Alfred Métraux. La vaudou haïtien. Société de sorciers et zombis. Extrait de la revue « Les lettres nouvelles », (Paris), 4e année, n°64, octobre 1958, pp. 395-407.
Le premier article d’Alfred Métraux sur le vaudou haïtien, qui inaugure de nombreuses autres contribuions et de son ouvrage.
Alfred Métraux (1902-1963). Anthropologue, il peut être également considéré comme ethnologue, historien et archéologue. Il fréquentera Georges Bayaille et Michel Leiris et eut comme professeur Marcel Mauss et Paul Rivet. A partir de 1959 il occupa la place de directeur de la VIe section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris. Il se suicida en 1963.
Quelques publications :
— Ethnologie de l’Île de Pâques. 1935.
— Mythes et contes des Indiens Matako. 1939.
— Le Vaudou haïtien. Préface de Michel Leiris. Paris, Gallimard, 1958.
— Les Incas. Paris, Le Seuil, 1962.
— Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967.
— Les Indiens de l’Amérique du Sud. Paris, Métaillé, 1991.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original., mais avons corrigé plusieurs fautes de composition – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. –Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 395]
ALFRED MÉTRAUX
LE VAUDOU HAÏTIEN SOCIÉTÉS DE SORCIERS ET ZOMBIS
Ces pages sont tirées d’un ouvrage d’ensemble sur les cultes vaudous en Haïti, ouvrage à paraître dans la collection « L’espèce humaine» aux Éditions Gallimard. Le vaudou est, comme on le sait, un ensemble de croyances et de rites d’origine africaine qui, étroitement mêlés à des pratiques catholiques, constituent la religion de la paysannerie haïtienne et du prolétariat urbain. Des cultes analogues au vaudou se retrouvent à Cuba, à la Jamaïque, à Trinidad et au Brésil. Il en existe aussi des vestiges aux Antilles françaises. Les êtres surnaturels, dieux, esprits, démons, vénérés dans les sanctuaires vaudou ou houmfo, sont appelés loa, « mystères » ou « anges ». Les loa communiquent avec leurs « serviteurs » en s’incarnant en eux au cours de danses ou de cérémonies rituelles. Les possédés tentent de s’identifier à l’image traditionnelle du dieu descendu en eux. Les prêtres (houngan) et les prêtresses (mambo) sont les chefs de confréries religieuses groupées autour d’un sanctuaire (houmfo).
Les vaudouistes distinguent soigneusement entre religion et magie, mais, en fait, la magie est inextricablement mêlée à ce que l’on se plaît à nommer « religion vaudou ». L’insécurité profonde qui est le lot de la plupart des paysans et des ouvriers haïtiens les prédisposent à pratiquer la magie et à se croire le jouet de forces occultes. Depuis son plus jeune âge, le Haïtien a entendu parler de loups-garous, d’envoûteurs, et d’esprits malins. Il en reste chez l’élite un certain malaise et une tendance à accepter les histoires les plus extravagantes; sans les recevoir entièrement, on se demande si, derrière toutes ces diableries, il n’y aurait pas de vieux « secrets africains » qui permettraient aux houngans et aux bokos (sorciers) de défier notre pauvre science. Abandonné à lui-même, dans la quasi-impossibilité de s’instruire ou d’élargir son horizon, le paysan demeure confiné dans un monde où des forces mystiques et des êtres surnaturels interviennent à chaque instant. [p. 396]
Les paysans haïtiens répugnent à sortir seuls la nuit moins par peur des fantômes ou des mauvais esprits que par crainte de tomber inopinément sur une « colonne » de criminels d’un genre particulier appelés, selon les régions, zobops, bizangos, galipotes, « cochons sans poil » ou simplement « sans poil », « cochons gris », vlanbidingues, bossous, macandals, ou enfin « voltigeurs ».
