An-nam. Médecins et sorciers. Remèdes et superstitions. Psylles. Cobra Capels. Par Paul d’Enjoy. 1894.

DENJOYSORCIERS0003Paul d’Enjoy. An-nam. Médecins et sorciers. Remèdes et superstitions. Psylles. Cobra Capels. Article paru dans le « Bulletin et Mémoires de la société d’anthropologie de Paros », (Paris), IVe série, tome 5, 1894, pp. 401-413.

 

Paul d’Enjoy (1866-   ). Magistrat. Fut substitut du procureur au Havre.
Quelques publications :
— Tap-Truyen. Contes et légendes annamites (Récits à la buche). 1897. 1 vol. in-8°, 198 p.
— Étude pratique de la législation civile Annamite.
— La colonisation de la Cochin-Chine : (manuel du colon). Paris, Société d’éditions scientifiques, 1898. 1 vol. in-18.
— Pénalités chinoises. Archives d’anthropologie criminelle, (Paris), 1898. 1 vol in-8°.
— Des signes extérieurs du deuil. Bulletin et Mémoires de la société d’anthropologie de Paris, (Paris), 1903.
— Le spiritisme en Chine. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, (Paris), 1906. [en ligne sur notre site]

[p. 401]

AN-NAM. — Médecins et sorciers. — Remèdes et superstitions.
— Psylles. — Cobra Capels.

Par M. Paul Denjoy
Professeur de la République à BAC-LIÊU (Cochinchine française).

 

I. — MÉDECINS ET PHARMACIENS.

Sorcier ambulant.

Sorcier ambulant.

En Indo-Chine, la médecine est exercée concurremment par les Annamites, les Cambodgiens et les Chinois.

Les Annamites préfèrent de beaucoup la sorcellerie. Quelques-uns d’entr’eux, cependant, connaissent des recettes qui sont des secrets de famille et les emploient à la guérison de leurs malades,

Les remèdes sont Iivrés directement par le médecin, tout préparés. .

Quelquefois, c’est un pharmacien chinois qui est chargé de l’ordonnance, mais le cas est rare.

En Annam, l’exercice de la médecine est libre, il n’est soumis à aucune formalité, à aucun contrôle.

Les poisons les plus violents sont maniés et vendus en toute liberté.

La précaution qui consisterait à interdire la manipulation et la vente des drogues réputées dangereuses, serait le plus souvent inefficace, car les poisons sont répandus dans la nature avec une profusion considérable et il faudrait plutôt interdire au sol de les produire qu’aux indigènes de s’en servir.

Les malfaiteurs (AN-TROM) emploient des essences soporifiques qu’ils brûlent pendant la nuit et dont ils dirigent, avec des tubes en bambou, la fumée dans les chambres occupées par les personnes qu’ils veulent dévaliser. [p. 402]

Ils pénètrent ainsi, de nuit, sans aucun risque, auprès de leurs victimes endormies, qu’ils ne maltraitent nullement, mais qu’ils dépouillent complètement, leur enlevant même leurs bijoux, bagues au doigt, colliers autour du cou, boucles aux oreilles.

Quelques-uns de ces voleurs de nuit poussent l’audace jusqu’à s’offrir un souper chez les dévalisés.

Ceux-ci ne se réveillent que le lendemain à une heure fort avancée.

En proie à des douleurs de tête très violentes, les patients sont, pendant deux ou trois jours, comme hébétés et ont des nausées fréquentes.

Peu à peu tout se dissipe et le malaise disparaît,

Les Cambodgiens, principalement, font usage des poisons végétaux, qu’ils emploient avec une très grande habileté.

Leurs médicaments sont Iivrés par des médecins — plutôt sorciers — qui sont également dépositaires de recettes dont le secret est parfaitement gardé dans la famille.

Ils prétendent connaître le philtre d’Amour et leurs médecins vendent fort cher une huile incolore dont les jeunes gens imprègnent leurs lèvres dans I’espoir de séduire les jeunes filles, grâce au pouvoir magique de ce liquide.

