Alfred Fouillée. La Mémoire et la Reconnaissance des souvenirs. Extrait de la « Revue des Deux Mondes », (Paris), 3e période, tome 70, 1885 (pp. 131-162).
Ce que nous dit l’auteur : La mémoire, elle aussi, est une « hallucination vraie ».
Alfred Fouillée (1838-1912). Philosophe bien connu pour avoir été à l’origine du concept métaphysique d’idée force, l’esprit comme cause efficiente de la propension des idées à se réaliser par une action consciente. Quelques publications :
L’avenir de la métaphysique fondée sur l’expérience. Paris, Félix Alcan, 1889.
L’Évolutionnisme des idées-forces. Paris, Félix Alcan, 1890.
La Psychologie des idées-forces. Paris, Félix Alcan, 1893.
La Morale des idées-forces. Paris, Félix Alcan, 1904.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr.
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Alfred Fouillée
La Mémoire et la Reconnaissance des souvenirs (1)
I. Th. Ribot, les Maladies de la mémoire, 2e édition. — II. James Sully, les Illusions des sens et de l’esprit. — III. Louis Ferri, la Psychologie de l’association. — IV. Herbert Spencer, Principes de psychologie. — V. Bain, les Sens et l’Intelligence. — VI. Taine, l’Intelligence, 4° édition. — VII. Ch. Richet, l’Homme et l’Intelligence.
« Considérez, dit Kant, le cerveau d’un homme, par exemple d’un savant, avec tous ses souvenirs : une puissance supérieure n’aurait qu’à dire : Que la lumière soit ! aussitôt un monde paraîtrait à ses yeux. » — Cette lumière que Kant suppose répandue à la fois sur tous nos souvenirs, nous sommes obligés nous-mêmes de la projeter successivement sur une partie, puis sur une autre, et d’éclairer peu à peu comme d’un jet de lumière quelques points de la scène intérieure, sans jamais pouvoir l’illuminer par une conscience qui l’embrasserait tout entière. Cette conscience successive et partielle de nos souvenirs est ce qu’on nomme leur reconnaissance, et c’est l’opération caractéristique de la mémoire intellectuelle. Il y a des exemples frappans de cette reconnaissance, qui se produit parfois après de longues années. Abercrombie raconte qu’une dame de Londres fut conduite mourante à la campagne ; on lui amena sa petite fille, qui ne parlait pas encore et qui, après une courte entrevue avec la mère, fut reconduite à la ville. La dame mourut quelques jours après ; la fille grandit sans [p. 132] se rappeler sa mère jusqu’à l’âge mûr. Ce fut alors qu’elle eut l’occasion de voir la chambre où sa mère était morte. Quoiqu’elle l’ignorât, en entrant dans cette chambre elle tressaillit, et comme on lui demandait la cause de son émotion : « J’ai, dit-elle, l’impression distincte d’être venue autrefois dans cette chambre. Il y avait dans ce coin une dame couchée, paraissant très malade, qui se pencha sur moi et pleura (2) » Cette impression distincte et cependant indéfinissable constitue la reconnaissance ; et c’est sur ce difficile problème de la reconnaissance que vient se concentrer la lutte entre les partisans de l’automatisme et ceux du « pur esprit. » Tandis que MM. Spencer, Maudsley, Taine et Ribot verront de nouveau dans la conscience un simple « appareil enregistreur, » M. Ravaisson, M. Janet, M. Renouvier, M. Ferri, s’inspirant de Platon et de Leibniz, déclareront que le propre de l’esprit est de reconnaître les semblables, jugement qui n’a rien de machinal et suppose la réduction des idées à l’unité d’une même conscience. Il n’y a plus là, selon eux, une simple série de fantômes intérieurs qui défilent sans autre lien que leur rapprochement fortuit ; c’est un système lié où les diverses parties se supposent et se complètent. Leibniz n’accordait aux animaux que les simples « consécutions d’images, » et il faisait consister la part de l’esprit dans la reconnaissance des rapports entre le présent et le passé.
A ce problème de la reconnaissance des souvenirs s’en ajoute un autre aussi difficile : celui de leur « localisation dans la durée, » qui ne préoccupe pas moins la psychologie contemporaine. Tant qu’il n’y a en nous qu’un jeu d’images se conservant, puis se réveillant à un moment donné, — par exemple l’image d’une chambre et d’une dame couchée dans son lit, — il n’y a pas encore de vrai souvenir. En effet, tout reste présent, et le rapport avec le passé n’existe pas encore ; or, ce rapport est essentiel pour qu’on puisse dire : Je me souviens. De là une nouvelle question : — Par quel artifice intérieur puis-je rapporter l’image présente à la sensation passée qui n’est plus ? — Nous sommes loin de l’époque où Reid, après s’être posé ce grand problème, concluait qu’il faut renoncer à expliquer la merveille : « C’est qu’il a plu à Dieu, disait-il, de nous donner la connaissance directe et immédiate du passé. » Avec ce miracle trop opportun Reid admettait une contradiction dans les termes. La présence immédiate du passé dans notre conscience est contradictoire, puisque le passé est, par définition même, ce qui n’est plus présent. Et d’ailleurs, le cerveau ne peut jamais être deux fois dans le même état, pas plus que notre pensée, à laquelle [p.133] on peut justement appliquer le mot d’Héraclite : — On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ni dans le même courant de représentations.
M. Ribot, à qui la métaphysique, cette recherche des causes, inspire une sorte de sacer horror, prendrait volontiers pour devise, à l’encontre de Virgile :
Félix qui potuit rerum non quœrere causas.
Aussi renvoie-t-il le problème de la reconnaissance et de la notion du temps à ce que les Allemands appellent la « critique des connaissances. » Mais, répondrons-nous, cette critique même est une question psychologique et non pas seulement métaphysique. La méthode de M. Ribot, si on en abusait, dispenserait de toutes les questions profondes et vraiment difficiles, de celles qui portent sur le cœur même des choses. M. Ribot, il est juste de le dire, ne veut offrir au lecteur qu’une simple étude de « psychologie descriptive, » mais, en réalité, outre les descriptions physiologiques les plus ingénieuses et les plus savantes, il est bien obligé de lui présenter encore une série de pures hypothèses, et il aboutit, en somme, à des solutions d’un caractère exclusivement mécaniste. Par peur de la métaphysique et même de la critique des connaissances, il se réfugie avec M. Maudsley dans un système de métaphysique particulier selon lequel, — on s’en souvient, — la conscience serait le résultat accidentel d’un fonctionnement de molécules. Certes, si on commence par présupposer et le discernement du temps et le discernement de la ressemblance, il ne restera plus qu’à « décrire » le mécanisme de la mémoire ; mais le discernement du temps et surtout celui de la ressemblance, c’est la mémoire mentale elle-même, c’est le fond du souvenir, non-seulement au point de vue métaphysique ou critique, mais même au point de vue psychologique. Tout le reste est, sinon accidentel, du moins préliminaire ou extérieur ; tant qu’on n’a pas essayé de montrer comment s’organisent les notions de temps et de ressemblance, on n’a fait que tourner autour de la mémoire et en analyser les rouages les plus visibles, sans pénétrer jusqu’au grand ressort.
Il semble donc nécessaire d’aborder « ce labyrinthe » des idées de temps et de ressemblance, sans lesquelles il n’y a ni mémoire ni même conscience du moi. Ici encore, nous essaierons d’abord de pousser l’explication mécanique aussi loin qu’il est possible, afin de déterminer avec exactitude la limite à laquelle elle s’arrête. Le jugement par lequel nous reconnaissons les images et les classons dans le temps a différens degrés que nous aurons soin [p. 134] de marquer ; nous suivrons par là les progrès de la psychologie contemporaine dans une de ses plus intéressantes questions, et nous déterminerons le point où ses explications semblent rester encore insuffisantes.
I.
En premier lieu, la condition fondamentale de la reconnaissance, c’est ce jugement que l’image de la chose est une simple image. Si, par exemple, je me rappelle les ténèbres en plein jour, il faut que ma représentation imaginaire des ténèbres soit distinguée de mes perceptions présentes. Comment se fait cette distinction ? — Elle a lieu, selon nous, par une série de classifications spontanées dont nous allons montrer les divers stades. La première distinction entre la simple image et la perception réelle est fondée sur la force même des représentations. La simple image n’a pas la même force que la perception ; en vain, les yeux ouverts en plein jour, je voudrais voir la nuit : la réalité s’empare de ma conscience, je ne puis m’empêcher de voir le jour. Tel est le premier signe distinctif de la sensation et de l’image, proposé par Hume, adopté aujourd’hui par MM. Spencer, Bain, Maudsley, Taine, Ribot, par presque tous les psychologues contemporains. Est-ce tout ? Reid demande avec un mélange de naïveté et d’ingéniosité si un petit coup sur la tête nous parait une simple image et un grand coup une perception actuelle ; M. Janet a reproduit cette objection. On peut répondre, d’abord, qu’il y a une différence notable entre un petit coup et un souvenir de coup : c’est que le second ne fait aucun mal. Nouvel exemple du rôle joué par la sensibilité dans le développement de l’intelligence. Mais il y a une réponse plus décisive qu’on peut faire à Reid et à M. Janet en leur opposant la théorie des idées-forces. C’est que précisément, en vertu de la force qui appartient à toute idée, l’image intérieure d’un coup sur la tête nous paraîtrait un coup réel si elle était seule, si sa force propre et sa tendance à produire des mouvemens n’était pas contre-balancée par la force d’autres idées, ou, selon l’expression de M. Taine, refrénée. Que je ferme les yeux, que je m’absorbe dans une rêverie profonde, que je me rappelle fortement les circonstances dans lesquelles j’ai reçu un coup, je pourrai finir par me persuader un instant que je le reçois, je pourrai tressaillir comme si on me frappait encore. Reid ne croit donc pas si bien dire ; il est profond sans s’en douter. Toute idée, toute image a une force de projection : cette force tend à s’imposer et s’impose en effet quand elle est seule. Placez devant un esprit l’image d’une sensation toujours la même, ce sera pour [p. 135] lui tout le monde extérieur ; il s’y absorbera comme le mystique enlevé à lui-même se perd dans l’objet de son extase. Mais il est rare qu’une image soit seule, qu’une idée soit ce qu’on appelle une idée fixe : n’oublions pas qu’une foule d’autres images luttent pour la vie et exercent leur pression sur l’image actuellement dominante, en déployant dans la lutte des intensités variables
Non-seulement les images se distinguent entre elles et se classent spontanément selon les divers degrés de leur force, mais encore elles se distinguent par les diverses directions de cette force. C’est là une seconde classification spontanée. Je remue mon bras : le mouvement part du centre et va vers la superficie ; vous remuez mon bras : le mouvement vient de la superficie et va vers le centre. Il y a un contraste intérieur entre la force exercée par moi et la force subie par moi, entre le volontaire et l’involontaire. Newton avait la faculté d’évoquer devant ses yeux l’image du soleil, même dans l’obscurité, en faisant simplement un certain effort visuel, à peu près comme quelqu’un qui essaie attentivement de distinguer un objet difficile à voir ; mais Newton savait parfaitement qu’il était comme le créateur de ce soleil imaginaire. De même, Goethe pouvait évoquer à volonté l’image d’une fleur et lui faire subir devant son esprit une série de transformations ; là encore le volontaire se distinguait de l’involontaire. Shelley, au contraire, fut au moins une fois victime des sollicitations produites par ses idées, qui finissaient par agir en lui comme des forces indépendantes de son vouloir. L’ordre même des représentations, à l’état normal, est tantôt senti comme notre œuvre, tantôt comme l’œuvre d’une force étrangère. Dans les fantaisies de la pure imagination, comme la rêverie ou la composition poétique, l’ordre des images ne nous est pas imposé, il est voulu et plus ou moins arbitraire ; dans la perception, il est absolument involontaire ; je ne puis déplacer la perception du milieu de ses circonstances environnantes. Il y a donc en nous un perpétuel contraste entre l’activité et la passivité, entre la force centrifuge ou d’origine volontaire et la force centripète ou d’origine involontaire.
