Alfred Maury. Sur un miroir magique. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 2e année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1846, pp. 154-170.

Alfred Maury. Sur un miroir magique. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 2e année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1846, pp. 154-170.

Comme tout les sujets abordés par Maury, celui-ci est passionnant et a requis un prodigieux sens de la recherche et d’érudition.  

Ces recherches comprennent 2 articles distribués en 4 parties, comme suit :
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 235-249.
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Deuxième article. Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et au moyen âge. Article paru dans la « Revue d’Archéologie », (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 291-307.
Deux autres articles vient compléter cette première recherche:
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 501-524.
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. deuxième article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 657-677.

Louis-Ferdinand-Alfred MAURY  (1817-1892). Très tôt, dès 1836, il se consacre à l’étude de l’archéologie des langues anciennes et modernes, de la médecine et du droit. Son poste officiel à la Bibliothèque nationale, puis à la celle de l’Institut, lui permet d’être au centre du dispositif de ses recherches. Dès l’origine membre de la Société des Annales médico-psychologiques, bien de non médecin, il sera un contributeur zèlé de celles-ci. Ses travaux sur le sommeil et les rêves, en particulier l’analyse de ses propres rêves, en font un précurseur, sur bien des points, des théories que développa la psychanalyse, ainsi que la neuro-psychologie. Freud y fait d’ailleurs plusieurs fois référence dans son Interprétation des rêves. L’ensemble de ses travaux sur la question sont réunis dans un ouvrage qui connu plusieurs édition : Le sommeil et les rêves. Etudes psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil. Paris, Didier et Cie, 1861. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 426 p

Mais ce polygraphe érudit, a couvert un plus vaste champ de recherches et, hors ses très nombreux arroches nous avons retenu ces quelques titres :
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 235-249. [en ligne sur notre site]
Ces recherches comprennent 2 articles distribués en 4 parties, comme suit :
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Deuxième article. Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et au moyen âge. Article paru dans la « Revue d’Archéologie », (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 291-307.
Deux autres articles vient compléter cette première recherche:
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 501-524.
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. deuxième article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 657-677.
— Sur un miroir magique. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 2e année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1846, pp. 154-170. [en ligne sur notre site]
— Histoire des Grandes Forêts de la Gaulle et de l’ancienne France. Précédée de recherches sur l’histoire des forêts de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Iatlie, et de considérations sur le caractère des forêts des diverses parties du globe. Paris, A. Leleux, 1850. 1 vol. in-8°, VI p., 328 p.
—Histoire des religions de la Grèce antique, depuis leur origine jusqu’à leur complète constitution. Tome premier: La religion héllénique depuis les temps primitifs jusqu’au siècle d’Alexandre. – Tome II. Paris, De Ladrange, 1857. 3 vol. in-8°, (XII p., 608 p.) + (2 ffnch., 551 p.) + (2 ffnch., 548 p.).
— Fragment d’un mémoire sur l’histoire de l’astrologie et de la magie dans l’Antiquité et au Moyen Age. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 16e année, n°1, avril 1859 à septembre 1859, pp. 1-24. [en ligne sur notre site]
— La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen-age ou étude sur les superstitions païennes qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Paris, Didier et Cie, 1860. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 450 p. [Plusieurs réédition, augmentées]`
— Croyances et Légendes de l’antiquité. Essais de critique appliquée à quelques points d’histoire et de mythologie. Paris, Didier et Cie, 1863. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 412 p., 2 ffnch.
— Croyances et légendes du moyen-âge. Nouvelle édition des fées du moyen-âge et des légendes pieuses publiée d’après les notes de l’auteut par MM. Auguste Longnon et G. Bonet-Maury. Avec une préface de M. Michel Bréal. Paris, Honoré Champion, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., LXII p., 1 fnch., 459 p., portrait de l’auteur.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
– Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les figures 1, 2 et 3 sont celles de l’article original. Les autres images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 154]

SUR

UN MIROIR MAGIQUE DU XVe OU XVIe SIÈCLE.

La magie a été fort en honneur depuis les temps les plus reculés jusqu’au XVIe siècle, et la presque universalité des hommes admettait la réalité des moyens surnaturels dont elle faisait usage, Maintenant la raison publique se refuse à y croire, et tout ce qui s’y rattache est tombé dons un complet discrédit. Je partage naturellement cette incrédulité ; mais je pense qu’on a tort de mépriser l’histoire de cette science occulte et l’examen des procédés qu’elle employait. Il a dû se cacher sous ses dehors merveilleux des connaissances positives très­dignes de l’attention des esprits sérieux. A l’origine, les sciences se liaient toujours plus ou moins à la magie, car l’homme qui possédait quelques connaissances, cherchait à les mettre à profit pour dominer ses semblables, ou plus souvent encore l’ignorance el la crédulité lui faisaient prendre pour surnaturels des faits qu’il ne savait pas expliquer. Aujourd’hui le flambeau peut être porté ou fond de ces sanctuaires mystérieux, de ces arcanes jadis impénétrables, et nous foire voir qu’il n’y avait pas qu’imposture et mystification dans la magie, que la plupart de ses prodiges peuvent être rapportés à des causes naturelles, [p. 155] non alors devinées. C’est surtout l’antiquaire qui doit chercher à pénétrer au fond de cette question obscure qui se lie de si près à l’étude des sociétés anciennes ; il trouvera parfois sous l’enveloppe d’une opération magique les éléments de la science ésotérique de l’antiquité qui nous échappe encore, et dans les mots qui se prononçaient aux enchantements, s’offriront à lui des données philologiques qui serviront à la solution de certains points d’histoire, d’ethnologie et de mythologie.

