Antoine Ritti. FOLIE A DOUBLE FORME (PATHOLOGIE ET MÉDECINE LÉGALE). Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 321-339.

Antoine Ritti. FOLIE A DOUBLE FORME (PATHOLOGIE ET MÉDECINE LÉGALE). Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 321-339.

 

Antoine Ritti (1844-1920). Médecin aliéniste originaire de Strasbourg, il commença sa carrière dans le département de la Meurthe à l’asile de Fains, dont il fut chassé par les hostilités franco-allemandes. Il rejoint alors Paris et la Maison de Santé Esquirol. Quelques publications :
FOLIE. Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 271-306. [en ligne sur notre site]
FOLIE DU DOUTE AVEC DÉLIRE DU TOUCHER. Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales », Paris, Éd. G. Masson et P. Asselin, 4e série, t. III,  1879, pp. 339-348.  [en ligne sur notre site]
FOLIES DIVERSES. Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 306-307. [en ligne sur notre site]
FOLIE DIATHÉSIQUE. Extrait du «Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, pp. 321. [en ligne sur notre site]
FOLIE TRANSITOIRE. Extrait du « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales – A. Dechambre », (Paris), Quatrième série, tome troizième, FOI-FRA, 1879, p. 351. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – L’image a été rajoutée par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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FOLIE A DOUBLE FORME (PATHOLOGIE ET MÉDECINE LÉGALE). Définition. On donne ce nom à un genre de folie dont les accès sont caractérisés par la succession de deux périodes régulières, l’une de dépression et l’autre d’excitation ou réciproquement (Baillarger).

Synonymie. Folie circulaire (Falret) folie à double phase (Billod) folie à formes alternes (J. Delaye) délire à formes alternes (Legrand du Saulle).

Historique. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on observe chez certains aliénés cette alternance de la manie et de la mélancolie; mais aucun médecin, avant Baillarger et Falret, n’a vu là un type morbide particulier. On trouve, en effet, chez la plupart des manigraphes, quelques indications et même des faits de cette succession des deux formes de folie, les plus anciennement décrites; il est donc intéressant de rechercher dans les textes les descriptions qu’ils en donnent et les conséquences qu’ils en tirent.

Chez les anciens auteurs on ne trouve que peu de chose sur ce sujet ; tous s’accordent, il est vrai, à regarder la mélancolie comme le prélude ou le premier état de la manie. Ainsi, Alexandre de Tralles (sixième siècle de notre ère) dit que la manie n’est autre chose que la mélancolie poussée à sa dernière période, et que le rapport de ces deux affections est si intime que rien n’est plus aisé de passer de l’une à l’autre. Cette idée, qui avait déjà été soutenue par Arétée de Cappadoce, fut admise par la plupart des nosologistes, et on la retrouve encore dans les œuvres de Fréd. Hoffmann, Boerhaave, Cullen, etc. Tous ces auteurs considèrent la manie comme une sorte de dégénérescence de la mélancolie.

Avec le célèbre médecin anglais Thomas Willis (1622-1670), nous arrivons à une théorie plus exacte sur les rapports de la mélancolie et de la manie. Pour lui, la cause de cette dernière vésanie ne consiste plus seulement dans l’accroissement de la première il considère aussi comme possibles des transformations de la mélancolie en la manie. Voici, en effet, ce qu’il dit à ce sujet dans les chapitres De mania et De melancoliàde son traité De anima brutorum [p. 322] (Lyon, 1676) : « Melancholia diutius protracta non raro in μώροσιν, quandoque item in maniam transit... La mélancolie, qui dure très-longtemps, se transforme fréquemment en stupidité, quelquefois même en manie » (Oper. cit., p. 245). Plus loin (p. 255) se trouve le passage suivant, qui paraîtra encore plus explicite : « Post melancholiam, sequitur agendum de mania, quæ isti in tantum affinis est, ut hi affectus sæpe vices commutent, et alteruter in alterum transeat ; nam diathesis melancholica in pejus erecta furorem accersit ; atque furor defervens non raro in diathesin atrabilariam desinit. Sæpe hæc duo quasi fumus, et flamma, se mutuo excipiunt, ceduntque. Et quidem, si in melancholia cerebrum et spiritus animales, filmo, et densâ caligine obsuscari dicantur, mania, istis apertum quasi incendium accersere videtur... Après la mélancolie, il faut traiter de la manie, qui a tant de rapports avec elle, que ces deux maladies se succèdent souvent, et que la première se transforme en la seconde, et réciproquement. La mélancolie, en effet, portée à son plus haut degré, détermine la fureur; puis celle-ci, en se calmant, se termine fréquemment en mélancolie (diathèse atrabilaire). Souvent on voit ces deux affections, comme la flamme et la fumée, s’exclure et se remplacer mutuellement. Si l’on peut dire, en effet, que dans la mélancolie le cerveau et les esprits animaux sont obscurcis par la fumée et par de noires ténèbres, la manie peut être comparée à un incendie destiné à les dissiper et les illuminer. »

Presque à la même époque où écrivait Willis, un médecin allemand, Michel Ettmuller (1644-1685), insiste aussi, dans le chapitre sur la Manie de son Collegium practicum doctrinale, sur cette fréquence de la transformation de la manie en mélancolie et réciproquement. « Nam quod non differant (mania et melancholia) in radice, patet, quod nonnunquam ambo hæc inter se transmutentur, cum videamus, quod mania confabulationes et cantus, similiaque hilaritatis phænomena, nonnunquam interjecta habeat, et melancholicos fieri maniacos, et melancholicos subinde manere, qui ante fuerunt maniaci. » (T. II, pars. 1 des Œuvres complètes, p. 878.)

Les auteurs du dix-huitième siècle pourraient nous fournir des citations nombreuses sur le même sujet; mais nous avons hâte d’arriver à Pinel et aux traitée et travaux modernes sur l’aliénation mentale. Le fait qui nous occupe n’avait pas échappé à la sagacité du célèbre Pinel. Ainsi il consacre un paragraphe de son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale (2° édition, p. 167) à cette question : « La mélancolie peut-elle, après quelques années, dégénérer en manie ? » Plus loin (p. 186) il prouve que « l’idiotisme, espèce d’aliénation fréquente dans les hospices, guérit quelquefois par un accès de manie. » « Quelques malades, dit-il à ce sujet, surtout dans la jeunesse, après avoir resté plusieurs mois, ou même des années entières, dans un idiotisme absolu, tombaient dans une sorte d’accès de manie qui durait vingt, vingt-cinq ou trente jours, et auquel succédait le rétablissement de la raison, par une sorte de réaction interne. » On sait que ce médecin, sous le nom d’idiotisme, décrivait un grand nombre de faits que l’on a distingués depuis sous le nom de démence aiguë, de stupidité, de mélancolie avec stupeur.

Jacquelin Dubuisson, dans un ouvrage intitulé Des vésanies ou maladies mentales (Paris, 1816), traitant de la mélancolie, dit qu’elle peut être compliquée avec la manie. « Cette complication est assez fréquente, ajoute-t-il, et beaucoup d’auteurs, depuis Arétée jusqu’à nos jours, en ont rapporté des exemples alors la manie est ordinairement périodique ou par accès. » Il admet en outre [p. 323] une terminaison de la mélancolie par métaptose, c’est-à-dire par changement de cette forme de vésanie en manie. « Lorsque la mélancolie se change en manie, alors le délire, de partiel et exclusif qu’il était, devient général il s’y joint de l’agitation, de la loquacité et des emportements furieux. » (P. 132.) Dans son chapitre sur la Manie, Dubuisson est plus explicite. Parlant de la manie périodique, il dit qu’elle n’est pas toujours simple, c’est-à-dire que les accès n’ont pas toujours des intervalles lucides de raison, quand il y a complication, soit avec l’hypochondrie, la mélancolie, la démence ou l’idiotisme, soit avec l’épilepsie ou l’hystérie. Dans ces cas, les symptômes propres à ces diverses maladies se manifestent entre les accès maniaques. » (P. 187). Comme pour la mélancolie, il admet une terminaison de la manie par métaptose, par sa conversion en mélancolie.

