Amédée Dechambre. SONGE. « Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales », (Paris), troisième série, tome dixième, SIR — SPE, 1881, pp. 408-432.
Amédée Dechambre (1812-1886). Médecin qui se livra à l’écriture en débutant dans L’Esculape, journal de spécialités médico-chirurgical. En 1841 il créa l’Examinateur médical, qu’il dirigea jusqu’en 1843. Mais son œuvre restera jusqu’à aujourd’hui la direction du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales et les très nombreuses rubriues qu’il rédigea, de 1864 à 1889, en 100 volumes.
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SONGE. Songe et rêve sont au fond un même état psychologique et physiologique. Dans l’un comme dans l’autre, les images, les idées, les sentiments, se succèdent et s’associent sans action directrice ; seulement on réserve de préférence le nom de songe pour le cas où cette association, tout incohérente qu’elle est, arrive à former une sorte de drame intérieur, qui a ses péripéties et peut avoir son dénouement, tandis que, dans le rêve, la pensée flotte au hasard, sans suite, au gré de mille impressions changeantes.
Dans la pratique, cette démarcation entre le rêve et je songe ne saurait être bien rigoureuse, et ce qui va suivre s’appliquera à peu près indistinctement à ces deux états. J’essaierai d’indiquer brièvement : 1° leurs caractères subjectifs ; 2° leur origine ; 3° leur signification physiologique ; 4° leur rôle en pathologie ; 5° les idées superstitieuses qui s’y sont rattachées.
Quelles sont les conditions psychiques de l’exercice normal de la pensée à l’état de veille ? Il ne s’agit pas ici d’une profession de foi idéologique, d’une [p. 409] sorte de classification de nos facultés intellectuelles, ce qui est la tâche des psychologues de profession, mais seulement d’observer, comme on observerait un fait d’histoire naturelle, et dans ses rapports avec le sujet restreint de cet article, ce qui se passe en nous quand nous pensons.
L’homme qui pense ou choisit l’objet de sa pensée, ou si cet objet lui est offert par accident, s’en empare volontairement ou le rejette volontairement. S’y arrête-t-il, il le considère avec toute l’attention, pendant tout le temps et par le côté qu’il lui plaît ; il en note les qualités distinctives, les attributs ; il compare les diverses parties entre elles, ou le tout avec quelque autre objet ; il l’interroge dans ses causes, dans sa formation, dans ses modifications, et finalement il se rend compte de la nature et de la filiation des phénomènes qui ont leur représentation actuelle dans sa conscience. Ces objets de son attention, il les prend soit dans le monde extérieur, soit en lui-même ; et, dans ce dernier cas, c’est une sensation physique (une douleur par exemple), une affection morale, une idée ; les unes enfantées sur l’heure, les autres rappelées par la mémoire. Enfin, tous les produits de son travail intellectuel, il les distingue clairement les uns des autres, il les classe et les range dans un ordre si harmonique qu’il en tire un récit, un poème, une fiction voulue, comique ou tragique, noble ou burlesque, agréable ou repoussante.
Voyons maintenant ce que devient la pensée dans le rêve. Le rêveur est attentif ; il l’est même quelquefois avec une intensité extraordinaire. Cette attention dans le rêve ne peut être ramenée à une simple perception. Non seulement l’esprit du dormeur perçoit l’image, mais il s’y attache, la considère, essaie confusément d’en comprendre la nature, et ceux qui prennent soin quelquefois de s’observer eux-mêmes reconnaissent que cet effort croissant de l’attention peut à la longue susciter une vague intuition de la fausseté de la sensation , à ce point que, rêvant encore, on doute si l’on rêve.
Mais cette attention provoquée et imposée qui, bien que très-active, s’épuise presque dans la contemplation de l’objet présent, est-ce un acte de volonté, de cette faculté que nous avons vu tout à l’heure diriger, gouverner l’esprit attentif de l’homme éveillé ? La volonté, et même une volonté énergique, se manifeste dans beaucoup d’actes du rêveur. Il veut se soustraire à un danger, il veut enfoncer une porte, attaquer un ennemi, et le geste peut suivre l’intention. Mais, outre qu’elle est aveugle, qu’elle tente l’impossible et emploie pour se satisfaire des moyens absurdes, cette volonté est en quelque sorte, malgré la contradiction apparente des termes, passive. Je m’explique.
L’homme éveillé qui veut peut également ne pas vouloir ; il commence un acte de volonté et le suspend ou le supprime. La volonté du rêveur a un caractère fatal : c’est une impulsion. L’acte qu’il cherche à accomplir lui est imposé tout autant que l’était tout à l’heure l’attention ; il n’est pas maître de ne pas le concevoir et de ne pas le tenter. La volonté est ici un mécanisme psychique qui lui assigne sa fonction aussi automatiquement que, dans le système d’une machine, une pièce assure la fonction d’un rouage particulier. C’est une activité cérébrale comparable, pas tout à fait à celle qui, dans l’ordre des fonctions musculaires, produit les actions dites réflexes, mais plutôt à celle qui, dans les instants de grande émotion, dans un accès de colère ou dans un transport de joie, nous porte à accomplir des actes inconsidérés, illogiques, blâmables, dont nous n’avons pas pleine conscience et que, dans certaines circonstances, la justice déclare avoir été « indépendants de la volonté ». [p. 410] Toutefois, on verra plus loin que l’aliénation de la volonté dans le rêve n’est pas toujours aussi complète.
Presque constamment la volonté du dormeur est et se sent impuissante. Il veut appeler au secours et ne peut émettre un son ; fuir, et les jambes sont comme clouées. Mais, tout le monde sait que l’acte voulu est parfois exécuté et que, engagé, par exemple, dans une rixe, le rêveur parvient à lancer à son adversaire un coup de poing qui va donner contre la muraille, ou bien à l’injurier en paroles très-significatives et parfaitement articulées.
On a cherché l’explication de l’impuissance de la volonté. Dugald-Stewart suppose ou là suspension de la volonté elle-même ou la cessation momentanée de son influence sur les actes de l’esprit et sur les mouvements du corps. Lélut adopte cette interprétation, Maury la rejette. Sans revenir sur ce qui a été dit ailleurs des conditions anatomiques et physiologiques du sommeil (voy. ce mot), je puis expliquer pourquoi je me range du côté de Maury. « Si elle (la volonté] n’agit pas, dit ce sagace observateur, ce n’est pas le résultat nécessaire de ce que les organes, devenus obtus, sont rebelles à son stimulant. C’est aussi parce que le cerveau peut lui-même être engourdi comme les membres. » (Le sommeil et les rêves, 5e édit., p. 18). Seulement, l’ensemble du passage et l’extrait même que nous venons de citer nous paraissent faire trop grande encore la part de « l’inertie des organes » de « l’engourdissement des membres « . Que l’influence du système nerveux sur les vaisseaux soit plus ou moins modifiée pendant le sommeil , qu’il en résulte un ralentissement de la circulation périphérique ; que les membres se tuméfient ; que la vitalité s’y affaiblisse, c’est ce que la physiologie ne permet pas de contester. Ces effets pourtant vont-ils jusqu’à enrayer sensiblement l’action de la volonté sur les muscles, jusqu’à s’opposer à la production d’un mouvement ? A peine pourrait-on l’admettre pour les cas où la volonté elle-même est très-faible ; mais dans ceux où l’on reconnait qu’elle est très-tendue, qu’elle se raidit énergiquement centre les entraves dont elles sont le poids, que pour contre elle une certaine inertie des membres, et pourquoi, s’il n’y avait que cet obstacle, ne parviendrait-elle pas à le vaincre comme elle le fera tout à l’heure au moment du réveil ? D’obstacle sérieux il n’y en a vraiment qu’un, c’est l’interruption par le fait du sommeil des communications nerveuses entre les parties du cerveau où se passe actuellement la scène du rêve et les organes affectés aux mouvements par lesquels la volonté eût pu être accomplie. De même que les sensations n’arrivent plus ou n’arrivent que confuses au cerveau endormi. De même c’est dans le cerveau endormi, et là seulement, qu’est l’empêchement véritable à la transmission des ordres de la volonté. Il faut donc prendre garde ici aux confusions de mots.
Le jugement est-il absent du rêve ? Avant de répondre, il faut convenir de ce qu’on veut entendre par jugement, car ce mot est communément employé en divers sens. Nous voulons parler ici de l’affirmation ou de la négation d’un rapport entre deux idées. Ce papier est blanc, voilà un jugement affirmatif : ce papier n’est pas blanc, voilà un jugement négatif. Il est manifeste que nous en portons continuellement de tels en dormant et qu’ils s’engendrent les uns les autres avec la plus extrême simplicité. Il n’a pas, comme peut avoir l’homme éveillé, l’idée abstraite de papier et l’idée abstraite de blanc ; pour lui les deux termes se confondent dans une unité indissoluble. Le jugement du rêveur n’est pas sans analogie avec celui du tout petit enfant qui, dans l’apprentissage de ses sens, ne sépare pas les qualités d’un corps du corps lui-même, ou, sous un autre rapport, avec celui d’un enfant qui, voyant s’échapper d’une boîte à surprise un être monstrueux, qu’il croit réel, comme le dormeur croit réel le diable assis sur son lit, songe aussitôt an croquemitaine malfaisant dont on lui a si souvent fait peur, et, comme le dormeur encore, se croit menacé des plus fâcheuses infortunes.
Mais le dormeur va quelquefois plus loin. De même que l’homme éveillé, dont la plupart des jugements ne sont que des affirmations ou des négations rapides, pour ainsi dire instinctives, se méfie quelquefois de ces jugements et cherche à les contrôler, de même le rêveur n’est pas toujours satisfait de l’idée qui s’offre à lui, de l’acte auquel il est entraîné. Il se sent choqué de la disparate ou de l’opposition absolue des pensées qui l’assiègent à la fois ; il en ressent du malaise et, pour en sortir, retourne ses idées, cherche à les mieux comprendre ou à les mieux concilier. C’est une question étudiée par Victor Egger [en ligne sur notre site] que celle de savoir si le donneur peut avoir l’idée de l’absurde. Eh bien, oui, nous le croyons avec ce psychologue distingué, l’homme qui rêve n’est pas toujours entièrement dupe de la scène fantastique qui se passe dans sa conscience ; il peut avoir le sentiment de l’absurdité des choses qu’il voit ou entend, de l’absurdité même de sa propre pensée, de son propre raisonnement, de ses propres actes. « Je vole dans les airs: comment cela peut-il se faire, puisque je n’ai pas d’ailes ? Essayons nouveau. En effet, je ne puis voler. » Une autre fois : « Cet homme est trop chétif ; il n’a pu transporter cette maison sur son dos. L’auteur de ce tour de force, c’est le gros porte-faix qui apparaît en ce moment. » Tels étaient les a-parte de certain dormeur : mais voici un autre exemple plus significatif encore et que je demande la permission de citer, parce que, étant récent, il a encore tout son relief dans mon esprit. On parlait depuis quelque temps de difficultés qu’avait la France avec un pays demi-barbare, qu’on disait soutenu par deux grandes puissances. Dans ma vision la guerre était déclarée entre nous et l’une de ces puissances pénétrait dans une sorte de palais. La porte était ouverte. Dans une enfilade de pièces étaient rangés, à droite et à gauche, des gens en habits bourgeois protestant de leurs intentions amicales, ou se livrant à des gestes auxquels je donnais la même signification. Nous nous regardons, nous regardons les autres. « Bah !, dis-je à un compagnon : ils veulent se dire attaqués… ; comme c’est bien dans leur caractère ! » (Je me rappelle très-distinctement ces derniers mots) et à. l’instant un grand mouvement se produit dans toute la longueur des salles, et tout ce monde assemblé se mêle, tourbillonne et ne forme plus qu’une cohue indescriptible. Le rêve finit là. Certes, il a une bonne part d’absurde ; mais celle défiance motivée, cette supposition d’intentions déguisées, n’est-ce pas la réflexion simplement d’un fait de mémoire et en tirant une déduction qu’on ne peut dire déraisonnable ?
