Alfred Maury. De certains faits observés dans les rêves et dans l’état intermédiaire entre le sommeil et la veille. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 3esérie, tome III, avril 1857, pp. 157-176.
Louis-Ferdinand-Alfred MAURY (1817-1892). Très tôt, dès 1836, il se consacre à l’étude de l’archéologie des langues anciennes et modernes, de la médecine et du droit. Son poste officiel à la Bibliothèque nationale, puis à la celle de l’Institut, lui permet d’être au centre du dispositif de ses recherches. Dès l’origine membre de la Société des Annales médico-psychologiques, bien de non médecin, il sera un contributeur zèlé de celles-ci. Ses travaux sur le sommeil et les rêves, en particulier l’analyse de ses propres rêves, en font un précurseur, sur bien des points, des théories que développa la psychanalyse, ainsi que la neuro-psychologie. Freud y fait d’ailleurs plusieurs fois référence dans son Interprétation des rêves. L’ensemble de ses travaux sur la question sont réunis dans un ouvrage qui connu plusieurs édition : Le sommeil et les rêves. Etudes psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil. Paris, Didier et Cie, 1861. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 426 p
Mais ce polygraphe érudit, a couvert un plus vaste champ de recherches et, hors ses très nombreux arroches nous avons retenu ces quelques titres :
— EXTASE. Extrait de la “Nouvelle Encyclopédie, ou dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et inductriel, offrant le tableau des connaissances humaines au dix-neuvièmesiècle par ne société de savans et de littérateurs, sous le direction de P. Leroux et J. Reynad”, (Paris), tome V, EPI-FORC, 1843, pp. 183, colonne 1 – pp. 192, colonne 2. [en ligne sur notre site]
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie» , (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 235-249. [en ligne sur notre site]
Ces recherches comprennent 2 articles distribués en 4 parties, comme suit :
— Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Deuxième article. Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et au moyen âge. Article paru dans la « Revue d’Archéologie », (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1844, pp. 291-307.
Deux autres articles vient compléter cette première recherche:
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. Premier article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie », (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 501-524. [en ligne sur notre site]
— Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et le moyen âge. Deuxième article. Article paru dans la « Revue d’Archéologie », (Paris), Presses Universitaires de France, 1ère année, n°1, 15 octobre 1844 au 15 mars 1845, pp. 657-677.
— De l’Hallucination au point de vue philosophique et historique ou examen critique de l’opinion émise par M. Brierre de Boismont, touchant les caractères auxquels on doit reconnaître l’hallucination chez certains personnages célèbres de l’histoire. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 1845, tome V, pp. 317-338. — Suivi par la Réponse de M. Brierre de Boismont à la critique de M. Maury. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 1845, tome V, pp. 339-341. [en ligne sur notre site]
— Sur un miroir magique. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 2e année, n°1, 15 avril au 15 septembre 1846, pp. 154-170. [en ligne sur notre site]
— Sorcier, Sorcellerie. Article extrait de « Encyclopédie moderne. Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce. Nouvelle édition entièrement refondue et corrigée de près du double, publiée par MM. Firmin Didot frères sous la direction de M. Léon Renier », (Paris), vol. XXV, 1847, colonnes 592-596. [en ligne sur notre site]
— Histoire des Grandes Forêts de la Gaulle et de l’ancienne France. Précédée de recherches sur l’histoire des forêts de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Iatlie, et de considérations sur le caractère des forêts des diverses parties du globe. Paris, A. Leleux, 1850. 1 vol. in-8°, VI p., 328 p.
—Histoire des religions de la Grèce antique, depuis leur origine jusqu’à leur complète constitution. Tome premier: La religion héllénique depuis les temps primitifs jusqu’au siècle d’Alexandre. – Tome II. Paris, De Ladrange, 1857. 3 vol. in-8°, (XII p., 608 p.) + (2 ffnch., 551 p.) + (2 ffnch., 548 p.).
— Fragment d’un mémoire sur l’histoire de l’astrologie et de la magie dans l’Antiquité et au Moyen Age. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 16e année, n°1, avril 1859 à septembre 1859, pp. 1-24. [en ligne sur notre site]
— La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen-age ou étude sur les superstitions païennes qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Paris, Didier et Cie, 1860. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 450 p. [Plusieurs réédition, augmentées]
— Songe. Article extrait de « Encyclopédie moderne. Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce. Nouvelle édition entièrement refondue et corrigée de près du double, publiée par MM. Firmin Didot frères sous la direction de M. Léon Renier », (Paris), vol. XXV, 1847, collines 584 à 592. [en ligne sur notre site]
— Des Hallucinations du mysticisme chrétien. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », 2e série de la nouvelle période, tome 8, 1854 (pp. 454-482). [en ligne sur notre site]
— Fragment d’un mémoire sur l’histoire de l’astrologie et de la magie dans l’Antiquité et au Moyen Age. Extrait de la « Revue archéologique », (Paris), 16e année, n°1, avril 1859 à septembre 1859, pp. 1-24. [en ligne sur notre site]
— Croyances et Légendes de l’antiquité. Essais de critique appliquée à quelques points d’histoire et de mythologie. Paris, Didier et Cie, 1863. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 412 p., 2 ffnch.
— Croyances et légendes du moyen-âge. Nouvelle édition des fées du moyen-âge et des légendes pieuses publiée d’après les notes de l’auteut par MM. Auguste Longnon et G. Bonet-Maury. Avec une préface de M. Michel Bréal. Paris, Honoré Champion, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., LXII p., 1 fnch., 459 p., portrait de l’auteur.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 157]
DE
CERTAINS FAITS OBSERVÉS DANS LES RÊVES
ET DANS L’ÉTAT INTERMÉDIAIRE
ENTRE LE SOMMEIL ET LA VEILLE.
par
ALFRED MAURY.
