Alfred Maury. Songe. Article extrait de « Encyclopédie moderne. Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce. Nouvelle édition entièrement refondue et corrigée de près du double, publiée par MM. Firmin Didot frères sous la direction de M. Léon Renier », (Paris), vol. XXV, 1847, collones 584 à 592.
Louis-Ferdinand-Alfred MAURY (1817-1892). Très tôt, dès 1836, il se consacre à l’étude de l’archéologie des langues anciennes et modernes, de la médecine et du droit. Son poste officiel à la Bibliothèque nationale, puis à la celle de l’Institut, lui permet d’être au centre du dispositif de ses recherches. Dès l’origine membre de la Société des Annales médico-psychologiques, bien de non médecin, il sera un contributeur zèlé de celles-ci. Ses travaux sur le sommeil et les rêves, en particulier l’analyse de ses propres rêves, en font un précurseur, sur bien des points, des théories que développa la psychanalyse, ainsi que la neuro-psychologie. Freud y fait d’ailleurs plusieurs fois référence dans son Interprétation des rêves. L’ensemble de ses travaux sur la question sont réunis dans un ouvrage qui connu plusieurs édition : Le sommeil et les rêves. Etudes psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil. Paris, Didier et Cie, 1861. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 426 p
Mais ce polygraphe érudit, a couvert un plus vaste champ de recherches et, hors ses très nombreux arroches nous avons retenu ces quelques titres :
— EXTASE. Extrait de la “Nouvelle Encyclopédie, ou dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et inductriel, offrant le tableau des connaissances humaines au dix-neuvièmesiècle par ne société de savans et de littérateurs, sous le direction de P. Leroux et J. Reynad”, (Paris), tome V, EPI-FORC, 1843, pp. 183, colonne 1 – pp. 192, colonne 2. [en ligne sur notre site]
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 235-249. [en ligne sur notre site]
Ces recherches comprennent 2 articles distribués en 4 parties, comme suit :
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Deuxième article. Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et au moyen âge. Article paru dans la « Revue d’Archéologie », (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 291-307.
Deux autres articles vient compléter cette première recherche:
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 501-524.
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. deuxième article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie, (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 657-677.
— Sur un miroir magique. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 2e année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1846, pp. 154-170. [en ligne sur notre site]
— Histoire des Grandes Forêts de la Gaulle et de l’ancienne France. Précédée de recherches sur l’histoire des forêts de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Iatlie, et de considérations sur le caractère des forêts des diverses parties du globe. Paris, A. Leleux, 1850. 1 vol. in-8°, VI p., 328 p.
—Histoire des religions de la Grèce antique, depuis leur origine jusqu’à leur complète constitution. Tome premier: La religion héllénique depuis les temps primitifs jusqu’au siècle d’Alexandre. – Tome II. Paris, De Ladrange, 1857. 3 vol. in-8°, (XII p., 608 p.) + (2 ffnch., 551 p.) + (2 ffnch., 548 p.).
Fragment d’un mémoire sur l’histoire de l’astrologie et de la magie dans l’Antiquité et au Moyen Age. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 16e année, n°1, avril 1859 à septembre 1859, pp. 1-24. [en ligne sur notre site]
— La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen-age ou étude sur les superstitions païennes qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Paris, Didier et Cie, 1860. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 450 p. [Plusieurs réédition, augmentées]
— Croyances et Légendes de l’antiquité. Essais de critique appliquée à quelques points d’histoire et de mythologie. Paris, Didier et Cie, 1863. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 412 p., 2 ffnch.
— Croyances et légendes du moyen-âge. Nouvelle édition des fées du moyen-âge et des légendes pieuses publiée d’après les notes de l’auteut par MM. Auguste Longnon et G. Bonet-Maury. Avec une préface de M. Michel Bréal. Paris, Honoré Champion, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., LXII p., 1 fnch., 459 p., portrait de l’auteur.
Les [colonne] renvoient aux numéros de la colonne originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
Collage Delmeire François-Xavier » Comme un dernier rêve ».