Dans ces divers exemples la pensée s’est en effet réfléchie sur elle-même. À I’attention provoquée, automatique, et à la volition nécessaire de tout à l’heure, a succédé un acte spontané, par lequel l’esprit, involontairement frappé par une [p. 412] image, par une idée, s’est replié pour le mieux observer et le mieux connaitre.
Et maintenant, que manque-t-il au rêveur pour qu’il soit semblable à l’homme éveillé ? Rien d’essentiel. Rien d’essentiel, si l’on veut bien considérer le rêve à tous ses degrés ; à celui qui marque les obnubilations du sommeil commençant, comme a celui de la plus complète oppression des puissances cérébrales. D’un côté, sensations, idées, affections, présentes ou remémorées ; de l’autre, la force mentale qui est attentive, qui perçoit, qui juge, qui réfléchit, qui veut. Tout cela peut être plus ou moins obscur, plus ou moins vague, ou plus ou moins rudimentaire dans je rêve ; mais rien de tout cela n’y fait nécessairement défaut. Ou le conçoit d’ailleurs très-bien au point de vue physiologique. De deux choses l’une : ou chacune des cellules cérébrales est douée de tous tes modes d’activité à la fois, et, comme le sommeil ne peut guère y produire que des modifications de totalité, on ne voit pas comment un de ces modes pourrait être annihilé ou conservé à l’exclusion des autres ; et, ce qui est vrai de l’un d’eux, étant vrai de tous, il s’ensuit que tous peuvent et doivent même survivre plus ou moins pendant le sommeil accompagné de rêve. Tout au plus serait-on admis à supposer qu’un de ces modes sera moins affecté que tel autre, moins aujourd’hui qu’hier, moins dans cette partie du cerveau que dans cette autre. Ou bien, chose absolument improbable, parmi les milliards de cellules qui composent la couche corticale de l’organe de la pensée, il y en a de propres à chaque mode (à l’attention, au jugement, etc.), soit disséminées et éparpillées sur toute la surface et dans toute la profondeur de la couche, soit réunies en groupes distincts ; et alors, s’il devient plus aisé de comprendra que, accidentellement, telle ou telle faculté soit annihilée de préférence à d’autres, suivant la manière dont sont distribuées les modifications organiques, il devient aussi, et pour le même motif, plus certain que toutes sont susceptibles de survivre.
Cependant, le rêveur diffère de l’homme éveillé. Par quels caractères ? Ce qui précède le dit d’avance et montre en même temps que, pour bien saisir ces caractères et en apprécier toute la valeur, il faut négliger pour un instant dans le rêve ces nuances intermédiaires dans lesquelles il a retenu, comme on vient de le voir, quelques-uns des traits de l’état de veille, pour ne le considérer que dans sa pleine et entière réalisation.
Si le rêveur et l’homme éveillé jouissent tous deux de leur volonté, puisque tous deux sont ennemis et portés à l’acte, le premier ne dispose plus, comme le second, de cette activité libre, différant de la propension instinctive ou impulsive, en vertu de laquelle nous délibérons et nous nous déterminons, et qui nous rend maîtres de tout notre être spirituel et physique. Il peut de cette liberté avoir retenu un sentiment vague dont quelques-uns de ses actes portent quelquefois l’empreinte; mais le caractère propre de sa volonté est de ne pas dépasser la limite d’une réaction contre l’impression du moment.
En second lieu, le rêveur se trouve à l’égard de l’intellect dans la même situation qu’à l’égard de la volonté. Il a sas heures de raison, mais qu’un nuage vient aussitôt obscurcir. Ce mot de raison, qui a été défini de bien des manières, peut-être vaudrait-il mieux, dans un travail où l’inévitable fond psychologique du sujet doit être envisagé surtout au point de vue pratique, le remplacer par celui de la faculté du syllogisme (quoique non équivalent), c’est-à-dire la faculté d’atteindre le vrai par l’association régulière des idées et l’enchaînement logique des propositions ; ce qui revient à distinguer faux, à rectifier les illusions, à écarter les hallucinations, â se garder, en un mot, contre ces [p 413] erreurs qui, acceptées par l’homme endormi, constituent le rêve. Les idées qui naissent dans l’esprit du rêveur s’imposent à lui ; et, caractère de la plus haute importance, tout s’actualise dans sa conscience ; les notions de temps et d’espace sont obscurcies ou oblitérées ; les personnes mortes depuis longtemps sont mêlées aux actes d’aujourd’hui ; Paris touche Saint-Petersbourg. Toute idée devient image ; toute pensée devient acte ; une circonstance achève le désordre. Les idées générales auxquelles nous avons coutume de rapporter nos idées particulières, comme l’idée-type d’homme, de maison, d’arbre, sans être absolument effacées de l’entendement, y sont devenues obscures, indécises, et ne servent plus à redresser les erreurs du jugement. Dès lors tout parait réel au rêveur, même ce dont il n’a pu prendre le modèle dans la réalité. Par toutes ces causes, l’esprit, sans gouvernail, flotte à l’aventure, et ses éléments dissociés, épaves de J’être intellectuel et moral, se mêlent et se heurtent dans un flux et reflux incessants. Que si l’on voulait avoir l’image d’un de ces rêves incomplets dont il est question plus haut, il faudrait alors le comparer, non au navire qui sombre, mais au naufragé lui-même qui, près de périr et commençant à perdre conscience de son état, cherche encore d’un mouvement machinal la planche de salut.
Voilà le songe : et cependant on n’ en aurait pas le tableau entier, si on ne le considérait dans ses rapports avec la mémoire. Le songe porte le plus souvent sur des événements récents, et même beaucoup plus souvent qu’on ne le croit généralement. Je connais même un savant illustre qui les regarde comme toujours provoqués paf un événement du jour précédent. Ce qui est au moins certain, c’est qu’un très-grand nombre de rêves dans lesquels intervient le souvenir des faits anciens ont eu pour point de départ des faits très-récents, et que l’esprit n’a été conduit des derniers aux premiers que par l’association des idées, amenant une série de réminiscences. Il y a encore ceci de remarquable, et c’est un point sur lequel ont insisté notamment Brierre de Boismont et Maury, que le rêve rappelle quelquefois à la mémoire des faits ou des objets dont on paraissait avoir entièrement perdu le souvenir.
Et, par contre, ce drame intérieur du songe, qui, s’il eût été extérieur, je veux dire réel, eût inévitablement laissé des traces durables dans la mémoire, est souvent oublié au réveil. C’est ce dont on peut aisément s’assurer en interrogeant ceux qui se sont agités, qui ont parlé, crié, ri, pleuré pendant leur sommeil. Et c’est une question souvent débattue que celle de savoir s’il y a des sommeils absolument dépourvus de rêves. Les psychologues purs le contestent par divers arguments qui peuvent se ramener presque tous à celui-ci : Il est de l’essence même de l’esprit de penser : donc il pense toujours. Mais il est un fuit de physiologie dont aucune doctrine philosophique ne peut se désintéresser, c’est que la pensée a dans le cerveau, et même dans une partie spéciale du cerveau, son instrument indispensable ; si bien que, cette partie supprimée, la pensée est abolie : d’où il suit que la question du repos de la pensée se ramène à celle du repos des fonctions cérébrales. Or, la discontinuité des fondions, le repos des organes, en dehors de la vie végétative, est une loi de l’économie. Le cœur lui-même se repose entre deux battements, quoiqu’il ne cesse jamais de se nourrir. Théoriquement , pourquoi le cerveau fatigué, épuisé, peut-être asphyxié (voy. Sommeil), ne suspendrait-il pas un instant ses fonctions intellectuelles ? La pensée y est-elle indissolublement liée à la continuation du mouvement végétatif ? Qui le sait ? Pratiquement, le fait en question est invérifiable. Théoriquement, l’exemple des muscles, qui se nourrissent toujours et se reposent souvent [p. 414] ne lui est pas favorable. Nul n’est en droit d’affirmer qu’un individu qui n’a souvenir d’aucun rêve n’en a eu aucun. Comment démontrer qu’il a rêvé ? On allègue certains mouvements des membres ou du corps entier. Mais ces mouvements ne sont pas continus ; ils sont même souvent séparés par des intervalles de plusieurs heures : comment en déduire la continuité du rêve ? En bonne logique, ils ne témoignent que pour le moment présent. De plus, attestent-Ils formellement l’existence d’un rêve ? Pas autant qu’on semble le croire. Une impression quelconque, la fatigue d’une position, est ressentie par le dormeur, qui s’y soustrait en se retournant ; c’est une manifestation de sensibilité et d’instinct plus voisine de I’état de réveil que de l’état de rêve, et qui n’implique que de faibles images, mais images réelles, traversant actuellement le champ de l’imagination.
Enfin l’hypothèse même que nous examinons permettait-elle de soutenir que le rêve est permanent aussi chez l’enfant endormi ? Pour songer, il faut un fonds d’impressions, d’images, d’idées ; que peut être ce fonds chez le nouveau-né ? Quelques impressions fugitives de la veille, celles d’une lumière que l’œil a suivi machinalement, d’un bruit qui, s’il a été violent, l’aura fait tressaillir ; de l’air s’introduisant dans ses bronches, etc. Ces diverses et rares impressions ne pourront-elles s’évanouir assez vite pour ne laisser aucune trace dans le cerveau à l’heure du sommeil ? Qui pourrait prononcer sur cette question en connaissance de cause ? Et s’il en était ainsi pour le nouveau-né d’hier, à quelle époque de l’existence l’esprit de l’enfant serait-il devenu assez meublé pour lui interdire un sommeil absolu ?
Ces réserves étaient nécessaires. Je me borne néanmoins à les poser, pour mettre en évidence les incertitudes de la question théorique, et je reviens au fait même de l’oubli des événements du songe.
Cet oubli est sujet à des variations singulières. Souvent, alors même que le détail et la suite des phénomènes échappent à la mémoire, on se rappelle au moins qu’on a rêvé. On a le souvenir confus d’un imbroglio quelconque, et l’on se rappelle même très-bien l’effort qu’on a fait pour en sortir. Ce qui est à remarquer, c’est que la mémoire garde parfois une trace indélébile de certaines images hypniques tout à fait insignifiantes et ne se rapportant en aucune circonstance intéressante de l’existence, tandis que d’autres, suscitées par des événements réels de la plus haute importance, se dissipent comme une vapeur. Le plus ou moins de rapidité avec lequel l’oubli se produit n’a pas non plus de relation bien marquée avec la nature ni avec l’intensité du rêve. Quelle que soit sa vivacité, le souvenir d’un songe n’a que très-rarement la durée du souvenir de la réalité la plus vulgaire. Fréquemment, ayant été toute une nuit obsédé pat les mêmes images, les mêmes pensées, le tout encadré dans un épisode bien déterminé et d’un vif relief, on se plaît à les évoquer de temps à autre dans Je jour ; d’abord un effort est souvent nécessaire pour cela : une première fois, une seconde, la séance reprend de son animation et un peu de sa couleur ; mais ensuite elle se voile et finit par s’effacer entièrement. Deux ou trois jours suffisent à épuiser le souvenir.