Au reste, ces deux directions de la force ne vont jamais en nous l’une sans l’autre : toutes les sensations renaissantes, comme l’image d’un serpent qui a failli me mordre, sont accompagnées de mouvemens renaissans, comme un frisson instinctif, d’actes de volonté renaissans, comme un geste de défense. C’est là une des plus importantes acquisitions de la psychologie contemporaine et une preuve à l’appui des idées-forces. Cette loi mentale est la contrepartie de la loi des réflexes dans l’organisme, qui elle-même s’explique par la conservation de l’énergie dans l’univers. Point de [p. 136] mouvement reçu par un nerf centripète qui ne soit réfléchi sur un nerf centrifuge, où il se continue sans jamais pouvoir se perdre. De même, point de sensation reçue qui ne se réfléchisse en un effort quelconque pour écarter ou pour maintenir l’objet, selon qu’il est pénible ou agréable. Même dans les cas d’apparente indifférence, il y a toujours au fond de notre cerveau, siège de mouvemens insensibles, une réponse du dedans au dehors, une exertion de force motrice. C’est ce que la physiologie contemporaine exprime en disant que les phénomènes cérébraux sont à la fois sensoriels et moteurs. L’action réflexe, à son tour, décrit un arc de cercle plus ou moins étendu : une petite impression, comme un léger coup sur la tête, provoque une petite réaction qui ne dépasse guère le cerveau ; une autre plus forte va jusqu’aux membres ; un coup violent met le corps en mouvement dans l’espace, etc. De là une sphère d’intensités plus ou moins grandes, dans laquelle viennent se ranger toutes nos impressions sensibles et toutes les réactions motrices correspondantes : juger et « objectiver, » c’est simplement mesurer l’intensité de la réaction nécessaire pour répondre à une impression ; c’est avoir conscience de la force centrifuge en rapport avec la force centripète, dans une représentation ou idée quelconque.
Telle est, selon nous, la classification primitive et fondamentale des idées selon leur force, qui précède toute classification dans l’espace et dans le temps. Il en résulte un curieux effet de perspective intérieure : toutes nos images finissent par se ranger spontanément et se classer dans une sphère dont nous occupons le centre et dont la circonférence semble se dilater ou se concentrer tour à tour. Ainsi, dans un fluide, les objets, selon leurs densités diverses, viennent prendre place plus ou moins loin, les uns montant, comme le liège, vers la surface, les autres tombant comme le plomb, vers les profondeurs ; c’est le symbole de l’ordre qui s’établit de soi-même entre nos représentations selon leurs forces respectives. Les images simultanées du toucher et de la vue se disposent dans des cercles concentriques dont l’ensemble indéfini forme le monde extérieur ; l’un de ces cercles n’embrasse que notre corps, les autres embrassent les objets voisins de notre corps, les autres des objets de plus en plus éloignés, jusqu’à la voûte du firmament. N’apprenons-nous pas fort bien à distinguer ce qui se passe uniquement dans l’intimité du cerveau et ce qui nous vient de la périphérie du corps, fût-ce de la surface du crâne ? « L’objectif » et le « subjectif » ne sont qu’une affaire de distance relative et d’éloignement, par conséquent de localisation. L’image d’un coup est elle-même, en somme, extérieure et objective ; seulement elle est cérébrale et non projetée hors de notre corps. Simple question [p. 137] de plans. Et ces plans diffèrent en ce qu’ils semblent plus ou moins écartés de notre centre personnel : ainsi, dans un tableau, les dernières lignes d’un paysage paraissent fuir dans un lointain imaginaire.
Nous n’avons pas à rechercher ici comment se fait la projection dans l’espace. Disons seulement qu’elle est à nos yeux une forme particulière de l’appréciation d’intensité que nous venons de décrire. On nous objectera que les sons ont de l’intensité sans avoir de l’étendue ; mais d’abord, nous distinguons la direction des sons dans l’espace ; de plus, si la représentation d’espace engendrée par les sons demeure extrêmement vague, cela tient à ce que nous ne pouvons pas réagir à l’égard des sons comme nous réagissons à l’égard des résistances au moyen du tact, et même à l’égard des objets visibles au moyen des mouvemens de l’œil. Toujours est-il que c’est la réaction motrice plus ou moins énergique produite par les idées et images qui nous les fait projeter à des rangs divers dans la sphère de l’intensité ou à des distances diverses dans celle de l’étendue.
Reste à pénétrer dans le domaine du temps ; nous ne sommes pas au bout de notre recherche. Une fois les images distinguées en faibles et on fortes, et même projetées dans l’espace, encore faut-il que les unes soient rejetées dans le passé, tandis que les autres demeurent dans le présent. Le mécanisme de cette localisation est un des points qui ont le plus embarrassé les psychologues de notre époque ; nous croyons qu’ici encore la considération des idées-forces ne sera pas inutile.
II.
M. Taine a proposé une théorie des plus ingénieuses, qui ramène la localisation dans le temps à un pur mécanisme, et M. Ribot accepte entièrement cette théorie. M. Taine part de ce principe que toutes nos sensations, depuis celle d’un son jusqu’à celle d’une odeur, ont nécessairement une durée, parce que cette durée est une condition de la conscience même : un mouvement nerveux trop rapide échapperait à la conscience. Toute représentation étant ainsi, en réalité, une série d’états de conscience, on peut y admettre deux « extrémités, » l’une « antérieure, » l’autre « postérieure. » Par là devient possible, selon M. Taine, le mécanisme de la situation dans le temps. L’image, par exemple celle d’une éclipse de soleil, reculera dans le passé par la mémoire ou se projettera dans l’avenir par la prévision, suivant la direction de ses extrémités et de ses attaches. Si je me souviens de l’éclipse, c’est qu’elle touche par a son bout antérieur » à d’autres événemens dont l’image ressuscite ; si je [p. 138] prévois l’éclipse, c’est que l’ensemble des circonstances est tout entier tourné vers l’avenir. Ce mécanisme est analogue à celui de la vision, qui, une fois habituel ou instinctif, nous fait reconnaître du premier coup la situation et la distance des objets dans l’espace.
Il y a beaucoup de vérité dans cette théorie. M. Ribot en conclut avec raison que la mémoire est une vision dans le temps, une projection dans le temps, comme la vision est une projection dans l’espace. De même que cette dernière projection est, au fond, une illusion intérieure répondant d’ordinaire à une réalité extérieure, de même la mémoire est une illusion qui nous fait croire que nous voyons un fait à tel moment dans le passé, et cette vue intérieure, d’ordinaire, correspond effectivement à la place approximative de ce fait. La mémoire, elle aussi, est une « hallucination vraie. »
On pourrait signaler encore d’autres analogies entre la vision dans le temps et la vision dans l’espace. Nous avons beau oublier une multitude infinie de choses, quand nous jetons les yeux en arrière, nous ne voyons point de lacune dans la continuité de notre vie consciente ; pourquoi ? C’est que nous comblons vaguement ces lacunes avec des faits de conscience analogues aux faits habituels. De même que l’œil n’aperçoit point de lacune dans cette partie du champ de la vision qui correspond au punctum cœcum de la rétine, mais prolonge son impression sur toute la surface, de même la mémoire ne voit point de lacunes dans le passé, mais transporte les images de sa vie consciente sur chacun des intervalles réellement oubliés. Enfin, par l’hérédité, le mécanisme de la mémoire se perfectionne comme celui de la vue et se transmet de génération en génération. Nous naissons avec une aptitude naturelle pour distinguer les souvenirs des perceptions et pour les localiser, comme le poulet sorti de l’œuf montre une aptitude native à se diriger dans l’espace vers sa nourriture, dès que son œil l’aperçoit pour la première fois.
Toutefois, quelque vérité que contiennent les explications qui précèdent, elles ne nous semblent pas à elles seules suffisantes. En effet, il faut préalablement accordera MM. Taine et Ribot que, si une sensation a de fait une durée, nous avons par cela même, nous, conscience de cette durée ; que, si elle forme en réalité une série de sensations, nous avons conscience de la série et non pas seulement de chaque sensation isolée ; que, si une sensation a réellement un bout postérieur et un bout antérieur, nous avons du même coup conscience de cette antériorité dans le temps et de cette postériorité ; enfin que, si une représentation présente ressemble à une sensation passée, nous avons conscience de cette ressemblance, nous reconnaissons la sensation passée dans la représentation présente. Bref, il faut accorder au préalable presque tout ce qui est en [p. 139] question : conscience, idée du temps, distinction de ses parties, reconnaissance de la ressemblance entre l’image et l’objet ; en un mot, souvenir. Comment arrivons-nous à prendre conscience des deux extrémités, des « deux bouts » de la sensation, l’un « postérieur, » l’autre « antérieur ? » Voilà la vraie question. — Il nous semble donc qu’il faut pousser plus loin l’explication et, pour cela, introduire de nouveaux élémens dans le problème.