Les individus ainsi désignés sont des sorciers ayant pris un « point chaud (1) » et qui, de plus, font partie de sociétés secrètes dont les membres, liés entre eux par leurs forfaits, se soutiennent mutuellement. Les zobops tirent de leur affiliation à ces confréries des avantages matériels — la richesse et ses symboles : belle demeure, voiture de luxe et voyage à Paris — mais ceux-ci ne sont souvent que secondaires en regard de la satisfaction qu’ils éprouvent à faire le mal pour le mal et à « manger des gens » au cours de leurs randonnées nocturnes.
Ces sociétés secrètes qui rappellent celles dont il est si souvent question en ethnographie africaine existent-elles réellement ? Ne sont-elles que le produit de l’imagination populaire travaillée par la crainte de la magie noire et des magiciens ? Les innombrables récits qui circulent sur le compte des zobops ressortissent à la fable, mais il n’est pas impossible que certaines personnes s’associent en secret pour se livrer à la sorcellerie ou utilisent les croyances en ces sociétés pour semer la terreur autour d’elles. La preuve qu’il ne s’agit pas là uniquement de superstitions nous est fournie par les passeports de zobops confisqués dans les houmfo (sanctuaires vaudou) ou remis au curé par des vaudouistes repentis.
L’imagination populaire s’est abandonnée aux fantaisies les plus sinistres à propos des « sectes rouges ». Aspect hideux ou grotesque, déguisements bizarres, cérémonies obscènes et sanglantes, sadisme — il n’est trait repoussant ou odieux [p. 397] qu’on ne prête à leurs membres. Les Haïtiens sont encore hantés par toutes les diableries qui préoccupaient les tribunaux ecclésiastiques du XVIe et du XVIIe siècles. Parmi les détails atroces ou truculents dont les informateurs assaisonnent leurs histoires de « cochons gris » et de zobops, je ne retiendrai que ceux qui correspondent à une tradition quelque peu stable.
Les membres des « sectes rouges » ne se reconnaissent à aucun signe distinctif. Il s’agit souvent de gens apparemment doux et pacifiques près desquels on peut vivre longtemps sans rien soupçonner de leur seconde nature. Cependant, si un hasard les démasque, ils suscitent de terribles colères. J’ai connu en Haïti un Français qui, établi là de longue date, avait fait fortune. Un beau jour, accusé d’être le « roi diab », il fut assiégé dans sa maison par une foule furieuse. Il aurait été massacré si la police n’était venue le sauver, l’amenant au poste avec promesse de l’enchaîner et de le punir.
Les zobops commettent leurs forfaits lors de véritables sabbats organisés certaines nuits de la semaine, qui, disent-ils, leur appartiennent. Les participants à ces réunions doivent livrer un mot de passe à des sentinelles. Ils sont guidés vers le lieu du rassemblement par le rythme aigu d’un petit tambour qu’ils seront seuls à percevoir, et ceci à des distances prodigieuses tandis que les voyageurs dans le voisinage même d’une bande de zobops aux aguets n’entendront rien. Les convocations des sorciers seraient aussi transmises au moyen de pierres entrechoquées — tradition qui ne manque pas d’intérêt si on se rappelle que ce signe de ralliement est celui de la société secrète des zangbetos au Dahomey.