Les explications purement psychologiques qu’on a données de ces faits ne sont pas satisfaisantes. Il ne faut jamais perdre de vue que la vivacité et la durée du souvenir est ici subordonnée à l’état de la substance cérébrale à l’instant du rêve ; et comme les incontestables modifications imprimées à cette substance par le sommeil sont variables en intensité ; que cette intensité de la modification matérielle n’est pas nécessairement en rapport avec celle de la manifestation [p. 415] psychique, pas plus que dans les autres viscères le trouble physiologique n’est nécessairement adéquate à la lésion organique, on a là un moyen plus simple, plus direct, un moyen physiologique, sinon d’expliquer positivement, au moins de comprendre pourquoi la durée du souvenir de la fiction n’est en corrélation ni avec la nature de celle-ci, ni même avec son intensité. La seule règle générale qu’on paraisse fondé à établir à cet égard est que le sommeil, en ne laissant à la substance nerveuse qu’une partie de son activité intellectuelle, tend à la rendre impropre au souvenir, sous des conditions de variabilité inhérentes à l’âge, à l’état de santé physique ou morale, et plus spécialement à l’état du cerveau et de chacune de ses parties.
À cette question de l’oubli s’en rattache une autre qui a donné lieu également à théorie. On sait que le dormeur insensible à des causes d’impression très-puissantes auxquelles il a été habitué, est extrêmement sensible à des causes très-légères, mais inaccoutumées. On dort profondément dans une maison ébranlée par le roulement des voitures et l’on se réveille au craquement du parquet. Que si, après avoir quitté cette maison pendant un certain temps, on y rentre, le bruit de la rue troublera le sommeil pendant plusieurs nuits. Et ce qui se passe pour l’ouïe a lieu également pour toute autre fonction sensorielle. Dans la cohabitation nocturne, les dormeurs ne sont pus réveillés par leur contact et leurs mouvements réciproques ; qu’ils se séparent au bout de quelques nuits, et chacun de son côté tressaillira au plus léger contact. Ces variations de la sensibilité peuvent même se produire avec une rapidité extrême. Touchez un peu fortement le front d’une personne endormie : elle va détourner la tête. Recommencez au bout d’une ou deux minutes, le même effet peut-être se reproduira encore ; à la troisième ou à la quatrième fois, le toucher ne sera plus perçu. Remarquez, de plus, que les dispositions mentales du rêveur ont sur cet ordre de phénomènes une influence très-prononcée, qui n’est pas de rendre le sommeil plus ou moins profond, mais de rendre, à sommeil égal, le sujet plus apte â percevoir telles sensations plutôt telles autres, ou à percevoir une sensation qui, dans d’autres circonstances, n’aurait pas été produite. Celui qui, dormant habituellement en sécurité dans un appartement, a un jour raison d’y craindre l’arrivée d’un voleur, se réveillera au moindre bruit de la fenêtre ou de la porte, qui peuvent lui livrer accès, mais non au bruit d’une sonnerie de pendule ; et celle sonnerie elle-même sera entendue par exception, si elle marque l’heure d’une occupation urgente. Enfin, l’éveil de la sensibilité chez les dormeurs n’est pas l’effet seulement d’une impression nouvelle et commençante, mais aussi de la cessation brusque d’une impression prolongée. L’homme qui s’endort pendant une conversation se réveille au moment où le silence s’établit, et l’on peut le retenir endormi après le silence fait, si, au lieu de se taire brusquement, on ne cesse de parler qu’après avoir baissé graduellement la voix. Les dramaturges ont mis souvent ce procédé sur la scène. La soustraction rapide d’une sensation équivaut dans ce cas à une sensation nouvelle, C’est cet ordre de faits qui a conduit des psychologues, Jouffroy principalement, à admettre que l’esprit veille pendant le sommeil. Cette théorie a le même vice que celle de la permanence de la pensée ; elle n’est qu’une vue de l’esprit et supprime les conditions nécessaires de la production de la pensée, à savoir, l’instrument cérébral, à peu près comme on attribuerait à une main invisible la faculté de jouer du violon sans violon et sans archet.
Le même philosophe a établi un rapprochement entre cette sorte de sensibilité élective propre au sommeil et celle que produit la concentration excessive [p. 416] de l’attention. Une distinction à cet égard est nécessaire. La concentration de l’esprit sur un objet rend l’homme insensible à des impressions physiques qu’il percevrait dans un tout autre moment : il n’entend plus le bruit, il ne voit plus les objets environnants, il n’éprouve plus la douleur d’une piqûre. Les chirurgiens voient de ces patients qui commencent à réciter une oraison, un morceau de poésie ou de prose, à l’instant précis où le couteau entre dans leurs chairs. L’état dont il s’agit ici, et qui a sa plus haute expression dans I’extase, tout le monde, sous des formes et à des degrés divers, a pu le connaître ab experto. S’il se répète souvent dans des circonstances identiques, l’insensibilité aux excitations extérieures passe en habitude, et bientôt n’exige plus aucune attention d’esprit. On arrive, par exemple, à travailler au milieu du bruit, dans le va-et-vient de la foule on bien encore dans une attitude ordinairement pénible. Or les choses se passent-elles de la même manière dans le sommeil ? Pas tout à fait. Le dormeur perçoit certaines excitations des sens à l’exclusion d’autres. Je veux bien que son attention ait été, sinon concentrée sur les premières, du moins attirée par elles avec une force exceptionnelle, mais, s’il les a perçues seules, ce n’est pas parce que son attention, trop retenue en un point, n’a pu se porter sur un autre, comme dans le cas où une forte méditation vous empêche d’entendre la personne qui vous parle. Dans ce dernier cas, l’attention subit deux sollicitations simultanées, et ne répond qu’à une, dans le premier, les deux sollicitations ont ou peuvent être successives. Si c’est par I’effet de ses préoccupations que le dormeur entend un faible heurt à la porte, ce n’est pas cette préoccupation qui l’empêchait auparavant ou l’empêchera tout à l’heure d’entendre le bruit du moulin : c’est l’habitude. Dans la première nuit passée au moulin, le tic-tac a fortement troublé son sommeil, les nuits suivantes de moins en moins, puis plus du tout, et cela en dehors des influences que la sensibilité a pu subir sous d’autres rapports. C’est la situation d’un marcheur qui, après un certain parcours, ne sent plus le frottement de sa chaussure sur une plaie auparavant douloureuse, tandis qu’il sent très-bien l’impression du doigt sur la partie voisine. L’habitude est, comme l’intermittence, une loi très-générale de l’économie, en vertu de laquelle la vitalité des organes se modifie de manière a s’accommoder, dans une certaine mesure, aux influences du milieu. Les nerfs ni le cerveau n’échappent pas à cette loi ; et, si l’on voulait tenter une explication des variations de la sensibilité pendant le sommeil, ce serait à des considérations de cette nature qu’il faudrait la demander. Les organes cérébraux modifiés, dans leur vitalité, devenus peu excitables aux impressions habituelles, les sentent moins aisément ; et peut-être, quand elles ont été senties, sont-elles aussitôt oubliées. L’oubli à mesure, comme on l’appelle, pourrait aider à comprendre les réveils si fugitifs de la sensibilité dans lesquels on voit le dormeur se retourner quelquefois, ouvrir les yeux et prononcer des paroles distinctes, pour se rendormir immédiatement d’un sommeil fermé à toute réminiscence. Il est compréhensible également que des cellules cérébrales dont l’activité spéciale est excitée par des préoccupations entrent plus particulièrement en jeu dans le rêve. Mais n’entrons pas nous-mêmes plus avant dans l’hypothèse.
De quoi se compose le rêve ; avec quels éléments se ferme-t-il ?
La matière du rêve est exactement celle de l’entendement. Toutes les sensations actuelles, tant internes qu’externes, toutes les impressions sensitives remémorées, tous les sentiments affectifs, toutes les idées dont la conscience éveillée [p. 417] a le dépôt, prennent part, diversement associés, au tumulte et au désordre qui s’élèvent dans la conscience endormie.
L’expérience démontre, et nombre de philosophes, y compris Brillat-Savarin, ont insisté sur ce point, que de tous nos sens c’est la vue et l’ouïe qui entrent le plus souvent en action dans le rêve. Ce sont aussi les plus occupés pendant la veille. Rien de plus commun en effet, chez le rêveur, que les images fantastiques, que le son d’une voix, le chant d’un oiseau, le bruit d’un tambour, etc. Les autres sens ne restent pourtant pas inertes. Il n’est pas très-rare de sentir une odeur suave ou fétide, d’avoir le goût d’une substance douce ou d’une substance amère, de se sentir touché, frappé, pincé sur un point du corps. Toutes ces sensations peuvent être entièrement fictives et avoir leur origine dans un fait de mémoire ou d’imagination, mais souvent elles ont un point de départ réel, et ne sont viciées dans leur caractère primitif que par le rêve. C’est l’esprit devenu déréglé et fantasque qui s’empare de ces sensations pour les dénaturer, les exagérer, les rapprocher bizarrement, et en faire, par les associations d’idées les plus inattendues, les romans les plus étranges et les plus embrouillés. Une bougie répandant sa lueur à travers la paupière fermée sera un incendie ; un tintement d’oreille, un bruit de cloche ; le parfum d’une fleur, une vapeur méphitique, etc. Et le tintement de cloche deviendra un glas funèbre, qui sera celui d’un être aimé, ou même le vôtre ; et l’incendie aura été allumé par le feu du ciel, il vous enveloppera, et vous serez en grand péril ; et la mauvaise odeur vous poursuivra où que vous fuyiez, toujours répandue autour de vous par un animal immonde ou par un ennemi acharné. Et ce sera pis encore, si les fausses images se multiplient en même temps. Confusément mêlées dans l’imagination, elles vont y nouer et dénouer des épisodes sans fin comme sans suite, au milieu desquels se débattra en vain la raison désemparée du pauvre songeur.
Ce ne sont pas seulement les sens à organes spéciaux, les cinq sens, dont les impressions interviennent dans le rêve. Les sens dépourvus de ces organes (voy, Sensiblilité), comme le sens musculaire et le sens de température, n’y sont certainement pas étrangers ; et, c’est un fait peut-être qui n’a pas été assez remarqué. Cela est manifeste surtout pour le sens musculaire, qui peut être tour à tour le point de départ ou l’aboutissant du rêve. Une position vicieuse d’un membre, qui place certains muscles dans une tension insuffisante sans produire la moindre douleur, amène, chez l’homme endormi comme chez l’homme éveillé, le besoin instinctif de changer de position : chez le premier, ce besoin peut devenir, tout comme une sensation de la vue ou de l’ouïe, l’occasion de conceptions déréglées (voy. Décubitus). D’autre part, si l’on observe dans ses mouvements une personne endormie, on s’apercevra aisément qu’elle a perdu le sentiment de pression et de traction, ce sentiment de la mesure d’effort à déployer pour l’acte mécanique à accomplir. Voulant écarter une jambe, elle la lance hors du lit ; mettre un bras sur sa tête, elle le jette violemment contre le chevet : elle n’a pas eu le sentiment du poids de ses membres. Les observations de ce genre sont plus décisives chez l’homme en délire, parce qu’il peut se prêter aux expériences. Mettez-lui dans la main des objets de poids différents et dites-lui de les soulever. Le plus souvent les efforts successifs de ses muscles seront hors de proportion avec le poids relatif des objets, même s’il répète plusieurs fois le mouvement. Une cuillère, par exemple, sera soulevée avec la même énergie qu’un flambeau de bronze (voy. Sensibilité).