Cette conviction où je suis de l’utilité qu’il y aurait à ce que quelques personnes dirigeassent, sur l’histoire de la magie, des recherches suivies, me fait tenter d’entretenir un instant le lecteur d’un monument qui s’y rattache. L’examen des figures qu’offre ce monument, des mots qui sont inscrits sur l’une de ses faces, des propriétés qui lui étaient attribuées, sera comme la preuve de ce que je viens d’avancer. Et je serais heureux qu’imitant mon exemple et abordant la tâche avec plus d’érudition, de connaissances scientifiques que je n’en possède, des esprits éclairés entreprissent de soumettre à un examen de ce genre les faits de magie que les témoignages des auteurs de tous les âges nous ont conservés en si grand nombre. Quelques tentatives ont été faites, au reste, à cet égard, et tout dernièrement, M. Joseph Ennemoser a publié un ouvrage plein d’intérêt (1) sur cette matière. Mais ce qui touche à la partie la plus curieuse de cette science occulte, à la magie orientale et à la divination, n’a été que faiblement examiné. On a proposé des explications hasardées sans appeler à leur aide des expériences qui eussent été plus significatives que des hypothèses ; on a obéi il des idées préconçues et systématiques dont le mesmérisme faisait habituellement les frais ; on s’est montré tour à tour crédule ou incrédule à l’excès. En France surtout, hormis l’ouvrage de M. Eusèbe Salverte, encore bien incomplet, et dans lequel l’examen de faits mythologiques est presque toujours substitué à celui des faits historiques, nous ne possédons aucun travail véritablement critique sur ce sujet intéressant. La magie attend encore un historien. Puisque l’alchimie vient de rencontrer le sien (2), nous sommes en droit d’espérer que cette attente ne sera pas déçue ; mais, quoi qu’il arrive, nous pensons, pour les motifs ci-dessus exposés, que les archéologues ne doivent jamais [p. 156] omettre de nous fournir, sur les sciences occultes, les renseignements qu’ils peuvent rencontrer. J’obéis à ce devoir en écrivant les pages suivantes :

Une personne de ma connaissance, D. Antonio Terceral, qui habite les environs de Sarragosse, me fit voir, au mois d’août 1845, dans cette dernière ville, un miroir métallique légèrement convexe d’un côté et presque plat de l’autre, d’une forme circulaire et d’environ 0m,25 de diamètre. Ce miroir se suspendait jadis à un anneau, maintenant brisé, et qui était fixé à la partie supérieure ; la partie convexe était complétement lisse, et au contour se trouvait une sorte de bordure, que je pris d’abord pour une inscription arabe, mais qu’un examen plus attentif me fit reconnaître pour un assemblage d’arabesques, c’est-à-dire de caractères arabes défigurés, et employés uniquement comme ornement.

A la face concave ou plate postérieure est sculptée légèrement en relief une figure hideuse qui représente évidemment le diable. C’est un petit monstre à large tête surmontée d’un apex et ayant une longue corne au-dessus de chaque oreille, à l’angle du frontal et des pariétaux. Au-dessous de cette image on a placé le sigle qqq ; à gauche est sculpté, mais d’un relief plus léger et illégal dans la profondeur de ses lignes, un serpent enlacé. Les quatre lettres D, S, L, F, encadrent la figure diabolique. A la circonférence du miroir on lit, en outre, très-distinctement plusieurs mots ; ce sont, en commençant par le haut et en allant de gauche à droite : Muerte, Etam, Teteceme, un mot effacé, Zaps. Il est probable qu’entre le mot effacé et ce dernier, on en lisait encore d’autres ; mais la rouille a profondément mangé toute la partie droite du miroir, et elle a fait également disparaître la figure qui devait y être représentée.

Ce miroir se reconnaît au premier coup d’œil pour un miroir magique ; la forme des caractères (mal reproduits dans un croquis pris par moi en quelques minutes) ne le fait pas, à mon avis, remonter au delà du XVe ou XVIe siècle. Mais les traditions qui se rattachent à son usage méritent d’être notées. Cet objet se trouve dans la famille de M. Terceral depuis 1626. Une petite notice, écrite de la main de D. Felix Terceral, son trisaïeul, et datée du 7 mars 1699, apprend que ce miroir a jadis été saisi sur un homme de Valladolid, accusé, de magie et de sorcellerie. Voici, d’après cette notice, comment le magicien s’en servait, Il avait recouvert d’une toile la partie concave, celle où sont sculptées les figures et les inscriptions ; cette toile était collée aux bords mêmes de cette face, puis, exposant la face lisse et convexe [p. 157] devant un vase rempli d’eau préalablement par lui préparée, il faisait apparaître sur la surface de ce liquide magique la figure du démon qu’il évoquait. Il pratiquait la même opération dans une chambre légèrement obscure, en tournant la partie convexe sur un lieu de cette chambre, que les rayons solaires introduits par une ouverture, illuminaient d’une vive clarté. Ce fait, attesté par un grand nombre de témoins oculaires, fit condamner le sorcier par l’inquisition à une prison perpétuelle. La notice ajoute que plusieurs assuraient qu’il pouvait également montrer, à l’aide du miroir, aux yeux d’un enfant la personne sur laquelle on voulait opérer quelque maléfice ; mais cette accusation plus grave ne put être suffisamment prouvée, et c’est cette circonstance qui probablement sauva le possesseur du miroir des horreurs de l’auto-da-fé.

M. Terceral, qui est un homme éclairé, ajoutait peu de confiance à la note de son trisaïeul, et il me dit qu’il ne voyait dans son contenu qu’une légende de famille à laquelle il ne faut pas prêter grande foi.

Néanmoins, ces faits me parurent assez curieux, ils s’accordaient d’ailleurs trop bien avec ce que j’avais lu çà et là des miroirs magiques et des anciens procédés d’enchantements, pour que je n’entreprisse pas quelques recherches à cet égard. Depuis, j’ai comparé divers témoignages que les livres fournissent, et je ne doute plus de la parfaite véracité de la note de D. Felix TerceraI ; ce qui y est consigné se trouvant parfaitement d’accord avec tout ce qui est rapporté des moyens de divination, à l’aide de miroirs solides ou liquides, chez des écrivains de diverses époques.