D’abord, la difficulté qu’éprouvent la plupart des philosophes contemporains à construire la conscience et la mémoire avec des sensations vient, selon nous, de ce qu’ils supposent des sensations tout instantanées, indivisibles, se succédant une par une. De là un embarras comme celui qu’on éprouve quand on veut construire l’espace avec des points indivisibles : le temps ne saurait davantage se construire avec des instans indivisibles. C’est là vouloir former le concret avec l’abstrait, les choses réelles avec des limites idéales, les contenus avec les enveloppes qui les contiennent. La réalité est, pour parler le langage de Pythagore, dans les intervalles et non dans les limites, dans le continu et non dans le discontinu. A en croire Kant, nous ne pourrions apercevoir « qu’un objet à la fois ; » mais, pour cela, il faudrait apercevoir un point ; or il n’y a pas de point : le minimum visible a une étendue de même, à en croire M. Spencer, tous nos états de conscience seraient « successifs » et la conscience n’apercevrait point vraiment de simultanéités : la conscience même serait une série dont les termes ne sont jamais présens que l’un après l’autre, un seul à la fois. Mais, s’il en était ainsi, il n’y aurait dans la conscience qu’une mutabilité sans lien et sans fin, une suite incohérente d’éclairs sans durée, toujours mourans et renaissans. Or M. Spencer admet lui-même qu’une certaine durée des impressions est une condition de la conscience : si le tison enflammé qui tourne en occupant des points successifs nous fait l’effet d’un cercle de feu simultané, c’est en raison de la durée qui fait persister la première impression dans la seconde et rend ainsi simultané le successif. Comment donc M. Spencer peut-il soutenir que nous ne saurions apercevoir plusieurs termes à la fois ? L’indivisibilité et l’instantanéité de la conscience, c’est le néant de la conscience : l’éclair ne se voit qu’à la condition de ne plus être en nous un éclair, mais une continuité de lumière ayant une certaine durée ; l’éclair indivisible serait invisible. Une série d’éblouissemens n’est pas une vision. De même, un son ne s’entend que parce qu’il a un écho où il se prolonge, un commencement, un milieu et une fin : il y a déjà de la musique et de l’harmonie dans la plus élémentaire de nos perceptions de l’ouïe ; son apparente simplicité enveloppe une infinité de voix unies en un concert. [p. 140]
Cette première difficulté levée, c’est, selon nous, dans la nature de la sensibilité et de l’activité qu’on doit chercher les raisons les plus profondes de la troisième fonction du souvenir. C’est par son rapport à la sensibilité et à l’activité motrice que chaque représentation, chaque idée est une force, et c’est parce qu’elle est une force qu’elle peut, nous allons le voir, produire la conscience du temps. D’abord, la sensibilité a joué, dans cette conscience du temps, un rôle qui n’a pas été assez remarqué. Le fond même de la vie est l’appétit, et l’appétit enveloppe simultanément le germe d’une prévision et d’une mémoire. Avoir faim, c’est à la fois sentir la peine présente, retenir l’image du plaisir passé, pressentir le plaisir futur : tout animal porte déjà le temps dans le plus humble de ses appétits, qui attend sa propre satisfaction. Quand j’ai une vive sensation de faim, l’image-souvenir de la nourriture prise se distingue fort bien de l’image-attente de la nourriture à prendre : il y a dans celle-ci une tendance au mouvement, une force impulsive et motrice qui n’existe nullement dans l’autre. Au moment même où je satisfais ma faim, je discerne le malaise, qui diminue de force, et le bien-être, qui augmente de force. En général, je discerne la sensation croissante et la sensation évanouissante, parce que les images des sensations successives, les unes de plus en plus vives, les autres de plus en plus faibles, subsistent simultanément dans ma conscience en formant des séries inverses. C’est l’équivalent d’une file de lumières de plus en plus éloignées ou rapprochées. En vertu d’un phénomène de perspective intérieure, toutes mes sensations ou images se disposent d’elles-mêmes en un certain ordre ; c’est une ligne idéale dont la sensation la plus forte occupe un point et dont les moins intenses occupent les autres points, avec des caractères différens selon qu’elles sont une attente impulsive ou un résidu passif ; — ligne indéfinie dont une partie semble fuir derrière nous et l’autre devant nous. Une fois que cette sorte de cadre unilinéaire s’est établi dans le cerveau, tous les événemens intérieurs viennent spontanément y prendre place : le passage perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir est pour la conscience un son filé qui s’enfle, éclate et diminue. C’est donc des résidus laissés dans la conscience par la succession combinée avec l’intensité que se tire la représentation du temps. Supposez que je regarde un phare tournant qui ramène à intervalles réguliers un feu blanc et un feu rouge. Au bout de plusieurs tours, il y aura à la fois, dans un même état général de conscience, une image faible du rouge à l’état évanouissant, une image vive du blanc, et une image faible du rouge à l’état naissant. J’aurai donc à la fois trois degrés et trois espèces de représentations différemment orientées, [p. 141] qui sont les élémens de la notion du temps. Que l’expérience, par le fait même de la vie, se répète et se varie sans cesse, j’aurai toujours en moi, sous un même regard intérieur, une série de perceptions vives, une série d’images faibles disposées en un certain ordre et en un certain sens apparent, enfin une autre série d’images faibles ou de tendances, d’anticipations, d’attentes dirigées dans un autre sens. Le temps, a dit Leibniz, est l’ordre des choses successives ; il eût fallu ajouter : et des intensités croissantes ou décroissantes. L’élément dynamique est ici nécessaire. De plus, c’est dans la sensibilité et dans l’activité motrice que cet élément apparaît : la sensation agréable ou pénible a une intensité et provoque une impulsion motrice, une manifestation de force, un effort où point déjà la volonté. C’est cet effort qui est le père du temps, parce qu’il enveloppe au moins trois images à la fois, celle de la sensation présente, qui tend au mouvement, celle de la sensation passée, qui est son reflet immobile en arrière, celle de la sensation à venir, qui est son reflet attractif en avant : l’effort se meut entre deux miroirs qui, à chaque instant, lui renvoient deux images de lui-même. Bien plus, il renferme à la fois ces choses si différentes : la peine et le plaisir, la peine sentie et le plaisir pressenti ; le temps est la transition et le mouvement de l’un à l’autre avec le retentissement de l’un dans l’autre (2).
Non-seulement donc nous pouvons sentir simultanément plusieurs choses, mais, quand il y a en nous une succession de choses différentes, nous sentons en nous la transition, nous avons une certaine impression de changement qui ne saurait se confondre avec un état de repos et d’inertie, pas plus qu’en voiture nous ne confondons l’impression de la marche avec celle de l’arrêt. Concluons que la psychologie traditionnelle se fait du cours de la conscience une conception vicieuse, toute « statique » et non « dynamique, » qu’il importait de signaler. C’est cette conception qui met nos psychologues dans J’impossibilité d’expliquer la notion de durée autrement que par la providentielle intervention d’une « catégorie » ex machina. Trompés par l’artifice de l’analyse réfléchie et du langage, ils ne considèrent généralement, dans la conscience et dans la mémoire, que des états déterminés et définis qui apparaissent l’un après l’autre : blanc, bleu, rouge, son, odeur, autant de morceaux artificiellement tranchés dans l’étoffe intérieure ; aussi n’admettent-ils pas qu’on ait conscience de la transition même, du passage d’un terme à l’autre, de ce qui dans l’esprit correspond au mouvement et à l’innervation spontanée. Par là se trouve introduite [p. 142] en nous cette perpétuelle « vicissitude » dont les tronçons décousus échappent à tout lien de souvenir, cette féerie de changemens à vue qui est une série d’annihilations et de créations. Chaque pensée meurt au moment où elle naît, tout est toujours nouveau en nous, et la conception de la durée se trouve impossible. Comment, en effet, expliquer le sentiment de la durée si la conscience est une ligne où les diverses perceptions existent l’une en dehors de l’autre et l’une après l’autre, comme les mots sans vie d’une phrase, sans qu’on sente le passage même d’une perception à l’autre ? La théorie qui représente ainsi la conscience comme une série d’états est aussi trompeuse que la conception d’une ligne comme formée d’un nombre de points. L’art suprême de la nature ressemble à celui du poète selon Boileau : c’est « l’art des transitions. » Continuité, voilà le caractère de la réalité, et c’est aussi celui de la conscience. Nous sentons donc non-seulement des manières d’être fixes, mais des manières de changer. Ne nous laissons pas ici duper par l’imagination, qui ne considère guère que des images toutes faites et principalement visuelles ; ne nous laissons même pas duper par la pure intelligence, qui ne s’applique bien qu’à des idées de contour défini, exprimées par des mots définis et immuables. Il y a des photographies instantanées des vagues de la mer dans la tempête, et ces photographies sont aussi immobiles que la mer de glace du Mont-Blanc : telle serait la conscience si elle n’avait pas le sens du changement ; une succession de photographies au repos ne lui donnerait pas le sentiment du (grec) si elle ne sentait jamais que les ternies sans les relations. Il n’en est pas ainsi : quand nous jouissons, souffrons, voulons, nous avons fort bien le sentiment des transitions et du courant de la vie. Si nous n’avions pas ce sentiment, le psychologue se trouverait dans une impasse analogue à celle où les éléates enfermaient les partisans du mouvement (3). L’état de transition est obscur sans doute et difficile à se représenter d’une manière définie, par cela même qu’il n’est aucun terme défini et intellectuel ; mais il est réel cependant. C’est cet état de transition que nous exprimons par effort, [p. 143] tendance, par tous les mots indiquant l’activité en opposition à la pure pensée ; il établit pour nous la continuité entre les divers points de l’espace comme entre les divers points du temps : sans cet état intermédiaire, ni attente ni souvenir ne seraient possibles. Ce n’est pas tout. Non-seulement nous sentons les transitions, mais encore nous distinguons la transition qui a lieu pour la seconde fois, pour la centième fois, de celle qui a lieu pour la première et qui est nouvelle ; nous sentons les diverses espèces de changement ou de mouvement intérieur, nous sentons les directions du cours de nos pensées, non dans l’espace, mais dans le temps. Par exemple, je récite de mémoire le début de Rolla :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
puis j’arrive au vers :
Décrottez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d’or vers un monde enchanté ?
Voilà deux vers qui commencent par le même hémistiche : Regrettez-vous le temps… Comment se fait-il que je termine le second en ajoutant : Où nos vieilles romances, au lieu de le terminer comme le premier en ajoutant : Où le ciel sur la terre ? Évidemment, pendant que je prononce le même hémistiche pour la seconde fois, il y a autre chose dans ma conscience que les mots : Regrettez-vous le temps ? Il y a l’écho sourd et le résidu de tous les vers qui ont précédé ; il y a un sentiment particulier qui me fait souvenir que je ne suis plus au début du poème, qui me fait en même temps pressentir les mots qui vont suivre : c’est mon cerveau tout entier qui vibre, et le train de mes idées, à l’embranchement des deux voies, est lancé la seconde fois dans une direction autre que la première. Cette direction, je la sens, comme je sens en marchant que je suis dans le chemin familier et facile, non dans un chemin qui est à trouver et qui peut-être m’égare.