Mais il est encore un autre ordre de sensations qui a dans le rêve une représentation [p. 418] plus fréquente et mieux accusée : je yeux parler des sensations dites internes ou viscérales, bien que cette dernière dénomination ne réponde qu’à une partie des faits. II n’est pas dans les profondeurs de notre organisme un point où ne se passent en permanence, la nuit comme le jour, des phénomènes susceptibles, par leur nature même, de produire des sensations analogues à celles qui, à la périphérie, prennent le nom de tactiles. À supposer qu’il n’y faille pas comprendre les actes nutritif et de sécrétion, il resterait le grand acte de la circulation, cause générale et incessante d’ébranlements, de frottements, de changements de pression, de variations de température, etc. Il reste aussi, pour certaines régions du corps : ici les mouvements mécaniques de la respiration avec des contractions musculaires et tout le jeu d’une charpente osseuse ; là les resserrements et les dilatations du tube digestif, le passage sur la muqueuse de sucs, de substances alimentaires, de résidus. En un mot, sauf peut-être en certains points qui paraissent dépourvus de sensibilité, l’homme serait sans cesse agité et secoué par le fonctionnement de son propre organisme, s’il n’était protégé pat cette disposition acquise que je rappelais tout à l’heure : l’habitude, si l’on peut appeler ainsi un état qui remonte à la formation de l’être. Mais beaucoup de phénomènes qui, normalement, ne sont pas perceptibles pour l’individu le deviennent quand leur accomplissement cesse d’être régulier. On sent le battement des artères et du cœur, le thrill vasculaire, la chaleur fébrile, la circulation du bol alimentaire, etc. Bien plus, il n’est guère douteux que, pendant le sommeil, dans le silence de ces mille impressions que le jour accumule, l’homme devient sensible à d’obscurs mouvements organiques dont il n’est jamais averti dans l’état de veille. Enfin, d’autres fausses conceptions hypniques peuvent également avoir leur source dans la catégorie des sensations internes qu’on appelle fonctionnelles, parce qu’elles se lient à l’exercice de fonctions spéciale : ainsi la faim, la soif; le besoin de respirer, les désirs vénériens, etc.
À quelque catégorie qu’elles appartiennent, les sensations internes, autant que les sensations spéciales, décident ordinairement de la nature des rêves qu’elles provoquent. Celui dont la digestion est troublée, que tourmentent des coliques sourdes, qui est sujet à la diarrhée ou à une constipation pénible, se croira rongé par une plaie intérieure ; l’affamé s’assoira à une table grassement servie, l’assoiffé trempera ses lèvres dans une eau fraîche ; ou tout au contraire I’un et l’autre éprouvent le tourment de besoins inassouvis : I’orthopnéique sentira le poids et verra la face d’une bête monstrueuse assise sur son estomac : les sollicitations du sens génésique feront surgir dans l’esprit du plus chaste des images lascives et le commettront dans des actes de la plus révoltante lubricité.
Tout ce qui est dit ici des sensations présentes est applicable aux sensations conservées par la mémoire, aux sentiments affectifs, aux idées elles-mêmes, qui, formées dans l’esprit, y prennent le caractère objectif, s’imposent à lui comme une affection ou une sensation, et redeviennent au même titre, dans le sommeil, matière à fausses conceptions. Cet aspect du sujet se prêterait aisément à des développements étendus, mais qui n’ajouteraient rien de bien important ni à la caractéristique ni à l’interprétation scientifique de l’état mental qui fait le sujet de cette étude.
Je ne présenterai plus sur les éléments consécutifs du rêve qu’une remarque générale.
J’ai déjà fait allusion aux rapports du rêve avec la pensée normale et avec [p. 419] la pensée délirante. Le rêve, en effet, est en un sens une sorte d’intermédiaire entre l’une et l’autre. Ce n’est pas le lien d’entrer dans la question des hallucinations hypnagogiques, qui viendra à son rang (voy. Hallucinations) ; mais en plein jour, dans la veille complète, chez l’homme le plus sain d’esprit, chez celui surtout qui est doué d’une grande activité intellectuelle, combien d’images passent devant les yeux, qu’on n’a pas appelées ; des voix se font entendre, qu’on n’a pas provoquées ; d’impressions saisissantes, qui viennent malencontreusement traverser une lecture, une méditation, une conversation, un discours ! En y réfléchissant ensuite on peut quelquefois, comme pour le rêve, remonter à l’origine de ces incidents, souvent aussi, comme pour le rêve encore, on se perd en de vaines recherches. Donnons-en un exemple pour être mieux compris. En voici un, bien restreint, bien vulgaire, mais qui a pour moi l’avantage de m’être personnel et de dater d’hier. En lisant dans un journal politique un article sur la réforme douanière, mon attention fut un instant attirée ailleurs. Quand je repris mon occupation, les yeux n’étant pas encore bien fixés sur la feuille, je lus très-distinctement, dans le même caractère que le texte de la page, ces mots : « de l’opinion laïque ». Frappé du peu d’accord de l’ordre d’idées auquel ces mots se rapportent avec la teneur générale de l’article, j’eus la curiosité de les rechercher : impossible de les retrouver. L’article fut relu plusieurs fois ligne à ligne, lettre à lettre : les mots « de l’opinion laïque » ne s’y trouvaient pas ! C’était une véritable hallucination : d’où provenait-elle ? Évidemment de ce que la laïcisation de l’enseignement étant en ce moment à l’ordre du jour, le mot et la chose avaient souvent frappé mes yeux et mon esprit. Imaginez maintenant des erreurs des sens plus accusées encore, plus envahissantes, et vous arriverez à ce degré où, sans dominer encore la conscience et en laissant au contraire subsister le sentiment qu’on est le jouet de perceptions fallacieuses, elles confinent au rêve et au délire ou à la manie. On ne passe guère en effet subitement de la pleine raison à la déraison entière. Le plus souvent la personne intellectuelle se sent enfoncer dans les ténèbres où elle finira par se perdre. Seulement, dans le rêve, l’aliénation de la raison et de la volonté réfléchie est accidentelle, superficielle, transitoire. C’est une éclipse. Dans le délire ou la manie confirmée, elle est radicale et permanente. Le rêveur qui secoue son sommeil reconnait à l’instant sa folie momentanée ; le délirant croit être raisonnable. Le songeur éveillé sait que l’image apparue est fausse ; le rêveur l’apprend en se réveillant : l’aliéné, le délirant, le nient toujours ; ils montrent l’image du doigt, quoi que vous leur disiez, et s’étonnent que vous ne la voyiez pas comme eux : bien plus, on verra tout à l’heure qu’elle ne disparait pas toujours, ni avec le rêve, ni avec le délire.
Nous touchons ainsi à la question des analogies du rêve avec la folie. Bien que le sujet doive se présenter dans plusieurs articles de ce Dictionnaire, notamment au mot Hallucination, il importe de l’envisager ici dans sa généralité.
De tous temps, les philosophes et les médecins ont reconnu et signalé ces analogies, dont ils ont même tiré bon parti pour l’analyse des facultés mentales, et l’on avait écrit cette phrase restée célèbre : « La folie est le rêve de l’homme éveillé ». L’opinion que le fou et le rêveur se ressemblent beaucoup était donc courante. C’est dans ces dernières années seulement qu’elle a servi de texte à des discussions animées dans les livres, les journaux et les sociétés savantes. Pourquoi ? Parce que, en la présentant sous un nouveau jour dans diverses [p. 420] publications. M. Moreau (de Tours) venait de lui donner une extension nouvelle et un sens particulier. C’est à ce point qu’il faut se placer pour embrasser la question telle qu’elle se présente aujourd’hui.
Dans un curieux livre sur le hachisch, M. Moreau se disait en mesure de faire connaître la nature réelle de la folie : 1° Toute frayeur, tout accident de délire ou de la folie proprement dite, idées fixes, hallucinations, irrésistibilité des impulsions, etc., tirent leur origine d’une modification intellectuelle particulière, toujours identique avec elle-même, et qui est une excitation ; 2° entre l’état de folie et l’état de rêve, il y a psychologiquement identité absolue. Examinons successivement ces deux assertions :
On a quelque peine, il faut l’avouer, même après les explications dans lesquelles est entré à plusieurs reprises notre savant confrère, à se faire une idée précise de ce qu’il entend par excitation. « C’est, dit-il, l’état où se trouve la faculté pensante dans le délire » ; et plus loin : « Mobilité croissante des actes da la faculté pensante, affaiblissement graduel du libre arbitre, du pouvoir en vertu duquel nous lions, nous coordonnons nos idées, nous les faisons converger vers un but déterminé… ; par suite, obscurcissement plus ou moins rapide de la conscience intime, et enfin, véritable transformation du moi qui, au lieu de la vie réelle, de la vie de l’état de veille, ne ressent plus que la vie de l’imagination, la vie du sommeil : tels sont les principaux phénomènes psychologiques que j’ai voulu désigner par le mot excitation (Annale médico-psychologiques, 1855, p. 564 et 565). De ces deux commentaires, le premier n’est qu’une définition de mot ; le second un tableau de phénomènes ; nulle part la définition de genre qu’on attendait. Il n’est donc pas surprenant que la justesse de l’expression, même en lui conservant, avec l’auteur, le sens de lésion psychologique, abstraction faite des conditions organiques qui déterminent cette lésion, ait été contestée, particulièrement par M. Delasiauve, au sein de la Société médico-psychologique. Le mot excitation donne déjà une idée peu exacte de l’état mental dans certaines formes d’aliénation ; il n’en donne pas une meilleure de l’état mental dans le rêve, si le rêve, comme il vient d’être dit, n’est que la substitution d’une vie imaginaire à une vie réelle. Supprimer la conscience pour faire de la seconde vie la première, ce n’est aucunement fournir la preuve d’une excitation ; et je ne vois d’autre moyen de légitimer le mot que de transporter son application du domaine psychologique, où M. Moreau veut qu’on la laisse, au domaine physiologique, d’où il veut qu’on la retire. En physiologie, on appelle excitation l’impression faite par un objet sur un organe sensoriel, et en général toute impression qui éveille et excite une activité vitale et à laquelle répond, sauf empêchement, un acte fonctionnel. Nos pensées, nos affections, quand elles se manifestent, peuvent être considérées comme des produits d’excitation, et l’état de rêve ne diffère pas, à cet égard, de l’état de veille ; mais on voit que nous sommes loin de la pensée de M. Moreau.
Unité de lésion à part, quelles analogies véritables y a-t-il entre le rêve et la folie ? Encore une fois, il faut sortit du cercle où les philosophes et les médecins d’autrefois se sont en général renfermés, parce que les analogies qu’ils ont reconnues sont de celles qu’on ne conteste guères. Et quand M. Moreau les appelle à son aide, quand il cite des passages de van Helmont, de Spinoza, de Condillac, de Boërhanave, de Sauvages, il ne réfléchit peut-être pas assez que, si c’est là toute la question, et si elle est si unanimement résolue, on est porté à se demander [p. 421] pourquoi il en a fait le sujet de longues dissertations. « Dans les songes, dit Condillac, les perceptions se retracent si vivement qu’au réveil on a quelquefois de la peine à reconnaître son erreur, voilà certainement un moment de folie ». Et Sauvages : « Celle maladie (le délire) dépend pour l’ordinaire d’un vice du cerveau … ; d’où naissent dans l’esprit des idées déterminées qui ne répondent pas aux objets extérieurs, mais qui sont la source de tous les appétits et de toutes les actions. C’est véritablement un songe de celui qui veille. D’accord ! voilà une ressemblance ; mais n’oublions pas qu’il s’agit de plus que cela dans la doctrine de M. Moreau, qu’il s’agit d’une identification absolue du rêve avec l’aliénation mentale.