Pour tous les auteurs que nous venons de citer, la mélancolie peut succéder à la manie, ou vice versa mais la seconde affection n’est toujours qu’une sorte de réaction, une crise de la première et non pas une autre période de la même maladie. Toutefois, il est juste de faire remarquer que Dubuisson avait su observer les symptômes propres à la mélancolie se manifestant entre les accès de manie périodique. Avec Esquirol, nous faisons un pas de plus. Non-seulement cet observateur parle des transformations de la lypémanie en manie et monomanie, des alternatives de la manie avec d’autres maladies; mais encore il insiste sur la très-grande régularité de ces alternatives, quand il dit : « Il n’est pas rare de voir la manie alterner d’une manière très-régulière avec la phthisie, l’hypochondrie et la lypémanie. » (Des maladies mentales, t. II, p. 170.) C’est là un progrès important dans la question et il n’est pas douteux, comme le prouvent d’ailleurs plusieurs faits cités par lui, que cet illustre aliéniste n’ait observé souvent la folie à double forme seulement il continue, avec ses prédécesseurs, à ne voir dans ces faits que deux maladies différentes déjà connues. Outre la régularité des alternances, Esquirol a bien jugé un autre point; il a remarqué, au moins dans certains cas, qu’entre l’accès de mélancolie et l’accès de manie, il n’y a que de simples rémittences et non des intermittences complètes, ainsi que l’ont cru après lui quelques auteurs. « La rémission, dans quelques cas, n’est que le passage d’une forme de délire à une autre forme; ainsi un aliéné passe trois mois dans la lypémanie, les trois mois suivants dans la manie, enfin quatre mois plus ou moins dans la démence, et ainsi successivement, tantôt d’une manière régulière, tantôt avec de grandes variations. Une dame, âgée de cinquante-deux ans, est un an lypémaniaque et un an maniaque et hystérique. » (T. I, p. 79.) On a le droit d’être étonné que, dans le passage précité, Esquirol admette des périodes de démence mais de même que Pinel, sous le terme générique idiotisme, décrivait plusieurs formes de folie aujourd’hui mieux classées ; il distinguait plusieurs variétés de démence et entre autres une démence aiguë, qui n’est que la stupeur.

Les mêmes faits frappèrent Griesinger, et, dans la première édition de son traité, publiée en 1845, on remarque les passages suivants : « La transition de la mélancolie à la manie et l’alternance de ces deux formes sont très-ordinaires. Il n’est pas rare de voir toute la maladie consister dans un cycle des deux formes, qui alternent souvent très-régulièrement. D’autres observateurs, et nous-même avons vu des cas dans lesquels une mélancolie survenue en hiver est remplacée par une manie au printemps, qui, en automne, se transforme en mélancolie. etc. » Dans la seconde édition de son ouvrage (traduite en français par [p. 324] Doumic, Paris, 1865), Griesinger accepte la nouvelle forme de folie, que deux aliénistes français venaient de décrire. C’est en effet à Baillarger et à Falret père que revient l’honneur d’avoir institué et bien délimité cette nouvelle espèce morbide. Dans la séance de l’Académie de médecine du 51 janvier 1854, le premier de ces aliénistes lut un mémoire important dans lequel il établit nettement l’existence d’une espèce spéciale de folie, qu’il appelle folie à double forme. Tout en décrivant succinctement les symptômes de cette affection, il s’applique surtout, dans ce travail, à bien faire ressortir les types divers que peuvent présenter les accès. Falret père, qui semble s’être toujours beaucoup préoccupé de la marche et de l’évolution des maladies mentales, avait, dès 1851, admis un type circulaire à côté des types continu, intermittent et rémittent. En 1854, le même auteur revint sur la même question, mais d’une manière plus explicite, dans ses Leçons cliniques de médecine mentale (p. 249) et, le 14 février de la même année, il vint à l’Académie lire un mémoire sur la folie circulaire, qui, sur beaucoup de points, complète celui présenté quinze jours auparavant par Baillarger. On peut dire que ces deux mémoires ont créé l’espèce morbide nouvelle mais depuis lors a-t-elle été acceptée sans conteste par les différents manigraphes ? Morel et Dagonet n’en parlent que d’une façon incidente, à propos de la marche des maladies mentales ; Marcé l’admet et la décrit comme forme distincte Foville enfin lui a donné une place à part dans son Essai de classification (article Folie du Nouveau Dict. de méd.). A notre avis, il n’est pas douteux que la folie à double forme ne soit une espèce morbide bien distincte, présentant des symptômes pour ainsi dire pathognomoniques, dont la marche et l’évolution sont bien déterminées.

Symptomatologie. La folie à double forme est, suivant la définition donnée plus haut, constituée par des accès présentant deux périodes régulières, l’une d’excitation et l’autre de dépression. L’excitation d’un côté, la dépression de l’autre, tels sont donc les éléments opposés dont la description est l’objet de ce paragraphe.

Période d’excitation. Cette période peut se présenter sous les formes les plus variées de l’excitation, depuis la simple exaltation maniaque jusqu’à la manie aiguë proprement dite. Pour bien faire comprendre en quoi consiste l’exaltation maniaque si caractéristique de la folie à double forme, nous ne saurions mieux faire que de reproduire le tableau si exact et si vivant qu’en a tracé Jules Falret : « Ce qui caractérise essentiellement cet état mental, dit cet aliéniste, c’est la surexcitation générale de toutes les facultés, l’activité exagérée et maladive de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté, ainsi que le désordre des actes, sans trouble considérable de l’intelligence et sans incohérence de langage. Ces malades, en effet, examinés superficiellement, ne semblent pas présenter de délire; leur langage paraît suivi et raisonnable; ils étonnent même par l’activité et la fécondité de leurs idées, par leur esprit et par leur imagination pleine de ressources, mais ils frappent également par la violence de leurs sentiments et de leurs impulsions instinctives, ainsi que par le désordre et la bizarrerie de leurs actes.

« Ces aliénés sont sans cesse en mouvement et ont une activité physique correspondant à leur activité intellectuelle et morale. Ils dorment peu, se lèvent la nuit pour se promener dans la campagne ; ils entreprennent des courses exagérées, des promenades, des voyages. Leur intelligence est comme en fermentation et conçoit mille entreprises, mille projets, souvent aussitôt abandonnés [p. 325] que conçus. Les idées pullulent dans leur esprit, et de cette production rapide des pensées résulte naturellement un certain désordre qui n’est pas comparable, sans doute, à l’incohérence de la manie, mais qui représente cependant une succession plus irrégulière d’idées qu’à l’état normal. »

« La mémoire est surexcitée comme les autres facultés. Les idées anciennes se présentent en foule à leur esprit, et les malades s’étonnent eux-mêmes de la facilité avec laquelle ils retrouvent des souvenirs multipliés relatifs à des faits souvent insignifiants qu’ils croyaient depuis longtemps effacés de leur mémoire. Ils se rappellent de longues tirades des auteurs classiques qu’ils avaient apprises dans leur enfance, et dont ils n’auraient pu retrouver que des fragments isolés avant leur maladie. Ils composent des discours, des poésies. Ils parlent et écrivent sans cesse, et souvent avec une variété de termes et un bonheur d’expressions qu’ils n’auraient pas eus à l’état normal. Ils causent ainsi sans interruption et racontent des histoires interminables, et en même temps ils se livrent aux actes les plus bizarres et les plus excentriques. Sont-ils en liberté, ils passent leur temps à faire des visites, s’installent pendant des heures entières chez des parents, chez des amis, ou même chez des personnes qu’ils connaissent à peine, et s’imposent à elles, sans aucune gêne et sans aucun respect des convenances ni des usages sociaux. »