Les bonzes cambodgiens, non loin de leurs monastères et les bonzes annamites près de leurs pagodes, établissent — sous leur direction —- des asiles où les malades sont soignés gratuitement.

Les ressources de ces hôpitaux proviennent de la charité publique et des dons généreux des malades.

Les soins sont donnés par les bonzes eux-mêmes avec beaucoup de sollicitude et de dévoûment.

Certaines personnes riches ne dédaignent pas de se faire transporter dans ces asiles, espérant que la guérison sera plus complète, en raison de la protection des ministres de Dieu, sous laquelle elles viennent se mettre en entrant à I’hôpital.

La médecine la plus sérieuse, la plus répandue et aussi la [p. 403] plus éloignée des pratiques superstitieuses est celle qu’exercent les Chinois.

Ceux-ci tiennent également la pharmacie. Ils consultent, et vendent aussitôt les médicaments qu’ils ordonnent.      .

Leurs officines sont luxueusement installées, comparativement aux autres magasins.

Leurs onguents sont disposés dans de petits vases en porcelaine bleue et cachetés de papier rouge portant en caractères, Ie nom du remède et la marque de la maison.

De petits flacons, très légers, en verre de couleur, fermés par de minuscules bouchons de liège qu’assujettit une calotte de cire vierge, colorée en vert ou en rouge, contiennent des liqueurs précieuses.

Certains remèdes sont administrés sous forme de pilules, assez volumineuses, d’un goût fort désagréable, que la réglisse vient cependant quelque peu corriger. Ces pilules sont enfermées dans des capsules en cire, grosses comme des petits oeufs de pigeon, qui préservent la composition du contact de l’air extérieur et que l’on brise au moment de prendre le remède.

Ces médicaments constituent les spécialités expédiées directement des maisons connues de la capitale du Nord (BAC-KINH et par corruption par les Européens : PE-KIN) ou des grands centres de la Chine et vendues par les pharmacies de la capitale de l’Ouest (DONG-KINH, par corruption pour les Européens TON-KIN) de l’AN-NAM (SUD-PACIFIQUE) et de la province de NAM-KY (Cochinchine méridionale), comme en France nos pharmaciens sont dépositaires des pilules Suisses ou du vin Auguet.

Parmi les spécialités les plus populaires, on peut citer les pilules contre le choléra, très petites et d’un rouge brique, dans la composition desquelles entrent I’écorces de Mangoustan, et diverses essences des tropiques, Santal, KI-NAM, bois d’aigle, colombac.

Le DAU-NHU-Y est une huile médicinale qui donne d’excellents résultats pour les migraines et généralement pour les fatigues générales de toutes sortes. [p. 404]

On l’applique par friction sur les tempes et on aspire fortement après s’être frotté les narines de ce liquide ,

Un froid subit se produit par évaporation qui donne de véritables soulagements. La base de cette liqueur est le camphre. Cette huile rappelle quant aux effets le crayon contre la migraine si connu à Paris.

Mais ces spécialités constituent des exceptions, comme on le conçoit aisément : le médecin préfère rédiger une ordonnance et composer lui-même le remède qu’il ordonne au malade.

La médecine chinoise est presque entièrement basée sur les végétaux.

Dépositaires de secrets qui se transmettent avec l’officine, les médecins chinois ne suivent, en Indo-Chine, d’autres cours que ceux faits par le patron dont ils sont les élèves et les futurs associés ou successeurs.

Des livres — le plus souvent des manuscrits — très anciens et toujours écrits en langue chinoise, constituent tout le bagage de ces savants, d’un genre spécial, comme on le voit.

L’élève travaille plusieurs années auprès de son maître, consulte les ouvrages qu’on veut bien lui confier et sous I’oeil du praticien, fait son stage, en servant de garçon de laboratoire.