Dans le rêve comme dans la folie se forment des perceptions imaginaires et des conceptions délirantes. Un philosophe d’un esprit très-fin, M. Garnier, a fait la remarque que, dans les rêves, la conception devient perception, c’est-à-dire que les idées s’y réalisent en passant du souvenir à l’actualité. Les actes d’autrefois, je l’ai dit moi-même tout à l’heure, s’accomplissent à l’instant même ; les objets que vous avez connus, dont on vous a parlé, sont là, sous vos yeux. Dans le rêve comme dans la folie, la volonté n’intervient pas pour diriger, ordonner, régulariser le travail intellectuel ; l’activité cérébrale est réduite en une sorte de ressort qui s’échappe dans des conditions déterminées et qui, en s’échappant, produit quelque chose qu’on appelle un acte. En conséquence, dans le rêve comme dans la folie, il y a automatisme de la pensée et des actes, association vicieuse, combinaison absurde des idées. Si l’on consulte les écrits de ceux qui se sont constitués les défenseurs des opinions de M. Moreau, on voit que leur adhésion ne va guère au delà de ce que je viens d’accorder ici. Par exemple, dans la discussion qui a eu lieu à l’Académie de médecine en 1850, à l’occasion d’un rapport de M. Bousquet sur un mémoire de l’habile aliéniste, M. Baillarger s’arrêtait aux analogies suivantes :
1° La condition principale des rêves est l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination. C’est aussi la condition de l’état d’aliénation dans lequel tantôt nous cherchons à fixer notre esprit sur une seule idée à l’exclusion de toute autre, tantôt nous cherchons au contraire à écarter certaines idées qui nous obsèdent et à les remplacer par d’autres. — C’est au fond ce que je reconnais également.
2° Le rêveur croit à son rêve comme l’aliéné à son délire. — Cela est vrai, mais si vrai que l’argument n’éclaire que ce qui n’est obscur pour personne. C’est comme si l’on disait que le rêveur et le délirant diffèrent l’un de l’autre en ce que le premier dort et le second veille. Sans la croyance en de fausses images, en de fausses idées, il n’y aurait ni rêve ni délire, de même qu’un rêveur éveillé deviendrait un délirant, et un délirant dormant un rêveur. Ce qui est en question, ce me semble, ce n’est pas précisément cela ; c’est de savoir, le délire et le rêve étant posés comme termes distincts, avec leurs caractères spécifiques, parmi lesquels figure la foi en de fausses conceptions, si cette analogie s’étend plus loin et jusqu’où elle peut s’étendre.
3° Dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, toute lumière de la conscience n’est pas encore éteinte et déjà les images fantastiques nous envahissent ; mais nous n’en sommes pas toujours aussi dupes qu’en plein sommeil, et un effort de la volonté peut les faire évanouir. Dans la mélancolie avec stupeur, les hallucinations se succèdent en foule et les malades redevenus raisonnables déclarent qu’il leur semble sortir d’un long rêve. Or les hallucinations sont une des [p. 422] manifestations les plus fréquentes du délire. — Mais est-ce là encore un des points sur lesquels porte la contestation ? Qui a dit jamais que l’hallucination reste étrangère soit au délire, soit au rêve ? Si néanmoins la dispute continue, c’est donc qu’il y a quelque part d’autres désaccords.
4° M. Baillarger, enfin, rappelle les exemples, mentionnés plus haut, d’aliénations immédiatement consécutives à des rêves et qui en paraissent être la continuation. Ce qui équivaut à dire qu’une idée fausse née pendant le sommeil et persistant après le réveil devient une idée folle. — C’est le même cas que tout à l’heure. Entre les deux états mentaux du sujet il y a la différence du sommeil à la veille. L’observation prouve qu’une fausse conception peut franchir cet intervalle sans s’évanouir : c’est une donnée psychologique fort intéressante : c’est un lien manifeste entre le sommeil et la folie, mais ce n’est aucunement la démonstration d’une identité psychologique entre l’une et l’autre. Et c’est là qu’il faudrait aboutir.
En jetant un coup d’œil sur cet ensemble d’arguments, on s’aperçoit aisément que leur défaut est de ne viser que des éléments partiels de la question à résoudre. On n’en saurait, d’ailleurs, faire un reproche M. Baillarger, qui se garde bien, lui, de prononcer le mot d’identification et se contente de celui d’analogie. Toutes celles qu’il indique sont incontestables. Quant aux différences, il les néglige ; elles valent pourtant qu’on les signale.
Voici des cas de folie partielle : la monomanie homicide, l’hypochondrie. Le sujet a conscience pleine, entière, réfléchie, du caractère morbide de ses impressions ou de ses impulsions ; il sait qu’il est malade. Sa volonté subit une violence ; il se sent poussé par une force intérieure contre laquelle il se roidit ; il cherche à se dégager de cette étreinte, et, pour cela, il imagine et exécute librement des combinaisons raisonnables. Celui-ci prétexte un empêchement pour ne pas sortir avec l’enfant que menace sa pensée de meurtre, ou enferme les instruments tranchants à l’heure où cet enfant doit paraitre, change de profession, de lieu d’habitation, etc. Celui-là, qui voit dans sa terrible épreuve la punition de ses fautes, va s’ouvrir à son confesseur, s’impose de rudes pénitences, des macérations, des châtiments corporels, et passe une partie de ses jours au pied des autels où il espère que la voix homicide ne pénétrera pas.
Dans d’autres formes d’aliénation mentale, le malade est, au contraire, la dupe de ses aberrations mentales. Il croit à des périls imaginaires ; il entend distinctement des menaces ; il sait qui est son ennemi ; en un mot, il est atteint du délire de la persécution. Comme les précédents, il va donner l’exemple d’une suite remarquable dans les idées. Il épiera l’occasion de prévenir le coup qu’on lui prépare ou de se venger du mal qu’on lui a fait, et déploiera dans ce but la même sûreté de jugement, la même profondeur de réflexion, la même souplesse de volonté que l’homme jouissant de toute sa raison.
Vu de ce côté, l’aliéné est plus près de l’homme sain et éveillé que du rêveur. Qu’est-ce, en effet, qui le différencie du premier ? Une impulsion vicieuse ou une fausse conception ; je dis une seule, assez forte pour dominer l’être moral et intellectuel. Celui qui, par impulsion maladive, tout à l’heure enfonçait son couteau dans la gorge d’un enfant, est le plus moral et le plus vertueux des hommes ; il a horreur de lui-même comme nous avens, nous, horreur d’un meurtrier ; il pleure son crime avant de le commettre et ii sait, après l’avoir commis, ce qu’il y a de sauvage dans l’espèce de soulagement qu’il en éprouve. L’acte qu’il a fini par accomplir au moment où la sollicitation interne a été plus [p. 423] forte que la volonté, ç’a été l’échappement du ressort, tout à fait comparable à celui que nous avons vu provoqué par les idées du rêve ; mais la lutte qui l’a précédé, la persistance du sens moral, le jeu régulièrement continué de toutes les puissances intellectuelles n’appartiennent qu’à l’aliéné. Quant au soi-disant persécuté, il a, lui aussi, le sentiment qu’il n’est pas bien de faire du mal à son prochain, mais la domination de l’idée folle est telle que la préoccupation du salut personnel légitime à ses yeux tout acte qui pourra le lui assurer, ou le besoin de vengeance tout ce qui pourra le satisfaire. L’idée du meurtre, par exemple, n’est pas l’élément essentiel de sa folie, mais bien une conséquence, et une conséquence logique d’une idée de persécution, qui le place en état de légitime défense. Seulement cette idée, quoique consécutive et contingente, peut devenir impérieuse, bien qu’ordinairement à un moindre degré que l’impulsion primitive. Et voilà ce feu qui, tout plein de bon sens sur le reste, assassine l’ennemi qui lui a jeté un sort, ou incendie sa maison, ou ravage ses moissons.
Ici, ce qui appartient également à l’aliénation et au rêve, c’est la pensée fausse, provoquant un acte impulsif en rapport avec elle ; ce qui n’appartient qu’à l’aliénation, c’est la notion abstraite du devoir moral, qui, violé dans ce cas particulier, sera en effet obéi en mille autres, et c’est aussi le désordre tout partiel de l’intelligence.
Pour dire toute la vérité, la monomanie homicide, qu’on appelle raisonnante par opposition à celle qui est primitivement impulsive, n’est pas toujours aussi simple que nous venons de la présenter. Elle peut être un trait dominant d’un désordre mental plus étendu et plus profond, qui souvent se traduit dans l’acte même auquel elle a conduit. Et alors on comprend que, se rapprochant davantage du délire généralisé, elle puisse avoir avec le rêve des analogies plus nombreuses. Mais, en revanche l’histoire des crimes est, hélas ! assez féconde en assassinats, en incendies, en violences de toute sorte, provoqués par des croyances qui relèvent de la simple déraison et non de la folie réelle. La croyance aux sorciers est de celles-là. Il n’y a pas longtemps que les journaux contenaient le récit d’un drame horrible, dans lequel des paysans accusant un de leurs voisins de les avoir ensorcelés, d’avoir, je crois, fait périr leurs bestiaux, le livrèrent tout vif à la flamme de l ‘âtre, afin de consumer en même temps l’esprit malin qui avait opéré en lui. Les sorciers brûlés au moyen âge, le docteur Fian livré à la torture par Jacques 1er pour avoir attiré la tempête sur le navire royal, ne sont pas des actes d’une autre nature et ne trouvent d’atténuation que dans la violence du courant d’opinions qui les a provoqués. Eh bien, tel aliéné homicide ne diffère, quant au mobile de l’acte, des juges de ce temps-là ou du paysan dont je viens de parler, qu’en ce que la folie a fait chez lui ce qu’a fait chez les autres la superstition. Aucun n’avait perdu la notion du juste et de l’injuste; tous en faisaient, sous l’empire d’une fausse croyance, une application déraisonnable. Seulement l’aliéné y est porté par une impulsion maladive et les juges par une libre détermination : de quel côté vraiment est le plus fâcheux rôle ? Je ne rapproche d’ailleurs ces exemples que pour faire saisir la transition qui conduit de l’homme éveillé sain d’esprit à l’aliéné et au rêveur.