«  Sous l’influence de l’exaltation qui les domine, ils sont devenus téméraires et entreprenants, souvent même insolents et grossiers. Ils prennent, avec les personnes qui les entourent, des libertés ou des familiarités qui leur étaient inconnues autrefois. Rien ne les choque ni ne les révolte dans leur propre conduite, dans leur manière d’être avec les autres hommes, et d’un autre côté, ils se blessent avec une extrême facilité, pour les plus simples observations qu’on leur adresse. Ils veulent tout se permettre à l’égard des autres personnes et ne peuvent rien supporter d’elles. Ils sont, en un mot, susceptibles, irritables, disposés à la discussion, aux contestations et même aux querelles pour les motifs les plus futiles. Leurs sentiments et leurs instincts se trouvent ainsi métamorphosés en même temps que leur intelligence est surexcitée. Ils sont devenus méchants, difficiles à vivre, disposés à nuire, à taquiner, à faire des niches, ou même à faire le mal. Leur langage reflète ces dispositions nouvelles de leur caractère ; il devient mordant, et ils ont souvent des réparties vives et spirituelles mais ordinairement très-blessantes. Ils saisissent avec une extrême facilité les ridicules, les travers ou les défauts de ceux avec lesquels ils sont en relation, et choisissent toujours les paroles qu’ils savent leur être les plus pénibles pour les leur jeter à la face. Ils inventent ainsi mille histoires, mille mensonges; ils collectionnent tous les faits qu’ils entendent raconter autour d’eux, et, passant avec habileté de la médisance à la calomnie, ils dépeignent les personnes avec lesquelles ils vivent sous les couleurs les plus fausses et les plus malveillantes, donnant à leurs récits mensongers ou singulièrement travestis, toutes les apparences de la vraisemblance. Ils parviennent ainsi à établir partout la guerre et le désordre autour d’eux, et à rendre toute vie de société impossible. Il faut avoir vécu avec de pareils malades pour se faire une juste idée des histoires infernales qu’ils sont capables d’inventer, du trouble et des luttes intestines qu’ils répandent dans leur entourage. En résumé, leurs sentiments et leurs instincts sont entièrement transformés par la maladie; des êtres auparavant doux et bienveillants deviennent violents, emportés, méchants, vindicatifs, et sont souvent entraînés au mensonge, au vol et au cynisme en paroles et en actes. [p. 326] Ils acquièrent, en un mot, des défauts et des vices qui n’étaient pas dans leur nature première, et qui rendent toute vie commune impossible avec eux. » (De la folie raisonnante ou folie morale, Paris, 1866, p. 20.)

Entrons dans quelques détails sur les actes que commettent les malades durant cette période, afin de mieux en faire ressortir la bizarrerie et l’excentricité. Pour user le besoin d’activité dont ils sont dévorés, les uns —ceux qui possèdent des propriétés — s’appliquent à modifier la distribution de leurs appartements, bousculent leurs jardins, veulent entreprendre de grands travaux d’utilité publique, remuent leurs terres, en un mot mettent tout sens dessus dessous; d’autres font des achats immodérés, souvent peu en rapport avec l’état de leur fortune ; ou bien, sans se rendre compte de la gravité de l’acte, ils prennent sans hésitation et volent ce qu’ils convoitent. D’autres encore entreprennent des spéculations, font des transactions commerciales qui peuvent amener leur ruine et celle de leur famille. Ainsi un malade, cité par Baillarger, faisait, au plus fort de son excitation, une masse d’affaires; un soir, sa femme arrive à temps pour déchirer un contrat de vente que son mari venait de passer dans un restaurant des environs de Paris. Elle put sauver ainsi l’avenir de ses enfants. Le même auteur cite l’histoire d’un autre malade qui, atteint de folie à double forme, avait de singulières idées délirantes pendant la période d’excitation, entre autres celle de vouloir tanner les pieds de tous nos soldats, ce qu’il considérait comme un projet très-ingénieux. Cet individu, en 1848, acheta, alors qu’il était aussi dans sa période d’excitation, beaucoup de terrains sans s’enquérir des moyens de remplir ses engagements, et mit ainsi.sa famille dans le plus grand embarras pour payer. Heureusement que les événements vinrent plus tard favoriser ce malade, qui, en somme, fît une assez bonne spéculation.

A cette surexcitation des fonctions intellectuelles, à cette activité pour ainsi dire dévorante, viennent se joindre, chez quelques malades, une véritable dipsomanie et chez presque tous une véritable perturbation des instincts génitaux, allant parfois jusqu’à la nymphomanie et au satyriasis. L’impulsion à boire des liqueurs fortes, la dipsomanie, n’est pas rare dans la période d’excitation de la folie à double forme. Ainsi Esquirol (t. I, p. 968) rapporte le cas d’une dame atteinte d’accès périodiques à intermittences régulières, qui, pendant la période d’excitation, avait un « besoin de boire du vin porté à l’excès. » De ce besoin instinctif, de cette impulsion, quasi convulsive, à se livrera à la boisson, résulte un état presque continue d’ivresse et alors, aux symptômes déjà décrits, peuvent venir s’ajouter ceux de l’alcoolisme aigu ou subaigu. Quant aux impulsions érotiques, aussi impérieuses que le besoin de boire, elles se présentent à des degrés divers chez la plupart des malades. Parfois tout se borne à un plus grand goût pour la toilette et pour le monde, à quelques coquetteries ; c’est le cas le plus rare. Le plus souvent, en effet, la. retenue et la. pudeur brillent par leur absence; les femmes, même les jeunes filles, lancent des regards provocants, tiennent un langage obscène, prennent des postures lascives, se livrent à un onanisme effréné et se jettent dans les bras du premier venu. Baillarger en cite un exemple bien intéressant. Il s’agit d’une jeune fille qui, après être restée six mois mélancolique à Charenton, en sort dans un état assez satisfaisant et sur les instances de sa tante. Au bout de quelques jours, celle-ci s’aperçoit d’un certain changement chez sa nièce, qui commence par se décolleter de plus en plus, par causer de mariage, d’amour, puis peu à peu a des idées lubriques et finit par disparaître et suivre un homme d’un certain âge, avec lequel elle reste deux ou [p. 327] trois mois. Abandonnée alors par lui, elle a des accès de nymphomanie, et ne tarde pas à se livrer à mille actes d’inconduite pour tomber dans la prostitution la plus abjecte. Chez l’homme, cette excitation génitale se manifeste soit par des excès vénériens, soit par l’onanisme ou le priapisme.

Westphal a décrit récemment une perversion de l’instinct sexuel qu’il appelle Die conträre Sexualempfindung(Archiv fur Psychiatrie, 1870), termes que nous traduirons par ceux de « attraction des sexes semblables ». Cet auteur considère cet état psychopatique comme une perversion (une sorte d’interversion) congénitale de l’instinct sexuel, en ce sens qu’une femme est physiquement femme, mais psychiquement homme, et un homme au contraire physiquement homme et psychiquement femme. En 1875,Gock, et Servaes, en 1876 (in Archiv für Psychiatrie), publièrent plusieurs faits du même genre, et il ressort de l’étude des diverses observations publiées par ces auteurs, qu’elles se rapportent presque toutes à des cas de folie à double l’orme, et que c’est pendant la période d’excitation que les malades présentent, à l’état de paroxysme, cette curieuse perversion sexuelle. Citons un exemple emprunté au mémoire de Servaes. Il s’agit d’un homme de trente-quatre ans, qui présente une période d’excitation de huit à quinze jours, à laquelle succède une courte période de dépression mélancolique. Ces deux périodes, constituant un accès, sont séparées de l’accès suivant par un intervalle lucide de quelques jours. C’est, comme nous venons de le dire, pendant la période d’excitation que le malade offre, à l’état de paroxysme, cette attraction vers les personnes de son sexe. Ainsi il parle beaucoup, et tous ses discours se rapportent à l’objet de ses préoccupations ses regards passionnés se fixent avec insistance sur les médecins, les infirmiers qui entrent dans sa cellule; il poursuit de ses provocations tout homme qui l’approche. Cet état cesse avec la phase de mélancolie; alors le malade montre des sentiments de repentir, verse des larmes, manifeste le désir de guérir. Enfin arrive l’intervalle lucide la malheureux alors cherche à s’occuper pour se soustraire à ses mauvaises pensées; mais, fait curieux, ce. sont des travaux de femme qu’il recherche surtout.

Toute cette exaltation des fonctions intellectuelles, cette activité désordonnée, ces perturbations des instincts, s’accompagnent d’autres symptômes qu’il nous reste à examiner. L’aspect extérieur de ces malades, leur manière de se vêtir, leur tenue, méritent d’être observés. La face est ordinairement colorée; les yeux sont brillants, animés; les traits du visage présentent la plus grande mobilité. « Les femmes s’habillent d’une manière voyante, disparate, qui jure avec leur âge et leur position ; ou bien elles s’affublent d’accoutrements ridicules, mettent leurs jupons par-dessus leur robe, ôtent et remettent sans cesse leurs chaussures, leurs bas, leur bonnet; arrangent et dérangent leurs cheveux; décousent leurs vêtements pour les retailler, y ajouter, en guise d’ornements, les oripeaux les plus vulgaires, rallonger par ici, raccourcir par là et toujours toucher à tout. Les hommes retournent leurs habits, retroussent leurs manches et leurs pantalons, arrachent leurs boutons, et quelquefois déchirent en menus morceaux leurs meilleurs vêtements. «  (Foville, art. Folie à double forme du Nouv. Dict.)