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SONGE. (Psychologie.) Le songe est proprement cet ensemble de figures, d’idées, d’images que l’imagination présente à notre esprit durant le sommeil, et dont l’étonnant mais presque toujours incohérent assemblage, constitue ce que l’on appelle le rêve.
Les anciens et les philosophes de l’école scolastique ou spéculative ont longuement disserté sur la cause des songes, sur la manière dont ils se produisent. Il y a là en effet une question de physiologie philosophique fort épineuse et ce n’est que depuis que la psychologie a commencé d’entrer en France dans la voie de l’observation, et qu’elle a emprunté sa méthode à la physiologie proprement dite, qu’elle a pu arriver à établir à cet égard une explication plausible.
Bichat (1) voyait dans les rêves le résultat d’un sommeil partiel, d’un sommeil qui ne s’étend pas à tous les organes, à toutes les facultés, et dans lequel l’imagination, la mémoire et le jugement, parfois même la locomotion et la voix, restent en exercice. Les sensations et les perceptions sont seules suspendues.
Cabanis fit très-bien observer que dans l’état de rêve la volonté n’entre pas en jeu, que l’action des sens extérieurs est suspendue et que les influences intérieures réagissent seules sur le cerveau. C’est dans cet organe qu’une grande partie de la puissance nerveuse est alors concentrée ; et l’esprit demeure alors abandonné, soit à ses propres impressions, soit à [colonne 585] celles qui sont encore reçues par les extrémités sentantes internes, sans que les impressions venues des objets extérieurs puissent les balancer et les rectifier (2).
Maine de Biran (3) montra fort bien que tous les phénomènes qui se produisent durant le sommeil s’expliquent par la suspension momentanée de la volonté ou de la puissance d’attention. Il fît sentir tout ce que l’explication de Bichat, qui avait été une première mais imparfaite tentative d’explication réellement scientifique, avait d’inexact. Combinant les idées de Cabanis aux vues de Barthez, il s’éleva à une théorie vraiment complète des songes. Il nous montra que le sommeil se produit dès qu’il y a une concentration des forces sensitives et motrices dans l’organe cérébral, concentration qui tend à affaiblir peu à peu les communications sympathiques de ce centre avec les parties qui lui sont soumises, et à ôter ainsi au centre moteur son empire et aux organes mobiles leur obéissance. Puisque la volonté se retire pendant le sommeil, il n’y a plus dans l’entendement qu’une faculté passive de sentir ou de recevoir des impressions et d’en être affecté d’éprouver, par suite des dispositions naturelles ou acquises des organes, certains appétits ou penchants; d’avoir les intuitions et les images des objets relatifs à ces appétits de réaliser ces images au dehors, de se les représenter dans un certain ordre d’association nécessaire ou accidentel; telles sont les facultés qui subsistent dans l’absence de la volonté.
Quand le songe se produit, la faculté d’attention ne subsiste plus. C’est ce que démontrent l’incohérence, l’absurdité, la contradiction des rêves. Les espèces d’intuitions vives qui remplissent alors notre imagination prennent naissance spontanément, et se succèdent entre elles au hasard, ou, pour mieux dire, suivant l’ordre du développement des actions organiques. De là l’analogie du rêve et de l’hallucination (Voy. ce mot), analogie qui a été reconnue par plusieurs psychologistes. En effet, dans l’hallucination, par suite d’un état morbide du système nerveux, agent spécial de la volonté, celle-ci se retire et l’imagination agit d’elle-même tout à fait automatiquement. Si les images sensibles qui s’offrent à notre esprit sont toujours accompagnées de la foi à l’existence réelle des objets qu’elles représentent, cela tient à l’absence de toute impression directe envoyée par les sens extérieurs et à la concentration des forces sensitives dans l’imagination. Dans l’état de veille l’imagination éveille de même à la pensée des images sensibles ; mais ces fantômes ne sauraient [colonne 586] enfanter une persuasion réelle, parce qu’elle est continuellement détournée par les impressions plus vives des objets réels qui les effacent. Cependant, si l’esprit vient à se laisser aller tout entier à ces images et à suspendre son attention, ce qui a lieu dans la réverie, la foi à ces chimères devient alors plus vive ; on fait des châteaux en Espagne, et il y a là un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, une sorte de rêve, ce qu’exprime fort bien ce mot de rêverie. Un phénomène analogue se passe dans les hallucinations que j’ai appelées hypnagogiques, et qui préparent le sommeil (4).