Je ne connais pas de phénomène psychologique qui soit d’une nature plus surprenante que le sommeil. C’est un état qui se reproduit tous les jours, et dont tous les jours la cause nous échappe et les effets demeurent environnés de la même obscurité. On a proposé bien des théories du sommeil ; elles ont eu le sort de toutes les théories métaphysiques qui se succèdent, comme les modes, sans qu’aucune puisse jamais fixer le goût et établir un empire durable. On revient quelquefois à des théories délaissées, mais ces retours sont encore plus éphémères que leur première vogue. Faut-il croire que cela tient à l’impossibilité radicale de pénétrer notre nature intime, ou le défaut de [p. 158] méthode et le peu de continuité dans les observations doivent-ils être regardés comme les obstacles qui se sont jusqu’à présent opposés à une bonne étude du sommeil ? J’incline pour la seconde hypothèse, et sans prétendre qu’on arrive jamais à résoudre tout le problème, je crois qu’on en peut éclairer quelques obscurités par des observations bien faites. Dans deux mémoires publiés, il y a quelques années, j’ai essayé de le montrer, et j’ai appliqué sur moi-même un procédé d’observation qui peut devenir la source d’un véritable ordre de découvertes psychologiques. Depuis cette époque j’ai poursuivi, dans le même but et le même esprit, cette étude intéressante, et je veux consigner aujourd’hui, en quelques pages, les nouveaux résultats auxquels j’ai été conduit. Mais avant d’entrer dans une analyse où je suis forcé substituer souvent l’énoncé des faits aux minutieux détails du moyen par lequel j’y suis arrivé, je dois dire quelques mots de ma méthode d’expérimentation, et mettre par conséquent le public en état d’apprécier le degré de confiance qu’il peut avoir dans mes observations. Je tiens d’autant plus à le faire, que c’est par la méthode d’expérimentation que pèchent en général les métaphysiciens.
Je m’observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil, au moment où le sommeil me gagne ; je note exactement dans quelles dispositions je me trouvais avant de m’endormir, et j’ai recours à la personne qui est près de moi pour m’éveiller, à des instants différents de mon sommeil plus ou moins éloignés du moment d’assoupissement. Je rapproche les rêves ou les phénomènes observés à diverses époques, comparant ceux qui se sont produits dans des conditions analogues, et notant les différences.
L’observation à deux est presque toujours de rigueur, car avant que l’esprit ait repris conscience de lui-même, il se passe des faits psychologiques dont la mémoire se conserve après le réveil, mais qui sont liés à des manifestations qu’autrui seul peut constater. Ainsi. les mots qu’on prononce assoupi ou clans un [p. 159] rêve agité, doivent être entendus par quelqu’un qui vous les puisse rapporter. Il n’est pas jusqu’aux gestes et aux attitudes qui n’aient aussi leur importance. Enfin, ce qui rend indispensable le concours d’une seconde personne, c’est l’impossibilité où vous seriez de vous éveiller à un moment donné, par un procédé mécanique, comme vous le faites avec l’aide d’une main complaisante. Il va sans dire que pour être en position de recueillir des observations utiles, il faut être prédisposé à la rêvasserie, aux rêves, sujet à ces hallucinations hypnagogiques que j’ai décrites dans un premier travail ; tel est précisément mon cas. Peu de personnes rêvent plus vite, aussi fréquemment que moi ; fort rarement le souvenir de ce que j’ai rêvé m’échappe, et la mémoire de mes rêves persiste souvent pendant plusieurs mois, aussi fraîche, je dirai volontiers aussi saisissante, qu’au moment de mon réveil. De plus je m’endors aisément le soir, et dans ces courts instants de sommeil, je commence des rêves dont je puis vérifier au bout de quelques secondes la relation avec ce qui m’occupait précédemment. Enfin le moindre écart dans mon régime, le moindre changement dans mes habitudes, fait naître en moi des rêves ou des hallucinations hypnagogiques, en désaccord complet avec ceux de ma vie de tous les jours. J’ai donc presque constamment en main la mesure des effets produits par des causes que j’ai pu apprécier.
Maintenant que le public est dans le secret de ma méthode et dans la confiance de mon tempérament, je vais me représenter devant lui tour à tour assoupi ou endormi, et lui dire ce qu’il m’est advenu. J’aurai d’ailleurs besoin de le mettre encore plus dans la confidence de mes faiblesses el de mes défauts. Dans des observations de cette sorte, où l’âme cherche à découvrir comment elle agit, il lui faut s’ouvrir avec simplicité et candeur aux regards de l’observateur, et comme celui qui pose devant un peintre, laisser à tous ses mouvements leur aisance et leur naturel. Non-seulement j’ai besoin de mettre de côté mon amour-propre individuel, mais encore mon orgueil d’homme et presque [p. 160] ma dignité de créature de Dieu. C’est que cette intelligence dont nous sommes si fiers, il me la faut montrer passant à tout instant par des alternatives de force et de faiblesse, Rien n’est plus humiliant que de voir un moment de sommeil ou d’assoupissement nous ravaler, comme on le verra tout à l’heure, au niveau de l’enfant qui vagit ou du vieillard qui radote ; il est triste d’avoir à constater notre misère et d’étudier des phénomènes qui nous mettent constamment en présence d’une décomposition on d’une suspension de la pensée voisine de la mort. Mais le philosophe trouve dans la satisfaction d’une vérité découverte la consolation des faits désolants qu’elle peut nous révéler, et si la curiosité qui nous pousse à scruter les merveilleux détails de notre organisation physique nous fait aisément surmonter le dégoût des chairs mortes et dei, cadavres éventrés, l’intérêt qu’excite la connaissance psychologique de l’homme nous fera passer par-dessus les tristesses que le spectacle de l’intelligence humaine sous toutes ses phases peut nous réserver. Bien d’autres avant moi se sont chargés de mettre en lumière ce qu’il y a de noble, de grand, de puissant, d’étendu, de sublime même dans l’entendement humain ; il ne reste guère qu’à étudier l’intelligence en déshabillé, et s nous dire ce qu’elle devient quand elle secoue ce vêtement d’apparat que l’on appelle la raison, et celle contenance quelque peu fatigante que l’on nomme la conscience.