L’emploi des miroirs constellés et de la divination par l’évocation de l’image de certains personnages sur une face solide ou liquide est fort ancien. Varron, cité par saint Augustin (3), dit que ce procédé venait de la Perse. Didius Julianus, cet éphémère et superstitieux empereur qui immolait des enfants dans ses odieux sacrifices magiques, y eut recours pour connaître quelle serait l’issue du combat de son général Tullius Crispinus contre Sévère qui s’avançait à grands pas vers Rome pour le renverser : « Quæ ad speculum dicunt fieri, » dit Spartien (4) « in quo pueri, præligatis oculis, incantato vertice , respicere dicuntur, Julianus fecit. Tuncque puer vidisse dicitur et adventum Severi et Juliani decessum. » Ainsi, à cette époque, on faisait usage de ce procédé magique attribué précisément à notre magicien espagnol, et des enfants dont la tête avait passé par des enchantements [p. 158] lisaient l’avenir dans des miroirs magiques. Apulée (5), d’après Varron, mentionne un fait analogue : « Memini, » écrit-il, « apud Varronem philosophum virum accuratissime doctum atque eruditum, cum alia hujusmodi, tum hoc etiam legere : Trallibus de eventu Mithidraci belli magica percontatione consulentibus, puerum in aqua simulacrum Mercurii contemplantem , quæ futura erant centum versibus cecinisse . » Ce mode de divination était proprement ce que l’on nommait Ύδρομαντεία. Pausanias (6) parle d’un miroir qu’on tenait avec une ficelle sur la surface de l’eau ; on récitait une prière, on brûlait de l’encens, alors on voyait apparaître dans le miroir la figure de la personne malade, et l’on reconnaissait si elle devait guérir ou non.

Casaubon, dans ses notes Sur Spartien (7), cite un passage grec tiré d’un martyrologe, où il est raconté qu’un italien chrétien qui hantait les jeux du cirque, et qui se voyait constamment vaincu aux courses de chars par la faction opposée à la sienne, alla trouver un moine d’une grande piété nommé Hilarion. II lui demanda la raison de cette persistance de la mauvaise fortune. Le moine mit alors un vase plein d’eau entre les mains de l’Italien, et celui-ci y regardant vit dans le miroir de l’eau apparaitre, à son grand étonnement, les chevaux et les chars du cirque, et sa faction en chainée par des sortilèges magiques. Hilarion rendit grâce à Dieu de sa découverte et dissipa l’enchantement avec un signe de croix.

Jean le Grammairien, dans son commentaire sur les Météorologiques d’Aristote, cite aussi plusieurs exemples de divination par le miroir ; ce procédé portait le nom Κατοπτρομαντεία ou δ’Εσοπτρομαντιχή. Potter, dans ses Antiquités grecques (8), dit que le fond du vase dans lequel on versait le liquide spéculaire s’appelai γάστρη, et que de là vint le nom γαστρομαντεία que portait encore ce mode de divination. La lécanomantie, dont le nom tire son étymologie de λεχάνη, bassin, et μαντεία, divination, se pratiquait généralement par le moyen d’un bassin plein-d’eau, du fond duquel on entendait des réponses ; après y avoir jeté quelques lames d’or ou d’argent et des pierres précieuses sur lesquelles étaient gravés des caractères (9). Au moyen âge la catoptromantie était encore en usage ; on qualifiait [p. 159] de specalarii ceux qui s’y livraient (10). Jean de Salisbury (11) nous explique avec détails quelles pratiques ces charlatans mettaient en pratique : « Speculatorios vocant, » dit-il, « qui in corporibus lævigatiset tersis, ut sunt lucidi enses, pelves, cyathi , speculorumque diversa genera, divinantes, curiosis interrogationibus satisfaciunt, quam (artem) et Joseph exercuisse aut potins simulasse describitur. Cum fratres argueret surripuisse sciphum in quo consueverat augurari. » Et ailleurs le même auteur ajoute : « Gratias ago Deo qui mihi etiam in teniori ætate adversus has maligni hostis insidias beneplaciti sui scutum opposuit. Dum enim puer ut psalmos addiscerern, sacerdoti traditus essem, qui forte speculariam magicam exercebat, contigit ut me et paulo grandiusculum puerum, præmissis quibusdam maleficiis, pro pedibus suis, sedeutes ad speculariæ sacrilegium applicaret, ut in unguibus sacra nescio (an) oleo, aut chrismate delibutis, vel in exterso et lævigato corpore pelvis, quod quærebat, nostro manifestaretur indicio. Cum itaque prædictis nominibus, quæ ipso horrore, licet puerulus essen, dæmonum videbantur et præmissis adjurationibus quas, Deo auctore, nescio, socius meus nescio quas imagines, tenuiter tamen, et nubilosas videre indicasset, ego quidem ad illud ita cœcus extiti, ut nihil mihi appareret, nisi ungues aut pelvis, et cetera quæ ante noveram. Exinde ergo ad hujusmodi inutilis judicatus sum et quasi qui sacrilegia hæc impedirem, ne ad talia accederem, condemnatus ; et quoties rem, hanc exercere decreverant, ego quasi totius divinationis impedimentum arcebar. »

Gervais de Tilbury dans son Otia imperialia (12) parle aussi de ces « magiciens : « Asserunt nigromantici , in experirnentis gladii, vel speculi, vel magnis aut circinui solos oculos prævulere. »

En 1398 la faculté de théologie de Paris condamnait formellement cette pratique magique comme un fait d’idolâtrie : « Quod conari per artes magicas dæmones in lapidibus, annulis speculis, aut imaginibus nomine eorum consecratis vel potins execratis, cogere et arctare, vel eos velle vivificare non sit idolatria, error (13). »

M. Orioli a signalé dans Muratori (14), deux passages où il est évidemment question de ces mêmes miroirs magiques : [p. 160]

Le premier porte : « In casa soa (di Cola di Rienzo ucciso) fo trovato uno specchio de acciuro moito pulito con caratteri e feure assai in quello spirito erame lo spirito de Fiorone. »

Cet esprit de Fiorone (15) doit être le diable, et ce miroir semble avoir été tout à fait du genre de celui qui nous occupe.