Cette prodigieuse activité existe parfois nuit et jour d’où insomnie complète. D’ordinaire, le sommeil est court, léger et entrecoupé de rêves. Malgré cela, les malades éprouvent le sentiment d’une santé physique parfaite ; souvent même les états maladifs antérieurs se suspendent pendant cette période d’excitation. L’appétit est augmenté ; toutes les fonctions organiques paraissent avoir une [p. 328] activité plus grande la digestion est rapide, la circulation vive et pleine, la respiration ample et profonde. Sous l’influence de ces divers phénomènes, il se produit comme une sorte d’hypernutrition, il y a augmentation de poids du corps, contrairement à la règle d’Esquirol, qui établit que, dans la manie comme dans la mélancolie, le poids du corps diminue. Dès le commencement de l’excitation, cette augmentation fait rapidement des progrès considérables et pouvant aller jusqu’à 2 kilogrammes par semaine. Vers le milieu de l’accès, le poids reste quelque temps stationnaire, puis revient graduellement à son chiffre normal. Le docteur Meyer (in Archiv für Psychiatrie, 1873) s’est fondé sur cette particularité pour attribuer la folie circulaire à des troubles trophiques spéciaux, pour en faire une sorte de tropho-névrose.

Quelquefois on observe, dans la période d’exaltation de véritables paroxysmes présentant le caractère du délire maniaque; et dans certains cas, enfin, la période d’excitation tout entière consiste en un véritable accès de manie aiguë, souvent avec illusions et hallucinations très-intenses et très-prononcées; il s’y ajoute en outre des conceptions délirantes et surtout des idées de grandeur. Celles-ci peuvent se borner à une satisfaction générale ou à l’espoir de quelque grand héritage; mais elles ne restent pas toujours dans cette zone modeste. Souvent, en effet, on. entend ces malades se vanter de leurs aptitudes extraordinaires pour tous les arts, se dire grand poète, grand musicien, grand orateur, etc. quelquefois même ils se croient arrivés aux plus hautes dignités et parlent alors de leurs vastes propriétés.

Période de dépression. De même que la période d’excitation, la période mélancolique peut présenter des degrés divers, depuis la simple dépression jusqu’au délire mélancolique proprement dit, et même à la stupeur la plus complète. Il est même des malades qui, pendant cette période de leur accès, traversent successivement ces trois phases qu’il nous reste à examiner.

L’état de dépression est caractérisé par des symptômes diamétralement opposés à ceux de l’exaltation maniaque. Les malades sont tristes, indifférents, ne se plaignent de rien, d’une humilité excessive, d’une résignation presque orientale, exagérant les soins qu’on leur prodigue, négligeant leur toilette et parcimonieux à l’excès ; ils deviennent même avares, de prodigues qu’ils étaient pendant la période précédente, oubliant de se procurer ou de remplacer les objets de première nécessité. Ils sont, en un mot, entièrement passifs, n’ont plus aucune volonté, et, ce qui plus est, ne manifestent aucun désir. Ils cherchent à s’effacer, s’enferment chez eux, fuient la société. S’ils s’occupent encore, c’est aux choses les plus simples, mais sans y mettre la moindre initiative, sans entrain, d’une façon molle et routinière.

La période de dépression peut ne pas dépasser le cercle de ces manifestations, mais souvent à cet état d’affaissement succède un véritable délire mélancolique, avec tout son cortège de symptômes craintes sans motif, idées de défiance, de persécution et même d’empoisonnement, culpabilité imaginaire, hallucinations terrifiantes troublant au dernier point le repos du malade. Quand cet état est arrivé à ce degré de paroxysme, il peut arriver, ou bien que le malade cherche dans le suicide un terme à ses angoisses, ou bien qu’il tombe dans la stupeur la plus complète. Dans ce dernier cas, on constate alors du mutisme et une immobilité absolue le malade est comme transformé en une statue il faut l’habiller, le déshabiller, l’entraîner où l’on, veut le conduire, etc. L’instinct de conservation est affaibli au point que le malade n’aurait pas l’impulsion [p. 329] suffisante pour aller chercher les aliments ou pour les demander, s’ils ne lui étaient offerts; quelquefois même il existe de la sitiophobie (voy. ce mot). En outre, les évacuations sont involontaires, et dans certains cas on observe du ptyalisme la sécrétion de la salive et du fluide muqueux buccal est tellement abondante qu’ils s’écoulent de la bouche entr’ouverte du malade d’une façon continue.

Si, dans cet état de stupidité, le cours des idées est très-ralenti, il n’y a pas néanmoins suspension complète de l’intelligence, car certains malades ont très bien su rendre compte, et de ce qu’ils avaient fait, et de ce qui s’était passé autour d’eux durant cette période.

Quel que soit le degré de la dépression, le regard de ces malades est terne, la physionomie morne et sans expression le corps est amaigri s’ils parlent, leur voix est tellement basse et sourde que l’on ‘a souvent de la peine à comprendre ce qu’ils disent. Ils évitent la lumière; le moindre bruit leur est douloureux. L’appétit est très-diminué, la digestion pénible, la constipation souvent opiniâtre. En même temps, il y a un ralentissement sensible de la circulation et de la respiration le pouls surtout devient petit et lent, et peut descendre jusqu’à 50 et même 25 pulsations, ainsi que l’a observé Verron [Arch. clin. des malad. mentales, 1861 ) dans ce cas même, il y avait cyanose de la face et de tout le corps; la menstruation parfois s’arrête ; en un mot, toutes les fonctions organiques paraissent subir une diminution dans leur activité. Le sommeil est meilleur que pendant la période d’excitation, mais il n’est ni régulier ni prolongé cependant il peut être troublé par les inquiétudes, les angoisses dans lesquelles vivent certains malades. On conçoit que dans un tel trouble de toutes les fonctions, l’amaigrissement arrive rapidement, et qu’on peut constater, pour ainsi dire, chaque jour la perte de poids que font les malades. Baillarger cite une malade chez laquelle, en raison de la quantité insuffisante d’aliments qu’elle prenait, la perte a été une fois de 12 livres en quinze jours.

Les symptômes intellectuels de la paralysie générale présentent quelquefois la forme circulaire, et sont alors caractérisés par des alternatives d’excitation et de dépression. Cette marche spéciale des symptômes a permis de créer une variété spéciale de paralysie générale, la folie paralytique circulaire (voy. art. PARALYSIE GÉNÉRALE).

Comment s’opère le passage de la période d’excitation à celle de dépression ou vice versa ? Que faut-il entendre par intervalle lucide ? Ce sont là des questions qui seront résolues dans le paragraphe suivant, qui traite de la marche et de l’évolution de cette affection.

Marche et durée. La folie à double forme étant caractérisée par la succession de symptômes différents, l’étude de sa marche devra présenter le plus grand intérêt. L’évolution des diverses phases de cette affection n’a pas lieu au hasard, et l’on peut s’assurer qu’il existe des rapports, quelquefois presque mathématiques, entre la durée et l’intensité des deux périodes, l’une de dépression, l’autre d’excitation.

La maladie ne débute pas toujours d’emblée; elle est souvent précédée de plusieurs accès isolés ou de manie, ou de mélancolie mais une fois qu’un accès de folie à double forme s’est produit, ceux qui lui succèdent présentent presque toujours les mêmes caractères, ou, si quelque modification se produit, ce n’est guère que quant à la durée de l’une ou de l’autre période. Ainsi, lorsque ce premier accès a commencé par la période d’excitation, il est rare que ceux qui suivent, [p. 330] même après de longs intervalles lucides, débutent par la période de dépression, et réciproquement. D’ailleurs, que l’accès commence par la période d’excitation ou par celle de dépression, rien ne change dans la manière d’interpréter les faits.

Les auteurs décrivent deux degrés ou deux variétés de la folie à double forme Au premier degré, elle présente pour la période d’excitation de la simple exaltation, telle qu’elle est décrite plus haut; quant à la seconde période, elle consiste en une simple dépression, sans délire proprement dit. Au second degré, au contraire, c’est le délire maniaque avec hallucinations et illusions de la vue et de i ouïe, l’incohérence, les conceptions délirantes, qui caractérise la période d’excitation ce sont les hallucinations de nature triste, souvent terrifiantes, puis les idées de défiance, les craintes d’empoisonnement, etc., qui différencient la période de dépression de celle de la variété précédente.