Un soir, c’était en hiver, j’étais étendu dans mon fauteuil, près d’un feu dont la douce chaleur engourdissait mes membres et assoupissait mes sens fatigués : ma pensée devenait d’instant en instant plus paresseuse et plus lourde, comme je m’en apercevais chaque fois que, reprenant un peu d’activité, je cherchais à chasser ce sommeil envahisseur. C’était une lutte où mes forces intellectuelles allaient s’épuisant ; la résistance passive du je ne sais quoi qui m’endormait triomphait de ma volonté, de la conversation et du bruit. Tout me devenait cause prédisposante au sommeil : le balancier de la pendule me berçait de son [p. 161] mouvement régulier ; la lecture qu’on essayait de me faire n’était plus pour moi qu’une voix monotone dont les frappements réguliers sur mon oreille me lançaient dans le vague et l’infini, à tel point que si le lecteur venait à s’arrêter, je m’éveillais pour quelques instants ; rarement je m’étais trouvé dans un état aussi somnolent. Le vent soufflait au dehors avec violence, et les agitations de l’air, en rendant l’atmosphère plus lourde en apparence, contribuaient à cette disposition que je ressentais à dormir. J’éprouvais tour à tour dans chacun de mes membres de ces douleurs rhumatismales que les changements de temps provoquent on entretiennent. Tout à coup je me réveillai où plutôt je sortis de ma rêvasserie, par l’effet de l’impression que produisait sur mon odorat l’odeur de ma pantoufle qui prenait feu. Je venais d’avoir une de ces hallucinations hypnagogiques dans lesquelles l’œil fermé voit se dérouler devant lui une foule d’images bizarres, de figures grimaçantes, de paysages qui se fondent les uns dans les autres comme certaines vues d’optique ; mais ce jour-là ce n’était point une de ces visions fantastiques qui préludaient à un sommeil s’emparant graduellement de moi. J’avais vu très distinctement mon nom sur une feuille de papier blanc, éclatante comme le plus satiné des papiers anglais.
J’éteins ma pantoufle. Je m’éloigne d’un brasier qui aurait pu m’exposer à un accident plus grave, et je m’étends dans une bergère pour y retomber dans mon assoupissement. Ma tête s’affaissait à peine que déjà mon hallucination était revenue ; mais cette fois ce n’était plus mon nom que j’avais lu, c’étaient des caractères grecs, des mois mêmes que j’épelais machinalement et presque par un remuement de lèvres. Réveillé soudainement, je fus frappé de l’analogie qu’avait cette hallucination avec la précédente. Plusieurs jours de suite, j’eus, soit dans mon lit, soit clans mon fauteuil, des hallucinations semblables ou des rêves véritables, dans lesquels je lisais des caractères orientaux. Cette lecture fugitive de quelques mots était toujours accompagnée [p. 162] d’un sentiment de fatigue dans les yeux, que je ne m’expliquais que trop bien à l’état de veille, en proie que j’étais à une irritation de la rétine. Une fois surtout je vis des caractères sanscrits disposés en colonnes, suivant la classification des grammairiens, et ces lettres avaient un relief et un brillant qui me fatiguaient, Notez ici que j’avais, depuis quelques jours, lu beaucoup de grammaires de langues asiatiques, et que la fatigue de mes yeux était en partie l’effet de cette lecture prolongée.
Voilà donc un fait bien constaté : mon hallucination comme mon rêve, qui n’en était que la continuation, se produisait sous l’empire d’une sensation et reflétait l’acte dont cette sensation douloureuse avait été la conséquence. J’avais déjà cité clans mes précédents mémoires des faits analogues, conduisant à la même conséquence.
Si je n’avais pas soumis à une analyse rigoureuse la suite des phénomènes qui s’étalent passés en moi, je n’eusse certainement pas découvert leur liaison, et il faut admettre que dans une foule de cas, les choses se passent ainsi. Ce qui paraît n’être que fortuit et arbitraire dans nos rêves est la conséquence d’un trouble ou tout au moins d’une modification dans une partie de notre organisme, dont nous n’avons pas conscience et dont nous ne pouvons saisir, pour ainsi dire, que l’ombre se dessinant sur le rideau du cerveau.
Mes observations ont presque toujours porté sur des hallucinations hypnagogiques de la vue, mais en quelques circonstances, il m’est devenu possible de vérifier ces faits pour des hallucinations de l’ouïe.
Il y a quelques jours seulement, j’éprouvais un mal de tête par suite de douleurs rhumatismales qui produisaient en moi une légère congestion dans la région pariétale. Il était dix heures et je venais de me mettre au lit ; quelques secondes après m’être laissé aller au vague de la pensée, avant-coureur du sommeil, j’entendis très distinctement, quoique non cependant avec la même clarté et surtout la même extériorité, que si [p. 163] j’eusse entendu une voix réelle, une phrase exclamative qui fut répétée plusieurs fois de suite. L’hallucination fut assez forte pour rappeler mon attention et me sortir complètement de cette somnolence commençante. La pesanteur que je ressentais au voisinage des oreilles n’avait fait que s’accroitre, et réfléchissant sur la voix que je venais d’entendre, je reconnus parfaitement l’intonation, le rhythme du verbe d’une personne qui m’avait parlé quelques jours auparavant. Le timbre de cette voix m’avait frappé dans le moment comme le souvenir m’en revint alors.