Jouffroy, qui a.complété les observations de Maine de Biran (5), a parfaitement fait voir l’extrême analogie qui existe entre l’état de rêve et de rêverie. « Dans le Château en Espagne, dit-il, l’illusion n’est que très-rarement, peut-être jamais, aussi complète que dans le rêve ; c’est que quand nous rêvons éveillés, nos sens ne sont pas, les uns fermés, les autres engourdis, comme dans le sommeil. Ils apportent donc de l’extérieur des sensations plus nombreuses et plus vives. Bien que l’esprit préoccupé n’y fasse pas grande attention, cependant elles l’entretiennent sourdement dans la conscience de sa situation. Cette conscience nous revient aussi de temps en temps dans les rêves, surtout quand le sommeil n’est pas très-profond comme il arrive le matin dans le voisinage du réveil, ou lorsque nous sommes indisposés. Mais dans le sommeil profond, au milieu du silence de la nuit, ou lorsque ce silence n’est interrompu que par des bruits qui nous sont familiers, les sensations de l’extérieur sont si sourdes, si rares ou si indifférentes, que rien ne distrait l’esprit de ses pensées. Il y est tout entier et sans partage. On ne doit donc pas s’étonner si l’illusion est plus forte, si même elle est complète tant qu’aucune cause ne vient distraire l’intelligence et la rappeler à la conscience de la réalité.
« Tantôt, continue Jouffroy, cette cause est une sensation vive ou extraordinaire venant du dehors qui attire l’attention de l’esprit et rompt sa préoccupation. C’est ce qui arrive aussi dans la veille, lorsqu’au milieu d’une rêverie agréable ou pénible quelqu’un nous adresse la parole ou nous frappe sur l’épaule. Tantôt cette cause sort du rêve lui-même, lorsqu’il nous présente des circonstances si invraisemblables qu’elles choquent notre jugement, si agréables ou si fâcheuses que nous ne pouvons nous empêcher de rechercher si notre bonheur ou notre malheur est bien certain. Il arrive dans ces deux cas que, sans éveiller les sens, notre esprit, par la seule [colonne 587] réflexion, retrouve la conscience de sa situation. Nous nous disons que nous rêvons, et que nous ne sommes ni si heureux ni si malheureux que nous pensions. Quand le rêve est beau, nous avons même du regret d’avoir réfléchi, et nous cherchons à retomber dans l’illusion ; tantôt enfin l’illusion se dissipe, par cela seul que nos sens sortent peu à peu de l’état de sommeil. C’est ce qui arrive dans les rêves du matin. Les sens reposés se dégourdissent peu à peu et tous les bruits qui s’étaient tus durant la nuit renaissant autour de nous, les sensations de l’extérieur nous arrivent plus vives et plus nombreuses. Notre esprit, sollicité en même temps par ces sensations et par les idées qui l’occupent, n’est ni tout à fait dupe ni tout à fait détrompé ; il se berce pour ainsi dire entre l’illusion et la réalité. Il sent qu’il ne tient qu’à lui de s’éveiller, et que le moindre effort suffirait pour achever de dissiper un engourdissement qui s’en va. Il sent aussi qu’en demeurant tranquille et en continuant de contempler ses idées, il peut prolonger l’état où il se trouve. En un mot, il a parfaitement conscience qu’il tient entre ses mains le sommeil et la veille, et qu’il peut ordonner l’un ou l’autre. Rarement sortons- nous du sommeil tout à fait naturellement. Cette hésitation finit presque toujours par un acte de l’alme qui dissipe volontairement le reste d’assoupissemeut qui fermait nos yeux. »
A quoi tient l’incohérence, la bizarrerie de l’inconséquence des rêves ? Très-vraisemblablement à ce que l’association des idées ne s’opère pas d’après les lois de la logique, de la raison, mais suivant des analogies de toute espèce, analogies de sons, de temps (lorsque des idées sont entrées dans l’esprit à la même époque), de figures, etc. L’ordre n’est pas arbitraire ; mais au lieu d’être réglé sur un mobile déterminé, sur un but vers lequel la volonté dirige toutes les idées, il s’établit de lui-même. A ces causes viennent s’ajouter les sensations sourdes que nous recevons par les sens et qui prennent des rôles. « Un air qu’on joue sous nos fenêtres, écrit à ce sujet Jouffroy, devient tout à coup pendant notre sommeil une circonstance du songe que nous faisons. » Il en est de même de tous les bruits que nous entendons. De là des séries d’idées qui n’ont pas leur raison dans la précédente et qui rompent la chaîne de l’association.