Un autre point à étudier est celui de la durée des deux périodes. L’observation des malades, l’étude des faits publiés, permettent d’établir que rien n’est plus variable que cette durée. Certains auteurs, Morel entre autres, ont publié des cas dans lesquels on a pu constater de la mélancolie pendant un jour, le lendemain de la manie, et cela pendant des années. Ces faits sont rares; habituellement les périodes sont plus longues et peuvent durer trois jours, huit jours, quinze jours, un mois, six mois, une année même. Quelquefois —mais ces cas sont plus rares —  chaque période peut avoir une durée de plusieurs années. Souvent, à mesure que la maladie devient plus ancienne, les périodes qui n’avaient d’abord eu qu’une durée de quelques jours augmentent de longueur et se prolongent plusieurs mois. Griesinger (Traité des maladies mentale) a pu observer des cas où régulièrement, une saison, par exemple en hiver, il survient une profonde mélancolie; puis, au printemps, celle-ci fait place à la manie, qui, à son tour, en automne, dégénère peu à peu en mélancolie. Baillarger et Foville ont eu l’occasion de confirmer ce fait.

Mais les périodes d’un même accès peuvent-elles présenter la même durée ? Oui, et M. Baillarger a fait remarquer que la durée des deux périodes est d’autant plus égale que les accès sont plus courts; dans les cas, au contraire, où l’inégalité de durée existe, on constate que la période de dépression est plus longue que la période d’excitation. On peut donc classer ces faits en deux catégories ceux dans lesquels les périodes sont irrégulières, ce sont les plus fréquents, et ceux dans lesquels elles sont régulières (diurnes, hebdomadaires, mensuelles). Il y a peu de chose à dire sur l’intensité des deux périodes d’un même accès; à une excitation très-vive peut succéder une stupeur profonde, et réciproquement, mais souvent aussi à une période d’excitation très-légère peut correspondre une période de stupeur très-profonde, et à un état mélancolique léger une exaltation très-vive. On n’a pu jusqu’ici poser aucune règle générale sur les rapports qui existent entre le degré d’intensité des deux phases de la maladie. Aussi ne peut-on accepter qu’avec réserve la distinction de la folie à double forme en deux degrés ou variétés, suivant l’intensité des périodes, que nous avons indiquée plus haut.

Quant au passage d’une période à l’autre, il peut s’effectuer de deux manières. La transition d’une forme à l’autre ne s’effectue pas, il est vrai, d’une manière fixe et invariable pour tous les cas. Tantôt, en effet, elle est brusque; tantôt, au contraire, elle s’opère avec lenteur. Elle est brusque quand les accès sont courts, et alors la transition se fait ordinairement pendant le sommeil ; [p. 331] ainsi le malade qui s’est couché mélancolique ou maniaque se réveille maniaque ou mélancolique. Il n’en est plus ainsi lorsque les périodes se prolongent cinq ou six mois alors la transition a lieu très-lentement et par degrés insensibles. Les symptômes du début s’atténuent petit à petit; l’agitation se calme, les idées prennent plus de stabilité, le malade est moins porté à l’action. Si, au contraire, c’est la dépression qui a ouvert l’accès, le malade sort de sa stupeur, s’intéresse à ce qui l’environne, et, s’il a présenté de la sitiophobie, recommence à se nourrir d’une façon régulière. « »II arrive même un moment, dit à ce propos Baillarger, où une sorte d’équilibre s’établit, et le malade, qui ne donne plus de signes de délire, paraît entrer en convalescence. Lorsqu’il s’agit d’un premier accès, il pourra alors arriver qu’on croie à la guérison. » Marcé a vu des digestions difficiles, de l’embarras gastrique, de la diarrhée signaler quelquefois le passage d’une période à l’autre.

Après cette description de la marche de l’accès de folie à double forme, il reste à étudier l’enchaînement des accès. Ici se présente la grande divergence entre la manière de voir de Baillarger et celle de Falret père. Ce dernier admet que l’affection qu’il a appelée du nom de folie circulaire est caractérisée par la succession continue d’accès de mélancolie et d’accès de manie séparés entre eux par de courtes intermittences Baillarger, au contraire, affirme que les intermittences n’existent qu’après la révolution complète des deux périodes, la manie et la mélancolie, constituant une seule et même maladie, et qu’il est impossible de considérer comme un intervalle lucide cet état d’équilibre instable des facultés qui forme la transition d’un état à un autre. Le tableau suivant permettra de bien saisir ces différences.

 

FIGURE 1

 

Quoi qu’il en soit de cette divergence, Baillarger a cru devoir classer les différents faits, au point de vue de la marche des accès, en cinq catégories, constituant cinq types différents

« Première catégorie. Elle comprend les accès isolés, soit que le malade n’en ait qu’un seul, soit qu’il en ait au plus quelques-uns séparés par de longs .intervalles et provoqués par de nouvelles causes.

‘ Dans la deuxième catégorie, il s’agit d’accès les uns très-longs, les autres très-courts, qui se reproduisent d’une manière intermittente, mais irrégulière. Le malade a huit, dix, douze accès à des intervalles d’un mois, de trois mois, de six mois, d’un an, de deux ans même, et aucune cause nouvelle ne peut en expliquer l’apparition.

«  Troisième catégorie. C’est la folie à double forme périodique; la durée des intermittences est régulière, mais très-variable suivant les cas, tantôt de dix jours, tantôt de six mois, huit mois, un an.

« Quatrième catégorie. Elle comprend les accès qui se succèdent sans interruption, qui sont continus, en un mot, mais dont la durée est de quelques mois au plus. Dubuisson a cité l’observation d’une dame qui, pendant six ans, était un jour mélancolique et un jour maniaque. Dans une observation de M. Brierre, le malade est trois jours gai, expansif, et trois jours triste, abattu. Il n’y a .aucune intermittence, ni entre les périodes, ni entre les accès. [p. 332]

«  Cinquième catégorie. Cette succession continue qu’on observe pour les accès très-courts existe aussi pour les accès à très-longues périodes. Seulement, dans le premier cas, la transition est brusque; elle est lente et graduelle dans le second. Lorsqu’il en est ainsi, le malade passe sa vie sans s’arrêter jamais à l’état d’équilibre qui constitue la santé. »

Marcé (Traité des maladies mentales, p. 339) classe tous les faits en deux catégories. Il donne le nom de folie à double forme à la première, qui renferme tous les cas dans lesquels l’accès complet est séparé par un intervalle lucide; et celui de folie circulaire, quand les accès se succèdent immédiatement et sans aucune rémission dans les symptômes. Dans la première de ces classes, rentrent les trois premières catégories de Baillarger ; quant aux deux dernières, elles trouvent naturellement place dans la folie circulaire, telle que la conçoit Marcé.

Modes de terminaison. Les modes de terminaison de cette affection sont différents. Rarement, très-rarement même, cette affection se termine par la guérison; souvent, au contraire, elle finit soit par la démence, soit par l’un ou l’autre des états qui la constituent, c’est-à-dire la manie ou la mélancolie, et enfin par la mort. Examinons ces différents cas.

La guérison survient toujours dans les accès isolés; malheureusement, la moindre cause morale un peu vive reproduit la maladie. On en trouve un exemple frappant dans l’ouvrage d’Esquirol (t. II, p. 22). C’est l’histoire d’une dame qui eut, depuis l’âge de vingt et un ans jusqu’à celui de quarante-cinq ans, six accès d’une durée moyenne de trois à cinq mois. Le premier accès fut occasionné par une forte terreur — le feu avait pris à son lit six jours après son accouchement et —  chaque accès nouveau fut provoqué par une cause morale vive. On cite néanmoins des cas de guérison complète au bout d’un seul accès ou de deux accès ; mais ces cas sont tellement exceptionnels qu’il est permis de se demander si les observateurs qui les citent n’ont pas perdu complètement de vue leurs malades ; ils ont guéri l’accès ou même les accès, mais d’autres ont dû se reproduire ultérieurement. Quant à la folie circulaire proprement dite, une fois bien établie, elle peut subir quelques modifications dans sa marche, mais elle lie guérit pas.