Ce matin même, un phénomène du même genre s’est reproduit : je ressentais au cœur une de ces pesanteurs que déterminent chez moi certaines variations atmosphériques ; le sang me portait à la tête ; bien qu’au moment de me lever, je demeurai sous l’empire d’une rêvasserie qui ne s’empare de moi ordinairement que le soir. Soudainement l’oreille de mon esprit, qu’on me pardonne une métaphore sans laquelle on ne saurait rendre ce que j’éprouvais, est frappée par le bruit de mon nom, j’entends très distinctement ces mots : Monsieur Maury, Monsieur Maury ; et avec une netteté de son et un accent tellement particulier que je reconnus du premier coup la manière dont un de mes amis, avec lequel je m’étais entretenu la veille au soir, avait prononcé mon nom. Cependant l’intonation qu’il avait apportée dans son exclamation n’avait point excité ma surprise : j’étais habitué à sa voix, et le son m’était resté plus dans l’oreille que dans l’esprit.
Ainsi, dans ces deux cas encore, le trouble auquel étaient eu proie certaines fonctions de mon économie, produisait un retentissement dans mon cerveau et faisait mouvoir la touche correspondante à une perception vive qui avait laissé, sans que j’en eusse conscience, un reste d’ébranlement en moi :
En réfléchissant sur les faits de cette nature, j’ai cru y trouver l’explication de ce que l’on pourrait appeler la génération spontanée des idées. Vous avez parfois des pensées qui vous viennent [p. 164] tout à coup, qui se présentent à vous sans que vous les ayiez le moins du monde appelées, et dont vous ne pouvez saisir la liaison avec celle qui vous préoccupait antérieurement. Ne serait-ce pas parce que il se produit en nous, sous l’empire de causes morbides, perturbatrices ou simplement modificatrices de telles parties de notre organisme, des mouvements qui se répercutent dans le cerveau sur un des millions, un des milliards de fibres, de molécules matérielles dont il est composé, et là, le mouvement transmis se communique à celles de ces fibres ou molécules que les réflexions ou les préoccupations antérieures avaient comme laissées douées d’un mouvement vibratoire. Cette explication rend compte également de la mémoire spontanée, phénomène si étroitement lié à celui de la génération spontanée des idées. Cette mémoire est développée à un haut degré chez moi ; sans cesse il me revient à l’esprit, je ne sais ni pourquoi ni comment, des mots, des noms que j’ai lus, français ou étrangers, et qui parfois se succèdent dans un ordre régulier dont je ne puis trouver l’explication que si le hasard me fait retomber sur le livre où je les avais rencontrés. Je suis alors tout surpris de voir que quelques lignes d’un dictionnaire, des fragments d’une nomenclature, des listes de noms propres que j’avais. par hasard, lus dans les journaux, se sont gravés dans mon esprit, sans que j’en eusse conscience, et me reviennent à tout propos. Il y a là un mouvement automatique et comme spasmodique de ma mémoire ; les touches du clavier intellectuel se meuvent d’elles-mêmes, sans que la volonté y ait posé les doigts. Or, ces vibrations spontanées de certaines parties du cerveau sont certainement placées sous la dépendance des différentes régions de l’organisme dont elles sont les échos.
Je passe maintenant à un autre ordre de faits. Lorsque le soir, au coin du feu, je cède à la somnolence et que ma volonté laisse flotter les rênes de mon imagination, des pensées incohérentes et bizarres s’y succèdent et préparent le rêve que j’aurai, quand mon assoupissement sera devenu complet. Je ne garde et ne [p. 165] puis garder souvenir de ces images intellectuelles que mon esprit contemple d’au œil indifférent et distrait ; n’ayant alors ni le sentiment du temps, ni la perception claire des choses, je marche à travers un brouillard qui devient d’autant plus épais que mes sens s’engourdissent davantage.
Cependant ces sens ne sont pas assez assoupis pour rester fermés aux excitations extérieures : qu’une personne se présente devant moi, je la vois ; qu’elle me parle, je l’entends ; il y a plus, je lui réponds. Mais comme mon attention est faible et mon intelligence engourdie, je ne me rends pas un compte exact de ce que je vois et de ce que j’entends. Je discerne mal les choses et commets les plus étranges confusions ; je ne saisis pas le sens de ce qu’on me dit et n’entends que des mots ; je réponds parfois à ces mots, mais ma réponse ne correspond pas au sens des paroles qu’on m’adresse. Le son d’un mot évoque en moi une idée qui s’y est attachée et qui n’a peut-être aucun rapport avec la phrase de mon interlocuteur. La question qui m’est faite joue alors le même rôle que la modification interne dont je parlais tout à l’heure ; elle se répercute dans mon cerveau et y fait vibrer au hasard, une idée ; parlons plus exactement, l’ébranlement qu’elle produit dans mon cerveau se communique, dans la région vers laquelle elle se dirige, à celles des fibres ou des molécules qui étaient déjà disposées à vibrer. Mais, souvent, je n’entends absolument rien de la question qui m’est adressée ; elle n’est pour moi qu’un son qui me fait sortir, en frappant mon ouïe, de la somnolence rêveuse dans laquelle j’étais tombé. Je prononce alors des phrases qui n’ont aucune liaison de mots ni d’idées avec ce que l’on me dit : ce ne sont plus seulement des coq-à-l’âne bizarres, ce sont des paroles incohérentes rappelant celles d’un vieillard qui a atteint le dernier terme de la caducité intellectuelle. Cependant, il m’est quelquefois arrivé, par une réflexion rétrospective, de saisir une liaison entre plusieurs de ces mots et ce qui se passe dans mon esprit. Ces phrases Incohérentes expriment [p. 166] l’idée ou l’image qui se promenait devant mes yeux au moment où l’interlocuteur éveille en moi par sa question un commencement d’attention. On me parle, je me hâte de répondre et j’exprime ce que je voyais dans le moment où l’on m’a interrogé. Un jour, par exemple, je m’étais assoupi pendant une lecture ; la personne qui lisait m’adresse une question sur un passage qu’elle venait de lire, je réponds : il n’y a pas de tabac dans ce lieu ; ce qui n’avait absolument aucune relation ni de sens, ni de mots, ni de sons avec la parole qui m’était adressée. Ma réponse provoque naturellement une hilarité bruyante et mon assoupissement est tout à coup dissipé ; je n’avais qu’une conscience vague de ce que je venais de répondre, mais ma mémoire gardait encore le souvenir de quelques-unes des idées-images qui s’étaient déroulées devant les yeux de mon imagination ; et je me rappelai alors que l’idée de tabac s’était présentée à moi au milieu du cortège disparate d’une foule de mots et d’idées s’enchaînant par tous les bouts. Ainsi, j’avais répondu à mon rêve et non à la question, Et pourquoi ce rêve ? un éternuement me l’expliqua : quelques grains de tabac, qui m’étaient restés dans le nez, après en avoir accepté d’une tabatière bienveillante,, agissaient sur la membrane olfactive et renvoyaient au cerveau cette sensation dont je n’avais pas, dans l’instant, conscience.