L’aspect sévère, les yeux cachés par de grosses lunettes aux verres épais, le médecin tâte toujours le pouls de son malade et ne manque jamais de lui faire exhiber sa langue. Puis, il inspecte les yeux du sujet et lui pose ensuite une série de questions qui doivent déterminer le diagnostic. Enfin il écrit sur une feuille de papier de riz, en caractères chinois, l’ordonnance que, sous sa direction, l’élève va exécuter.

Tout aussitôt, parmi les simples, les graines, les feuilles sèches et les tiges de toutes sortes que recèlent les tiroirs du laboratoire, le stagiaire choisit et dose consciencieusement suivant les données fournies par son maître.

Il est rare d’ailleurs que le remède ordonne ne figure pas [p. 405] dans les livres dont le médecin est possesseur et en ce cas, celui-ci se contente de mentionner sur I’ordonnance le nom ou le numéro du médicament à composer.

L’élève se rapporte au codex de la pharmacie, y trouve la formule et l’exécute.

En général, les graines, simples, feuilles et tiges qui, dosées, pesées, doivent, en combinant leurs essences, former le remède convenable, sont ainsi remises aux malades, et il leur est ordonné de les faire bouillir chez eux, dans une quantité déterminée d’eau potable dont la réduction par l’ébullition leur est indiquée d’une façon stricte.

Après avoir enfermé dans différentes petites boîtes de carton ou de bois, les éléments qui doivent entrer dans la composition du médicament ordonné, le médecin remet le tout au client, en lui disant par exemple :

“Vous introduirez toutes ces plantes dans un pot en grés où vous jetterez un grand verre d’eau, puis vous mettrez le tout sur un feu vif et laisserez réduire jusqu’a ce que tout le liquide puisse contenir dans une tasse à thé. À ce moment, vous retirerez avec précaution la liqueur que vous boirez chaude ».

Les remèdes sont presque toujours pris au lit et le médecin recommande le repos, le sommeil même si c’est possible.

En effet, les potions administrées exercent toujours une action très violente sur l’organisme : ce sont comme on le dit vulgairement des remèdes de cheval.

En langue annamite, REMÈDE, MÉDICAMENT, se traduit par le mot TABAC (TRUOC). L’expression est au moins curieuse, elle est peut-être explicable, si l’on songe au rôle que les plantes jouent dans la médecine du pays.

Cependant, il est utile de remarquer que les superstitions et les remèdes empyriques [sic] ont une grande importance.

Les griffes de tigres, le poil de leurs moustaches, la corne brûlée et pilée de certains cerfs, les ongles des panthères, la peau des serpents, tous ces éléments entrent dans la confection [p. 406] des drogues les mieux combinées et prennent place à côté des toxiques les plus sûrs.

C’est le côté original de cette médication.

La confiance que les gens du pays conservent pour les médicaments ordonnés par leurs médecins établirait peut-être que quelques-unes au moins d’entr’elles peuvent produire des effets sérieux. II est à regretter seulement que la superstition soit restée à côté de I’expérimentation et qu’elle l’ait entravée.

Ainsi le fiel de singe est particulièrement recherché. Le singe n’a rien à faire dans la médication rationnelle : c’est la superstition.

Le fiel, au contraire, à quelqu’animal qu’il appartienne, peut être très utile.

J’en ai vu faire l’emploi comme vomitif et je dois à la vérité cet hommage que I’action du fiel de singe est particulierement énergique.

II n’est pas rare de constater des suicides par empoisonnement. Le poison le plus employé est l’opium délayé dans un peu de vinaigre.

Malgré le péril où se trouve le malade, celui-ci est très fréquemment ramené à la vie par des vomitifs qu’on lui fait prendre.

Quelquefois on emploie le procédé suivant :

Une serviette mouillée et plongée dans des liquides naturels malpropres et répugnants est enfoncée très-avant dans la bouche puis retirée brusquement.   ,

Le dégoût provoque des nausées qui sauvent I’empoisonné. Les indigènes ont une telle confiance en leurs médecins, qu’ils consultent très rarement, et pour ainsi dire jamais, le médecin européen.

Je dois cependant faire observer que quelques idées d’Europe ont réussi à se faire jour : La quinine a pris droit de cité en Extrême-Orient.