La terminaison par la manie ou la mélancolie simple s’observe quelquefois. Elle est due souvent, surtout quand les accès sont à longues périodes, à l’intensité des symptômes de l’un des deux stades qui, par sa durée et sa force, finit par prédominer. Il peut arriver aussi qu’on parvienne à supprimer ou à prévenir l’une des deux périodes par un traitement approprié. C’est ainsi que Baillarger a supprimé la période d’excitation chez une malade, à l’aide de saignées répétées la maladie se réduisit à des accès intermittents de mélancolie profonde survenant à intervalles à peu près réguliers, mais resta malgré tout incurable.

La démence, à laquelle aboutissent fatalement presque toutes les affections mentales incurables, ne survient que très-tard dans la folie à double forme. Nombreux, en effet,, sont les malades atteints de cette affection qui, malgré de nombreux accès, malgré les perturbations dans le domaine cérébral qu’on croirait devoir en être la conséquence, conservent encore leur grande vigueur intellectuelle, sinon toute l’intégrité de leurs facultés. On a vu ainsi des exemples de malades, arrivant à un âge avancé, ayant traversé leur triste existence à passer de l’excitation à la dépression, et qui néanmoins, lorsque leur maladie subissait quelques moments d’arrêt, montraient encore une intelligence souvent [p. 333] forte et saine, une mémoire sûre et des aptitudes à un travail régulier. Aussi peut-on dire que la folie à double forme est une des rares affections mentales qui ne se terminent par la démence qu’après de longues années, et encore cette démence n’est-elle pas toujours complète.

Quant à la mort, lorsqu’elle survient dans la folie à double forme, elle présente les particularités propres à chaque état (excitation, dépression), où elle a saisi le malade. Foville fait observer avec raison que, à part les chances heureusement assez rares de suicide causé par le délire mélancolique, et celles d’accidents sérieux, suites d’imprudences, les conditions de longévité de l’aliéné à double forme ne sont pas sensiblement modifiées par le fait de sa maladie mentale.

Diagnostic. « Ce qu’il importe désormais de rechercher, dit Baillarger (Bulletin de l’Académie, 1854, p. 552), ce sont des éléments cliniques qui permettraient, lorsqu’il s’agit d’un premier accès, d’en reconnaître la nature dès la première période. Peut-être alors serait-il possible de prévenir, dans quelques cas, le développement de la seconde phase de la maladie. » Ces éléments cliniques de certitude, on ne les possède pas encore, et la succession des périodes et des accès peut seule révéler la nature de la maladie et en indiquer la gravité.

Une autre question qu’il faut essayer de résoudre ici, c’est celle du diagnostic différentiel de la folie à double forme et de la paralysie générale. Comme on l’a vu plus haut, la période d’excitation de la folie à double forme présente des symptômes qui lui sont communs avec la forme expansive de la paralysie générale même exaltation générale, mêmes idées de grandeur, mêmes projets ambitieux, même activité fébrile. Il peut arriver aussi que dans le cours de la folie à double forme, on observe de légers troubles de la parole. Tous les auteurs reconnaissent que le problème à résoudre est souvent difficile, et combien il importe, dans ces cas, de bien étudier et le délire même des malades, et les symptômes physiques. Ainsi que l’a fait justement remarquer J. Falret, le délire ambitieux des paralytiques, quel qu’il soit, se complique d’emblée des caractères de la démence. Ajoutez à ce caractère les troubles de la parole, l’inégalité pupillaire, des altérations de la motilité et souvent des troubles de la sensibilité, tous symptômes qui se présentent dès le début de la paralysie générale et qui permettent, s’ils sont continus ou se répètent assez fréquemment, de poser sûrement le diagnostic, folie paralytique.

Pronostic. L’étude des modes de terminaison de cette affection a déjà fait connaître toute la gravité du pronostic. « Chose remarquable, dit à ce propos Falret père (Leçons cliniques, p. 250), ces deux variétés de la manie et de la mélancolie, qui, prises isolément, sont ordinairement plus curables que les autres, présentent la plus grande gravité lorsqu’elles se trouvent réunies pour former la folie circulaire. » Cette gravité du pronostic est encore augmentée par l’hérédité, le jeune âge du sujet, la longueur des périodes et des accès. Il y a toutefois une distinction à faire entre la folie à double forme proprement dite et la folie circulaire; dans le premier cas, il arrive que les malades guérissent après un seul accès ou n’en ont unnouveau qu’après un très-long intervalle lucide. Quand, au contraire, le cercle morbide est bien établi, l’incurabilité est certaine, et on ne peut plus guère espérer alors que des améliorations dans le degré d’intensité des accès, et une prolongation de durée des intervalles lucides, d’ordinaire si courts, ou encore la suppression d’une des deux périodes. Le point qu’il importe d’éclaircir relativement au pronostic, tant pour le [p. 334] malade que pour la famille et la société, c’est la phase de transition d’une période à l’autre, à propos de laquelle il faut être réservé, surtout lorsqu’elle n’a lieu que graduellement. Beaucoup d’erreurs ont été commises dans ce cas. Baillarger avoue sincèrement avoir ainsi rendu à la liberté deux malades qui lui paraissaient convalescentes. A peine étaient-elles sorties de l’hospice, qu’on observait chez elles des symptômes d’excitation, et bientôt on les ramenait, en proie à l’agitation maniaque la plus vive.

Enfin, il faut savoir apprécier à sa juste valeur l’intervalle lucide. Celui-ci ne doit être considéré comme bien établi, que lorsque le retour aux habitudes antérieures est complet. Pour bien juger cette question, il faut comparer les malades à eux-mêmes avant l’invasion de la maladie. Afin de s’éviter dans ce cas des erreurs faciles, le médecin fera appel aux renseignements que peuvent lui fournir les familles.

Étiologie. Comme cause prédisposante, l’hérédité semble jouer le rôle principal dans la production de la folie à double forme. Tous les auteurs s’accordent, en effet, pour considérer cette forme d’aliénation mentale comme une affection essentiellement héréditaire, soit que les malades qui en sont atteints aient parmi leurs proches des personnes atteintes elles-mêmes d’une vésanie semblable, soit aussi que celles-ci aient présenté quelque autre affection. Ach. Foville fils fait remarquer « que, parmi les aliénés qui ont apporté en naissant des prédispositions à la folie, ceux qui sont affectés de folie à double forme appartiennent au groupe dans lequel la prédisposition, restant latente jusqu’à l’explosion de la vésanie, ne s’était pas manifestée d’avance par des anomalies physiques et intellectuelles d’un augure menaçant. En d’autres termes, les imbéciles et ceux qui s’en rapprochent par les apparences de leur organisation et la nature de leurs aptitudes, peuvent bien devenir fous, mais leur genre de maladie n’est pas, d’ordinaire, la folie à double forme. Loin de là, celle-ci atteint presque toujours des personnes qui, considérées en elles-mêmes, en dehors de leurs ascendants et de leurs collatéraux, paraissent bien organisées de corps et d’esprit. » (Nouveau dict. de méd., art. FOLIE A DOUBLE FORME, t. XV, p. 322.)

Quant aux causes occasionnelles, il faudrait énumérer ici toutes celles qu’on est habitué à indiquer pour la folie en général. Le plus souvent, ce serait quelque émotion morale violente qui aurait provoqué le premier accès. Dans d’autres cas, on attribue l’explosion de la maladie à des excès de tout genre, vénériens, alcooliques, à des troubles dans la menstruation, à de la fatigue, à des chutes ou des coups sur la tête, à des fièvres compliquées d’accidents cérébraux, etc. Quant aux causes qui provoquent les accès isolés, c’est-à-dire ceux qui sont séparés par des intervalles plus ou moins longs, elles sont ordinairement de nature morale. Ainsi, dans l’observation d’Esquirol dont nous avons parlé plus haut, chaque accès a été précédé d’une émotion morale vive. La première fois, c’est le feu qui prend au lit de la malade, six jours après qu’elle eût accouché; la seconde, c’est la nouvelle de la prise de Batavia, où son mari a été fait prisonnier une autre fois, c’est la mort d’une amie intime; etc. Mais il existe aussi un grand nombre de faits dans lesquels les accès se produisent après un intervalle plus ou moins long, sans qu’aucune cause puisse en expliquer l’apparition. Il reste à étudier le degré de fréquence de la folie à double forme selon les sexes, les âges et relativement aux autres formes de folie. D’après Falret père, cette forme de folie est infiniment plus fréquente chez la femme que chez l’homme. Il fonde cette affirmation sur une comparaison des malades de Bicêtre [p. 335] et de la Salpêtrière, sans pouvoir toutefois préciser à cet égard aucun chiffre exact. « Cependant, dans notre établissement, ajoute-t-il, sur quatre malades qui en sont atteints en ce moment, il y trois femmes et un seul homme. » Foville dans son tableau des malades de Charenton (art. Folie du Nouv.dict. de méd.), inscrit 19 cas de folie à double forme, dont 5 hommes et 14 femmes. Ces chiffres confirment la proportion établie par Falret.