J’ai comparé ma réponse incohérente à celle que pouvait faire un vieillard en enfance ; et ce n’est point ici une simple analogie ; car ce qui se passe dans une intelligence qui s’éteint, est presque identique avec le phénomène dont je viens de parler : L’attention s’affaiblit, la volonté s’engourdit et l’imagination, livrée à elle-même, se berce des images et des idées qui reflètent les troubles incessants auxquels sont en proie toutes les parties d’un organisme qui marche rapidement vers sa destruction. Le mouvement automatique de l’esprit l’emporte de plus en plus sur le mouvement volontaire, et les idées qui dans le passé avaient le plus occupé le vieillard sont celles qui [p. 167] jouent le rôle principal dans cette association confuse et incohérente dont son intelligence est le réceptacle. La même cause qui fait que le vieillard répète incessamment les mêmes histoires et revient toujours sur des souvenirs de jeunesse, provoque par la voie spontanée la formation de ces idées et de ces souvenirs. L’homme en enfance est dans un état perpétuel de rêvasserie, et les paroles incohérentes qu’il vous répond doivent être l’expression des idées dont il est bercé. Dès que vous ravivez sou attention par une demande, il cherche à reprendre les rênes de ce char intellectuel sur lequel Platon place l’âme ; mais il ne peut arriver jusqu’à vous, et il se dirige simplement dans le sens où l’entraînait l’idée qui passait devant son esprit.
C’est aussi ce qui arrive parfois pour le fou et l’homme distrait. Mais l’un et l’autre ne sont pas tombés dans cet état de contemplation passive qui constitue la rêvasserie. Ils réfléchissent, au contraire, avec tant de force à leur idée, qu’ils ne peuvent s’en départir. Dans le premier moment qu’on les interroge et bien qu’on les tire de cette absorption de la pensée, ils ne peuvent que suivre leur idée, quoiqu’ils entrent par la parole en relation avec le monde extérieur. Le rêvent, au contraire, fait par faiblesse de l’intelligence ce que les précédents font par énergie de la réflexion ; il n’a pas la force d’appliquer son attention à l’objet qu’on lui présente, et sa parole n’est qu’un écho de l’idée qu’il contemple machinalement.
Ainsi c’est vraisemblablement, surtout par l’affaiblissement de la puissance d’attention, que s’opère la désorganisation de notre Intelligence. On voit, en effet, chez l’idiot, que c’est l’attention qu’il est le plus difficile de fixer, et dès qu’on y est parvenu, un progrès sensible se fait sentir dans l’intelligence de ce malheureux. Chez l’enfant, on soit combien l’esprit a de mobilité, et la succession des images qui se dessinent en lui a toujours nui, quand elle est trop abondante, à la perception des choses, car l’attention s’y applique plus difficilement.
L’homme qui s’endort s’identifie donc, pour un instant, avec [p. 168] le vieillard dont l’esprit s’affaiblit ; il passe par un premier degré d’idiotie sénile, et quand il est complètement endormi, et qu’il tombe sous l’empire d’un songe, il représente véritablement, comme je l’ai fait voir dans un de mes mémoires (1), l’homme atteint d’aliénation mentale.
Cette désorganisation si triste de l’intelligence dans l’extrême vieillesse s’effectue encore par bien d’autres points sur lesquels l’étude des rêves peut aussi porter quelque lumière.