C’est par cette conscience des transitions plus ou moins faciles, des directions, des changemens intérieurs et, en général, des relations, que devient possible ce rapprochement de plusieurs termes qu’on nomme la comparaison ; et qu’est-ce que la conception du temps, sinon une comparaison de la sensation présente avec l’image de la sensation passée ?
Nous mesurons le temps par la succession de nos états de conscience simultanément embrassés, et surtout de nos efforts ; cette succession, vue à distance, nous apparaît elle-même comme plus ou [p. 144] moins longue selon que les états intenses et leurs différences sont plus nombreux. Tout le monde sait qu’une semaine passée en voyage et qui, par conséquent, excite l’activité de l’esprit, parait ensuite avoir duré plus longtemps qu’une semaine passée chez soi. Il en est pour la ligne du temps comme pour les lignes de l’espace : tracez sur le papier deux lignes d’égale longueur et coupez la seconde de traits distincts ; elle vous paraîtra plus longue que l’autre, parce qu’elle exige de la part des yeux, pour être parcourue, un peu plus d’effort, une dépense de travail un peu plus grande. Quand les périodes de notre existence se ressemblent et sont monotones, elles se recouvrent l’une l’autre et présentent une ligne uniforme, indistincte, qui de loin paraît plus courte. C’est ce qui produit le raccourcissement habituel des souvenirs ; c’est ce qui fait par cela même que, plus on avance en âge, plus les années semblent rapides, — ces années si lentes aux yeux de l’impatiente jeunesse ! Des expériences scientifiques appliquées à des cas très simples confirment cette loi. L’expérimentateur fait battre devant vous un métronome plus ou moins vite ; vous devez ensuite, quand le métronome a cessé de battre, essayer de reproduire exactement les mêmes battemens. Or, l’intervalle des battemens imités devient trop long quand l’intervalle réel est très court ; il devient trop court quand l’intervalle réel est long. Par exemple, quand nous cherchons à nous représenter et à reproduire des fractions de seconde, notre représentation de cette fraction est généralement trop grande ; s’il s’agit de plusieurs minutes, elle est trop courte. Par des causes analogues s’expliquent la longueur apparente de la durée pendant l’attente, surtout pendant l’attente d’un événement désiré, puis le raccourcissement subit de cette même période lorsqu’elle est passée : l’heure avait paru un siècle à Roméo sous la fenêtre de Juliette, le siècle se ramasse en une minute. Le plaisir, sur le moment même, raccourcit le temps, la douleur l’allonge ; c’est que, dans le plaisir, la vie s’écoule sans obstacle, rapide, continue ; dans la douleur, elle fait effort, elle est arrêtée, et le temps semble se traîner avec la même lenteur qu’elle. La mesure du temps est donc très souvent illusoire. Elle dépend du nombre des représentations, de leur vitesse, surtout de leur qualité agréable ou pénible, qui implique la présence ou l’absence de l’effort. Le mangeur d’opium, comme de Quincey, fait en une seule nuit des rêves qui semblent avoir duré « mille ans. » Pendant un évanouissement d’une minute, on peut rêver qu’on fait « dans la forêt de Dante » un voyage de plusieurs mois, dont tous les détails demeurent présens au réveil (4). Ces faits sont des [p. 145] ouvertures sur la divisibilité à l’infini qui fait que telle durée ou tel espace parait, selon le point de vue, un atome ou une immensité. Le temps est un effet de lointain, un ordre dans lequel s’alignent ces représentations évanouissantes ou naissantes qui accompagnent le désir tendant au mouvement, mélange de jouissance et de souffrance en proportions variables.
Dans l’état actuel, l’individu naît avec une organisation du cerveau héréditaire qui tend à produire la notion de durée : nous avons vu que notre cerveau est tout prêt, dès la naissance, pour la classification des phénomènes en passés, présens et à venir. De même nous naissons sous la fascination de l’espace, dont nous nous faisons une idée a priori, presque surnaturelle et divine, quand elle n’est, semble-t-il, qu’une forme de notre imagination et de notre conscience, relative à notre organisation cérébrale et nerveuse. Nous apportons en naissant dans notre cerveau l’espace et le temps comme un héritage de l’espèce, et aussitôt nous y plongeons, rangeons, mettons en ordre toutes choses. Un poisson qui n’aurait jamais atteint le fond ni la surface de la mer ne pourrait rien se figurer qui ne fût dans l’eau de toutes parts. C’est là sans doute le résultat d’une longue évolution. La conscience du temps est une synthèse et une organisation spontanée des représentations que laissent en nous les choses successives.
De ce que le temps est une forme de notre constitution intellectuelle et cérébrale, et de ce qu’il est sujet à des estimations illusoires, plusieurs philosophes ont conclu que le temps était tout subjectif, que l’ordre même du temps était apparent et n’offrait qu’une image mensongère d’une réalité en elle-même intemporelle. Les bouddhistes dans l’antiquité, les néoplatoniciens, les mystiques chrétiens, Kant, Schopenhauer, ont cru que le fond des choses n’est pas plus successif qu’étendu, que la vie temporelle est une illusion, la vie éternelle une vérité. Ce sont là des [p. 146] spéculations métaphysiques pour nous invérifiables ; au point de vue de la science, le temps est une représentation exacte et objective de l’ordre réel des phénomènes. Ce n’est sans doute pas un être réel, mais c’est une loi réelle : les calculs dans lesquels nous faisons entrer le temps comme élément se vérifient dans l’astronomie, dans la géologie, dans la physique et dans toutes les sciences. La question de savoir s’il y a sous les apparences du temps une existence éternelle rentre dans la métaphysique. Remarquons seulement que le temps, sous le rapport de l’objectivité, parait supérieur à l’espace. A la rigueur, on peut suppléer à l’espace par le temps, se figurer un monde composé de plusieurs séries simultanées d’états de conscience qui se développeraient réellement dans le temps et en apparencedans l’espace. Aussi les philosophes, principalement les kantiens, ont-ils tort, à notre avis, de mettre toujours ensemble sur la même ligne le temps et l’espace, comme si ce qui s’applique à l’un s’appliquait par cela même à l’autre. Le temps seul est la forme essentielle de la mémoire, et la mémoire, étant en dernière analyse la conscience de l’appétit, de l’effort, de la volonté motrice, est fondamentale comme la vie même, car la vie n’est que l’appétit tendant à sa satisfaction par une série de degrés et de momens.
III.
Quand une image ressuscite dans l’esprit, nous avons vu qu’elle est l’objet d’une série de classifications qui lui donnent peu à peu une valeur et une place déterminées : nous classons d’abord cette image dans la sphère de l’intensité ou de la force, en lui donnant une place parmi ces sensations faibles qui sont les échos des sensations fortes ; puis nous classons cette même image dans l’ordre linéaire du temps, dont fut inséparable à l’origine la région de l’espace. Par là le souvenir est-il achevé et y a-t-il vraiment reconnaissance ? Une dernière condition n’est-elle pas nécessaire : apercevoir la ressemblance de l’image avec l’objet ? Les partisans du mécanisme, comme MM. Spencer, Maudsley et Ribot, se hâtent d’identifier la reproduction mécanique des images semblables avec la reconnaissance finale de leur similitude. L’association des semblables et la reconnaissance des souvenirs, dit M. Spencer, sont « un seul et même acte. » M. Ribot suit ici M. Spencer et va encore plus loin : il ne place même pas la reconnaissance parmi les opérations du souvenir et se contente de dire que, puisqu’on a connu les choses une première fois, il n’est pas étonnant qu’on les reconnaisse une seconde. Cette explication n’est-elle point trop [p. 147] aisée et la conclusion est-elle aussi évidente qu’on le suppose ? « Lorsqu’une idée, dit à son tour M. Maudsley, devient de nouveau active, c’est simplement que le même courant nerveux se reproduit, plus la conscience que ce n’est qu’une reproduction : c’est la même idée, plus la conscience qu’elle est la même. » Mais cette conscience est précisément ce qu’il y a de moins « simple » à expliquer, et elle ne saurait se confondre avec la reproduction pure : il ne suffit pas, avec M. Spencer, de déclarer les deux choses identiques pour se tirer d’embarras. En fait, elles sont séparables dans la mémoire même ; la reproduction des semblables peut avoir lieu automatiquement sans être reconnue par la conscience. La pathologie montre la possibilité de cette séparation (5). Autre chose est donc la suggestion de plusieurs images par leur ressemblance, qui les a fait surgir nécessairement dans notre mémoire ; autre chose est l’acte de jugement par lequel je m’aperçois de leur similitude.
Les Anglais appellent quelquefois la reconnaissance d’un nom expressif : le « sentiment de la familiarité. » A-t-on quelquefois réfléchi à cette chose étrange et cependant continuelle en nous ? Parfois nous ne pouvons nous rappeler où nous avons vu un visage, où nous avons lu une phrase, et cependant nous sentons que ce visage n’est pas nouveau, que cette phrase nous est déjà familière, à un [p. 148] degré aussi faible que possible, mais réel. Parfois, au contraire, la familiarité est si grande que le présent fait renaître le passé avec tous ses détails et toutes ses circonstances :
Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse
Comme un essaim d’oiseaux chante au bruit de mes pas.
Les psychologues, même ceux de l’école anglaise, ne nous semblent pas avoir donné une suffisante explication du sentiment de familiarité, par conséquent de la reconnaissance, qui le présuppose. Selon nous, il eût fallu d’abord chercher l’explication dans ce même principe qui explique et la conservation et le rappel des idées : l’habitude. Le connu, le familier, c’est ordinairement l’habituel ; comment donc distinguons-nous l’habituel de ce qui est pour ainsi dire neuf et original ? Est-il nécessaire ici, avec les spiritualistes, de faire intervenir le « pur esprit » comparant, du fond de son unité, les divers termes que le temps apporte et remporte ? Est-ce à l’aide du pur esprit qu’un chien reconnaît son maître et les visages familiers et la maison familière ? Nous ne le pensons pas. A notre avis, la familiarité se ramène à la facilité de représentation, conséquemment à une diminution de résistance et d’effort. Cette diminution supprime le choc intérieur, la transition brusque, le sentiment de la surprise dont parle M. Bain. Notre activité se sent couler dans un lit tout fait ; notre pensée rencontre un cadre tout préparé à la recevoir : l’image présente, et en ce sens nouvelle, se trouve remplir une sorte de vide intérieur dont nous avions le sentiment, et c’est ce sentiment vague que nous appelons attente. Cherchez à vous souvenir d’un nom, d’un vers oublié, vous sentirez en vous cette sorte de vide qui est doué d’un pouvoir d’attraction comme les tournans d’une rivière. En retrouvant ensuite le nom ou le vers, vous sentirez une adaptation intérieure à votre attente, une facilité de représentation qui vous révèle une familiarité plus ou moins grande avec l’objet. Quand nous soulevons un fardeau, nous sommes obligés d’accommoder notre force à la résistance et nous avons conscience de cette accommodation ; nous apprécions le fardeau par l’intensité de notre sentiment d’effort ; un sentiment analogue nous permet d’apprécier, dans le cours de nos représentations, le facile, le familier, le connu et le reconnu. Ici, le poids soulevé une première fois se trouve moins lourd la seconde : l’accommodation se trouve à moitié faite. C’est l’habitude, tantôt à l’état naissant, tantôt plus ou moins complète, qui se révèle à elle-même dans la conscience par un sentiment spécial, et ce sentiment spécial fait le fond de la reconnaissance. D’autre [p. 149] part, l’habitude est une adaptation au milieu, selon la grande loi de sélection universelle ; c’est l’adaptation de la puissance à la résistance, de l’activité à son objet. Reconnaître, c’est donc avant tout avoir conscience d’agir avec une moindre résistance.