Quant à l’âge, les faits démontrent que la maladie peut se développer dès l’âge de dix-sept ans, rarement avant les observations les plus nombreuses sont relatives à des malades de vingt à trente ans; plus rares sont ceux qui sont atteints de cette affection pour la première fois à un âge plus avancé. La folie à double forme, en tant que type morbide bien défini, n’étant pas encore acceptée par la généralité des médecins aliénistes, on ne trouve dans les rapports médicaux annuels de ces praticiens que peu de renseignements statistiques sur le degré de fréquence de cette forme de folie. Sur 559 malades de la maison de Charenton, Foville a rencontré 19 cas de folie à double forme, c’est-à-dire 3/40 pour 100. Dans son rapport médical sur l’hospice de Marsens (Suisse), Girard de Cailleux constate que sur les 75 malades de cet établissement, il y en a un seul atteint de folie à double forme, ce qui donne la proportion de 1,26 pour 100. Quoi qu’il en soit de ces divers chiffres, nous sommes convaincu, avec Falret père, que cette affection est beaucoup plus fréquente qu’on n’est porté à le croire. Que de médecins font figurer ces malades tantôt parmi les maniaques, tantôt parmi les mélancoliques De plus, comme cette forme de maladie mentale, dans les deux périodes qui la constituent, ne présente pas toujours un très-grand degré d’intensité, il arrive que des malades de ce genre ne sont pas toujours placés dans les établissements spéciaux. Il n’est pas rare, en effet, de rencontrer dans la société des personnes qui, durant une semaine, un mois, une saison même, semblent sous l’empire d’une exaltation quelconque, et, la semaine, le mois, la saison qui suivent, tombent dans un état de dépression paraissant être comme une réaction de l’état précédent. Ainsi Baillarger cite l’observation curieuse d’un membre de l’Institut a qui, malgré une folie à double forme dont il était atteint, continuait à prendre part aux séances seulement, pour un observateur attentif, ce n’était plus le même homme, suivant qu’il était dans la période de dépression ou d’excitation. Dans le premier état, il entrait dans la salle sans dire une seule parole à ses collègues, allait se mettre à sa place, paraissait triste et abattu, indifférent à ce qui se disait autour de lui, ne prenait jamais la parole. Était-il au contraire, dans une période d’excitation, il entrait en se faisant remarquer, causait volontiers avec ses collègues, ne restait pas en place, prenait à chaque instant la parole, avait toujours des objections à adresser. Rentré chez lui, son activité continuait et n’avait pas de bornes, pour ainsi dire; ainsi il écrivait sans cesse, ou bien dictait de nombreux mémoires à deux ou trois secrétaires qu’il avait sous ses ordres. » (Thèse de Geoffroy, 1861, p. 50). Un autre malade, qui n’a jamais été séquestré, désignait lui-même les deux périodes, qu’il traversait successivement, par les mots de crise rose et crise noire qui les caractérisent parfaitement.

Traitement. Le traitement de la folie à double forme doit répondre à deux indications prévenir le retour des accès, combattre les accidents de chaque période.

1° Pour prévenir le retour des accès, on s’est appliqué à en combattre la régularité. Le premier agent thérapeutique que l’on a naturellement été porté [p. 336] à employer en premier lieu, c’est l’antipériodique par excellence, le quinquina et ses préparations. De nombreux essais ont été faits, mais on enregistre peu de succès. Nous devons cependant indiquer les résultats obtenus.

L’efficacité du sulfate de quinine a été reconnue surtout pour les accès à très-courtes périodes avec intermittences. Le médicament devra être donné, lors de la période de transition pour les accès continus, ou bien lors de l’intermittence quand les accès sont séparés entre eux par un léger intervalle lucide. Quant à la dose à administrer, on débutera par 30 à 40 centigrammes, pour arriver rapidement à 2 grammes par jour; cette dernière dose paraît, jusqu’à présent, avoir produit les meilleurs résultats. Nous en donnons pour preuve le fait cité par Legrand du Saulle (Ann. mëdico-psych., 1855, t. 1, p. 53). Il s’agit d’une malade ayant des accès très-courts de folie à double forme, les périodes étant d’une durée égale. Mélancolique pendant sept jours, avec hallucinations de l’ouïe et de la vue et délire religieux, elle passait brusquement pendant la nuit à une manie violente qui durait huit jours. Quant à l’intermittence, elle était régulière et d’une durée de huit à douze jours. Ni bains, ni acétate de morphine n’étaient parvenus à modifier cet état, quand fut prescrit le sulfate de quinine, 20 centigrammes à prendre en deux doses. Dans l’espace de moins d’un mois, la quantité de sel de quinine est portée à 2 grammes par jour. L’amélioration obtenue fut très-marquée. « L’époque redoutée pour l’invasion de la maladie arrive, dit Legrand du Saulle ; Mme M. est seulement un peu plus triste que les jours précédents, mais ne déraisonne nullement et n’a plus d’hallucinations elle se plaint seulement de douleurs céphalalgiques pendant quatre ou cinq jours, qu’il est permis d’attribuer en partie à l’agent antipériodique. A la mélancolie, devait succéder la période d’excitation ; mais, cette fois encore, le mal est conjuré. Il y a bien encore un peu d’animation dans le regard, et- la malade a bien adressé quelques mots blessants à une personne qu’elle entourait habituellement de sa plus haute estime; mais ce nuage disparait bientôt et va se perdre dans le souvenir déjà éloigné d’un état maladif qui n’est plus enfin la malade guérit. » Brierre de Boismont a publié l’observation d’un malade traité par le même moyen ; mais la dose trop minime de sulfate de quinine (5 à 10 centigrammes pendant plusieurs jours) qu’il administra explique son insuccès. On n’observa guère qu’un retard dans les accès, une période d’excitation un peu plus longue, enfin des modifications dans l’époque d’apparition de la période d’abattement. Enfin, nous trouvons dans les Annales médico-psychologiques de 1856 (Revue des journaux allemands, par Renaudin) le fait suivant, qui appartient à Steinthal, médecin de Berlin. « Un homme fort bien constitué était, par suite de piétisme, arrivé à une manie religieuse qui, dans une période de six semaines, passa par diverses formes fureur, stupidité, démence, lucidité. Pendant plusieurs mois, ces divers phénomènes se reproduisirent et se succédèrent avec une régularité telle, qu’on pouvait préciser l’instant de leur apparition. L’écorce de quinquina fut administrée avec persévérance la guérison a été obtenue et ne s’est pas démentie depuis douze ans. » II est regrettable que l’auteur ait oublié de nous donner des détails sur le mode d’emploi du médicament.

Brierre de Boismont a employé aussi, chez le malade cité plus haut, le haschisch, une fois lors de la période de dépression et à la dose de 50 grammes, une seconde fois au début de l’excitation, à la dose de 48 grammes; toujours il a échoué. Dans le premier cas, l’état d’abattement, qui durait trois jours [p. 337] pleins, cessa au bout de deux jours et demi, et même dès le commencement du second jour la figure du malade s’était épanouie. Dans la seconde expérience, l’excitation fit subitement place à la tristesse qui, cette fois, se prolongea quatre jours.