Vêtus de longs vêtements blancs ou rouge, les zobops sont coiffés de couronnes de cierges allumés. Quelquefois ils arborent un bicorne en fer blanc ou un chapeau de paille conique. Tenant des cierges dans la main, faisant claquer leur fouet de l’autre, ils marchent en colonne, comme des soldats : ce mot « colonne » en est d’ailleurs venu à signifier une troupe de la secte. Comme les baka, ils jouissent de la faculté de modifier leur apparence à leur gré : ils allongent leur tête, durcissent leurs traits et se transforment, selon [p. 398] leur désir, en géants ou en nains, en boucs, en coqs ou en chiens furieux. Ils se rendent en procession jusqu’aux croisements des chemins où ils célèbrent une cérémonie en l’honneur de Maître-Carrefour (2), sollicitant de ce dernier le succès dans leurs entreprises. Ils se donnent aussi rendez-vous dans les cimetières afin d’y invoquer Baron Samedi (3) et lui demander en grâce de pouvoir tuer et manger un « cabri sans cornes ». Ils se placent ensemble dans une embuscade sur un chemin ou un pont et là attendent leur victime. Des éclaireurs, munis de cordes faites d’entrailles humaines desséchées, battent la campagne à la recherche d’un voyageur assez imprudent pour circuler la nuit. Leurs ruses sont infinies : parfois, affectant la gaieté et le comportement de joyeux drilles revenant d’une fête foraine, parfois, s’ils connaissent le nom du promeneur, criant : « Vive compère un tel. » ; l’interpellé, croyant avoir affaire à des amis, s’approche et se voit entouré d’une bande de « diables ».
Les zobops ne tuent pas toujours leurs captifs. S’ils espèrent en faire de bonnes recrues, ils leur donnent le choix entre une mort horrible et l’adhésion à leur confrérie, sans toutefois renoncer à leur coutumière duplicité. Au lieu de s’expliquer clairement, ils demandent au prisonnier : « Sortir ou entrer ? » S’il répond « sortir » il est tué sur le champ ; si c’est « entrer », on l’épargne à condition qu’il devienne membre de la secte. Il avalera un verre contenant un liquide rougeâtre — sans doute du sang humain. On exigera en outre en gage de dévouement et à titre de droit d’entrée qu’il « donne » un être particulièrement cher. On m’a rapporté, à ce propos, l’aventure d’une mère qui avait accepté d’immoler son fils âgé d’environ quinze ans. Une sorcière jalouse d’elle avertit l’enfant qu’il recevrait la visite d’une femme qui chercherait à l’entraîner ; elle lui conseilla de s’incliner très bas en disant : « bonjour la reine » et de lui jeter un seau d’eau à la tête. Le jour même, le garçon fut effectivement abordé par une inconnue accompagnée d’un groupe de personnes à l’aspect étrange. Il vida sur elle un récipient, plein d’eau ; la femme tomba morte à ses pieds et ses compagnons [p. 399] s’enfuirent. Quant à l’intéressé, il constata en examinant le cadavre qu’il avait tué sa propre mère.
Une femme de Port-au-Prince dont les affaires allaient fort mal eut une fois l’imprudence de s’écrier : « Je me ferais -bien zobop ou vlanbindingue pour sortir de ma misère ».
Elle s’aperçut alors qu’un voisin l’écoutait en la regardant curieusement. La nuit suivante, des chants et le bruit d’un petit tambour la réveillèrent. Regardant par le trou de la serrure, elle vit des gens habillés de rouge, un tricorne sur la tête et des bougies à la main. Elle se garda bien d’ouvrir. La « colonne », après avoir chanté un chant dont le refrain était : « Aye, aye zobop; aye ya aye, zobop… », se remit en marche. Le lendemain son voisin dit à la femme sur un ton de reproche : « Et moi qui croyais que tu voulais entrer dans la Société pour arranger tes affaires… ». L’interrogée, devenue méfiante, feignit de ne pas comprendre. Là-dessus, l’homme, qui était un zobop, pria son épouse d’apporter un verre de vin à sa voisine. Celle-ci le refusa mais, son refus étant mal accueilli, promit de boire le vin chez elle plus tard. Elle n’en fit naturellement rien, et parvint ainsi il échapper au piège qui lui était tendu. Son voisin en conçut beaucoup de dépit et ne cessa de la molester sans réussir toutefois à la tuer.