Voici maintenant l’autre passage : « Sotto lo capitale (capezzale) de lo lietto (Ietto) de questo vescovo (l’évêque de Vérone que Martin della Scala fit mettre à mort) fo trovato uno spiecchio naorato (dorato ) con moite (molte) divise (strani) carattere. Nelo lo manico era una feura. La littera dicea : Questo esse Fiorono. Poi li fo trovato uno ciscrimuolo (scrignetto) nello quale stava pinto uno diavolo lo quale abbraciava uno homo e uno aitro (altro) diavolo li daeva (dava) una cortellata (coltellata) in pietto (petto) in quello luoco (luogo) nello quale esso (vescovo) relevata (ricevuto ) haven la feruta (ferita). »

Tous ces sujets magiques ont beaucoup d’analogie avec ceux que nous avons décrits comme étant sur le miroir de M, TerceraI. Ils font voir qu’en Italie, comme en Espagne, on avait recours aux mêmes procédés, et que les specularii étaient répandus dans toute l’Europe ; on les retrouve jusqu’en Irlande, au Ve siècle, Car on lit dans les canons du synode tenu vers 450 par saint Patrice, Auxilius et Isserninus : Christianus qui crediderit esse lamiam in speculo quœ interpretatur striga, anathematizandus est (16).

Au XVIe siècle, époque à laquelle la magie fut surtout en vogue, et où les superstitions astrologiques, alchimiques, chiromantiques venaient combler les vides que l’incrédulité commençait à faire dans des âmes qui avaient besoin de croyances, la catoptromantie joua un rôle important parmi les moyens surnaturels auxquels’ on avait recours dans la folle espérance de dévoiler un avenir incertain. L’art de fabriquer ces miroirs, ou, comme l’on disait, la spéculaire, avait été déjà poussé loin : « Il se fait des miroirs, dit Corneille Agrippa (17), où l’on peut voir seulement la forme d’un autre, mais non pas la sienne. Autres, posés en certains lieux, ne représentent rien ; transportés ailleurs, on y voit toutes choses comme aux autres. Certains rendent [p. 161] les figures renversées les pieds contre mont, et d’une seule chose en représentent plusieurs. II s’en trouve aussi qui montrent à droite les parties dextres, à gauche les senestres, au contraire de ce que font communément tous miroirs. L’on fait des miroirs ardents et devant et derrière, et aucuns qui montreront les figures non en dedans. » Les miroirs magiques donnaient lieu à quelques-uns de ces phénomènes d’optique ; on en faisait aussi de constellés qui se liaient aux idées astrologiques, et d’autres théurgiques et divinatoires. On prétend que Catherine de Médicis possédait un miroir dans lequel elle voyait tout ce qui se passait en France et dans les contrées voisines. Elle découvrit, dit-on, par ce moyen, combien d’années les princes ses fils avaient à régner (18). Il est vrai que l’on était alors fort libéral en fuit d’accusations de magie, et tous les faits extraordinaires étaient attribués à cette science : les grands hommes étaient transformés en magiciens. Jusqu’à l’apparition du livre célèbre de Gabriel Naudé, intitulé : Apologie pour les grands hommes accusés de magie, on imputa à ces opérations diaboliques les conceptions du génie. Toutefois, il est constant que des esprits d’ailleurs éminents étaient alors entichés de ces folles rêveries. Raymond Lulle, Pic de la Mirandole, Cardan, Flamel, Paracelse s’en occupèrent, et prirent souvent pour ses effets des phénomènes naturels que leur empirisme leur faisait découvrir, absolument comme les alchimistes opéraient des découvertes réelles, en croyant être sur la route du grand œuvre. Pic de la Mirandole n’hésitait-pas à dire qu’il suffisait de faire faire un miroir sous une constellation favorable et de donner à son corps la température convenable pour lire dans le miroir le passé, le présent et l’avenir (19). Rimuald (20) nous apprend que pour connaître l’auteur d’un vol on prenait un miroir, une fiole, une chandelle ou un moyen de réflexion quelconque. Si c’était une fiole, par exemple, on la remplissait d’eau bénite, on en approchait un bougeoir portant une bougie sainte, et on prononçait ces mots généralement eu italien : Angelo bianco, angelo santo, per la tua sanita e per la mia virginità, mostrami che ha tolto tal cosa, et on apercevait alors ou fond de la fiolce l’image du voleur.

C’est, ainsi qu’on le reconnaît, toujours à peu près le même procédé employé depuis l’antiquité ; au moyen âge, il avait revêtu une forme chrétienne, voilà tout, mais le chercheur devait toujours être [p. 162] quelqu’un qui eût gardé sévèrement sa chasteté, circonstance qui permettait sons doute de mettre sur le compte de l’impureté secrète de l’expérimentateur la faillibilité certainement fréquente du moyen magique, et de sauver ainsi la réputation de l’enchanteur.

Toutefois, il est constant que l’opération réussissait souvent. Jean Fernel (21) nous dit notamment qu’il a vu paraître dans un miroir diverses figures qui exécutaient sur-le-champ tout ce qu’il leur commandait, et dont les gestes étaient si significatifs que chacun des assistants pouvait comprendre leur pantomime. On obtenait la vue de ces figures par certaines formules diaboliques dans lesquelles on prononçait des mots obscènes, et où l’on invoquait les puissances de l’air, les démons des vents et des quatre points cardinaux (22).

Cette invocation aux démons du midi, du nord, de l’orient et de l’occident, qui se retrouve dans le Grimoire du pape Honorius, démontre que ces procédés magiques remontent à une époque antérieure au christianisme. Ce sont les δαιμονας grecs, les génies astronomiques des anciens Égyptiens et des Chaldéens, les plus anciens peuples que nous savons s’être occupés de magie (23).

M. Wierus (24), dans son livre curieux, tient sur les specularii le même langage que tous les auteurs que nous avons cités plus haut : « Κατοπτρομαντεία, » dit-il, « ex initiais tersisque divinat speculis, in quibus propositarum rerum imagines effictæ, redditæve fulgent. » Et ailleurs il raconte le fait suivant : « Recenti adhuc memoria, anno 1350, sacerdoti in crystallo thesauros Noribergæ ostenderat dæmon. Hos quum, loco perfosso, ante urbem quæreret sacerdos adhibito amico spectatore et jam in specu arcam vidisset , atque ad eum cubantem, canem atrum, ingressus sacerdos in specum rursus complente, etc. »

Enfin, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la cataptromantie demeura en vigueur, quoiqu’elle fût moins répandue, et les charlatans qui s’y [p. 163] livraient furent reçus et crus jusqu’à Ia cour. On se rappelle la singulière anecdote racontée dans les Mémoires de Saint-Simon (24) d’après laquelle un diseur de bonne aventure aurait fait voir au duc d’Orléans, depuis régent de France, l’avenir dans un verre d’eau. C’était encore un enfant qui servait d’intermédiaire ; c’est une jeune fille jeune et innocente, qui vit, au dire de Saint-Simon, si clairement tout ce qui devait avoir lieu à la mort du grand roi.