Nous ne citerons que pour mémoire le fait trop concis publié dans le Traité d’aliénation mentale de Guislain : « Au rapport d’Engelhart, dit cet auteur, Smaltz a guéri par le stramonium une demoiselle alternativement atteinte de manie et de mélancolie. »

Certains observateurs sont parvenus, à l’aide de moyens divers, à prévenir l’une ou l’autre des deux périodes et à réduire ainsi la maladie à une folie maniaque ou mélancolique, devenant pins susceptible d’amélioration. Ainsi Baillarger, après avoir combattu pendant trois ans, sans succès, et par des médications variées, les accès d’une malade, pratiqua chaque mois une saignée au milieu de l’intervalle des époques menstruelles. Ce traitement, continué pendant huit mois, a eu le résultat suivant la seconde période, celle d’exaltation maniaque, a été supprimée, et la maladie a été réduite à la seule période mélancolique, continuant à se reproduire par accès périodiques.

2° Quant à la médication symptomatique, destinée à combattre les accidents de chacune des deux périodes, il suffira de l’indiquer ici sommairement, en renvoyant pour plus de détails aux articles MANIE et LYPÉMANIE de ce Dictionnaire.

Pendant la période d’excitation, il faudra prescrire les bains prolongés, les affusions, les douches, les boissons acides, les opiacés à haute dose, le chloral, le bromure de potassium, les antiphlogistiques, etc. ; pendant la période de dépression, les bains sulfureux, les bains sinapisés, les révulsifs, le nitrite d’amyle en inhalations, les toniques, l’alcool, etc. C’est surtout durant cette période qu’il faut veiller avec soin sur l’alimentation du malade et ne pas hésiter à le nourrir à l’aide de la sonde œsophagienne dès qu’il refusera de prendre régulièrement ses repas. Enfin, chez le malade aux idées de suicide, il faudra une surveillance spéciale et pour ainsi dire de tous les instants. Durant tout le cours de l’accès, on s’appliquera à entretenir constamment la liberté du ventre par des laxatifs, des purgatifs.

Quant au traitement moral, nous n’y insisterons pas, d’autant plus qu’il semble peu applicable dans cette forme de folie. Tout au plus pourrait-on donner à ce sujet une indication pour ainsi dire prophylactique des accès. Ceux-ci, quand ils ont lieu à des intervalles éloignés, étant le plus souvent occasionnés par une cause morale quelconque, le médecin devra conseiller à la famille et à l’entourage du malade d’éloigner de lui, si possible, tout ce qui pourrait lui procurer des sensations trop vives.

Médecine légale. La folie à double forme soulève des questions importantes au point de vue médico-légal. Ainsi qu’on a pu le voir au paragraphe consacré é à la sémiologie, les malades atteints de cette forme de folie commettent, durant la période d’exaltation, des actes de toute espèce; les uns délictueux, tels que des vols de toute nature ; d’autres portant préjudice à leur fortune et à celle de leur famille, tels que achats inconsidérés, contrats de vente, spéculations hasardeuses, testaments etc. Pendant la période de dépression, le suicide, rare, il est vrai, peut provoquer des incidents où le médecin légiste aura à intervenir. Pour un aliéné à double forme, il pourrait donc y avoir lieu à apprécier sa capacité au point de vue des actes de la vie civile, ainsi que sa responsabilité au point de vue des actes délictueux ou criminels qu’il a pu commettre. C’est dans [p. 338] les caractères et la marche de l’affection que l’on trouvera l’appui le plus précieux pour éclairer les magistrats. Que l’acte sur lequel il y a à se prononcer ait été commis au début de l’accès, alors que la maladie semble encore peu ou bien qu’il se soit produit au moment de la transition, entre les deux périodes d’un accès, alors qu’il s’établit une sorte d’équilibre et que le malade, qui ne donne plus de signes de délire, paraît entrer en convalescence, la connaissance de la marche de la folie à double forme permettra encore au médecin de répondre d’une manière certaine: dans le premier cas, que la maladie va se présenter de nouveau avec ses deux phases dans le second, que le malade, loin d’être guéri, va entrer dans une nouvelle période de son affection, et l’événement viendra justifier son pronostic. Quant à la conduite à tenir quand il s’agit d’actes commis pendant les intermittences ou l’intervalle lucide, nous l’enverrons à l’article LUCIDITÉ ; enfin, à l’article INTERDICTION, pour tout ce qui concerne cette délicate question.

Deux questions restent à résoudre. Faut-il séquestrer tous ces malades ? Quelles sont les conditions auxquelles il faut subordonner leur sortie des asiles spéciaux ? Le médecin n’hésitera jamais à conseiller le placement de tels malades, lorsque les symptômes qu’ils présentent dans l’une ou l’autre période seront d’une certaine gravité ; une telle mesure étant alors impérieusement réclamée autant par l’intérêt du malade que dans un intérêt d’ordre et de sécurité publics. Quant à la sortie de l’aliéné, il faudra être très-réservé et se rappeler que souvent on a pris pour une convalescence et même pour une guérison ce qui n’était qu’une période de transition.

Pendant la période d’exaltation, certains malades se plaignent aussi d’être séquestrés arbitrairement ; ils poursuivent les autorités de leurs récriminations, réclament à cor et à cri leur sortie afin de mettre à exécution tous les projets fantastiques qui germent dans leur cerveau malade. Dans ces cas encore le médecin trouvera, dans l’état actuel du malade et dans l’ordre clinique de la marche naturelle de son affection, les éléments nécessaires pour son rapport à l’autorité si elle l’exige de lui. Nous en donnerons, comme exemple, le rapport publié par Girard de Cailleux, alors directeur-médecin de l’asile d’Auxerre, et concernant un jeune homme qui, pendant la période d’exaltation, s’était plaint au préfet et aux magistrats du département de sa séquestration arbitraire, accusant sa mère et d’autres personnes de son pays de chercher à se débarrasser de lui pour s’emparer de ses biens (Ann. méd.-psych., 1860).

Dans ce paragraphe, nous n’avons indiqué que quelques considérations générales sur les questions médico-judiciaires relatives à la folie à double forme: la pratique seule peut donner l’habitude de saisir les nuances que peut présenter chaque cas particulier.

Ant. Ritti.

Bibliographie. Griesisger, Die Pathologie und Thérapie der psyckischen Krankheiten. Stuttgart, 1845. Traduction française par Doumic, avec annotations par Baiolacgeb. Paris,, 1802 — Falret (J.-P.). Leçons cliniques de médecine mentale faites à l’hospice de la Salpêtrière, 1 vol. in-8°, Paris, 1854. — Baillarger. Note sur un genre de folie dont les accès sont caractérisés par deux périodes régulières, l’une de dépression et l’autre d’excitation. In Bulletins de l’Académie de médecine, séance du 31 janvier 1834, t. XIX, p. 340. — Falret (J.-P.). Mémoire sur la folie circulaire. In Bulletins de l’Académie de médecine, séance du 14 février 1854, t. XIX, p. 582. — Baillarger. Réponse à Falret, In Bulletins de l’Académie de médecine, séance du 14 février 1854, t, XIX, p. 401. — Du même. De la folie à double forme, leçon faite à la Salpêtrière. In Annales médico-psychologiques, t. VI, 1854, p. 369. — Brierre de Boismont. Observations d’imbécilité avec accès réguliers de tristesse et de gaieté pendant un certain nombre d’années. In Annales médico-psychologiques, [p. 339] t. VI, 1854, p. 144. — Legrand du Saulle. Folie à double forme, guérison par le sulfate de quinine. In Annales médico-psychologiques, 1855, t. I, p. 53. — BILLOD. Essai de classification et de séméiologie, 1856, t. II, p. 509. — DELAYE. Étude sur la folie à formes alternes. In Journal de médecine de Toulouse, 1860. — Lunier. Observations de folie à double forme intermittente. In Archives cliniques des maladies mentales, t. I, p 267, 1801. — Geoffroy. De la folie à double forme. Thèse de Paris. 1801. — Bonnet (H). Observations de folie à double forme. In Archives cliniques des maladies mentales, 1812, t. Il, p. 228. — Girard de Cailleux. Rapport médico-légal sur un cas de folie circulaire. In Annales médico-psychologiques, 1860, t. VI, p. 85. — Falret (J. De la folie raisonnante. Paris, 1800. —Foville (Ach.) fils. Art. Folie à double forme. In Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie, t. XV, p. 921. — Bachelez. Étude sur une variété particulière de la folie héréditaire. Thèse de Paris, 1871. — Fabre. Étude sur la marche de la paralysie générale. Folie paralytique circulaire. In Annales medico-psychologiques. 1874, t. XI, p. 190. — Meyer. Ueber circuläre Geisteskrankheiten. In Archiv für Psychiatrie, 1874.  A. R.

 

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