Même chez les zobops les liens de famille ou d’amitié ne perdent pas leurs droits. Si l’un d’eux s’aperçoit que ses camarades se sont emparés d’un parent ou d’un ami, celui-ci est immédiatement relâché. Un léger service peut également les apaiser : un homme qui se rendait à la Croix des Bouquets croisa un individu qui lui demanda une cigarette. La lui offrant, il s’entendit répondre : « Vous ne savez quel service vous me rendez là. Depuis ce matin je n’ai pas fumé. Un jour j’aurai peut-être l’occasion de m’acquitter envers vous. »
Le soir même, alors que notre homme rentrait à pied chez lui, il rencontra sur la route un individu tout nu, une corde dans la main, qui lui cria : « Arrêtez ! » Il obéit. Le zobop examina son visage à la lueur d’une allumette et l’interrogea : « N’est-ce pas toi qui m’as donné une cigarette cet après-midi ? — Oui, — répliqua l’homme. « Tu as de la chance », fit le zobop, « »mais tu es imprudent de voyager ainsi seul à cette heure. Il sera bientôt minuit et la colonne est sortie. Si tu [p. 400] ne m’avais rencontré, plus personne n’aurait entendu parler de toi. Comme tu m’as rendu service, je vais faire quelque chose pour toi. » Il prit dans un petit sac pendu à un cordon passé autour de son cou un bout de papier sur lequel étaient tracés des signes cabalistiques et, le lui remettant, lui dit : « Tu peux partir. Tu rencontreras tout à l’heure le gros de la colonne. Ne réponds pas aux questions qu’ils te poseront. Montre-leur seulement cc morceau de papier et ils te laisseront passer. » Le voyageur rencontra la colonne, exhiba son passeport et l’entra chez lui sain et sauf.
Selon la rumeur publique, les zobops opéreraient leurs raids nocturnes en automobile. Il y a quelques années, il était fort question à Port-au-Prince d’une « auto-tigre » qui enlevait les gens la nuit pour les « manger ». Ce n’étaient pas là d’innocents thèmes folkloriques, comme en témoignerait un de mes amis, lequel soupçonné d’être le chauffeur de l’auto-fantôme, fut presque assommé par la foule qui l’accusait d’avoir « mangé » un enfant.
A la même époque, ou parlait beaucoup à Marbial d’une « auto-zobop » dont les phares la nuit jetaient une lumière bleue. Mes informateurs ne tarissaient pas sur l’aventure d’un certain Divoine Joseph kidnappé par les occupants de la mystérieuse voiture. Après avoir recueilli plusieurs versions de l’affaire, je demandai à son héros de m’en faire le récit. Le voici :
« Je suis un homme qui n’a pas peur la nuit parce que je possède des « mystères » (loa, esprits) avec qui je ne suis jamais en reste. Ils me protègent ct m’accompagnent partout où je vais. Je suis aussi « docteur-feuilles » et je sais par expérience qu’un remède ne peut vraiment être efficace que s’il est pris la nuit. Le jour où je fus enlevé était un dimanche. J’avais assisté ce jour-là aux combats de coqs mais une malchance exceptionnelle m’avait poursuivi. J’avais perdu tous mes paris, ce qui m’arrive rarement. Je devais aller à Nan-Mango soigner une malade qui était la proie d’une « mauvaise âme ». Ma « placée (4) » voulait m’empêcher de sortir, mais je lui dis : « M’as-tu vu avoir peur la nuit ? » Au moment de quitter la cour, mon « mauvais pied » (pied [p. 401] gauche) buta contre une pierre, mais je n’y fis aucune attention. Je n’étais pas loin de la maison de ma malade quand je fus saisi d’une peur subite. Mes cheveux se dressèrent sur la tête, cependant n’ayant rien constaté d’étrange ni d’anormal, je continuai ma route et fis ma visite comme si de rien n’était. Mon traitement fini, je devais, aux environs de minuit, me rendre à un carrefour pour y jeter la « mauvaise âme » que j’avais extraite du corps de ma cliente. J’étais arrivé à peu de distance de la Gosseline lorsque je fus aveuglé par une lumière bleue. Cette fois-ci, la peur me fit perdre connaissance. Quand je revins à moi, j’étais dans une auto, entouré d’individus masqués et hideux. Dans mon excitation, je criai : « Tonnerre crasé ». Mes gardiens m’offrirent de l’argent à condition de me taire et de ne jamais raconter ce qui m’était arrivé. L’auto s’arrêta et l’on me fit descendre. Je me réveillai dans mon lit. Je demandai à ma « placée » si elle avait trouvé de l’argent sur moi. Elle me dit : « Tu t’es comporté en fou furieux, tu as menacé tout le monde avec un drageon de banane, mais tu n’avais pas un sou sur toi. » Le soir, j’eus des hallucinations terribles et je divaguai. Dans mon délire, je répétais : « Ils m’ont pris. » Je fus guéri grâce aux soins d’un houngan.