Les Orientaux ont hérité aussi de ces antiques procédés magiques, et ils s’exécutent encore aujourd’hui avec tant d’adresse et d’habitude, qu’ils ont parfois triomphé de l’incrédulité des Européens. J’ai connu diverses personnes qui avaient habité l’Égypte et l’Inde, et qui avaient fini par croire à la magie, faute de pouvoir s’expliquer les prestiges dont elles étaient témoins.

Les miroirs magiques et la cataptromantie sont encore usités dans ces deux contrées. Déjà Wierus, à la suite du passage que nous avons cité, avait consigné l’observation suivante : « Turcæ et mulieres cum primis Egyptiæ…. nonnunquam ex aqua, speculo, vitro et id genus similibus organis præsagiunt. »

M. le comte Léon de Laborde, un des rédacteurs de cette Revue, a raconté les expériences du magicien Achmed, dont il a été témoin avec lord Prudhoe (25). Il rapporte une anecdote qui correspond trait pour trait à tout ce que nous avons trouvé consigné dans les passages cités plus haut. Le témoignage de ce savant académicien, qui ne saurait être suspect ; est du plus haut intérêt ; car non-seulement M. de Laborde nous dit que, lui présent, un jeune Égyptien vit dans de l’encre épaisse versée dans la main les objets éloignés ; cachés, inconnus, sur lesquels on appelait son attention ; mais il affirme formellement avoir répété les mêmes expériences, après avoir acheté le secret d’Achmed et appris la recette dont celui-ci se servait pour composer les parfums qui doivent être brûlés sous le nez de l’enfant. Et grâce à fa formule magique qui est assez simple, et à ces parfums qu’il jetait dans le feu, il faisait apparaître les personnages qu’il voulait. Ce n’est pas que nous croyions sérieusement à la seconde rue que procure le procédé des harvis égyptiens, il en est probablement d’elle comme de la prévision magnétique ; examinée avec attention, elle résisterait difficilement à la critique ; dans ces genres de divination les erreurs sont d’ailleurs tellement nombreuses, [p. 164] comparées aux faits prédits, fussent-ils bien constatés, qu’on ne peut rien avancer de positif à cet égard. Une imagination prévenue ou désireuse de merveilleux prête toujours à Ia prédiction, une fois accomplie, plus de précision qu’elle n’avait à l’origine, et ne tient plus compte de tout ce qui avait été annoncé, mois qui ne s’est pas réalisé. M. Reinaud dit, en parlant des miroirs magiques, dans sa description du cabinet Blacas (26) : « Les Orientaux ont aussi des miroirs magiques dans lesquels ils s’imaginent pouvoir faire apparaître les anges, les archanges. En parfumant le miroir, en jeûnant pendant sept jours, et en gardant la plus sévère retraite, on devient en état de voir, soit par ses propres yeux, soit par ceux d’une vierge ou d’un enfant, apparaître dans le miroir les anges que l’on désire évoquer. Il n’y aura qu’à réciter les prières sacramentelles, et l’esprit de lumière se montrera à vous et vous pourrez lui adresser vos demandes. »

Les musulmans de l’Inde et les Hindous font aussi usage de miroirs magiques nommés unjoun ou lampes noires. Veulent-ils savoir quel démon afflige une personne ; car, pour les Orientaux et comme pour les anciens, certaines maladies, et surtout les maladies nerveuses, telles que l’aliénation mentale, l’épilepsie, la Iypémanie, l’hystérie, la rage sont l’effet de la possession d’un méchant démon ; alors, ils placent l’unjoun dans la main d’un enfant, et celui-ci y voit bientôt se dessiner les traits hideux de l’esprit qui possède l’infortuné malade. Les sannyasis et les djoguis sont particulièrement habiles dans ce genre de divination. Il y a, au reste, plusieurs espèces de unjoun, sans compter les hazirats ou flammes magiques dans la clarté desquelles on voit les personnages évoqués. Le sarwa unjoun est le mode de divination qui rappelle le plus le procédé égyptien. Pour le mettre en pratique, on prend une poignée de dolichos lablab que l’on réduit en poudre fine après l’avoir carbonisée, et qu’on humecte ensuite d’huile de castor ; on fait brûler cette préparation dans un vase d’argile fraîche nommée lola, et après avoir débité certaine formule, on applique cette composition sur la paume de la main d’un enfant qui ne tarde pas à voir la figure de personnages mystérieux et des esprits (27). Un fait digne de remarque, c’est qu’une des figures que l’enfant voit d’ordinaire apparaître en premier lieu est celle du fourach ou balayeur, auquel succède celle du porteur d’eau ; le fourach reparaît ensuite ; étendant un tapis, puis vient [p. 165] une armée de génies et de démons que termine l’apparition de leur chef sur un trône. Or, l’enfant dont M. le comte Léon de Laborde parle dans la première opération magique exécutée par Achmed vit aussi paraître en premier lieu un soldat turc balayant une place.

Nous n’entrerons pas dans de plus amples détails sur la cataptromantie, et surtout nous n’aborderons pas l’explication de faits encore trop obscurs pour pouvoir être éclaircis d’une manière satisfaisante. Il faudrait, en effet, préalablement déterminer nettement la distinction de ce qui a été phénomène réel et de ce qui n’a été que l’effet de l’adresse et de la fourberie du magicien : distinction difficile quand on n’assiste pas comme nous aux évocations. Il est certain qu’on peut, avec de l’adresse, aller fort loin dans l’ordre prétendu surnaturel ; à tout autre qu’à un Européen éclairé, bien des tours des Philippe et des Robert Houdin sembleraient la preuve qu’il existe des procédés réellement magiques. L’enfant à double vue du premier, qui, les yeux bandés, devine les plus petits objets à une distance considérable et bien qu’ils lui soient cachés par le corps d’une personne, serait certainement tenu pour un incontestable sorcier. Mais-il serait difficile de rendre raison par cette seule hypothèse de tout ce que nous avons rapporté des miroirs magiques.