Le même phénomène se présente aussi chez le fou, chez le fébricitant qui délire. La force d’attention s’est affaiblie, elle a presque complètement disparu, et les idées ne s’enchainent plus sous l’œil et la direction de la volonté. Lorsqu’on jette les yeux sur les étranges compositions de certains maniaques, ou qu’on écrit leurs discours, on reconnait facilement t’exactitude de cette observation. On voit que [colonne 588] des mots de consonnance semblable s’appellent entre eux, et amènent à leur suite les idées qu’ils représentent, que les objets évoquent dans l’imagination les objets que l’aliéné a observés dans des circonstances identiques ou analogues. Et à travers celasejettent certaines idées tout à fait étrangères, déterminées par certaines sensations internes ou externes, par exemple une douleur de l’épigastre ou le bruit d’une voiture.
Les songes offrent en eux-mêmes quelque chose de trop extraordinaire, ils produisent quelquefois une impression trop vive sur l’imagination, pour qu’ils n’aient pas donné naissance à des idées superstitieuses. On les a regardées comme des communications de la Divinité (χρηματισμός), comme des visions des choses futures (όραμα). Cette croyance a régné chez tous les peuples anciens, eu Égypte, en Judée, en Assyrie, en Perse, chez les Grecs et les Romains ; elle subsiste encore chez les Chinois, les Hindous, les populations musulmanes. Les Indiens d’Amérique, de même que les Nègres de l’Afrique, ont une grande foi aux songes ; enfin bon nombre de personnes peu éclairées et crédules y ont encore une certaine confiance. On peut même citer des hommes fort instruits à d’autres égards, tels que Franklin, qui ont ajouté foi à leurs songes (6).
Comme nous voyons souvent en songe des êtres qui nous sont chers et que nous avons perdus, êtres dont les traits se retracent avec une grande vivacité à notre imagination, il en est résulté naturellement la croyance que les morts peuvent nous apparaitre durant le sommeil. On attribua d’abord aux âmes des morts, aux mânes, la puissance d’envoyer des songes. On en fit aussi un des attributs de la terre où les âmes étaient supposées résider, de Mercure, la divinité conductrice de ces mêmes âmes. La charlatanerie s’empara de cette superstitieuse croyance. Une science chimérique destinée à donner des règles sur l’interprétation des songes prit naissance ; ce fut l’onéirocritique, dont les Grecs attribuaient l’invention à Amphictyon, et dont l’antiquité nous a légué plusieurs traités, entre lesquels le plus célèbre est celui d’Artémidore.
Certains peuples, notamment les habitants de Telmissus et de Gadès avaient une grande réputation dans l’onéirocritique ou onéirocopie.
Dans l’antiquité, des charlatans couraient les rues, en faisant métier d’expliquer les songes [colonne 589] pour de l’argent, débitant des tablettes et des petits écrits d’onéirocritique : et cette spéculation sur la crédulité publique s’est continuée jusqu’à nos jours (7).