Les amis de Divoine assurent cependant que depuis lors il ne jouit plus de toute sa raison. Il gesticule, ne tient jamais en place, se frappe la poitrine, éclate de rire, grimace et parle sans discontinuer. C’est à sa qualité de canzo (5) que Divoine doit de s’être tiré de cette terrible aventure. Les zobops entendaient bien le tuer mais renoncèrent à leur dessein quand ils s’avisèrent qu’il était protégé par les loa. Un houngan, Rameau Pavillon, lui aussi forcé de monter dans une auto conduite par des zobops, eut la vie sauve grâce à l’intervention de l’un de ses protecteurs surnaturels. Les zobops l’avaient déjà mis dans un cercueil quand le dieu Brisé le « monta » (posséda) pour empêcher les malfaiteurs de le tuer. Devant cet échec, ils rebroussèrent chemin et le déposèrent près d’un cimetière.
Entre autres méfaits les paysans accusent les zobops de changer leurs victimes en bêtes de boucherie. C’est en effet [p. 402] une croyance très répandue en Haïti que, parmi les animaux dirigés sur les abattoirs, un certain nombre sont en réalité des êtres humains métamorphosés. Que de fois ai-je entendu l’anecdote du bœuf à la dent d’or ou de la vache portant le fœtus d’un enfant. Les personnes transformées en bêtes se reconnaissent à la douceur et à la tristesse de leur regard. Un bœuf qui allait être assommé s’était jeté à genoux devant le boucher tournant vers lui des yeux suppliants. On affirme que la chair humaine, bien que métamorphosée, se reconnaît toujours : elle serait légèrement écumeuse et tremblerait au bout de la fourchette. Beaucoup de gens, même en ville, ajoutent foi à ces fables, prétendant que les piqûres des vétérinaires n’ont d’autre objet que de vérifier si un bœuf n’est qu’un bœuf ou un être humain. Un habitant de Morne Rouge, homme digne de foi, m’a garanti l’authencité des faits suivants : un marchand de Marbiai (qui était un zobop), élevait sur sa ferme un splendide cochon qu’un de ses amis convoitait en vain. Le propriétaire de l’animal se refusait à le vendre. Il suggère donc à son ami de se rendre vers minuit dans l’enclos où le cochon était enfermé et de répéter trois fois : « Son gron, gron, cochon », puis « chrétien gron, gron ». L’homme, ayant suivi ce conseil, eut la surprise de voir le porc se dresser sur ses pattes de derrière et se transformer en un gros mulâtre. Il s’empressa de réciter la formule à l’envers : l’homme reprit sa forme animale.