Il existe, à la vérité, certaines formes extraordinaires de rêve où un vaste champ d’activité normale est laissé, comme dans certaines vésanies, à l’intelligence et à la volonté. Tel est le somnambulisme naturel : étrange état mental où l’on voit un homme endormi accomplir des actes qui nécessitent l’usage le plus régulier, le concours le plus harmonieux, le maniement le plus délicat [p. 424] des plus hautes facultés de l’esprit ; rédiger des pages d’histoire, composer des poésies, jouer d’un instrument de musique, effectuer des opérations d’arithmétique. L’histoire littéraire est pleine de ces exemples, assez souvent exagérés, vrais pourtant en fait. Mais quelle différence encore entre ce somnambule et un fou ? Si tous deux ont des idées fixes, si tous deux y conforment leurs actes, le premier reste un automate ; il n’entend et ne voit que ce qui a du rapport avec sa pensée dominante; tout ce qu’il fait est commandé par elle ; sa volonté, si on peut le dire, obéit, et, lorsqu’elle se heurte à quelques difficultés. On ne le voit pas se mettre à la recherche de ces ingénieux expédients si familiers à certains aliénés. C’est un rêve partiel comme est souvent la folie, mais qui reste rêve et qui, dans son domaine restreint, diffère autant de l’aliénation que le rêve plus ou moins généralisé (voy. Somnambulisme).
J’arrive à la théorie physiologique du rêve. Je dis du rêve et non du sommeil, les théories proposées pour expliquer ce dernier état faisant partie de son histoire (voy. Sommeil). Quelle que soit la cause physiologique du sommeil, comment peut-on comprendre qu’il soit accompagné de cet ensemble de phénomènes qu’on appelle le rêve ? Je m’arrêterai peu sur cette question parce que je crois qu’on en suit peu de chose.
On admet assez généralement, au moins parmi les physiologistes., que le rêve résulte d’un sommeil partiel ; que l’incohérence des idées et des images habituelles au rêve dépend de ce que le concours fonctionnel de ces organes ne peut plus s’établir dans des conditions normales, soit à cause d’une distribution illégale de l’activité entre les diverses parties du cerveau, soit parce que ces parties entrent en activité dans un ordre inaccoutumé.
Cette expression de sommeil partiel employée par beaucoup d’auteurs n’est pas tout à fait exacte. Si l’ou entendait par là un sommeil léger, on affirmerait du même coup que le rêve, non-seulement peut faire défaut dans le sommeil profond ce qui est possible, mais y fait nécessairement défaut, ce qui est contraire à l’observation. Mais on veut dire que certaines parties du cerveau sont endormies à l’exclusion des autres ; alors on rend inexplicable la majeure partie des phénomènes du rêve : car, si une partie seulement du cerveau dort, le reste doit jouir de ses facultés habituelles ; le sens tactile doit subsister quand le sens de la vue ou de l’ouïe est oblitéré ; des associations d’idées parfaitement raisonnables doivent accompagner et souvent dépasser en nombre les associations absurdes, et les premières doivent garder à leur service, avec toute la précision physiologique, les mouvements musculaires. C’est dire que tous les dormeurs seraient somnambules, tandis que, bien au contraire, la totalité de leurs facultés sensorielles, intellectives et affectives, aussi bien que l’action musculaire, offrent le spectacle l’impotence ou de l’incohérence.
Elles offrent à des degrés divers, et voilà pourquoi il peut être plus exact d’attribuer le rêve à une distribution inégalement intense du sommeil dans la masse cérébrale qu’à un sommeil véritablement partiel. Mais, au fond, cette autre théorie est-elle elle-même bien satisfaisante ? Par quelles déductions conduit-elle à une association vicieuse d’activité ? Inégalité et incohérence sont des termes qui ne se supposent pas réciproquement. Ou remarquera d’abord que l’incohérence peut exister entre deux idées ayant leur siège dans le même centre cérébral : celui de la vision, par exemple. J’ai en rêve l’idée du cheval que je possède et qui est noir, mais j’al aussi l’idée de blanc, et je vois mon cheval de couleur [p. 425] blanche. Il n’y a pas incohérence d’idées, car il y a des chevaux blancs, tout au plus serait-ce une erreur de mémoire. Un autre fait : j’ai en même temps l’idée d’un cheval et l’idée d’un homme, et je vois non plus un homme et un cheval, mais un cheval qui a une tète d’homme. Comment et par quoi s’est faite cette association, cette fusion des deux images, et plus encore que la fusion : l’altération de chacune d’elles, leur réduction aux parties spéciales et aux proportions qui convenaient à la formation du monstre ? Il y a là un résultat de faux jugement, de l’absence de réflexion, mais rien qu’on puisse concevoir comme produit de deux perceptions d’intensité inégale. II en est de même de nombre de sensations dont Je caractère (comme le timbre ou l’intensité d’un son) n’est pas en rapport avec les causes qui les ont fait naître et qui font prendre au rêveur à demi réveillé un bruit de trompette pour un tintement de pendule. Que si l’on poursuit cet examen dans les associations d’idées dont ni les éléments ne peuvent être fournis par les mêmes organes cérébraux, ni les modes de combinaisons ne mettent à jour les mêmes facultés psychiques, il serait aisé, ce me semble, de montrer que la plupart d’entre elles ne procèdent pas de différences dans le degré d’activité des diverses parties du cerveau.
Je sais bien que c’est aux facultés elles-mêmes qu’on s’adresse quand on parle d’organes inégalement éveillés. On dit, et c’est Maury surtout qui a été porté par son goût pour la précision à insister sur ce point, on dit : tel caractère du rêve est donné par l’atonie de la mémoire, tel autre par l’affaiblissement de la perceptivité, un troisième par l’affaiblissement du jugement, un quatrième par une lésion de l’intelligence et de la volonté. Mais ces diverses facultés sont-elles donc indépendantes à ce point ? Ont-elles véritablement chacune son organe ? Des centres distincts ont-ils été départis dans le grand territoire de la substance grise à la mémoire, à la perceptivité, au jugement, à l’intelligence, à la volonté ? J’ai dit plus haut que rien n’est moins démontré, et même présumable. Jusqu’ici, je le répète, il n’est pas permis de voir autre chose dans le partie pensante du cerveau qu’une agglomération de cellules ayant le dépôt des activités cérébrales dans leur ensemble, lesquelles se résolvent en action, réaction et volition ; 1° action d’excitants, ou présente et constituant la sensation, l’idée, l’affection, ou ravivée et constituant la mémoire ; 2° réaction spontanée donnant lieu à la perception, à la conception, au jugement involontaires et en quelque sorte passifs, ainsi qu’aux actes automatiques ; 3° volition simple ou directe, d’où procèdent l’attention et tout acte intentionnel non délibéré, ou volition réfléchie, s’appelant dans l’ordre intellectuel la réflexion, et produisant la délibération et la détermination. Dans cette doctrine, la diminution ou l’augmentation d’activité de chaque faculté n’est plus générale et absolue ; elle est ou peut être au même instant différente dans les régions diverses de l’écorce cérébrale. On peut dès lors comprendre, ce me semble, pourquoi une fausse perception met si aisément et si vite en mouvement toutes les facultés de l’esprit. Image, idée, sentiment, jugement, volonté, tout se dérange, tout se brouille à la fois chez le rêveur, et dans le rêve le moins compliqué.
La distribution inégale des activités cérébrales, que nous ne contestons pas en fait, n’est donc pas la cause spéciale et directe de l’incohérence des idées dans le rêve ; mais nous admettons très-bien qu’elle y ait, d’une autre manière, sa représentation. Celui-ci est rarement local, et se forme d’habitude par l’association d’idées ou de groupes d’idées empruntées à des parties diverses du cerveau, Ces idées, nous le répétons, sont déjà fausses et incohérentes avant de se rencontrer ; [p. 426] mais il est naturel que leurs degrés différents de vivacité impriment au rêve des physionomies différentes.
Quant au songe réellement partiel, dont le somnambulisme offre le spécimen le plus curieux, il ne faudrait pas croire que la théorie de la multiplicité des organes, dont un ou plusieurs resteraient éveillés, donne entièrement la clef de l’ensemble des phénomènes. Le somnambule est encore aujourd’hui difficilement intelligible au physiologiste ; plus au physiologiste qu’au psychologiste, qui n’a à tenir compte que du rapport des phénomènes avec la nature diverse des facultés de l’esprit. Cet homme qui se lève la nuit pour aller écrire un discours est éveillé, je le veux, dans la partie du cerveau où gît sa pensée dominante. Mais il y a autre chose. L’homme commence par se lever, s’habiller, allumer une bougie, gagner sa chambre, son fauteuil, en écartant les objets qui font obstacle à son passage, etc., etc. Voilà bien des actes qui n’ont pas de rapport direct avec l’action d’écrire (car on peut écrire en chemise, sur un lit) et qui supposent l’activité régulière de bien des points du système nerveux central. L’acte principal lui-même, cette composition d’un discours, ou ces calculs mathématiques, ou ces travaux délicats de peinture, de sculpture, tout cela constitue un ensemble extraordinairement complexe, auquel il semble que tout le cerveau participe, et dont le nœud est difficile à déterminer. J’accorde que tous les actes de détail sont automatiques, qu’ils sont en quelque sorte fatalement reliés à l’acte définitif, à la composition littéraire ou artistique, par l’habitude, par des communications de fibres nerveuses ; il reste toujours le fait étrange d’un homme dont le cerveau est endormi presque tout entier, que le sommeil oppresse quelquefois à ce point qu’on peut l’emporter et le remettre au lit sans le réveiller, et qui cependant dispose, dans toute sa force et dans toute sa précision, des actions musculaires du corps entier. L’hypothèse de la surexcitation nerveuse imaginée pour expliquer cette anomalie singulière ne saurait satisfaire une physiologie rigoureuse. Je le répète, tout cela est très-accessible au psychologue ; au physiologiste, très-peu. Peut-être, mis en présence de la doctrine de l’immanence des diverses facultés mentales dans la totalité et dans chacune des parties de la substance cérébrale les phénomènes du somnambulisme y trouveraient-ils une interprétation moins douteuse, puisque l’éveil d’une seule partie permettrait de comprendre le concours de toutes les activités présumées nécessaires à des actes si nombreux et si bien ordonnés du rêve. Mais il vaut mieux ne pas s’aventurer plus avant sur un terrain si difficile à explorer et s’en tenir à un aperçu général.
Sur le rêve dans les maladies et particulièrement dans les maladies mentales, la première remarque à faire est que les observations manquent pour une étude sérieuse du sujet. Nous n’avons pas connaissance de recherches suffisamment suivies des rêves des malades et sur leur corrélation avec le genre des maladies. Celles que nous citerons sont insuffisantes, et sont présentées d’ailleurs d’une façon trop sommaire. Le sujet cependant ne manquerait pas d’intérêt. Les mille impressions, les mille souvenirs de la vie commune où nous puisons d’ordinaire la matière de nos rêves deviennent, pour l’homme souffrant, un thème que son esprit excité, ou abattu, ou assailli de sensations anormales, interprète à sa manière. Les sensations anormales particulières à certaines maladies peuvent d’ailleurs donner au rêve une forme spéciale et presque caractéristique. [p. 427]
Dans les pyrexies graves, le songe proprement dit appartient plutôt à la période initiale qu’à la période aiguë. Un des prodromes les plus habituels de la fièvre typhoïde, par exemple, est un sommeil rare, entrecoupé de rêves d’une nature triste ou effrayante, particulièrement chez les enfants, qu’on voit souvent se réveiller en proie à la peur et versant des larmes. Plus lard, quand l’intelligence se trouble, quand le délire se déclare, une association quelconque d’idées, une série quelconque d’événements fictifs, le drame intérieur enfin, trouve plus difficilement sa place dans le tourbillon confus des visions et des hallucinations. C’est du moins ce que les apparences permettent de supposer. Certains malades pourtant restent longtemps attachés à une idée fixe et, dans leurs paroles incohérentes, dans leurs gestes, trahissent les incidents d’une scène suivie. Ils sont enfermés, on les appelle, ils ont leurs affaires, ils veulent sortir, ils supplient les personnes présentes ou des personnes imaginaires de leur ouvrir la porte, et ils poussent même le mur, étonnés de la résistance. Il faut savoir que bien des sujets qu’on croirait sous l’empire d’un songe parce qu’ils prononcent des paroles inintelligibles ne font autre chose que se répondre à eux-mêmes. Une pensée surgit dans leur esprit, elle prend pour eux un corps, elle devient comme un être qui leur parle et avec lequel ils entrent en conversation ; quelquefois, c’est cette pensée seulement qu’ils expriment tout haut, sans faire la réponse. Les avertit-on, ils sentent la bizarrerie de leurs manières, font effort pour y échapper et y retombent bientôt. Cet état, dans lequel on peut se surprendre soi-même tout éveillé, devient chez quelques personnes un trait de caractère, une sorte ne tic dont on peut trouver même un spécimen chez un personnage d’un roman célèbre (le Nabab).