A notre avis, les compositions particulières que l’on brûle dans ces diverses opérations prétendues diaboliques sont des narcotiques qui, comme le datura stramonium, la jusquiame, l’aconit, la belladone, la mandragore, l’opium, le laudanum provoquent des hallucinations ou sensations fantastiques de la vue, de l’odorat, de l’ouïe. On a déjà remarqué que les herbes réputées magiques chez les Égyptiens sont presque toutes des plantes de la famille des solanées, célèbres par leur action sur l’innervation. Les fakirs, les derviches tourneurs et hurleurs, les santons, les kalenders, les bonzes, les sannyasis se donnent à volonté des extases, des crises nerveuses , des délires réputés sacrés, des visions avec diverses préparations telles que les pilule d’Esrar, l’opiat de Perse, le piripiri (29). C’est ainsi qu’ils se procurent [p. 166]  la vue des djinns, des effries, et de tous les esprits auxquels ils croient d’autant plus fermement qu’ils s’imaginent avoir été en commerce avec eux. Sur certaines organisations, le vin, l’alcool, l’éther, le thé même, pris avec excès, a donné naissance à des effets analogues (30). Un savant médecin qui a voyagé en Orient, M. J. Moreau, vient, dans un livre du plus haut intérêt, de faire connaître les curieux effets du hachisch Ou extrait de chanvre (31). On peut, en en prenant des doses diverses, se mettre dans un état de folie temporaire, et provoquer les hallucinations les plus variées. Le célèbre chimiste Davy, en respirant du gaz protoxyde d’azote, avait obtenu un effet analogue. En présence de tant de faits si nombreux et si bien constatés, de la production de cet état appelé par les médecins paraphrosynie magique, delirium magicum, il devient extrêmement probable que c’est à des électuaires narcotiques, spasmodiques, à des fumigations portant au cerveau et se transmettant du nerf olfactif à toute l’innervation, que l’on avait recours pour compléter l’action des miroirs, déjà extraordinaire par leurs effets de réfraction et de réflexion.

Une fois l’imagination mise dans une véritable diathèse hallucinatoire, la moindre idée qui lui est suggérée s’objective pour elle, et les sens perçoivent comme sensation ce qui n’est qu’une conception délirante : phénomène dont l’aliénation mentale nous rend tous les jours témoins (32), Nous rappellerons seulement l’expérience du [p. 167] célèbre philosophe Gassendi, qui, s’étant frotté d’un bol narcotique que lui avait donné un sorcier, en fut quitte pour une violente agitation et un sommeil agité, stertoreux, des songes fréquents, des cauchemars fatigants ; le sorcier, dont l’esprit était nourri des idées de sabbat, s’étant frotté en même temps que lui du même bol, raconta à son réveil toute la cérémonie du sabbat à laquelle il avait assisté, et félicita Gassendi des honneurs qu’il avait reçus du bouc diabolique, président accoutumé de cette extravagante et fantastique cérémonie. Les exhalaisons qui faisaient prophétiser la Pythie à l’oracle des Brunchides , les boissons d’eau qu’on donnait à cette femme ordinairement épileptique ou hystérique à Colophon, à Delphes, l’eau de la source Cassotis, au-dessus de laquelle était placé le trépied d’Apollon, avaient un effet analogue, grâce sans doute à certaines préparations. On peut faire la même observation pour la fontaine de Mnémosyne située près de l’antre de Trophonius, eau dont l’effet se faisait sentir longtemps sur le cerveau, et laissait, au dire des anciens, un fond de tristesse dans l’imagination de celui qui avait consulté l’oracle. Les Africains obtiennent aussi des hallucinations avec leur eau fétiche (33). Les prêtres ou devins de divers peuples de l’Amérique, et notamment des Tupinambas, à l’aide de longs jeûnes qui débilitaient le corps et provoquaient les visions, comme chez les moines du moyen Age et les solitaires de la Palestine et de l’Égypte, tombaient dans un état de délire extatique durant lequel ils prophétisaient (34).

Mais c’est assez nous étendre sur ces faits qui sortent du domaine de l’archéologie, et je reviens au miroir en question. J’ai dit ce que la note de D. Felix Terceral rapportait au sujet de l’apparition sur une surface polie et éclairée ; de l’image placée au revers de la face convexe du miroir, lorsque l’on exposait cette dernière face vis-à-vis de la surface polie. Or il est fort étonnant de retrouver une propriété toute semblable dans les miroirs magiques japonais. Exposés devant une surface réfléchissante, ces miroirs donnent naissance à une image identique à celle qui est sculptée en relief ç leur revers ; Le savant James [p. 168] Prinsep (35) qui s’était occupé de cet effet mystérieux, en a proposé une explication tout à fait d’accord avec celles que m’ont données deux membres de l’Académie des Sciences, l’un savant physicien, M. Babinet, l’autre M Gambey , l’un des plus habiles opticiens de l’Europe. L’épaisseur de ces miroirs, faits d’un alliage d’étain et de cuivre, comme celui de M. Terceral, est inégale ; mais cette inégalité échappe à l’œil, en sorte que le rayon de courbure de la partie convexe n’est pas le même ; il en résulte donc des foyers différents et la formation de diverses images : or l’on peut calculer les épaisseurs à donner au miroir ou plutôt celles de la figure en relief du revers de manière à produire de l’autre côté une image du même genre que cette figure. En repoussant avec le marteau la partie lisse et convexe, la résistance inégale qu’elle offre en raison de l’épaisseur variable des figures postérieures, donne l’effet cherché.

Ainsi le monument, que nous, décrivons constate en Europe au XVI siècle la connaissance empirique d’un phénomène curieux d’optique qu’on avait également en Asie. Voilà donc la confirmation de ce que nous avons dit en commençant cet article, que sous une enveloppe surnaturelle se cachait souvent dans la magie le germe de procédés scientifiques très-positifs.