Le charme dit « point loup-garou » confère le pouvoir de se changer en bête. Beaucoup de sorciers en profitent pour se promener la nuit sous forme de chats noirs, cochons, vaches ou chevaux. Quand ils rencontrent un passant ils lui barrent la route, le suivent, le tracassent, bref, se plaisent à l’inquiéter. Les uns agissent ainsi pour le seul plaisir d’alarmer leurs voisins, d’autres espèrent leur causer un « saisissement ». Or, la peur « gâte le sang » et un sang corrompu est, comme on le sait, à l’origine de bien des maladies. Rares sont les gens de Marbial qui n’ont pas, une fois ou l’autre, rencontré un animal suspect. Un de mes informateurs s’étant attardé le soir chez l’une de ses « placées », rencontra une vache qui refusa de le laisser passer. Il se crut en présence d’un « esprit malin ». Se rappelant que son [p. 403] fouet avait été « monté (6) » par un houngan, il couvrit l’animal de coups jusqu’au moment où il remarque qu’il était en train de fustiger le chef de la police locale. Celui-ci tout penaud le supplia de taire l’incident, l’assurant qu’il ne lui souhaitait aucun mal, mais qu’il’ avait seulement voulu lui jouer une farce. Le lendemain on apprit que le chef de la police était alité. Il mourut quelques jours plus tard. On raconte que son cadavre était couvert de zébrures.
Un homme poursuivi par une malchance tenace avoua, dans un moment de découragement, à un de ses intimes qu’il ferait n’importe quoi pour sortir de sa misère. Son confident l’entraîna dans une maison où il rencontra des membres de la « secte rouge ». Il s’entendit avec eux et réussit à s’enrichir. Sa femme, ignorante de ce pacte, s’inquiétait de le voir déserter la maison chaque soir pour ne revenir qu’au matin, fourbu. Elle alla consulter un prêtre vaudou lequel lui apprit que son mari la nuit se transformait en cheval. Comme elle niait le fait, le houngan lui remit un fouet « monté » et tous deux allèrent vers minuit se placer à un carrefour. Dès qu’arriva une voiture, tirée par un cheval, la femme, obéissant aux instructions reçues, se jeta à la tête du cheval et lui donna des coups de fouet. L’animal disparut et ‘elle se trouva devant son mari qui, empêtré dans son harnais, se tenait entre les brancards. Une fois dégagé, il fut saisi d’une colère aveugle, se jeta sur le cocher qui n’était autre que son prétendu ami, et le tua.
ZOMBI
Les zombis sont des personnes dont le décès a été dûment constaté et qui, bien qu’ensevelies au vu et au su de tous, sont retrouvées quelques années plus tard chez un boko (sorcier) dans un état proche de l’idiotie. A Port-au-Prince, rares sont les personnes, même dans la classe instruite, qui doutent entièrement de ces histoires macabres. Les houngans, croit-on, possèdent le secret de potions qui provoqueraient une léthargie si profonde qu’on ne la distinguerait pas de [p. 404] la mort. De temps à autre, on apprend qu’un zombi, ramassé sur une route, a été enfermé dans un poste de police. On évoque encore le cas célèbre, rapporté par Zora Houston, d’une jeune fille de la bonne société qui, plusieurs années après son décès, fut retrouvée dans une maison de la ville ; sa famille, fort embarrassée, l’aurait alors enfermée dans un couvent français. Zora Houston a visité et photographié une zombi authentique recueillie à l’hôpital des Gonaives. Malgré les assertions de la superstitieuse Mme Houston, il semble qu’elle ait eu affaire à une démente ou à une idiote en laquelle des paysans avaient cru reconnaître une femme morte plus de vingt ans auparavant. Moi-même, à Marbial, j’ai bien pensé rencontrer un zombi lorsque des paysans vinrent affolés me chercher en pleine nuit pour ne me montrer enfin qu’une malheureuse folle, à l’aspect farouche. Ceux qui l’entouraient la contemplaient avec une terreur mal déguisée. Elle ne fut identifiée que le lendemain. C’était une malade échappée de la maison où ses parents la tenaient enfermée.
L’article 246 de l’ancien Code Pénal concerne les zombis :
« Est aussi qualifié d’attentat à la vie d’une personne, par empoisonnement, l’emploi qui sera fait contre elle de substances qui, sans donner la mort, auront produit un état léthargique plus ou moins prolongé, de quelque manière que ces substances aient été employées et quelles qu’en aient été les suites ».