L’indigène en apprécie les vertus et volontiers s’adresse [p. 407] aux pharmaciens européens pour obtenir de la KI-NINH dans le cas de fièvre intense.

Il s’est formé, comme une ligue, comme une conspiration des médecins asiatiques contre la quinine et habilement on a fait courir dans le peuple ce bruit : « que si un malade prend de la KI-NINH, lorsqu’il a la langue blanche, il meurt presque aussitôt. »

Sous I’influence du gouvernement français et grâce au zèle des médecins de la marine, détachés aux colonies, la vaccine commence à être parfaitement connue : Elle est également très appréciée.

Lorsque le médecin vaccinateur passe dans un village, il est rare qu’un seul enfant échappe à sa lancette.

Les parents viennent de très loin pour faire vacciner leur progéniture .

Mais en dehors de ces deux cas, le médecin européen est peu consulté.

Cependant les médecins asiatiques ignorent d’une façon absolue la chirurgie et ne la pratiquent jamais : il répugne également aux indigènes de se soumettre aux opérations chirurgicales et ils espèrent toujours la guérison par l’effet du médicament qu’ils absorbent.         ‘

Quand rien ne réussit et qu’une issue fatale est redoutée, on se jette entre les mains des sorciers.

Village du Tonkin.

Village du Tonkin.

II. — LES SORCIERS: THAY-PHAP.

La sorcellerie joue un grand rôle en Extrême-Orient.

Les Chinois sont peut-être les seuls qui sourient sceptiquement a la vue de ces pratiques superstitieuses.

Et encore, en acceptent-ils beaucoup !

Les Annamites et les Cambodgiens sont les plus fervents adeptes des sorciers.

Ceux-ci sont des hommes du peuple aux allures toujours étranges. Ils paraissent sincères et je ne serais pas éloigné [p. 408] de supposer qu’ils soient les jouets de maladies nerveuses.

Les gens du pays croient fermement aux esprits, gnomes ou démons qu’on désigne communément sous le nom de MA-QUI, en langue annamite.

Ces esprits sont le plus souvent des êtres malfaisants, ou tout au moins dangereux.

Les bons esprits habitent les régions éthérées : ce sont les génies: THAN, et ceux-ci ne sont pas a craindre.

On les respecte, on les vénère comme des dieux, mais on ne les invoque pas comme protecteurs, persuadé que leur nature supérieure les écarte des misères de ce monde et que dans leur béatitude quasi-divine ils restent, indifférents aux choses d’ici-bas, par dégoût de la vie matérielle dont ils ont pu enfin se débarrasser, après les séries d’épreuves auxquelles tous les humains sont soumis à travers leurs existences successives.

Les esprits de la terre, les maudits, se réunissent souvent la nuit aux carrefours, à l’entrecroisement des routes, sur les ponts, dans les bois profonds, sur les tombes.

Les lucioles les éclairent de leurs phosphorescences intermittentes.

On conjure ces démons en fixant aux endroits hantés de petites tablettes en bois, peinturlurées de blanc et sur lesquelles on trace des caractères magiques.

Ces MA-QUI se plaisent à faire du mal aux humains. Ils ont la faculté de se glisser chez les êtres vivants, de les pénétrer, de les posséder et ils ne les quittent souvent qu’après les avoir plongés dans la mort.

L’état de maladie, c’est la possession de l’être par l’esprit du mal.

Les affections lentes, les langueurs sont l’œuvre de ces démons, car la torture est un jeu pour ces monstres dont on n’ose parler qu’à mi-voix, avec un accent de terreur respectueuse, sans se permettre une imprécation par crainte de vengeances terribles.

C’est ainsi que, lorsque plusieurs enfants meurent, a intervalles [p. 409] rapprochés dans une même famille, on s’imagine qu’un MA-QUI est jaloux des noms donnés aux enfants morts.