Toutefois, malgré cette foi dans les songes, le peuple conserva encore assez de bon sens et d’observation pour reconnaître le caractère purement chimérique de certains d’entre eux et l’on distingua de bonne heure les songes qui avaient un sens prophétique de ceux qui en étaient dépourvus. On fit sortir les premiers par la porte de corne et les seconds par la porte d’ivoire.
L’opinion que les songes sont souvent prophétiques fut si répandue dans l’antiquité, que les plus grands esprits n’ont pu s’y soustraire. Platon explique la prétendue vue que l’âme peut avoir en songe des choses futures, parce qu’il la suppose alors moins soumise à l’influx du corps. Cette opinion qui fut aussi celle de Xénophon (8) et qui semble avoir été celle de Socrate, est reproduite par Cicéron (9). Marc-Aurèle et plusieurs libres penseurs de l’antiquité n’ont pu échapper à cette superstition (10) qui se retrouve chez Montaigne, Pasquier et presque tous les hommes du seizième siècle.
Les chrétiens qui héritèrent des idées superstitieuses que les Grecs et les Hébreux avaient sur les songes, ont consacré cette croyance dans leur Évangile (11). Nous voyons un ange avertir en songe Marie et Joseph de fuir en Égypte, afin d’éviter la persécution d’Hérode. La belle-mère de Pilate est elle-même agitée de songes prophétiques à l’occasion de la mort de Jésus. Sans doute l’Église catholique, par les canons des conciles, défendit de chercher à interpréter les songes ; mais ce n’est pas qu’elle vit là une science chimérique ; c’était à ses yeux une curiosité impie et diabolique. Et la plupart des auteurs ecclésiastiques de toutes les époques, s’appuyant sur le témoignage incontestable des Livres Saints, ont soutenu que les rêves peuvent être envoyés par Dieu (12).
Enfin, de nos jours, les partisans du mesmérisme, les dupes du magnétisme animal ont renouvelé cette superstition des anciens et [colonne 590] cherché à établir qne dans certains cas les rêves ont été de véritables révélations de l’avenir due à une faculté qui se développe en certains cas dans l’homme, la prévision (13).
La réponse à toutes ces imaginations se trouve déjà en partie dans le traité de la Divination dans le sommeil, dû à Aristote ou sorti du moins de son école. Dans ce traité on fait voir que la raison repousse la possibilité de toute divination par les rêves. Comment admettre, en effet, que les songes nous soient envoyés par la Divinité, quand on voit les hommes les plus vulgaires recevoir cette faveur, dont sont privés les plus sages et les meilleurs ? Une fois qu’on a écarté cette cause divine, il n’en reste plus une seule qui puisse paraître de quelque poids. Les rêves ne peuvent donc être considérés que comme les causes de certains phénomènes, ou comme des signes, ou comme de simples coïncidences. En tant que causes, ils peuvent produire dans le corps certaines modifications, ou bien comme signes ils peuvent être les symptômes de quelques dispositions physiques, auxquelles le médecin fera bien de s’attacher sérieusement. Il n’est pas même besoin d’être médecin pour tirer de là des indications hygiéniques qui peuvent avoir de l’importance. Dans le sommeil, et par suite dans le rêve les moindres sensations semblent considérables, et l’on y peut découvrir souvent, si on sait les interroger, le germe des maladies qui commencent et qu’il est bon d’observer dès le début. D’autre part, on peut aussi supposer que certaines impressions reçues dans le rêve ont été cause de certaines actions qu’on accomplit ensuite dans la veille à l’inverse, nous reproduisons souvent dans nos rêves ce qui nous a frappés durant le jour. Voilà comment les songes peuvent être pris pour des causes ou pour des signes de certains phénomènes mais le plus ordinairement les rêves ne sont que de pures coïncidences ; vouloir y trouver autre chose, c’est s’abuser et c’est là ce qui fait que la plupart des songes ne se réalisent pas.