C’est probablement par ce phénomène de réflexion qu’il faut s’expliquer ces, figures de dieux ou de démons qui apparaissaient dans l’eau et qui n’étaient autres que celles gravées au revers. Saint Augustin (36) dit formellement que les enchanteurs produisaient sur la sur­ face liquide l’image de ces êtres surnaturels ; il attribue cette pratique magique à Numa : Hydromanteiam facere impulsus est, dit-il en parlant de ce roi, ut in aqua videret imagines deorum vel potius ludi­ ficationes, dæmonum, a quibus andiret quid in sacris constituere atque observare deberet. Notre figure de diable représentée dans la planche, se dessinait par ce moyen sur un corps poli placé de l’autre côté du miroir.

Quelques mots maintenant des inscriptions gravées sur le miroir.

Le nom de Muerte qui s’y lit se rapporte très-probablement à l’accusation dirigée contre son possesseur, et par laquelle on prétendait qu’il faisait apparaître sur une surface liquide le portrait des personnes auxquelles il voulait donner la mort ; elle se rattache évidemment à la croyance à l’envoussure, On se rappelle que celte pratique magique [p. 169] consistait à faire périr la personne à laquelle on portait de la haine en exerçant sur son image certains maléfices, quoiqu’on donnât plus particulièrement ce nom à l’acte par lequel on piquait au cœur la figure en cire de celui que l’on voulait faire périr (37). On sait que l’envoussure, qui s’est retrouvée chez des sauvages de l’Amérique du nord, fut un des crimes dont on accusa le fumeux Trois-Echelles, le sorcier de Charles IX.

Le mot zaps qui se trouve placé au sommet du miroir à droite, près de la partie effacée, est sans contredit le plus digne d’attention. En effet, ce mot se trouve précisément être un de ceux que Clément d’Alexandrie nomme parmi les mots qui portaient le nom de lettres milésiennes , et dont les magiciens se servaient dans les enchantements : ces mots étaient Βέδυ, Ζάψ, Χθών, Πλήχτρον, Σφίγξ, Κναξζδί, Χθύπτης, Φλεγμός, Δρώψ (2),mots qui selon ce père de l’Église étaient tous d’origine phrygienne. Βέδυ, signifiait l’eau et suivant d’autres, l’air ; Ζάψ la mer ; Χθών, la terre ; Πλήχτρον, le soleil ; Κναξζδ,la maladie ; Χθύπτης, le fromage ; Φλεγμός, le lait ; Δρώψ était une sorte de juron (38).

Ainsi- ces lettres milésiennes avaient laissé des souvenirs jusque dans le moyen âge ; fait facile à concevoir, puisque d’après la croyance ancienne il fallait, pour conserver aux mots des invocations leur vertu magique, ne pas même les traduire dans une autre langue, et prendre garde de donner au dieu d’un pays le nom d’un dieu d’un autre (39).

Les noms de Sabaoth, Adonaï, Chérubim, Abraham, Isaac, Jacob cités par Origène et Nicéphore (40) comme prononcés dans les évocations ,se retrouvent encore dans le Grimoire du pape Honorius.

Il est probable que l’on retrouverait également dans les livres de magie les traces des lettres éphésiennes, plus célèbres encore que les milésiennes, et qui avaient le même objet. Ces mots qui nous ont aussi été conservés, que Plutarque (41) nous dit être ceux par lesquels les magiciens appelaient les démons qui dominaient les énergumènes, [p. 170] c’est-è-dire les gens atteints de maladies nerveuses telles que l’aliénation mentale, l’épilepsie, l’hystérie, la catalepsie, ont été aussi cités par saint Clément d’Alexandrie (42) et Hesychius (43) ; ils étaient au nombre de six.

Le mot etam qu’on lit sur le miroir est bien célèbre dans l’histoire de la magie, De Lancre (44) nous apprend que c’était un de ceux dont se servaient les sorciers pour aller au, sabbat, montés à cheval sur un balai, et parcourant ainsi les airs à la façon d’Abaris (45).

Quant au mot bemarrouetak, c’est une locution arabe qui signifie à ta discrétion, et qui s’adressait probablement au diable, entre les mains duquel se remettait le sorcier qui invoquait son assistance.

Nous ignorons le sens du mot teteceme, qui n’est sans doute qu’un autre mot sacramentel.

Un fait ressort de notre travail, c’est que la tradition magique n’a jamais été interrompue, et qu’elle forme une chaîne continue qui lie les temps plus reculés au nôtre. C’est une science mystérieuse qui s’est transmise, comme toutes les sciences ésotériques, par recette, procédés, imitation : C’est ce qui fait l’intérêt de son étude, et doit éveiller notre curiosité.          .

ALFRED MAURY.

 

 

 

NOTES

(1) Gechichte der Magie, 2e auflage. Leipzig, 1844. Voyez aussi D. Tiedemann, Disputatio de questione quæ fuerit artium magicarum origo, Marpurgi, 1787, in-4.

(2) Voy. Ferd. Hoefer, Histoire de la chimie, t, 1. Paris, 1842.

(3) De civit. Dei, lib. VII, c, 35.

(4) Vit. Did. Julian, c, VII.

(5) Apologia ap. Oper. t, II, p, 474 .Parisiis, 1688.

(6) Pausan., lib. VII, C. XXI.

(7) Not. in Spartian., p. 250 (Parisiis, 1603).

(8) Archœlogia grœca, lib. Il, C. XVIII.

(9) Cf. Plin. XXX, c. 2, Delrio, Disquisition. magicar., lib. VII.

(10) Ducange, Glossarium ad scriptores med. et infim, latinit., Ve Specularii.

(11) Poiicratic., lib, l, c. 12 e121.

(12) Olia imperiglia inter scriptores verum brunsvicensium, vol. l, p.,897.

(13) Determinatio Parisiis facta per aimam facultatem theologicam, an. Domin, 1398.

(14) Scriptor. verum italicarum, tom. I, col. 545,293.

(15) La fleur était souvent l’image du diable, témoin les paroles de saint Cyprien : Ipsum malorum principem vidi diabolum… erat autem visio ejus quasi flos. Confess. sancti Cypriani. (Oper. Oxon, 1700), p. 200.

(16) Act. concit., ed. Labbe, tom.1, col. 1791. Cf. Brand, Observations on popular antiquities edited by Ellis, tom. III, p. 31 et sv. (London, 1842).

(17) De incertidudine et vanitate scientiarum, ch. XXVI, trad. Turquet.

(18) Dictionnaire critique de Bayle, au mot Pythagore.