Et, en effet, les Annamites se plaisent à donner à leurs enfants des noms de vertus, de fleurs, d’objets précieux, en un mot des noms distingués ou poétiques. Certains enfants se nomment PHUOC (vertu); SEN (lotus), KIM (or).

Si leur mort prématurée a fait supposer que l’esprit orgueilleux s’est vengé, les familles, pour soustraire les nouveau-nés a cette jalousie féroce, leur donnent des noms dégradants : KIÊT (dysenterie).

Le sorcier seul peut aller droit au démon, lui parler en face, l’effrayer.

Il passe, aux yeux du vulgaire, pour un être, possédé, comme les devins de I’antiquité et ses allures étranges, son regard égaré, sa figure émaciée, ses paroles le plus souvent incohérentes, même dans la vie ordinaire, confirment le peuple dans les idées qu’il professe à l’égard du sorcier.

Comme les esprits sent censés mus par des sentiments analogues aux sentiments humains, il existe deux façons de les conjurer : la prière ou la menace.   ,

Par la douceur, les simples mortels obtiennent, paraît-il, des grâces plus faciles et c’est toujours le moyen qui est mis le premier en œuvre.

On fait à l’esprit des offrandes de fruits, de viandes, de riz et même d’alcool.

Des villages dont la population est décimée par le choléra, offrent en grande pompe, un porc de lait « suprême délicatesse », des bananes, des oranges et des letchis.

Sur un radeau formé de troncs de bananiers reliés entr’eux par des fils de rotin, on installe des plateaux chargés de victuailles et de fruits.

Des sapèques d’étain et de cuivre sont déposées auprès de ces plats et de petites bougies d’encens fument autour de cet autel flottant, qu’après de grandes prières et de solennelles salutations, on abandonne au courant du fleuve.

Les populations espèrent ainsi qµe l’esprit du choléra [p. 410] apaisé par ces dons gracieux, consentira à venir prendre place sur le radeau où ses appétits peuvent être satisfaits et qu’ainsi le fléau personnifié quittera le territoire de la commune pour passer chez les voisins.

Le choléra est mis poliment à la porte avec tous les honneurs dus au rang, qu’il occupe parmi les calamités de ce monde.

Un autre exemple de ce mode d’apaisement est celui tiré du sacrifice du poulet.

On suspend un poulet, les pattes ficelées au haut d’un pieu fiché en terre et on le plume tout vivant, en faisant I’éloge de sa chair : le but est d’exciter I’appétit de l’esprit invoqué.

Puis on demande à l’esprit, d’accorder une grâce déterminée, en récompense de l’offrande, et enfin, d’un coup sec on tranche le cou de la victime.

Ces invocations sont faites sur un ton mélancolique qui donne à la cérémonie un caractère très original.

Le sorcier n’intervient que pour les actes énergiques ; il exorcise et met le démon en déroute.

Le malade qu’on suppose possédé de l’esprit mauvais, est étendu sur une natte de joncs tressés. Des feuilles de prières (des papiers dorés) sont répandues autour de lui et de grands cierges sont allumés.

Quelques domestiques, armés de bâtons, attendent le signal pour frapper, à tour de bras, sur des tam-tam, des gongs et des cymbales.

À I’extérieur de la maison sous la vérandah, une table a été disposée, recouverte d’un tapis d’autel en drap rouge, orné de passementeries et de dessins mystiques.

Cependant le sorcier s’avance à pas comptés, majestueusement. Son accoutrement est bizarre. Il est coiffé d’un bonnet pointu. Ses cheveux sont épars sur ses épaules.

Le visage est peint, les sourcils allongés et relevés vers les tempes, les lèvres cerclées de lignes blanches et noires. Il s’approche de la table préparée, lève ses bras au ciel et prononce à très haute voix des paroles magiques n’ayant de [p. 411] sens dans aucune langue humaine. Sa poitrine est oppressée, ses yeux s’enflamment. On voit grandir en lui l’émotion et les assistants se disent tout bas qu’un génie l’anime.

Alors, ses paroles gutturales et brèves, deviennent bientôt saccadées, entrecoupées de hoquets nerveux. Ses gestes sont désordonnés.