Certaines affections cérébrales primitives ou consécutives, la méningite, la congestion encéphalique, le rhumatisme cérébral ; certains effets symptomatiques d’affections diverses tels que la diplopie, la myiodopsie, etc., donnent lieu souvent à des troubles sensoriels qui, soit dans le sommeil chez les malades jouissant de leur raison, soit dans la veille chez les délirants, peuvent devenir des motifs de songes. Ainsi, des songes horribles, terrifiants, avec des visions d’incendies, de blessures et de sang, comptent parmi les signes avant-coureurs de la méningite aiguë. On les observe assez souvent chez les femmes au approches de la période menstruelle. La céphalée en est quelquefois le point de départ. « On me coupe, maman ! on me coupe ! » crie, en tenant sa tète dans ses mains, un pauvre enfant qui ne tarde pas à succomber à la méningite. Les tintements, les bourdonnements d’oreille, deviennent parole humaine, bruit de scie, roulement de voiture ; les taches rouges que voient certains malades, les yeux ouverts ou fermés, sont des foyers lumineux ; ce sont les rideaux qui brûlent, la lampe de travail, l’éclair d’un orage. etc. Nous avons connu un malade atteint passagèrement de diplopie avec céphalalgie congestive et menacé d’apoplexie cérébrale, qui, dans ses rêves, a vu une fois deux médecins à ses côtés, et une autre fois, se croyant à table, s’étonnait d’avoir deux assiettes.
Des observations analogues s’appliqueraient encore à d’autres maladies. Si le cauchemar peut avoir des origines diverses (voy. ce mot), on sait que, considéré dans son symptôme principal qui est le sentiment de pression épigastrique, quelquefois avec vue d’un animal assis sur la poitrine, il procède plus spécialement de la dyspepsie stomacale. Du reste, les troubles intestinaux dont nous avons signalé plus haut l’influence fréquente dans le rêve sont peut-être de tous les états pathologiques ceux qui se traduisent en lui avec le plus de fidélité. Comme personne n’en est exempt, tout le monde peut faire à cet égard des [p. 428] observations. Or, on reconnaitra que, dans de mauvaises conditions des fonctions digestives, nombre de rêves plus ou moins complexes, qui semblent d’abord n’avoir aucune relation avec les désordres gastro-intestinaux, y ont au contraire leur source ou y ont puisé, dans leur cours, une partie de leurs éléments, On s’en assure souvent sans trop de difficultés en s’emparant de son rêve au moment même du réveil, quand les traits en sont encore vifs, et en s’efforçant de reconstituer l’ordre de ses péripéties successives. À des enivrements de fête, à des ravissements séraphiques, à des préoccupations d’affaires urgentes, aux périodes d’un discours, se mêlent nous ne savons quelles sensations vulgaires ou quelles basses images qui, après être restées longtemps confuses, indéfinissables, finissent par prendre corps et aboutir à de sales tableaux ou à des actes que les circonstances, le lieu où l’on se trouve, les personnes présentes, rendent incongrus.
On observe des rêves de même nature dans les affections de vessie, principalement dans la rétention d’urine.
Les maladies qui produisent l’étouffement sont fécondes en rêves fatigants, principalement les affections organiques du cœur. Souvent, à une période très-avancée, elles ne permettent plus un moment de sommeil tranquille, et, à mesure que le trouble augmente, le rêve devient plus mobile, plus varié, moins compliqué ; il s’égrène pour ainsi dire en une suite de sensations pénibles, d’hallucinations de la vue et de l’ouïe, qui se traduisent par des plaintes répétées, des soubresauts suivis de mots incohérents. Au vrai sommeil a succédé une somnolence sans cesse coupée de demi-réveils en sursaut, lesquels sont souvent marqués par un sentiment de peur.
Du reste, même chez les personnes bien portantes, le plus ou moins de liberté de la respiration a souvent une influence très-marquée sur la nature des rêves ; un physiologiste distingué, membre de l’Académie de médecine, ne peut coucher dans une chambre close sans être tourmenté de songes pénibles. Si, se réveillant sous le coup du malaise, il renouvelle largement l’air de la chambre, son second sommeil n’est plus qu’une suite de rêves légers et agréables. « J’en ai fait, me disait-il, cent fois l’expérience. »
Une maladie particulièrement propice aux rêves fatigants est l’alcoolisme. Tourmenté au lit par des picotements à la peau, des formications, des tiraillements et des inquiétudes dans les membres, l’alcoolique ne reçoit dans son sommeil que des impulsions désagréables. Sauf quelques riantes visions évoquées par sa passion même, ses rêves sont le plus souvent de nature à causer la peur. Il lui arrive, par exemple, très-souvent, de croire tomber dans un précipice, courir quelque autre danger imminent, ou assister à des événements malheureux. C’est bien pis, si la manie alcoolique vient à éclater. Alors, dans la plupart des cas, le délire est surtout marqué par des hallucinations de nature effrayante, par la vue d’objets hideux et menaçants auxquels le malade fait d’énergiques efforts pour échapper ; et tous les rires auxquels il est en proie accusent, par la violence des mouvements, par l’expression de la face, par le grincement des dents, un état de souffrance, d’angoisse et de lutte.
M. Macario (Annal. médico-psychologiques, i846, t. VIII, p. 170, et 1847, t. II, p. 27, a appelé l’attention sur une sorte de rêve que nous allons retrouver dans l’aliénation, et dans lequel des sensations imaginaires sont en rapport avec une maladie non encore déclarée » Arnaud de Villeneuve, dit-il, rêve qu’il est mordu à la jambe par un chien, et peu de temps après cette même jambe est frappée de paralysie. » « Moi-même. Ajoute-t·il, j’ai rêvé une nuit [p.429] que j’avais un violent mal de gorge ; à mon l’éveil, j’étais bien portant, mais quelques heures plus tard je fus atteint d’une amygdalite intense. » « Un jeune homme endormi a la vision d’un épileptique et lui-même est, peu de temps après, atteint d’épilepsie. » On pourrait citer d’autres faits analogues. Dans leur ensemble, ils manquent de détails suffisants et de précision. Leur signification, d’ailleurs, parait assez simple. Il s’agit de sensations produites par une maladie commençante et exagérées, comme il arrive si souvent, par l’état de rêve, L’épileptique, par exemple, avait eu probablement pendant son sommeil un premier vertige comitial ; Arnaud de Villeneuve, un engourdissement passager du membre inférieur ; M. Macario une légère douleur de gorge dissipée au réveil et qui devait se réveiller plus tard.
Considéré, non plus dans ses analogies avec l’aliénation mentale, mais dans les caractères qu’i! présente chez les aliénés ; le rêve, je le répète, est un sujet qui me parait appeler de nouvelles études. Ce qu’on peut dire de plus général et en même temps de plus certain, c’est qu’il se modèle sur le genre d’aliénation, qu’il en prend et met en œuvre les traits dominants. L’esprit reste obsédé pendant le sommeil de ce qui l’obsédait pendant la veille. Il est possible que le lypémaniaque, tout le jour sombre, taciturne, défiant, occupé à se garder des embûches, se croie quelquefois en rêve le plus favorisé des mortels, que l’individu atteint du délire des persécutions se fasse persécuteur. Il faudrait, pour en être sûr, les poursuivre de questions auxquelles ils ne seraient pas toujours disposés, ni même aptes à répondre pertinemment. Sans cesse en butte à des erreurs des sens ou de l’imagination, l’aliéné ne distingue plus que très-exceptionnellement celles du sommeil de celles de la veille ; les premières sont pour lui, aussi bien que les secondes, des réalités.
À ce propos, les aliénistes ont accordé une attention toute spéciale à ces cas dont j’ai déjà parlé et dans lesquels l’idée fixe d’un songe, chez un individu en apparence sain d’esprit jusque-là, devient une idée folle, de telle sorte que la folie ne semble être qu’une continuation et un commentaire du songe. Cet ordre de faits a été, du reste, remarqué depuis longtemps, et Condillac l’avait signalé, sans paraitre l’avoir observé. Le sujet commence par se plaindre d’insomnie ; puis les rêves deviennent plus fréquents, mieux caractérisés, assez souvent de nature effrayante, creusant dans l’esprit une empreinte de plus en plus profonde, jusqu’à ce que, la folie se confirmant, les événements du jour ne soient plus distingués de ceux de la nuit. On voit des cas où un rêve, un seul, mais très-intense, marque à la fois le point initial et le caractère de la folie. Certains auteurs, comme Macario, se bornent à qualifier un peu vaguement ces rêves de précurseurs de la folie, d’autres, et surtout M. Moreau (de Tours), leur attribuent le même rôle qu’aux hallucinations de l’état de veille, c’est-à-dire de fausser l’intelligence en suggérant des pensées extravagantes et de causer la folie. Rappelons quelques faits de ce genre :
Un religieux, dont parle Pinel d’après Henricus ab Heers, était tourmenté depuis quinze ans, et seulement certaines nuits, des rêves les plus terribles. Il était menacé de mort par ses amis les plus intimes et recevait tantôt un coup de pistolet, tantôt un coup d’épée ou de bâton. Plein de terreur il fuyait son lit, mais finissait par y revenir tout tremblant. Pendant tout ce trouble, il avait les yeux ouverts, il entendait le son des cloches, il pouvait compter avec liberté les heures de la nuit et n’était privé de l’exercice lie son jugement que relativement à l’objet de son rêve. [p. 430]
Un négociant supprime par un traitement intempestif un flux hémorrhoïdal très-ancien : bientôt la tête s’embarrasse, sans cependant qu’il y ait aucune trace de délire. Mais chaque nuit le malade est assailli par un rêve toujours le même ; il est possesseur d’immenses richesses, il distribue autour de lui la fortune et les honneurs ; « mais bientôt le délire éclate, et il est caractérisé par les mêmes conceptions délirantes qui, depuis quinze jours, se présentent pendant le sommeil. »
Un jeune homme naturellement doué de beaucoup de sensibilité, d’imagination exaltée, très-indifférent du reste aux choses religieuses, voit en rêve Moise, les anges, le Christ et le Père Eternel lui-même ; il assiste à des spectacles où la volonté divine se révèle à lui ; et bientôt, la lecture des livres saints aidant, le voilà, tout éveillé, devenu voyant, prophète, apôtre de vérité (Sauvet, Ann. médico-psychologiques, 1844, p. 505).