Une autre preuve, continue Aristote (ou l’auteur, quel qu’il soit, du traité cité), que les dieux n’ont rien à faire dans les songes, c’est qu’il y a des animaux qui rêvent on ne peut certes pas dire que les dieux veulent révéler l’avenir à des brutes. D’autre part, des gens tout à fait inférieurs ont souvent des rêves qui se sont réalisés. Le tempérament peut aussi jouer un grand rôle. Les gens qui ont beaucoup de rêves finissent par en avoir quelques-uns qui se réalisent ; or, il n’y a là qu’une simple coïncidence, d’où l’on ne peut tirer aucune conséquence positive. Si des [colonne 591] natures vulgaires ont pu voir quelquefois l’avenir en songe, c’est que ces âmes-là sont vides de toute idée ; elles réfléchissent fort peu. Comme leur propre pensée ne les occupe pas, elles ressentent plus vivement dans la nuit, qui est toujours pfus calme, les impressions qu’elles ont reçues pendant le jour ; les mouvements qu’elles éprouvent produisent des images que ces gens-là appliquent ensuite à des cas analogues et parfois il leur arrive de rencontrer juste. C’est ce que l’on peut remarquer aussi dans quelques tempéraments extatiques, où les mouvements propres sont très-faibles, et qui sont très-sensibles par conséquent aux mouvements étrangers. Si l’on prévoit quelquefois ce qui doit arriver à des personnes qu’on aime, c’est que durant la veille on est fort occupé d’elles ; et d’après les notions nombreuses et exactes qu’on en a, il est assez simple qu’on devine parfois ce qui les concerne. On comprend, du reste, sans peine quelle est l’habileté des gens qui expliquent les songes elle consiste uniquement à saisir les ressemblances. Ainsi, quand les objets sont réfléchis dans un liquide agité, l’homme le plus habile à discerner les ressemblances sera celui qui, de ces traits épars et vacillants, reconstituera les objets entiers, ici un homme, là un cheval, ou tel autre objet. Voilà le rôle de l’interprète des songes ; il reconstitue les idées entières sur les fragments incomplets que les songes nous présentent (14).
Toutes ces réflexions décèlent une grande pénétration et l’esprit le plus judicieux. Toutes ces observations sont parfaitement d’accord avec ce que la physiologie psychologique a constaté depuis que les sciences ont abandonné les spéculations et les théories métaphysiques. La séméiotique peut tirer des songes d’utiles inductions (15) et c’était très-vraisemblablement sur ce principe qu’était fondé l’usage de l’incubation, qui dans l’antiquité se pratiquait dans le temple des divinités médicales (16), et qui après l’établissement du christianisme donna naissance au culte de certains saints, qui, tels que saint Côme et saint Damien (17) ou saint Cyr et saint Jean (18), révélaient en songe aux malades les remèdes dont ils devaient faire usage. On pourrait aussi trouver là l’origine des prétendues connaissances médicales des somnambules. La charlatanerie se sera emparée de quelques faits de ce genre pour fonder dessus une prétendue théorie de la connaissance des remèdes. [colonne 592]
Il y a certainement dans l’onéirocritique quelques observations judicieuses, dont la semeïotique pourrait tirer parti. Les anciens s’étaient fort bien aperçus que les rêves faits sous l’influence d’une digestion pénible présentaient à l’imagination des figures plus incohérentes et plus confuses, et voilà pourquoi ils recommandaient la diète à ceux qui voulaient observer leurs songes.
Il est certainque quand rien ne trouble l’économie, le sommeil est plus calme, les impressions faites sur l’imagination durant la veille déterminent seules les images du rêve, lequel présente par suite plus de vraisemblance et de cohérence. C’est en ce moment que se produisent souvent ces rêves d’une grande lucidité ; et lorsque l’esprit est fortement préoccupé d’une idée, d’un travail, d’une recherche quelconque, l’imagination agit dans le sens de cette idée, de ce travail, de cette recherche, sans qu’il soit nécessaire que l’attention la dirige (Voy. Somnambulisme). C’est ce qui a lieu pour ces mathématiciens qui ont résolu des problèmes en rêve, ou ces poëtes, ces musiciens qui ont fait des vers, composé des morceaux de musique, en songe (19). Ces créations de l’esprit se font alors naturellement et sans efforts ; elles ont lieu réellement instinctivement.