Je me rappelle un bon vieillard dont l’existence calme et régulière s’écoulait dans un petit château des environs de Meaux : l’âge avait exercé sur cette intelligence, assez mal prémunie contre les ravages du temps, une influence fâcheuse qui n’échappait à personne. Sa conversation se réduisait de plus en plus au cercle étroit d’anciens souvenirs de la guerre d’Amérique et de la Révolution sa mémoire lui faisait tellement défaut pour ses besoins de tous les jours, qu’une heure ou deux lui suffisaient à oublier ce qu’il avait dit ou fait, et si la visite se prolongeait, on risquait fort de s’entendre raconter, au moment de le saluer, l’histoire d’Amérique par laquelle il avait commencé la conversation. Sa mémoire l’abandonnait même au jeu de tric-trac qu’il avait pratiqué toute sa vie, et qui avait été l’objet de ses réflexions les plus sérieuses. Il oubliait les coups comme les dés, et faisait des écoles que l’amitié de ceux qui consentaient à faire sa partie avait soin de ne pas lui signaler. Les mots finirent par sortir de sa mémoire tomme les faits, et il ne tarda pas à confondre dans ses anecdotes les plus favorites, les noms de ses personnages auxquels ses visiteurs habituels, et j’étais du nombre, avaient été depuis longtemps initiés. J’observai alors un phénomène qui m’est revenu à l’esprit, quand, vingt ans plus tard, je me livrai à ces études psychologiques. Peu de temps après avoir raconté une de ses aventures, il reprenait celle qui suivait invariablement, mais il transportait dans celle-ci [p. 169] une partie des noms de la première ; en sorte que la chose eût été complètement inintelligible s’il ne vous avait pas mis, quelques mois auparavant, quand sa mémoire était plus sûre, au courant des vrais personnages. Même fait se reproduisait quand il était au tric-trac ; jouait-il le Petit-Jean, il croyait être au Jean de retour de la partie précédente et il était dfficile de lui faire comprendre qu’il avait à se démarquer. Ainsi son attention, devenue plus lente, ne pouvait que difficilement se détacher de l’objet qui l’avait occupé précédemment, quand un nouveau sujet lui était proposé ; et comme le rêveur qui répond simplement à l’idée qui s’offre à lui, et ne peut saisir celle qui vient d’autrui, en commençant un nouvel ordre d’idées, son attention demeurait encore enchaînée à des faits vers lesquels il avait eu, sans doute, aussi beaucoup de peine à ramener son esprit occupé de faits antérieurs.
Une autre circonstance de l’enfance sénile la rapproche du rêve. Le vieillard dont je viens de parler avait un frère plus âgé que lui et qui, bien que fort supérieur en intelligence, n’avait pu échapper aux effets de la décrépitude ; il était également tombé en enfance ; mais comme le cercle de ses idées avait été toujours moins borné, il ne circonscrivait pas ses histoires dans la sphère étroite des guerres de la Révolution ou de l’Indépendance américaine. Il avait beaucoup voyagé, mais encore lu plus de voyages, qu’il n’en avait fait. Les souvenirs de ses pérégrinations et de ses lectures avaient fini par complètement se confondre, et tout cela se présentant à la fois à son esprit, lorsqu’il était étendu sur sa chaise longue, il vous racontait gravement tout ce qu’il avait lu ; il vous disait par exemple qu’il avait été aux Indes avec Tavernier, aux îles Sandwich avec Cook, que de là, il était revenu à Philadelphie, où il avait servi sous Lafayette. Le souvenir et le sentiment du temps s’étaient complétement effacés en lui, en sorte que ses idées s’enchaînaient exactement de la même façon qu’elles auraient pu le faire dans un rêve. Ces étranges aberrations de vieillards m’avaient. Beaucoup [p. 170] frappé, moi fort jeune homme, et encore si loin de ces misères. Un jour, je voulus faire comprendre au premier des deux frères, dont j’ai parlé, qu’il confondait les hommes et les mots ; je lui expliquai de mon mieux la signification des noms qu’il échangeait entre eux si bizarrement, et quelques instants après, je le vis retomber dans les mêmes erreurs. Cette faiblesse incurable d’une intelligence qui avait pourtant un acquis, une expérience si supérieure à la mienne, car je n’avais alors que quinze ans, me frappa de stupeur, et grava en moi des souvenirs dont je ne soupçonnais pas tirer plus tard les observations que je consigne ici.
On peut donc dire en présence de ces faits, que l’homme est un automate dont la volonté monte de temps en temps les ressorts et dont l’habitude est comme le balancier. Cet automate continue d’aller quand la volonté est absente, tant que le ressort peut encore se débander. Une fois l’horloge montée, les rouages continuent leur mouvement régulier, altéré quelque peu, cependant, par l’action des causes extérieures et des modifications internes qui affectent leur composition et leur nature. Dans les horloges intellectuelles les mieux faites, c’est-à-dire les intelligences les plus saines et les plus fortes, l’intermittence de l’action de la volonté se reproduit à des intervalles extrêmement courts, mais plus l’intelligence s’énerve ou s’affaiblit, moins la volonté est active, et plus souvent elle laisse la machine obéir à l’automatisme qui lui est propre.
Cet automatisme par lequel l’homme commence, et par lequel il finit, ne peut se continuer indéfiniment. L’horloge montée ne marche que durant plusieurs jours ; si une main intelligente n’intervient pas, le mouvement s’arrête et les rouages ne tardent pas à se détériorer. Il en est de même de l’esprit : si la volonté ne rend pas de temps en temps à l’intelligence l’activité libre, son mouvement machinal s’affaiblit graduellement et l’engourdissement complet, précurseur de la mort, finit par s’emparer de ces rouages qui avaient quelques [p. 171] instants obéi à une impulsion initiale. C’est encore ce que l’observation du rêve m’a bien fait comprendre. En effet, à l’issue la rêvasserie et des hallucinations hypnagogiques, du sommeil agité et entremêlé du songes lucides ou peu incohérents, viennent souvent des rêves d’une extrême confusion et d’une incohérence telle, qu’ils ne laissent que le souvenir de leur existence ; après quoi le sommeil peut devenir assez profond et les sens assez obtus pour qu’aucun indice de rêve ne se révèle.