Pour que l’habitude ainsi formée devienne consciente de soi, il faut que nous puissions apercevoir tout ensemble la différence et la ressemblance du nouveau avec l’ancien, de l’inaccoutumé avec le familier. Reconnaître, c’est donc saisir à la fois des différences et des ressemblances, saisir des rapports, comparer. Le problème de la reconnaissance nous fait ainsi toucher aux dernières profondeurs de la conscience et aux actes les plus simples de l’esprit, qui, selon M. Spencer et toute l’école anglaise, sont précisément « la perception de la différence et la perception de la ressemblance. » Ici encore, nous allons voir qu’on s’en tient trop au point de vue géométrique et statique, au lieu d’introduire le point de vue dynamique de l’activité motrice, de l’effort, de l’appétit et de la volonté.
Il ne suffit pas, comme semble le croire M. Spencer, que deux états de conscience différens en fait se produisent l’un après l’autre pour qu’on ait conscience de leur différence. De même que la succession brute de deux perceptions, comme le noir et le blanc, n’est pas la perception de la succession, de même la différence de deux perceptions, comme la lumière et les ténèbres, n’est pas la perception de cette différence. Il y a ici un premier point où l’école anglaise vient s’arrêter, une première. limite des explications qu’elle peut fournir : elle montre bien qu’il y a un changement intérieur qui succède à un autre, un mouvement extérieur qui succède à un autre ; mais, si on admet avec elle que la conscience, « étant toute sérielle, » selon le mot de M. Spencer, ne peut saisir qu’un état à la fois, toute comparaison et toute synthèse des états différens sera impossible dans le souvenir : quand le second état existera, le premier sera entièrement évanoui. Chaque état sera toujours premier, toujours nouveau, et le sentiment de familiarité sera impossible. Il faut donc un certain lien qui unisse les deux termes, il faut dans la mémoire une certaine synthèse simultanée des différences successives. M. Spencer lui-même finit par reconnaître que « le changement incessant n’est pas la seule chose nécessaire pour constituer une conscience et une mémoire. » On peut très bien concevoir, ajoute-t-il, un être sensible qui serait « le sujet de changemens perpétuels et infiniment variés, » comme un miroir devant lequel passeraient les choses les plus disparates, sans qu’il se produisit pourtant rien de semblable à ce que nous nommons une conscience, à plus forte raison une mémoire. A la bonne heure ! [p.150] mais que faut-il donc ajouter pour produire la conscience ? S’il fallait en croire M. Spencer, il suffirait d’ajouter la régularité dans le changement même : « La conscience, dit-il, est une succession régulière de changemens. » — Non, répondrons-nous, ce n’est pas encore assez. Que le miroir reflète des images régulières ou des images désordonnées, qu’importe ? Un défilé de choses régulières, et conséquemment semblables, n’est toujours point la perception ni de la régularité, ni de la différence, ni de la ressemblance : il n’est ni une conscience, ni a fortiori une mémoire. Il ne suffit pas de mouvoir un kaléidoscope pour produire la conscience du mouvement et du changement, même si ses dessins reviennent à intervalles réguliers.
Ce qui cause ici l’embarras de l’école anglaise et l’expose aux objections, c’est toujours le caractère linéaire qu’elle attribue à la conscience. Mais ce caractère, nous l’avons vu, n’est qu’apparent, et la « ligne » de nos états intérieurs n’est pas plus une ligne véritable que toute autre ligne visible et concrète. Quand un plaisir succède à une violente douleur, l’image de la douleur, sa résonance affaiblie ne subsiste-t-elle pas jusque dans l’état de plaisir ? Les deux termes sont présens à la fois dans la conscience. Voilà pourquoi leur différence réelle est en même temps une différence sentie, que je pourrai ensuite dégager et abstraire ; voilà pourquoi aussi je puis me souvenir de la douleur au sein du plaisir. Il faut donc admettre dans la conscience une certaine composition, une présence simultanée de termes différens, pour rendre possible le sentiment de la différence entre le souvenir et la perception. Mais ce n’est là qu’une condition préalable, et il reste à savoir ce qui se passe quand deux termes différens sont ainsi présens à la fois dans la conscience. Selon nous il ne faut pas, dans le sentiment de la différence, se figurer la conscience comme passive et inerte : elle réagit sous une action extérieure et elle a le sentiment de cette réaction. On a tort de considérer la différence comme une idée de nature tout intellectuelle, comme une froide et immobile catégorie sans rapport avec le mouvement et avec l’action. M. Bain et M. Spencer prennent la bonne voie, sans la suivre jusqu’au bout, quand ils regardent le choc comme un élément primitif de l’intelligence même : toute différence implique, en effet, un certain choc, conséquemment, ajouterons-nous, une force exercée et une résistance éprouvée, un mouvement arrêté et réfléchi sur soi : ainsi, quand je passe de l’ancien au nouveau, du familier à l’inaccoutumé, il y a un choc intérieur de représentations contraires. C’est surtout dans les sensations vraiment primitives et élémentaires, comme celles qui résultent du déploiement ou de l’arrêt des fonctions vitales, [p. 151] que cet élément dynamique est visible ; la souffrance ou appétit contrarié est la conscience d’une opposition entre deux forces : là est le vrai germe du sentiment de la différence. Cet élément dynamique, selon nous, existe jusque dans les représentations les plus abstraites et contribue à faire de toute idée une idée-force. Enfin, c’est ce même élément qui rend le souvenir possible. Par exemple, tant qu’un objet nous fait jouir ou souffrir, agit sur nous, la sensation subsiste avec une vivacité continue ; à chaque moment, l’image du plaisir déjà éprouvé et le plaisir nouveau coïncident ; quand, au contraire, l’objet cesse d’agir, il ne reste plus qu’une représentation de plaisir qui, par l’intensité, demeure au-dessous de notre attente ; le senti ne coïncide plus avec l’imaginé. Nous sommes donc comme si nous voulions prendre un point d’appui sur un objet qui s’affaisse. C’est ce qui établit entre l’image du plaisir et la réalité du plaisir une différence, et cette différence est appréciable pour la conscience par son caractère même de discontinuité, de contraste : elle enveloppe un sentiment de contrariété, parce que le réel résiste à notre désir et ne s’y adapte plus. Les animaux inférieurs ne connaissent sans doute pas d’autres différences que celle du plaisir et de la peine, de l’activité aidée et de l’activité contrariée : ce contraste primitif est le premier moment de la mémoire, moment d’antithèse, où la conscience ne retrouve pas, ne reconnaît pas ce qu’elle avait éprouvé.
Le second moment est au contraire celui où elle reconnaît, et il a lieu lorsqu’au sentiment de différence succède celui de similitude. Dans ce second sentiment, nous trouvons encore un caractère d’activité qui nous parait trop méconnu. D’un semblable à l’autre il y a transition facile pour notre activité intellectuelle, sans choc, sans résistance ; l’accommodation se fait toute seule, la première idée s’adapte à l’autre sans effort : la ressemblance, c’est une facilité de représentation et d’ajustement qui fait que l’objet remplit notre attente. Quand je parcours un champ de neige, l’image affaiblie de ce que je viens de voir persiste à côté de chaque sensation actuelle ; de plus, entre l’image et la sensation, il y a une réciprocité d’adaptation telle que mon attente n’est jamais trompée. Je reconnais ce que j’attendais : je n’ai aucun choc intérieur, aucune résistance à vaincre. C’est ce qui fait que la vue des semblables est une harmonie et un plaisir : ma pensée trouve dans la réalité une aide. A l’origine, le sentiment de la ressemblance était enveloppé dans la satisfaction de l’appétit : l’enfant qui aspire le lait maternel, à chaque aspiration, sent la coïncidence de la sensation nouvelle avec l’image de la sensation passée ; son imagination se remplit, pour ainsi dire, de la même manière que sa bouche : on peut dire qu’ainsi il reconnaît le plaisir déjà éprouvé [p. 152] et le lait déjà sucé. Plus tard, le sentiment de la similitude ou de la reconnaissance se subtilise et s’applique à des objets plus indifférens, mais il conserve toujours cet élément actif d’une énergie facilement déployée, qui va et revient d’un terme à l’autre sans heurt et sans secousse.
Notre théorie nous dispense d’invoquer, avec MM. Ravaisson et Louis Ferri, un pur esprit chargé de faire la comparaison du passé avec le présent et de reconnaître la similitude par un acte tout « intellectuel. » Nous n’avons pas besoin de cet acte intellectuel pour sentir et saisir, sous des couleurs différentes qui se succèdent, ce je ne sais quoi de semblable, qui est impression de couleur sans être telle couleur, et qui n’est pas son ou contact ; il y a sous les sensations visuelles une manière commune de sentir et de réagir qui, par la répétition et la variation des circonstances, se dégage elle-même des sensations particulières et se fixe dans le souvenir. Pareillement, nous sentons l’uniformité du tapis de neige parcouru par nos pas avant de pouvoir juger que la neige est partout de la même teinte. On nous dira : — Comment sentir la similitude, qui n’est elle-même ni blanche ni bleue ? — Sans doute, répondrons-nous, nous ne pouvons pas sentir la similitude en général et abstraitement ; mais nous pouvons fort bien sentir sur le vif une similitude particulière et concrète, comme celle des flocons de neige, non par sa couleur sans doute, mais par l’état de conscience particulier qui y répond. La neige est blanche, et l’impression d’uniformité n’est pas elle-même blanche, mais ce n’en est pas moins une certaine impression, une certaine façon d’être affecté et de réagir, un certain état de conscience. Le jugement ne fait que dégager la formule analytique de cet état. Pour cela, le jugement se sert des images d’états analogues, et pour tous ces états fusionnés dans la mémoire il crée un mot général. Voilà les faits, que méconnaît l’intellectualisme. C’est donc bien une certaine façon de sentir et de réagir qui nous fait reconnaître, par une marque propre, la ressemblance du souvenir avec la perception.
