eu des hallucinations impératives. Ses hallucinations se produisent par périodes, disparaissant presque totalement dans leurs intervalles. Elles sont en rapport avec un état de surexcitation psychique continuelle. Elles ont déterminé chez lui des idées délirantes plus ou moins bien systématisées d’influence et de persécution avec exaltation secondaire. Il a aussi une tendance aux idées de grandeur.
Pendant ses périodes de troubles plus intenses, il assiste souvent à des événements merveilleux comme dans une féerie. Comme il est fréquent chez les mystiques, il donne souvent dans ses interprétations une signification surnaturelle à des phénomènes naturels. Pour le malade non mystique, avant la systématisation de son délire, les perceptions insolites sont, dans son esprit, d’un point de vue rationnel, des faits encore inexpliqués, mais non inexplicables. Le malade, mystique à ce point de vue, a tendance à juger ces phénomènss inexplicables rationnellement, croyant qu’ils obéissent non pas à des lois scientifiques, mais à des lois surnaturelles. De ces faits ésotériques, de ces actions magiques, C. fait des récits qui ressemblent parfois aux fables des mythomanes, mais il s’en distingue par sa conviction délirante absolue et sincère.
Nous voyons encore dans ce cas un exemple de l’association fréquente bien connue du mysticisme et de l’érotisme. D’autre part, l’éréthisme intellectuel, de C… rappelle que le mysticisme est compatible avec l’hypomanie. En outre il y a dans son caractère des éléments paranoïaques, orgueil, susceptibilité, tendance aux interprétations tendancieuses et à la sysématisation paralogique. On sait le rôle important que joue fréquemment la paranoîa dans l’organisation des délires mystiques. Nous remarquerons également que son délire hallucinatoire et interprétatif est aussi intuitif. L’aptitude mystique peut être à l’origine d’un délire imaginatif comme elle peut se manifester au cours d’une psychose hallucinatoire, ou interprétative. Enfin, le mysticisme qui a pu être considéré comme une persistance de la mentalité primitive peut être lié à la débilité mentale, mais n’est pas un fait de débilité mentale. Il peut d’ailleurs coexister avec un certain talent artistique ou littéraire. [p. 89]
DISCUSSION
CEILLIER. — M. Pottier semble faire allusion à une « constitution mystique ». Son observation est en somme celle d’un syndrome d’influence. Dans les cas de ce genre, la participation imaginative est toujours considérable.
Ach. DELMAS. — Comment M. Pottier explique-t-il le caractère originel de cette mysticité ? Y a-t-il une précocité d’apparition, des dispositions dès l’enfance, une hyperexcitabilité ? Quelles sont, dans ce cas, ses tendances artistiques, son dynamisme ?
POTTIER. — Il me semble qu’il y a eu en ettet une précocité nette d’apparition, une disposition à s’intéresser au mystique, à l’hypnotisme. On ne trouve pas chez ce sujet très travailleur, non débile, de dispositions artistiques, mais une très grande activité psychique. Les hallucinations psychiques, les inspirations, voire les révélations, évoquent certainement l’hypomanie. Mais je me demande précisément si cette aptitude ne dépasse pas l’hypomanie.
Ach. DELMAS. – Pour moi, ces faits relèvent d’un délire d’hypomaniaque avec des bouffées. Je note ici que la sœur du malade a été mélancolique. J’ai vu bien des cas de ce genre, et on en a rapporté ici jadis (Revault d’Allonnes, Janet) de nombreux exemples. Il s’agit d’une forme spéciale de cyclothymie.
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