La meilleure preuve que dans le rêve l’automatisme est complet et que les actes que nous accomplissons s’opèrent par un effet de l’habitude imprimée par la veille, c’est que nous y commettons, en imagination, des actes répréhensibles, des crimes même dont nous ne nous rendrions jamais coupables à l’état de veille. Ce sont nos penchants qui parlent et qui nous font agir, sans que la conscience nous retienne, bien qu’elle nous avertisse parfois. J’ai mes défauts et mes penchants vicieux ; à l’état de veille, je tâche de lutter coutre eux, et il m’arrive, assez souvent de n’y pas succomber. Mais dans mes songes j’y succombe toujours, ou pour mieux dire, j’agis par leur impulsion sans crainte et sans remords. Je me laisse aller. aux accès les plus violents de la colère, aux désirs les plus effrénés, et quand je m’éveille, j’ai presque honte de ces crimes imaginaires. Évidemment les images qui se déroulent devant ma pensée et qui constituent le rêve, me sont suggérées par les incitations que je ressens et que ma volonté absente ne cherche pas à refouler. Je me révèle alors tout entier à moi-même dans ma nudité et ma misère natives, et suspendant l’action de ma volonté, je me trouve le jouet de toutes les passions contre lesquelles la conscience et la crainte nous défendent. Toutefois les effets de cette crainte salutaire peuvent se continuer pendant le sommeil par un effet de l’habitude ; la conscience devient alors automatique, et, si l’on pouvait s’exprimer par des mots contradictoires, insciente d’elle-même. C’est ainsi que dans mes songes, je me suis trouvé des scrupules religieux et des terreurs [p. 172] superstitieuses que j’ignore complètement à l’état de veille, et qui remontent à ma première enfance. Ce sont de vieux préjugés que la raison a fait taire , mais qui subsistent encore en germe chez nous et reprennent leur empire, dès que la volonté se retire ou s’affaiblit par l’effet du songe ou de la vieillesse. C’est là une nouvelle preuve que les instincts natifs, les penchants innés se confondent avec les dispositions imprimées à l’homme par l’éducation première, puisque quand la volonté nous fait défaut el que nous devenons automates, les uns et les autres sont des ressorts qui nous font agir.
J’ai réuni deux mots fort discordants, quand j’ai dit, une conscience insciente d’elle-même. Le rêve en effet est le théâtre des contradictions, et les actions les plus opposées s’y produisent de manière à démentir toutes nos théories psychologiques. En songe, je poursuis des actes, des pensées, des projets dont l’exécution et la conduite dénotent presqu’autant d’intelligence que j’en puis apporter dans l’état de veille. J’ai soutenu des discussions et combiné des réponses pour parer à de redoutables objections : je me suis conformé dans ma conduite imaginaire au caractère de ceux dont j’évoquais le souvenir et que je faisais intervenir dans mon rêve : il y a plus, j’ai eu des idées, des inspirations que je n’avais jamais eues, éveillé ; j’ai même trouvé certaines choses que j’avais vainement cherchées dans le cabinet. Tout dernièrement, dans un rêve, où je me croyais en présence d’une personne qui m’avait été présentée depuis deux jours, il me vient contre sa moralité un doute qui ne s’était certainement pas élevé dans mon esprit auparavant. Une autre fois, craignant de faire une petite perte d’argent, je fus, en rêve, le jouet d’aventures qui avaient leur point de départ dans cette préoccupation. Je rencontrai mon débiteur, il avait l’air triste et maussade : il cherchait à m’éviter. Je n’étais point encore dans le rêve, cela ressemblait trop à la réalité. Mais voici le rêve qui commence : sa figure se transforme et je reconnais en lui un de mes amis : Vous me prenez, dit-il, pour votre débiteur, [p. 173] je le connais et je lui parlerai. Le fait est que la liaison existant entre mes deux personnages était possible, probable même ; mais je n’y avais pas songé ; c’est en rêve seulement que la chose me vint à l’esprit. Il n’y a pas de semaine où je ne fasse d’observations du même genre. Tout dernièrement, par exemple, j’avais été chargé d’un rapport dans une des sociétés scientifiques auxquelles j’appartiens. Je pris connaissance des pièces et je remis au lendemain le soin de coordonner, de rédiger les idées que ce premier aperçu avait fait naître en moi. Mais voilà que la nuit je crois en rêve assister à la séance où ce rapport devait être lu ; je fais le rapport, toutefois le nom de l’auteur allemand qui en était l’objet, m’échappe, par la raison évidente que je n’avais pu déchiffrer sa signature, quoique je me rappelasse qu’on l’avait prononcé au moment où le travail avait été renvoyé à mon examen. Un de mes con frères, je suis toujours en rêve, me le souffle à l’oreille. Nouvelle preuve de ce ravivement de la mémoire à l’état de songe, du retour pendant le sommeil de souvenirs effacés, que j’ai déjà signalés dans mes précédents mémoires. J’avais donc, tout en dormant, mis en œuvre des éléments qui étaient restés épars dans mon esprit, une première connaissance prise du travail qui m’avait été renvoyé. Mon intelligence avait fonctionné, sans le concours de ma volonté, mais avec celui de toutes mes facultés. Je soupçonne pourtant que ce travail automatique et comme instinctif est beaucoup moindre qu’il ne paraît de prime abord, et qu’il y a là encore plus un effet de mémoire que de jugement. Je me serai sans doute fait une première idée de la forme que je voulais donner à mon rapport, idée fugitive qui me revint ensuite en rêve avec toute l’apparence d’une conception nouvelle et spontanée, On ne peut nier cependant que mon intelligence n’eût travaillé sans que j’en eusse la volonté ni la conscience. Elle a mis en jeu la prudence et la réflexion, l’adresse et la crainte, et cela machinalement, à mon insu. Il s’opère donc dans la pensée un travail tout semblable à celui dont nos fonctions purement [p. 174] organiques sont le théâtre. On digère, on respire, sans qu’on le sache ; on accomplit même certains mouvements extérieurs d’une manière purement instinctive. Il y a par conséquent aussi dans l’esprit une sorte d’effet réflexe, analogue à celui qui se produit pour les actes d’intelligence de l’animal. Ces actions que j’accomplis en songe, si elles ne sont pas réfléchies, sont pourtant raisonnables et logiques à certains égards ; elles peuvent l’être du moins. Je combine et je pèse, je rapproche des idées et je tire des conséquences sans m’en apercevoir, sans savoir ce que je fais, ou pour mieux dire, sans être maître de moi-même ; je deviens un automate, mais un automate qui voit et qui entend ; je suis frappé d’une sorte de catalepsie morale et intellectuelle, et j’assiste à des actes où j’interviens, sans savoir ni pourquoi, ni comment.