L’image du passé se reconnaît encore à ce qu’elle est enveloppée d’autres images analogues plus ou moins vagues, d’autres souvenirs naissans qui lui font comme une estompe et en sont inséparables. Quand je reconnais un visage familier, je le vois accompagné d’une série indéfinie de reproductions plus faibles, comparables à la répétition d’un objet par deux glaces parallèles : toute image qui a ainsi une répétition d’elle-même dans un cadre différent m’apparaît comme souvenir, et je ne tarde pas à distinguer ce genre d’image aussi aisément que je distingue, dans un paysage, la nuance bleuâtre du fond et la couleur vive du premier plan. Loin d’être une ligne, comme le soutiennent l’école anglaise et aussi [p. 153] M. Wundt, la conscience est un dessin compliqué, un monde simultanément saisi. Aussi la comparaison se fait-elle toute seule entre le passé et le présent, comme font contraste au grand soleil mon corps et son ombre, parce que les différences sont simultanément données à l’esprit et éclairées d’une même lumière. Se souvenir, c’est voir dans cette même lumière une image vive et une image faible, semblables en qualité, différentes non-seulement par l’intensité, mais encore par les relations avec les circonstances concomitantes : reconnaître son souvenir, c’est superposer les deux images, comme un géomètre superpose deux figures, et avoir conscience de leur identité.
Ce qui prouve que la reconnaissance est un jeu d’optique intérieure produit par des opérations sensitives, c’est que la mémoire, dans la reconnaissance des idées comme dans les autres actes, est sujette à des illusions et à des maladies. Ces illusions sont inexplicables pour les partisans du pur esprit. Il y a des cas de « fausse mémoire » où on se rappelle ce qui n’a pas eu lieu, où on croit reconnaître ce qu’en réalité on n’avait pas connu antérieurement : on projette alors dans le passé ce qui n’est que présent ; on prend pour un souvenir une impression actuelle, pour une répétition une nouveauté. Wigan, dans son livre sur la dualité de l’esprit, rapporte que, pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor, il eut tout à coup le sentiment d’avoir été autrefois témoin du même spectacle. Un malade, dit Sanders, en apprenant la mort d’une personne qu’il connaissait, fut saisi d’une terreur indéfinissable, parce qu’il lui sembla qu’il avait déjà éprouvé cette même impression. « Je sentais que, déjà auparavant, étant couché ici, dans ce même lit, on était venu et on m’avait dit : « Müller est mort. » Le cas de fausse mémoire le plus complet, selon M. Ribot, est celui que rapporte le docteur Pick. Un homme instruit, raisonnant assez bien sa maladie, et qui en a donné une description écrite, fut pris, vers l’âge de trente-deux ans, d’un état mental particulier. S’il assistait à une fête, s’il visitait quelque endroit, s’il faisait quelque rencontre, cet événement, avec toutes ses circonstances, lui paraissait si familier, qu’il se sentait sûr d’avoir déjà éprouvé les mêmes impressions, étant entouré précisément des mêmes personnes ou des mêmes objets, avec le même ciel, avec le même temps, etc. Faisait-il quelque nouveau travail, il lui semblait l’avoir déjà fait et dans les mêmes conditions. M. Ribot explique ces cas curieux en disant que le mécanisme de la mémoire « fonctionne à rebours » : on prend l’image vive du souvenir pour la sensation réelle, et la sensation réelle, déjà affaiblie, pour un souvenir. Nous croyons plutôt [p. 154] qu’il y a là un phénomène maladif d’écho et de répétition intérieure, analogue à celui qui a lieu dans le souvenir véritable : toutes les sensations nouvelles se trouvent avoir un retentissement et sont ainsi associées à des images consécutives qui les répètent ; par une sorte de mirage, ces représentations consécutives sont projetées dans le passé. C’est une diplopie dans le temps. Quand on voit double dans l’espace, c’est que les deux images ne se superposent pas ; de même, quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se fondent pas entièrement ; il en résulte dans la conscience une image double : l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir ; le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus de manière à ne former qu’un objet. Au reste, toute explication complète est impossible dans l’état actuel de la science, mais ces cas maladifs nous font comprendre que l’apparence du familier et du connu tient à un certain sentiment aussi indéfinissable que l’impression du bleu ou du rouge, et qu’on peut considérer comme un sentiment de répétition ou de duplication. M. James Sully nous dit qu’il possède lui-même le pouvoir, quand il considère un objet nouveau, de se le représenter comme familier. C’est sans doute qu’il y a dans son esprit répétition, résurrection vague d’images d’objets semblables à celui qui est actuellement perçu. Ce même mécanisme explique pourquoi on peut se souvenir sans reconnaître qu’on se souvient et en éprouvant le sentiment de nouveauté ; c’est qu’alors la duplicité normale des images est abolie et on n’en voit qu’une quand il en faudrait voir deux. C’est l’inverse des cas de fausse mémoire, où l’unité normale des images est abolie au profit d’une duplicité anormale. Parfois enfin le sentiment de familiarité et de reconnaissance produit par une impression nouvelle vient de ce que nous avons rêvé des choses analogues. Du monde de nos rêves nous arrivent parfois, dit M. James Sully, comme de brusques éclairs qui passent au milieu de nos sensations présentes, et ces éclairs sont trop rapides pour que nous reconnaissions la région d’où ils viennent. Badestock, dans son livre sur le sommeil, dit qu’il a eu la preuve de cette invasion des rêves au milieu de la réalité. Souvent, dit-il, dans une promenade, l’idée m’est venue que j’avais déjà vu, entendu ou pensé auparavant ceci ou cela sans que je pusse me rappeler dans quelles circonstances. « C’est ce qui m’est arrivé en particulier à l’époque où, en vue de la publication de mon livre, je prenais soigneusement note de tous mes rêves. Je pouvais donc, après des impressions de ce genre, me reporter à mes notes, et [p. 155] j’y ai généralement trouvé la confirmation de cette conjecture que j’avais déjà rêvé quelque chose d’analogue. » Goethe, qui nous raconte dans le détail sa première enfance, soupçonne lui-même qu’il a bien pu rêver parfois ce dont il croit se souvenir. La mémoire a donc ses spectres et ses revenans, qui lui viennent du monde vaporeux des songes. Qui sait même si, comme le croyait Platon et comme un darwiniste serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscences d’une expérience antérieure à notre naissance, et conséquemment ancestrale ?
On déterminera peut-être un jour, dit M. James Sully, ce que l’expérience de nos ancêtres est au juste capable de nous fournir, si ce sont des tendances mentales vagues, ou des idées presque définies. Si, par exemple, on constatait qu’un enfant qui appartient à une famille de marins et qui n’a jamais vu la mer aux sombres reflets, qui même n’en a jamais entendu parler, manifeste le sentiment de reconnaissance au moment où il la contemple pour la première fois, nous pourrions conclure à peu près sûrement qu’il y a là quelque chose comme un souvenir des événemens antérieurs à la naissance. Quand le petit enfant fixe les yeux pour la première fois sur le visage humain, qui sait s’il n’éprouve pas le vague sentiment d’une chose qui n’est pas absolument nouvelle et qu’il a vue comme dans un songe ? Mais tant que nous ne posséderons pas de documens précis sur ces points, il semble plus sage de rapporter les souvenirs nuageux qui hantent parfois l’esprit à des faits rentrant dans l’expérience personnelle de l’individu. En tout cas, si la mémoire a une véritable certitude quand elle est « fraîche, » elle se perd dans le lointain du temps et vient se fondre avec le rêve comme la mer à l’horizon se fond avec le ciel.
V.
Quelles conclusions peut-on tirer de l’étude qui précède sur le fond dernier de la mémoire, sur les divers degrés de son évolution dans le passé et même dans l’avenir ? — La mémoire nous a paru tout ensemble un automatisme et une fonction du désir. C’est, en résumé, parce que les idées enveloppent des appétits plus ou moins consciens, parce qu’elles sont des sensations tendant à des mouvemens déterminés, en un mot des forces, qu’elles peuvent être non-seulement conservées et reproduites, mais encore reconnues. Reconnaître, c’est juger, comparer, projeter les choses à l’extérieur, dans l’espace et dans le temps ; or c’est la tendance au mouvement, inhérente à toute image, qui lui donne cette force de [p. 156] projection et d’extériorité par laquelle sont engendrées les formes du temps et de l’espace. Enfin, nous l’avons vu, la conscience des ressemblances et des différences, qui fait le fond de la reconnaissance, vient de ce que chaque image vive est saisie simultanément et classée avec d’autres plus faibles qui lui sont semblables, quoique différentes par leurs cadres et leurs milieux. La conscience, loin d’avoir la forme linéaire et toute successive que l’école anglaise lui attribue, saisit donc sans cesse des simultanéités, des harmonies. C’est parce que la conscience est ainsi composée et non simple, que la reproduction des sentimens semblables peut devenir leur reconnaissance ou la conscience de leur ressemblance. La reconnaissance elle-même est une harmonie composée d’une note dominante, l’image actuelle, de notes complémentaires, mais faibles, qui sont comme des échos ; enfin, de la pédale continue, qui forme la basse fondamentale. Cette pédale est l’appétit, c’est-à-dire la vie tendant à persévérer dans le plaisir de vivre.