Voici un fait recueilli dans ma pratique : une vieille demoiselle goutteuse avait l’habitude, lors des accès, de placer les articulations tuméfiées et douloureuses sous un robinet d’eau froide, ce qui lui procurait un soulagement immédiat. Elle put employer ce moyen sans inconvénient apparent pendant bien des années, peut-être une dizaine. La goutte finit par ne plus se montrer qu’à de très-longs intervalles. Un jour cette demoiselle me confessa qu’une voix lui parlait de moi pendant son sommeil, m’accusait de lui vouloir du mal. Aucun autre signe de dérangement intellectuel. Au bout d’une quinzaine de jours la voix parla pendant la veille, si souvent et si clairement, que la malade l’interrogeait devant moi et me transmettait les réponses. Et comme cette voix était invariablement accusatrice et parlait d’empoisonnement, je finis par devenir pour la pauvre malade un objet d’horreur et d’épouvante. Chose assez remarquable pour la noter en passant. Cette insensée qui, dès qu’elle m’apercevait, se sauvait d’un air sombre au fond de son appartement, ayant été atteinte d’une pneumonie (à laquelle elle ne tarda pas à succomber), reçut mes soins d’abord avec inquiétude, puis avec une sorte d’indifférence, et finit par me donner quelques nouvelles marques de l’ancienne et très-vive affection qu’elle m’avait portée. Les voix se turent pendant presque tout le cours de cette affection.
Dans les exemples précédents, le rêve précurseur se répète un certain nombre de fois ; dans les suivants, l’aliénation parait avoir succédé à un rêve unique.
« Odier (de Genève) fut consulté par un docteur de Lyon qui, pendant la nuit qui précéda l’éclat de l’aliénation dont elle fut atteinte, avait cru voir en rêve sa belle-mère s’approcher d’elle avec un poignard, dans l’intention de la tuer. Cette impression vive et profonde se prolongea pendant la veille, acquit une intensité et une fixité mélancolique, et la malade présenta dès lors tous les caractères d’une véritable maladie mentale » (Morel, Maladies mentales, 1800, p. 376).
L’observation suivante m’est personnelle : Une domestique nymphomane âgée d’une quarantaine d’années, qui couchait dans une chambre parfaitement close et séparée du reste de la maison par un escalier, pénétrait un matin chez un locataire pour lui demander compte de la visite qu’il lui avait faite pendant la nuit. Elle l’avait tout simplement vu en rêve. L’idée fixe de cette visite s’ancra si bien dans son esprit que, renvoyée de chez ses maîtres, elle revint à plusieurs reprises redemander des explications, et qu’on fut obligé, pour l’écarter, de recourir à l’assistance d’agents de police. La famille fut obligée de la faire enfermer. [p. 431]
Tous ces exemples présentent cet intérêt commun qu’ils sont de nature à mettre la médecine en garde contre les rêves obstinés, caractérisés par une conception unique, assez fixes pour revenir très-fréquemment pendant le sommeil et pour retenir fortement l’attention dans l’état de veille. Ce peut être un prodrome de folie alors même que le sujet parait jouir de la plénitude de sa raison. Des circonstances d’hérédité, la nature des maladies antérieures, quelques symptômes du côté du système nerveux, tels que de fréquents maux de tête, des migraines intenses et répétées, ajouteront aux présomptions du praticien. Mais je ne saurais adhérer sans réserve à l’opinion qui, dans ces cas, fait dériver la folie du rêve, celui-ci ayant été le rêve d’une personne encore saine d’esprit, et la folie étant produite par une fausse interprétation du rêve. Cette suite de songes reliés par une idée déterminante, n’est-ce pas déjà la première manifestation d’un dérangement mental destiné à devenir définitif et permanent ? L’hypothèse du songe symptôme de folie commençante n’a rien de plus contraire à la physiologie ni à la psychologie que celle du songe devenant un thème pour la crédulité des esprits faibles. Si même on se laissait aller à la pente du raisonnement, on se persuaderait volontiers que le dérangement moléculaire dont la folie sera tout à l’heure le résultat doit trouver à son début plus de facilité à se traduire pendant le sommeil, quand la raison n’est plus là pour en corriger les premiers effets psychiques, pour lutter contre les extravagances de l’imagination. La fausse vision nocturne est d’emblée celle d’un fou ; la raison à peine effleurée la rectifie pendant quelque temps, jusqu’à ce que, ébranlée elle-même, elle laisse le champ entièrement libre à la perturbation mentale.
À n’envisager que les faits, on se demande tout de suite pourquoi un rêve, toujours le même, revient avec cette intensité pendant une longue suite de nuits. Il est aisé, sans doute, la répétition fréquente de la conception imaginaire ayant lieu, de la faire servir au profit de la thèse qu’on soutient, en disant que la fausse interprétation de la conception doit prendre plus de corps à mesure qu’elle se renouvellera plus souvent ; mais c’est cette répétition même qu’il faudrait expliquer, et on ne le peut guère que par un état pathologique déjà constitué. Le rêveur me paraît ici semblable au lypémaniaque avéré, qui justifie souvent ses défiances par les faits, réels à ses yeux, dont il a été témoin et victime pendant son sommeil ; ou encore à ces aliénés qui, agités dès leur réveil, paraissent avoir reçu comme le branle d’un songe, dont ils mêlent les divagations à leurs divagations habituelles.
II faudrait être d’ailleurs bien sûr que, chez ces individus chez lesquels la folie a paru continuer un seul rêve, l’état mental était antérieurement dans un équilibre parfait, et je me persuade que c’est le contraire qui apparaîtrait, si l’on portait un examen attentif, non-seulement sur les facultés intellectuelles, mais aussi sur le caractère du patient, d’où partent si souvent les premiers indices de l’aliénation. Le malade de M. Sauvet, avant de recevoir des ordres d’en haut, avait déjà à plusieurs reprises et en des matières différentes obéi à des voix entendues pendant le sommeil: trois ou quatre mois avant son entrée à Bicêtre, il avait, sans y être provoqué par aucune vision, commis un acte absolument insensé sur le terrain de la politique où il n’avait jamais mis les pieds auparavant. Le religieux dont parle Pinel n’a eu qu’une suite de cauchemars (voy. ce mot), et l’on ne dit même pas qu’il soit devenu aliéné après quinze ans de songes terribles, ce qui n’est guère en rapport avec la théorie de la « fausse interprétation ». La nymphomane dont j’ai raconté l’histoire présentait des [432] bizarreries de caractère ; elle vidait quelquefois les plats de la cuisine de manière à ne rien laisser aux autres gens de service ; elle négligeait ses occupations, paraissait rêvasser, sortait sans motif apparent. etc.
Il est remarquable que la croyance à la source surnaturelle des songes est de tous les temps et de tous les lieux. Partout et toujours, une idée de révélation a été attachée au songe ; partout et toujours, on en a fait un moyen de divination.
La divination ou mantique, pouvant s’accomplir par plusieurs méthodes, demande un article spécial (voy. Divination}, où la divination par les songes, l’oniromancie, aura la grande place qui lui appartient. Notre but en ce moment est seulement de rappeler en termes généraux ce qui a été dans la suite des âges la conception philosophique ou religieuse du songe.
Ce qu’elle a été, on pourrait l’induire de ce qui précède. On sait maintenant que, dans le songe, l’activité spontanée de l’esprit est plus ou moins annulée ; que l’esprit est assailli d’images, de pensées, de sentiments qu’il n’a pas cherchés et qu’il ne peut fuir. La volonté elle-même est anéantie ; pas si complètement néanmoins qu’un sentiment de révolte ne couve quelquefois au fond de la conscience. De là cette conséquence assez naturelle que l’homme est, dans le rêve, entre les mains d’une force particulière qui se joue de lui. Quelle est cette force ? Il fallait bien des siècles et un grand progrès de lumières pour qu’on eût l’idée de le chercher dans l’homme même, dans les fonctions naturelles de son cerveau, dans des impressions présentes ou passées, dans les sensations convergentes de tous les points de son organisme. Or, si la causa du rêve n’est pas dans l’homme, si elle est externe, que peut-elle être, sinon une puissance supérieure à lui, sinon la divinité même ? Voilà la première pensée qui a dû venir à l’homme réfléchissant sur l’étrange servitude de son être intellectuel et moral pendant le sommeil. Du mode de ces manifestations divines on s’est fait naturellement une idée subordonnée aux croyances régnantes. Le songe de Pharaon où le soleil, la lune, les onze étoiles, sont mêlés à des vaches, à des épis, à de la vigne, lui est venu des dieux ; des dieux-astres ou de ceux qui personnifiaient un naturalisme poussé jusqu’à l’adoration des plantes et des animaux; mais c’est l’œuvre du Dieu d’Abraham que Joseph interprète donc ce songe. Quand la mythologie s’étend et se raffine, les songes, toujours surnaturels, toujours envoyés par les dieux, deviennent de véritables messagers, ayant une existence propre. Ce sont des fantômes habitant des régions particulières et des palais, voltigeant dans l’air par essaims et prenant pour porter les ordres divins, des formes palpables, tantôt fantastiques, tantôt semblables à celles d’êtres réellement existants. Ces formes peuvent être revêtues par les dieux eux-mêmes ou par les âmes des morts.
La philosophie atomistique n’est pas absolument condamnée par son principe à nier l’origine divine des songes, lesquels peuvent être des agrégats d’atomes tout aussi bien que les âmes elles-mêmes. Cependant on comprend qu’une philosophie où l’action divine est si réduite et si vaguement accentuée tend à ramener les songes à des émanations des objets extérieurs, et il parait bien en avoir été ainsi pour Démocrite. Dans les religions monothéistes, c’est du Dieu unique qu’ils viennent. « Le Dieu lui envoya un songe » est une expression fréquente dans les [ivres saints. Mais les esprits inférieurs peuvent aussi envahir l’âme des dormeurs, et les rêves de ceux qui, plus tard, croyaient pendant leur sommeil assister aux scènes du sabbat, étaient, aux yeux de l’orthodoxie l’œuvre du démon [p. 432] en personne. Cette croyance n’a pas disparu ; les faits de démonomanie, on le sait, se répètent de nos jours.
Chose curieuse, la civilisation moderne, à mesure qu’elle pénètre au sein de sociétés barbares encore répandues sur le globe, rencontre des superstitions analogues à celles qui l’ont bercée elle-même. C’est à l’intervention des esprits que les peuplades d’Australie et de l’Afrique centrale attribuent encore aujourd’hui leurs rêves. Il est dans l’Amérique septentrionale, dans la Nouvelle-Zélande et ailleurs, des races inférieures qui sont arrivées d’elles-mêmes à une théorie dont se sont fait honneur des époques avancées de la science métaphysique. On croyait à un divorce complet du corps et de l’âme pendant le sommeil ; c’est, en son sens général, la théorie de Jouffroy. Les métaphysiciens sauvages ou demi-sauvages vont plus loin et ont sur le rêve une théorie qui se rapproche fort de celle qui a fait une si grande fortune dans la sorcellerie. L’âme, non seulement, cesse d’agir sur le corps, mais le quitte, s’envole au dehors et va, deci et delà, recueillir des impressions gaies ou tristes, assembler des pensées, ramasser ses désirs, satisfaire des passions : et il est quelquefois bon, lorsqu’elle est rentrée au logis, de ne pans la contrarier sur ses mauvais goûts, de peur qu’elle n’abandonne le logis définitivement.
Voilà tout ce que nous pouvons dire ici sur ce sujet puisqu’un autre article doit traiter des rapports du songe avec la divination et spécialement avec la divination médicale. (Voy . Démon, Divination et Sérapéon). [Dechambre]
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