« Si, par suite de cet état de léthargie, la personne a été inhumée, l’attentat sera qualifié d’assassinat. »
Pour les gens du peuple, les zombi sont simplement des morts vivants — des cadavres qu’un sorcier a extraits de leur tombe et réveillés par des procédés ignorés de tous. Peut-être le sorcier passe-t-il sous le nez du mort une bouteille contenant son âme capturée avec l’aide du baigneur de cadavre ? Lorsqu’on redoute qu’un mort soit transformé en zombi, la piété familiale exige qu’on lui épargne ce terrible sort. Ordinairement, on tue le mort une seconde fois en lui injectant un poison violent, en l’étranglant ou en lui tirant une balle dans la tempe. Mon collègue, M. Bernot, a assisté à Marbial à la strangulation du cadavre d’un jeune garçon [p. 405] que l’on entendait arracher au faiseur de zombi. Celui qui est chargé d’achever le mort se tient derrière lui afin de ne pas être reconnu et dénoncé au sorcier, lequel, frustré de sa proie, chercherait à se venger. On peut aussi ensevelir le corps bouche contre terre, un couteau à la main, pour qu’il soit à même de poignarder le sorcier qui troublerait son repos. D’autre part, un cadavre ne ressuscitant que s’il répond à l’appel de son nom, on l’empêchera de répondre en lui cousant la bouche ou bien en lui procurant des tâches qui le distrairont des appels du sorcier tout comme on fait pour un loa que l’on veut « borner », plaçant près de lui une aiguille sans chas et du fil qu’il lui sera donc impossible d’enfiler, répandant dans son cercueil des grains de sésame qu’il comptera un à un.
L’étincelle de vie que le sorcier réveille dans le cadavre ne le restitue pas entièrement à la société des hommes. Le zombi demeure dans cette zone brumeuse qui sépare la vie de la mort. Il se meut, mange, entend ce qu’on lui dit et parle mais est amnésique et inconscient de son état. Le zombi est une bête de somme que son maître exploite sans merci. Il travaillera dans ses champs, accablé de besogne, de coups de fouets et seulement nourri d’aliments insipides. L’existence des zombi est, projetée sur le plan mythique, celle des anciens esclaves de Saint-Domingue. Le houngan, non content du labeur quotidien de ses morts, les emploie aussi à des tâches malhonnêtes, tels les vols de récoltes. Une classe spéciale de zombi, dits zombi-graines sont même dressés à voler les fleurs de caféier et à les greffer sur les arbres de leurs maîtres.
On reconnaît les zombis à leur air absent, à leurs yeux éteints, presque vitreux et surtout à l’intonation nasale de leur voix — trait propre aux Guédé, génies de la mort. La docilité des zombis sera absolue si on ne leur donne pas de sel. Que, par imprudence, on leur offre un plat contenant ne serait-ce qu’un grain de sel, le brouillard qui enveloppe leur cerveau se dissiperait aussitôt et ils deviendraient brusquement conscients de leur affreuse servitude. Cette découverte réveille en eux, à la fois une immense colère et un incoercible besoin de vengeance. Ils s’élancent sur leur tyran, le tuent, détruisent ses biens, puis partent à la [p. 406] recherche de leur tombeau. Il faut lire dans le livre de Seabrook l’étrange histoire des zombis coupeurs de canne du houngan Joseph. La femme de celui-ci à laquelle était confiée la garde de ces malheureux eut la malencontreuse idée de leur offrir des tablettes (pralines) à base de cacahuètes salées. Les zombis, du fait de leur état, s’enfuirent vers la vallée d’où ils étaient venus. Personne n’osa les arrêter car « c’étaient des cadavres ». Regardant droit devant eux, indifférents aux cris de leurs parents, ils se dirigèrent vers le cimetière. Là ils se précipitèrent vers leurs tombes respectives, arrachant pierres et terre de leurs ongles et dès que leurs mains eurent touché leur tombeau, ils se transformèrent en charognes puantes.