M. Wundt : C’est la sensation de mouvement; cette sensation, en effet, est continue, tandis que toutes les autres, comme celles du goût, de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, semblent successives et intermittentes. C’est dans la sensation ininterrompue du mouvement, ajoute M. Wundt, que viennent se fondre nos sensations fugitives ; la conscience fondamentale du mouvement est une synthèse de toutes les sensations, et elle fait le fond de la conscience générale, par conséquent du souvenir et de la reconnaissance. — Le fond, est-ce bien sûr ? Nous en approchons sans doute, mais nous n’y avons pas encore atteint. La sensation de mouvement enveloppe elle-même une sensation d’effortavec une sensation de résistance. L’effort, à son tour, n’est pas quelque chose de désintéressé, d’indifférent et de froid : sous sa forme primordiale, dans l’être vivant et sentant, il est appétit. La vraie conscience primordiale et continue, c’est donc celle de l’appétit : vivre, c’est désirer, et désirer, c’est vivre ; l’effort est déjà chose dérivée, ainsi que la résistance, à plus forte raison la perception très complexe du mouvement dans l’espace. La vraie trame uniforme sur laquelle se dessinent toutes les broderies, c’est la conscience continue d’un état de bien-être attaché à l’être même, à l’action, et tendant à se maintenir au milieu de tous les obstacles. C’est par rapport à ce sentiment fondamental que nous classons toutes nos sensations, et la mémoire n’en est qu’une projection dans le passé, inséparable d’une projection symétrique dans l’avenir. L’image qui nous a causé du plaisir ou de la peine, dans telles [p. 157] ou telles circonstances, tend à se réaliser de nouveau lorsque les mêmes circonstances sont encore données. Quand l’enfant voit le soir, dans sa chambre, l’obscurité s’éclairer tout à coup, il pense qu’en tournant les yeux il reverra sa bougie souvent admirée : l’image renaissante appelle pour ainsi dire son objet et tend à s’y superposer. Ici encore, c’est donc la tendance et la tension, conséquemment la force de l’idée et du sentiment qui explique à la fois le souvenir et la prévision, choses inséparables à l’origine : se souvenir, c’est prévoir que, si on tourne les yeux, on reverra la bougie ; prévoir, c’est se souvenir qu’on a vu la bougie en tournant les yeux.
On voit qu’en définitive, pour expliquer la reconnaissance comme la conservation et la reproduction des idées, nous n’admettons ni le pur esprit des métaphysiciens, ni le mécanisme exclusif des physiologistes. Les explications mécanistes, nous les avons étendues aussi loin qu’il est possible, et même partout ; mais nous ne croyons pas pour cela que ce qui se retrouve partout soit le tout : c’est seulement un aspect universel de la réalité. Dans la mémoire, comme partout ailleurs, nous admettons un élément irréductible au pur mécanisme comme au pur intellectualisme, et cet élément est toujours le même : le sentir. Nous marquons ainsi la limite infranchissable des explications mécanistes : alte terminus hœrens. L’être complètement insensible ne pourrait avoir aucune représentation, à plus forte raison en conserver, en reproduire, en reconnaître aucune. Se souvenir, c’est avoir senti et pouvoir sentir de nouveau : tout le mécanisme extérieur n’est que le moyen de rendre possibles et la sensation, et la renaissance de la sensation, et la reconnaissance de la sensation. Dès lors, l’élément mental ne peut être considéré, avec MM. Maudsley et Ribot, comme accidentel. Étant donnée une machine, si délicate qu’elle soit, on ne pourra y introduire « par accident » ni l’appétit, ni le rudiment de la conscience et de la mémoire. Les deux aspects, l’un mécanique, l’autre mental, sont également nécessaires et toujours inséparables : le second est présent dès le début, sous une forme quelconque, et ne survient pas à la fin comme un « accessoire ; » la fleur éclatante de la conscience est déjà en germe dans les racines que cache le sol, parce que la vie est déjà dans ces racines, et avec la vie une sensibilité plus ou moins sourde, qui n’a besoin que d’être concentrée et multipliée pour mériter le nom de conscience. C’est là la différence de l’art naturel et de l’art humain. Aux yeux du psychologue, la vraie « mémoire élémentaire, » pour employer le mot de M. Richet, c’est la sensibilité, dont la motilité est inséparable. Quant au physiologiste, il est le plus souvent réduit, comme le sont MM. Ribot et Maudsley, [p. 158] à faire des hypothèses sur les conditions organiques de la mémoire, et c’est un des partisans mêmes de la physiologie, Lewes, qui a dit excellemment : « Beaucoup de ce qui passe pour une explication physiologique des faits mentaux est simplement la traduction de ces faits en termes de physiologie hypothétique. » Mais supposons, au contraire, que le physiologiste connût parfaitement toutes les conditions organiques, tous les mouvemens cérébraux qui correspondent au souvenir : en serait-il plus près de comprendre la sensation même, l’émotion, clément de la conscience et du souvenir ? Non, car toutes les conditions physiques de la sensation ne nous rendent pas raison de la sensation, par exemple de ce que nous éprouvons en sentant une brûlure, en voyant une couleur, en entendant un son. L’élément irréductible à l’analyse, c’est donc la sensation : le mental ne peut se ramener au mécanique. C’est, au contraire, le mécanique qui se ramène au mental, car le mécanique n’est lui-même qu’un extrait des sensations de mouvement et de résistance. L’automatisme est un mode d’action et de réaction entre des élémens dont nous ne pouvons nous figurer la nature intime que sous des formes empruntées à notre conscience, et les lois mêmes du mécanisme, après tout, sont encore un emprunt à la conscience, à la pensée. Dès lors, nous consentons bien à dire avec les mécanistes : « Il n’y a rien dans la conscience et dans la mémoire qui ne soit un changement de sensations explicable par les lois des changemens mécaniques ; » mais nous ajoutons : Rien, excepté la sensation même.
Ces conclusions sur la nature essentielle de la mémoire nous permettent de marquer les divers stades de son évolution dans le passé et même dans l’avenir.
Au premier moment, nous l’avons vu, une émotion quelconque, forte ou faible, provoque un effort moteur. Le mouvement, une fois produit, se creuse mécaniquement un canal dans la masse cérébrale ; par cela même la résistance diminue, et avec la résistance l’émotion agréable ou pénible qui avait été pourtant la cause première de tout le reste. Puis, quand la voie est ouverte, la conscience ne sent presque plus que les bords du lit où coule le courant nerveux : la forme intellectuelle tend à remplacer le fond sensible ; c’est le second moment de l’évolution. Nous assistons alors à l’apparition de l’intelligence proprement dite, qui semble coïncider, pour le physiologiste, avec la formation des fibres nerveuses. Ce sont, en effet, les fibres qui établissent des relations entre les diverses cellules ; or l’intelligence porte surtout sur des relations ; elle doit donc avoir pour principal organe ces fibres, ces canaux de communication où le sens intime, se rapprochant de l’état d’indifférence et s’exerçant sur des rapports plutôt que sur des termes, [p. 159] devient entendement. Bientôt, à mesure que le cerveau s’organise, la voie devient encore plus facile et plus prompte. La vitesse et l’intensité du courant nerveux, tombant alors au-dessous des limites ordinaires, n’ont plus de contre-coup distinct dans les cellules centrales du moi : le pouvoir directeur n’a plus besoin d’être averti. Il en résulte une diminution progressive de l’effort et des contrastes qu’il entraîne, conséquemment de la sensibilité et de la conscience distincte. Jetez un regard sur les planches d’un livre de physiologie, vous serez frappé de l’inextricable écheveau que présentent les fibres grossies au microscope : c’est un tissu où l’action du temps, par l’hérédité et par la sélection naturelle, a fait des milliards de nœuds gordiens non encore dénoués par la science. Les courans nerveux se répandent sans cesse d’une fibre à l’autre comme les remous d’un torrent. En vertu de cette loi, à laquelle on a donné le nom de « diffusion nerveuse, » les mouvemens réflexes peuvent, de telle cellule ébranlée sous l’influence d’une émotion, se propager aux cellules plus ou moins voisines : c’est une série de contre-coups. Par l’effet de l’habitude, des associations si faciles s’établissent entre les mouvemens réflexes que le premier suggère et entraîne tous les autres. C’est ce qui a lieu dans la marche, dans les mouvemens automatiques du musicien. Le physiologiste Carpenter raconte qu’un pianiste accompli exécuta un morceau de musique en dormant. Trousseau parle d’un musicien continuant de faire sa partie de violon dans un orchestre pendant un accès de vertige épileptique avec perte de conscience momentanée. Sans chercher des cas extraordinaires, dit M. Ribot, nous trouvons dans nos actes journaliers des séries organiques complexes dont le commencement et la fin sont fixes, et dont les termes, différens les uns des autres, se succèdent dans un ordre constant ; par exemple : monter ou descendre un escalier dont nous avons un long usage. Notre mémoire psychologique ignore le nombre des marches, notre mémoire organique le connaît à sa manière, ainsi que la division en étages, la distribution des paliers et d’autres détails : elle ne s’y trompe pas. Pour la mémoire organique, ces séries bien définies sont rigoureusement « les analogues d’une phrase, d’un couplet de vers, d’un air musical pour la mémoire psychologique. » Il résulte de ces lois l’établissement de séries dont un terme est associé à tous les autres et les suggère. Enfin, une fois la coopération parfaitement établie dans la société de cellules, celles-ci fonctionnent d’elles-mêmes sans l’intervention de la volonté centrale : il n’y a plus mémoire consciente, mais instinct. C’est le troisième moment de l’évolution. La mémoire, selon M. Spencer, est un instinct en voie de formation : l’instinct est une mémoire complètement organisée, d’abord dans l’individu, puis dans l’espèce : c’est une « mémoire organique » et héréditaire. [p. 160] On pourrait dire encore que c’est une mémoire confiée par les centres supérieurs aux centres inférieurs, qui ont reçu peu à peu l’éducation nécessaire et sur lesquels le moi s’est déchargé de son travail.
En somme, c’est toujours l’émotion résultant de l’appétit qui est le premier ressort, le primum movens ; l’intelligence en est le substitut progressif et l’abréviation. La mémoire intellectuelle est un ensemble de signes au moyen desquels la conscience arrive à renouveler les idées par leurs contours sans renouveler les émotions et efforts qui en faisaient primitivement le fond. Quant à l’habitude et à l’instinct, ils sont un automatisme façonné peu à peu parla sensibilité même, par l’intelligence, par la volonté, pour les suppléer et accomplir sans effort ou faire accomplir par d’autres le même travail qui avait exigé un effort propre. La loi d’économie ou de moindre dépense n’est que la loi de moindre peine et de plus grand plaisir. C’est en vertu de cette loi que la nature tend à un minimum de complication, que la conscience distincte abandonne progressivement tous les phénomènes physiologiques où elle ne peut plus être d’aucun usage, que la mémoire enfin tend à devenir automatisme.