« S’il m’était permis de développer un projet beaucoup trop vaste pour mon temps, écrit Maine de Biran, et surtout pour mes moyens, je pourrais faire voir premièrement comment l’étude des songes et leur distinction en classes serait utile au physiologiste et au médecin, en lui manifestant dans certains cas quels sont les organes essentiellement altérés, ou excités d’une manière anomale ou vicieuse, dont l’influence sympathique, active et prédominante sur le cerveau, détermine le plus fréquemment des accidents pendant le sommeil ou des songes de tel caractère et de telle espèce. » (20)
ALFRED Maury.
Notes
(1) Recherches physiologiques sur la vie et la mort.
(2) Rapports du physique et du moral de l’homme, du sommeil.
(3) Œuvres philosophiques, t. Il p. 213 et suiv.
(4) Voy. mon Mémoire sur les Hallucinations hypnagogiques, Annales Médico-Psychologiques du système nerveux, janvier 1848.
(5) Mélanges philosophiques ; Parts, 1833, p. 336.
(6) C’est ce que nous apprend Maine de Biran. M. Sauvet a cité un homme qui avait fini par croire à ses rêves à force d’eu être obsédé. Annal. Médico-psichol. du système nerveux, t. III, p. 505. Ce phénomène se rattache aux folles qui se sont déclarées après de fortes impressions reçues en songe, et dont on trouve de nombreux exemples. Voyez pour un exemple de ce genre Raout Glaber, lib. II, cap. XI.
(7) II y a quelques années on entendait encore dans les rues de Paris des hommes qui vendaient des petits livres sur l’interprétation des songes, et qui s’annonçaient par ces paroles : Avez-vous rêvé de chien, avez-vous rêvé de chat ?… A Rome on voit, par Pline (I ,12), que les interprètes de songes étaient tombés dans un grand discrédit.
(8) Xenoph. Cyropœd., VIII, 7.
(9) Cicéron, de Senectute, XXII.
(10) Voy. à ce sujet Suétone et les historiens de Histoire Auguste.
(11) Tel fut le motif pour lequel les scholastiqnes qui adoptaient d’ailleurs les idées d’Aristote, durent cependant les moduler sur ce point ; Voy. à ce sujet le traité d’Albert le Grand De somnio et vigilia.
(12) Voy. les dictionnaires de théologie.
(13) Voy. Deleuze, Mémoire sur la faculté de prévision, publié par Mialle ; Paris, 1836.
(14) Aristot. De Divinat. Somn., ap. Parva Naturalia.
(15) Voy. Double, Considérations seméiologiques sur les Songes, dans le Journal général de Médecine, tome XVII. [en ligne sur notre site]
(16) Voy. mon Mémoire sur le Sosthenium, Revue archéologique, tome VI, p. 150 et suiv.
(17) Voy. Mémoire cité.
(18) Mai. Spicileg. roman., tom. III p. 323, 652, 661.
(19) On connaît la célèbre anecdote de la sonate du diable de Tartini, que ce compositeur s’imagina un jour entendre en rêve et exécutée par le diable, auquel il avait donné son violon.
(20) Voyez, outre les excellentes Dissertations de Maine de Biran et Th. Jouffroy ;
R. Macnish, The Philosophy of Sleep ; Glascow, 1830, in-8°.
Pierquin, Mémoires sur les Songes, le sommeil, etc. ; Montpellier, 1859, in-8°.
Macario, Des Rêves considérés sous le rapport physiologique et pathologique, dans les Annales Médico-Psychol. du système nerveux, tom. VIII.
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