Voici un récit qui m’a été relaté à Port-au-Prince dont les protagonistes étaient d’honorables bourgeois. Un « monsieur » qui se rendait à Jérémie par la route dut stopper près d’un hameau pour réparer un pneu crevé. Un vieillard à barbiche blanche lui apparut brusquement, et lui révéla qu’il serait bientôt aidé par un ami qui ne tarderait point — prédiction en effet réalisée. Puis, il l’invita à prendre le café chez lui. — Chemin faisant, le vieux, qui était un puissant houngan, avoua en riant que c’était lui qui, utilisant un charme, avait fait crever son pneu mais le pria de ne pas lui en tenir rigueur. Comme ils prenaient le café dans la salle, le houngan encouragea son hôte à se méfier d’un wanga qui se trouvait dans sa voiture. Le visiteur, sceptique, ayant souri, le houngan piqué dans sa vanité lui demanda s’il avait connu un certain monsieur Célestin, mort six ans auparavant. Celui-ci avait précisément été son grand ami. « Voudriez-vous le voir ? » interrogea le houngan qui, sans même attendre la réponse, fit claquer un fouet six fois. Une porte s’ouvrit et un homme apparut. Il marchait à reculons, cependant sa silhouette était familière à M. X… Le houngan, d’une voix dure, ordonna au personnage de se retourner. Comme il n’obéissait pas assez vite au gré de son maitre, celui-ci le frappa du manche de son fouet. C’est alors que M. X… reconnut son ami Célestin. Celui-ci tenta de prendre le verre que tenait X. Ce dernier, plein de compassion, voulut le lui offrir, mais de son fouet le houngan l’arrêta, lui rappelant qu’il n’y avait rien de plus [p. 407] dangereux que de donner quelque chose à un mort de la main à la main. Il lui dit de laisser le verre sur une table. Le zombi, la tête baissée, ne prononçait pas un mot et sa face avait une expression à la fois stupide et douloureuse. Le houngan révéla à son hôte que l’épanchement de sang dont Célestin était mort résultait d’un envoûtement. Le sorcier coupable de ce crime lui avait vendu sa victime pour douze dollars.
Le témoignage suivant me parait intéressant dans la mesure où il se conforme au schéma ordinaire de ce genre d’anecdotes :
Une jeune fille de Marbial, fiancée à un jeune homme dont elle était fort éprise, eut l’imprudence d’éconduire un important houngan. Ce dernier, blessé, partit en proférant des menaces. Quelques jours plus tard la jeune fille tomba gravement malade et mourut à l’hôpital de Jacmel. Le corps fut transporté chez sa famille à Marbial, mais au moment de la mise en bière on dut, le cercueil étant trop court, ployer le cou du cadavre pour l’y faire entrer. Au cours de la veillée un fumeur laissa tomber une cigarette allumée sur le pied de la morte qui fut légèrement brûlé. Deux ou trois mois plus tard, le bruit courut dans la vallée que la défunte avait été vue chez le houngan, mais personne n’accorda crédit à cette rumeur. Quelques années plus tard, au moment de la campagne anti-superstitieuse, le houngan se repentit et libéra ses zombis. La jeune fille retourna chez elle et y vécut longtemps sans retrouver la raison. Tous ceux qui l’ont connue se souviennent de son cou tordu et de la cicatrice d’une brûlure qu’elle avait au pied.
NOTES
(1) Contrat conclu avec un « mauvais esprit » et par extension charme, puissance magique ct esprit servant ou famulus.
(2) Divinité vaudou qui préside à la magie.
(3) Divinité qui règne sur les morts.
(4) Concubin.
(5) Initié du Vaudou.
(6) Tout objet possédant des vertus magiques est « monté ».
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