(19) Gilb. Legendre, Traité de l’opinion, tom, IX, p, 139.

(20) Consilia in causis gravissimi. cons. 414, tom. IV, p.254.

(21) De abditis rerum causis, Iib.I, c, XI.

(22) V. Grimoire du pape Honorius avec un recueil des plus rares secrets (Rome, 1670, in-24), p. 27.

(23) La conjuration aux génies, ou démons des quatre points cardinaux, faisait partie du pentacle de Salomon. Elle se rattache à la magie cabalistique. Elle est mentionnée par Wierus et condamnée par la faculté de théologie de Paris: « Quod unus dæmon sit rex orientis et præsertim suo merito, et alius occidentis, alius septentrionis, alius meridiel, error. » Determinat. almœ facultat. theoLog. Parisiens. ann. 1398, p. 26. Les noms que l’on donnait à ces démons appartiennent évidemment à une langue sémitique.

(24) Pseudomonarchia dæmonum (ap. Opera, edit. Amstelod. 1660), t. III, c. XII, § 6, p. 135.

(25) Mémoires, ch. CLXI.

(26) V. Commentaire géographique sur l’Exode et les Nombres, par le comte de Laborde, p. 23 et suiv.

(27) Descrip, du cabinet Blacas ,tom, Il, p. 401, 402.

(28) Qancon e islam, or the customs of the moosulmans of India, by Jaffar Shurreef. Transl. by Herklots, p. 378 (London, 1832).

(29) (Voy. dans Chardin, Voyage en Perse, t. IV, p. 204, le récit du P. Ange de Saint-Joseph, carme et missionnaire dans le Levant,
Aggripa de Nettesheim, dans son ouvrage intitulé : De occult. philosophia, lib. l, C. XLIII, donne précisément comme moyen de produire des visions et des apparitions diaboliques certaines fumigations. Il affirme que les fumigations de graine de lin et de polygonum, mêlées avec des racines de violettes et d’ache, font connaître les choses futures ; que si l’on rait brûler et fumer à la fuis de la coriandre, de l’ache ou de la jusquiame et de la ciguë, on rassemble aussitôt les démons : aussi appelle-t-on ces herbes herbes aux esprits. Nom qui est donné à ces herbes [p. 166] dans les campagnes. Une autre recette d’Agrippa pour faire apparaître des démons et des figures extraordinaires consiste à faire une fumigation de racine de férule, que l’on mêle avec de l’extrait de ciguë, de jusquiame, de baies d’ifs et de pavots noirs. Si l’on ajoute au contraire une dose d’ache, on fait fuir les malins esprits, effets aussi obtenus avec l’assa fœtida, la semence de millepertuis, et qui a fait imposer à ces produits végétaux le nom de fugæ dæmonum. Le datura strarnonium doit encore aujourd’hui à ses propriétés hallucinatoires son nom d’herbe aux sorciers, herbe aux diables, et les fellahs des environs du Caire, contrée dans laquelle il croît en abondance, en font usage dans leurs enchantements et le mêlent aux aliments-de ceux sur lesquels ils veulent jeter des maléfices.

(30) Cf. Root, The horrors or delirium tremens, New York, 1814 ; Macnish, Anatomy of drunkeness, Glasgow, 1829 ; Ch. Roesch, De l’abus des boissoni spiritueuses , ap, Annales d’hygiène publique et de médecine légale, tom, XX, p. 20 et suiv., Hoegh Guldberg, Commentatio de delirio tremente. Hafniæ, 1836.

(31) Du hachisch et de l’aliénation mentale par J. Moreau. Paris, 1845.

(32) Voy. sur ce sujet l’ouvrage plein d’intérêt et auquel l’Académie royale de médecine vient d’accorder un prix, du docteur Baillarger, les savants travaux de MM, Lélut, Calmeil et Leuret, et les deux dissertations que j’ai publiées dans les Annales médico-psychologiques  du système nerveux (mai 1845 et janvier 1846), par l’application de cette étude à l’histoire, à propos des ouvrages de MM. Brière de Boismont et Calmeil. On objectera peut-être que l’hallucination rend bien compte ne la vision, de l’apparition, mais non de la connaissance de l’avenir. Sur ce point nous avouons notre incrédulité ; le hasard a pu faire souvent, l’imagination ; une fois [p. 167] l’événement accompli, s’est représenté la prédiction comme plus claire qu’elle n’était réellement ; enfin, l’hallucination nous faisant voir par les yeux nos propres idées, il n’est point étonnant que quelques-uns aient perçu comme des sensations externe, des faits dont leur esprit était préoccupé, des conceptions qui étaient des prévisions naturelles, et lorsque celles-ci sont venues à se réaliser plus tard elles ont donné ainsi à l’hallucination tout le caractère d’une vision prophétique, Ce dernier cas a été certainement commun.

(33) Voy, R. et T. Lander, Journal d’une expédition au Niger, trad. Belloc, tom. II, p. 133 et suiv.

(34) Cf. mon article Extase dans l’Encyclopédie nouvelle.

(35) Note on the magic. mirors of Japon, Journal of the Asiatic society of Bengal, Vol. I , p. 242 et suiv. (Calcutta, 1832).

(36) De civit. Dei. Lib. VII, c. XXXV.

(37) Cette pratique remonte aussi à la magie antique, ainsi que le rappellent le vers d’Ovide :

Devovei absentes, simulacraque cerra flgit
Et miserum tenues in jecur urget acus.

(Episl. heroid. Hysipyleæ Jasoni, v. 88 et suiv.)

Cf. Valer. Flaceus, lib. VII, 463.

(38) Clém. Alex. Stromat, lib. VII, 463,

(39) Origen, adv.  Cels., I, p. l7, et IV, p. 183. Nicephor. in Synes, p. 362.

(40). Ibid.

(41) Symp., VII, q. 5,

(42) Clem, AIex. 1. c. Cf. Etymologie. magn., ed. Sylb., col. 364.

(43) Hesych Εψέσια γράμματα.

(44) P. de Lancre, Tableau de l’inconstance, etc., p. 247. (Paris, 1620.)

(45) Scribonius, De sagarum natura et potestate, p. 58. (Marpurgi, 1588.)

 

LAISSER UN COMMENTAIRE