Toute cette intelligence que je déploie en rêve n’est pas cependant purement instinctive. D’abord elle repose sur des connaissances acquises et sur des faits dont je me suis rendu préalablement compte par la réflexion. Ensuite dans le fait d’instinct, l’être animé est une simple machine : tandis que dans ces actes que j’accomplis en rêvant et que je raisonne, j’agis en sachant ce que je fais, quoique sans le vouloir el sans réflexion. Je suis entraîné dans la série de mes actes par un enchaînement fatal, et je ne tiens ni l’une ni l’autre des extrémités de cette chaîne de figures où je pose comme un danseur distrait clans un contredanse qui l’ennuie.
Il y a donc trois degrés dans l’intelligence humaine, ou plutôt dans nos actes conçus par rapport à l’intelligence : 1 ° L’acte instinctif qui s’accomplit sans le concours de l’intelligence individuelle ; 2° l’acte intelligent, mais involontaire, tel qu’il se passe dans le rêve, et qui semble aussi avoir lieu quelquefois à l’étal de veille, par l’effet de l’habitude ; 3° enfin l’acte intelligent volontaire, résultat d’une réflexion plus ou moins prolongée. L’acte accompli d’abord volontairement est susceptible de se produire ensuite involontairement ; mais ce qui est plus [p. 175] étrange, c’est que l’intelligence peut accomplir de prime abord, sans l’intervention de la volonté, un acte qui dénote le concours de toutes nos facultés. L’état de sommeil, ou plutôt de rêve, n’est donc pas toujours opposé à l’action complexe de l’intelligence humaine ; celle-ci sait trouver, en l’absence de notre volonté, des conditions suffisantes pour son développement. Il y a même certaines facultés que loin d’affaiblir, le sommeil développe : telle est la mémoire. Que nos souvenirs se présentent avec plus de vivacité pendant nos songes que dans l’état de veille, cela a été observé par presque tout le monde. Ce que je viens de rapporter d’un de mes rêves et ce que j’ai noté dans mes précédents mémoires, montre qu’il nous revient en songe des faits que nous avions oubliés durant la veille. Mais ce qui est plus extraordinaire et ce que j’ai plusieurs fois constaté par moi-même, c’est qu’il existe une sorte de connexion de souvenirs d’un rêve à l’autre. J’ai repris bien souvent, à l’état de rêve, le fil d’un rêve antérieur que j’avais oublié durant la veille et que j’ai eu parfaitement la conscience d’avoir fait, une fois que ce nouveau rêve m’en a rappelle le souvenir. Il y a quelques jours, je me vois en songe dans une boutique imaginaire de la rue Castiglione : je reconnais celle où j’avais fait antérieurement des emplettes : j’y parle au marchand qui retrouve en moi une de ses pratiques. A mon réveil, l’image de cette boutique était si fortement gravée dans ma pensée, que je crus un instant m’être transporté en rêve dans une boutique très réelle ; je me rappelais alors parfaitemcnt y être entré auparavant, mais ce souvenir était entouré de circonstances qui dénotaient par leur absurdité un pur rêve ; et ou peu de réflexion me suffit d’ailleurs pour ure convaincre que la boutique était complétement chimérique. J’ai aussi reconnu une certaine nuit, en songe, un des acteurs de mes rêves précédents ; il n’avait point fait d’apparition dans mon esprit durant le jour et ma mémoire ne m’avait rien dit de lui jusqu’alors.
Tels sont tes faits que j’emprunte à mon observation [p. 176] personnelle, et qui m’ont paru les plus dignes d’attention. En les exposant, je n’ai pas entendu lever le voile qui nous cache le rôle de l’esprit dans cet état étrange où nous place le sommeil : je n’ai fait que des rapprochements et tiré quelques inductions. Cet exposé n’a pas la prétention d’être une théorie. Tout ce que je puis affirmer, c’est que la rigueur de la méthode d’observation est de nature à nous inspirer une grande confiance pour ses résultats. Elle est loin d’ailleurs d’avoir donné, entre mes mains, tout ce que l’on peut tirer d’elle. Que les esprits curieux en poursuivent sur eux-mêmes l’application ! Ils trouveront sans doute en eux des faits qui ne se sont point produits chez moi ou que je n’ai pu saisir. C’est là un objet digne de leur étude.
Rien d’ailleurs n’exerce mieux l’esprit investigateur et ne lui donne autant de délicatesse et de précision, que cette habitude de scruter routes les opérations de notre pensée, d’analyser ce qui se passe en nous et de sonder les mystères de notre entendement. Il ne s’agit point ici de spéculations chimériques ou de conceptions hardies au milieu desquelles l’imagination peut nous égarer, mais d’une observation facile et simple, d’une induction purement expérimentale où nous cherchons, non à pénétrer la nature impénétrable des choses, mais à nous rendre compte des voies que suit la nature pour produire les merveilles de cet univers invisible et immatériel qu’on appelle l’intelligence.
Note
(1) Voy. Annales médico-psychologiques, L. XVII, p. 404.
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