En faut-il de nouveau conclure, avec MM. Maudsley et Ribot, que la conscience est elle-même une forme superficielle, sans efficacité propre ? — Mais, répondrons-nous, puisque la sélection naturelle élimine le facteur de la conscience là où il est inutile, c’est donc qu’il sert parfois à quelque chose, c’est qu’il a ses momens d’utilité, d’activité, d’efficacité, c’est qu’il fait partie des forces qui concourent à produire le développement de la vie (6). Bien plus, la conscience ne s’élimine sous un mode, tel que l’effort volontaire ou l’intelligence réfléchie, l’émotion pénible ou même agréable, que pour subsister sous un autre mode plus fondamental, comme l’appétit, le sentiment immédiat de la vie, le bien-être continu et indistinct : la conscience n’a pas pour cela entièrement disparu. [p. 160] Supposons, avec Pascal, un homme devenu machine en tout, un homme dont les sens seraient entièrement fermés aux impressions nouvelles, dont la conscience même serait close à tout état nouveau, idée, image, sentiment ou désir, « les séries d’états de conscience et de souvenirs auxquelles cet homme serait réduit finiraient à la longue, dit M. Ribot, par s’organiser si bien et d’une façon si monotone, qu’on ne trouverait plus en lui qu’un automate à peine conscient. » Les esprits bornés ou routiniers, ajoute M. Ribot avec beaucoup de finesse, réalisent cette hypothèse en une certaine mesure, et c’est ce que Pascal avait déjà montré : « pour la plus grande partie de leur vie, la conscience est un superflu. » On ne saurait mieux mettre en lumière la part du mécanisme dans la mémoire et sa tendance à se faire suppléer par un instinct animal. Toutefois, les fonctions organiques elles-mêmes, qu’on s’efforce de réduire à un pur automatisme, présupposent dans les cellules vivantes des états de conscience rudimentaires, non sous la forme de l’intelligence réfléchie, mais sous celle de la sensibilité spontanée. Ne confondons pas, comme le fait trop souvent M. Maudsley, le pouvoir de sentir, qui est la conscience en son acception la plus générale, avec la conscience de soi. Celle-ci peut être du « superflu ; » l’autre, pour le psychologue, est le nécessaire. L’automate « à peine conscient, » dont toute la conduite n’est plus que routine, a toujours le sentiment sourd de la vie, de l’être et du bien-être.
Après l’évolution de la mémoire dans le passé, considérons son évolution probable dans l’avenir. Faut-il exagérer la pensée de Pascal jusqu’à croire que l’être vivant pourra devenir par la suite, au sens propre du mot, « machine en tout ? » Quelques philosophes ont soutenu récemment cette hypothèse ; ils ont cru pouvoir prédire que, dans les siècles à venir, l’homme deviendra de plus en plus inconscient. Tous les actes de la vie physique ou intellectuelle, disent-ils, tendent à se faire d’une façon automatique, et c’est en cela même que consiste le progrès. Si les opérations intellectuelles pouvaient devenir aussi automatiques que celle de la vie organique, elles seraient bien supérieures à ce qu’elles sont maintenant. Étant donnés les élémens d’un problème, l’intelligence le résoudrait avec autant de précision que les cellules contenues dans l’intérieur d’un œuf en mettent à se réunir pour former les diverses parties de l’animal, « opération bien autrement compliquée que le plus difficile de tous les problèmes que l’intelligence peut résoudre (7). » L’œuf se souvient à sa manière [p. 162] de la loi selon laquelle il doit évoluer, lex insita ; de même, l’intelligence porterait en soi son « Discours de la Méthode » à l’état de souvenir inconscient ; la mémoire serait devenue tout organique, tout héréditaire, et la conservation des idées n’aurait pas besoin de la reconnaissance. En un mot, l’instinct, cette mémoire de l’espèce, aurait remplacé partout la mémoire et la conscience de l’individu. Telles sont les prévisions que l’on a hasardées sur l’avenir de l’humanité. Elles nous paraissent contraires aux inductions qu’on peut tirer du passé même. Le résultat des lois de l’hérédité, chez les êtres vivans, n’a pas été jusqu’ici un accroissement d’inconscience, mais au contraire un accroissement de conscience. A mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, les êtres deviennent plus sensibles. C’est que, dans l’évolution intérieure et dans le développement des opérations mentales, il faut distinguer deux choses : les procédés mécaniques et leurs résultats dans la conscience. Par l’habitude acquise ou héréditaire, les procédés mécaniques deviennent de plus en plus inconsciens et finissent par être du pur automatisme : c’est ce qui arrive, par exemple, chez le pianiste, dont les doigts fonctionnent avec l’exactitude d’un instrument de précision. S’ensuit-il que les résultats des opérations échappent à la conscience ? Au contraire, ils viennent se résumer dans une synthèse de plus en plus complète, qui n’est autre qu’une sensibilité de plus en plus riche et de plus en plus intuitive. Chopin était inconscient du jeu mécanique de ses muscles, et même du jeu de ces muscles intérieurs qui sont le raisonnement et le calcul : était-il pour cela inconscient de ces joies ou de ces souffrances intérieures, de ces intuitions du génie où vient se concentrer tout un inonde ? Sa mémoire, sans savoir comment, conservait et reproduisait mille images, mais, quand elles apparaissaient évoquées par l’inspiration, il les reconnaissait comme les émotions de toute une existence, condensées en une série d’accords joyeux ou tristes. Dans la vie comme dans l’art, ce sont les résultats qui importent et non les procédés par lesquels ils ont été obtenus : dans la mémoire, c’est la puissance de ressusciter aux yeux de la conscience un monde disparu qui importe, non les moyens de mnémotechnie naturelle ou artificielle par lesquels les idées sont conservées et associées. Si l’évolution semble étendre d’un côté la sphère de l’inconscience, c’est pour pouvoir étendre d’un antre côté celle de la conscience même : les chefs-d’œuvre de son subtil mécanisme ont pour effet de rendre possible une sensibilité plus subtile encore.
Notes
(1) Abercrombie, Essay on intellectual powers, p. 120. Cité par M. Ribot, p. 143.
(2) Voir l’étude de M. Guyau sur le temps dans la Revue philosophique d’avril 1883.
(3) Le mouvement réel serait impossible s’il se ramenait entièrement et uniquement à des positions dans l’espace, car alors le mobile, par exemple une flèche, serait en repos au point A, puis en repos au point B, comme le soutenaient les éléates, et un ne comprendrait pas ce qui produit la transition du point A au point B. Il faut que, dès le point A, il y ait dans le mobile quelque chose d’autre que la simple position actuelle, quelque chose qui amène la position future. De même, dans la sensation que nous avons du mouvement ou plutôt de la vie, il doit y avoir la conscience non-seulement de deus termes l’un après l’autre, mais encore d’un certain état transitif. Le point de vue géométrique et statique est incomplet et infidèle dans la psychologie comme dans les autres sciences : il y faut ajouter le point de vue dynamique.
(4) « Je tombai à la renverse sans en avoir conscience, mes camarades me relevèrent aussitôt et je revins à moi presque immédiatement, car leur conversation fut à peine interrompue. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que, pendant cette chute, il me sembla que je faisais un voyage qui dura plusieurs jours. Et ce n’est point ici une impression vague et générale de déplacement, mais une succession de détails très précis et tout aussi nets que ceux d’un voyage réel… Ainsi je me trouvai d’abord dans une forêt que je m’imaginai être celle dont parle Dante au début de son poème. C’était une forêt de sapins dont les branches inférieures n’avaient presque pas de feuilles… J’y marchais ayant conscience de suivre un guide que je ne voyais pas… Je me trouvai ensuite achevai au milieu d’une plaine… Nous passâmes la nuit dans une hôtellerie. Nous repartîmes le lendemain. Nous arrivâmes dans une ville où nous allâmes au théâtre et où je passai, il me semble, plusieurs jours… etc. » — M. Taine, à qui ce rêve fut communiqué, explique le fuit par une accélération momentanée du jeu des cellules cérébrales, qui fait se succéder rapidement de longues séries d’impressions et d’événemens, équivalant par l’apparence à de longues périodes de temps.
(5) Macaulay parle d’un écrivain anglais dont la mémoire était à la fois extrêmement puissante et extrêmement faible au déclin de sa vie. Si on lui lisait quelque chose dans la soirée, il se réveillait le lendemain matin l’esprit plein des pensées et des expressions entendues la veille, et il les écrivait de la meilleure foi du monde, sans se douter qu’elles ne lui appartenaient pas. Ainsi la conservation et la reproductionavaient lieu, mais non la reconnaissance. A la fin de sa vie, Linné prenait plaisir à lire ses propres œuvres, et quand il était lancé dans cette lecture, oubliant qu’il était l’auteur, il s’écriait : « Que c’est beau ! que je voudrais avoir écrit cela ! » On récita un jour, devant Walter Scott vieillissant, un poème qui lui plut ; il demanda le nom de l’auteur : c’était un chant de son Pirate. M. Maury avait perdu un manuscrit et avait renoncé à publier son travail. Un jour cependant on le prie de le reprendre. Il imagine, du moins à ce qu’il croit, un nouveau début. Un hasard lui lait retrouver ensuite l’ancien : les deux étaient identiques ou à peu près. (Cité par M. Delboeuf ; Revue philosophique, p. 42.) M. Richet hypnotise une femme et lui dit : « Quand vous serez réveillée, vous prendrez ce livre qui est sur la table et vous le remettrez dans ma bibliothèque. » Une fois réveillée, la femme se frotte les yeux, regarde autour d’elle d’un air étonné, met son chapeau pour sortir, puis, avant de sortir, jette un coup d’œil sur la table : elle voit le livre en question, le prend, lit le titre : « Tiens, vous lisez Montaigne. Je vais le remettre à sa place. » Et elle le range dans la bibliothèque. M. Richet lui demande pourquoi elle a fait cela : cette question l’étonne. Elle ne se souvient pas de l’ordre qui lui a été donné ; il y a eu reproduction d’une idée sans reconnaissance. « Une autre fois, je lui dis pendant son sommeil : Vous prendrez le mouchoir de M. O.., et vous le jetterez dans le fou. Réveillée, elle veut prendre un mouchoir et ne veut prendre que celui de O… Et après divers prétextes, elle jette le mouchoir au feu. » Encore une pensée suggérée, puis reproduite, et non reconnue comme telle.
(6) Dans son livre le plus récent, sur les Maladies de la personnalité, M. Ribot a lui-même rectifié et adouci sa pensée. Tout en maintenant que « chaque état de conscience, pris en lui-même, n’est qu’une lumière sans efficacité, la simple révélation d’un travail inconscient, » il ajoute : « Au seul point de vue de la survivance du plus apte, l’apparition de la conscience sur la terre a été un fait capital. Par elle, l’expérience, c’est-à-dire une adaptation d’ordre supérieur, a été possible pour l’animal… Il est vraisemblable que la conscience s’est produite comme toute autre manifestation vitale, d’abord sous une forme rudimentaire et, en apparence, sans grande efficacité. Mais, dès qu’elle a été capable de laisser un résidu, de constituer dans l’animal une mémoire au sens psychique, qui a capitalisé son passé au profit de son avenir, une chance nouvelle de survie s’est produite. A l’adaptation inconsciente, aveugle, accidentelle, dépendante des circonstances, s’est ajout de une adaptation consciente, suivie, dépendante de l’animal, plus sûre et plus rapide que l’autre : elle a abrégé le travail de la sélection. »
(7) Docteur Le Bon, l’Homme et les Sociétés.
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