Il saisit fiévreusement quelques feuilles de papier, y trace nerveusement des inscriptions cabalistiques puis, les jette au feu ou bien les dévore avec frénésie.

Enfin, au moment où son exaltation est extrême, il pénètre en courant dans la maison, et poussant des cris horribles, des hurlements de bête fauve, il danse une sarabande échevelée autour du malade immobile, silencieux, religieusement recueilli.

Les domestiques frappent à coups redoublés sur les tam-tam, sur les gongs, sur les cymbales — et cette cacophonie abominable est augmentée encore par les cris sauvages que poussent, à qui mieux mieux, tous les assistants entraînés par le démoniaque sorcier.

Enfin, épuise, brisé, congestionné, le sorcier se raidit et tombe privée de sens.

On s’empresse autour de lui.

La cérémonie est terminée, l’esprit malin a du s’enfuir effrayé par ce tapage et croyant avoir affaire à un démon plus méchant que lui-même.

Si le malade ne va pas mieux le lendemain, on juge que l’esprit a résisté et on recommence de plus belle.

Le sorcier n’est pas incriminé : son échec prouve seulement la puissance de l’esprit et le danger extrême de la maladie.

Pour établir leurs mérites, beaucoup de ces THAY-PIIAP — comme on les appelle —_ jouent avec les serpents les plus dangereux : ce sont des psylles très originaux.

Certains d’entr’eux connaissent une essence — dont je ‘n’ai pu, malgré mes recherches, obtenir le secret — qui rend les reptiles les plus dangereux, absolument inoffensifs. [p. 412]

Comme la chair du serpent se mange en AN-NAM et que la peau est employée par les médecins chinois dans les remèdes du pays, certains individus passent leur vie à capturer des serpents.

Leur système est fort simple :

La main droite enduite de cette essence que je ne puis définir mais dont je connais l’odeur particulièrement fade et désagréable, ils parcourent la campagne, cherchant des trous de serpents et, sans plus de précautions, ils introduisent franchement dans les trous leur main droite à l’aide de laquelle ils capturent de très gros serpents.

Ces reptiles paraissent hébétés.

Le COBRA CAPEL (NAJA TRIPUDIANS) est fort répandu dans l’arrondissement de BAC-LIÊU : sa blessure est mortelle.

Cependant certains Annamites, très connus dans l’arrondissement dont je parle, connaissent un remède qu’ils déclarent infaillible contre les morsures du COBRA.

J’ai pu obtenir une petite quantité de ce médicament qui s’administre de la façon suivante :

Mâché et imprégné de salive, on l’applique en emplâtre sur la blessure faite par le NAJA, après avoir opéré une énergique succion de la plaie.

Puis on avale une partie du médicament et tout danger est conjuré.

Loin de moi la pensée de garantir I’efficacité du remède. J’en ai vu cependant faire I’application avec succès sur des chiens en rna présence, et les résultats ont été très concluants ; mais il n’est pas de ma compétence de traiter ces questions.

Je me borne à décrire les mœurs du pays, les usages et les pratiques dont j’ai été témoin et je remets bien volontier à la Société d’ Anthropologie, pour les analyser, si cela paraît utile, les quelques échantillons que j’ai rapportés d’Indo-­Chine.

1° Un flacon d’huile DAU-NHU-Y contre les migraines.

2° Une pilule, cachetée de cire, en forme d’oeuf : ordonnée [p. 413] pour opérer Ie rétablissement des règles chez les femmes anémiques.

3° Un bâton de la composition employée contre les morsures du Cobra Capel.

4° Un tube de bambou, scellé par moi en 1890, et contenant du poison végétal : ce poison est employé par les tribus Moï (arrondissements de Bien-Hoa et de Thu-Dau-môt). Il paraît qu’il peut-être bu et absorbé sans provoquer aucune maladie ; mais que s’il pénètre dans le sang par une blessure, il est mortel.

5° Des flèches empoisonnées (mêmes origines et mêmes principes).

 

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