Albert Lemoine. Opinions des anciens et des modernes sur le siège de l’âme. Extrait de la « Revue contemporaine », (Paris), septième année, 2e série, tome cinquième, XL de la collection, 1858, pp. 649-680
Albert-Jacques-Félix Lemoine (1824-1874). Médecin, aliéniste, membre de la Société médico-psychologique. : « J’ai emprunté à cet ouvrage du docteur Axenfeld tout ce qu’il y a d’intéressant dans mon récit ». Sans toutefois citer toutefois précisément l’origine de ses sources, soit : Jean Wier et la Sorcellerie. Paris, Germer Baillière, 1866. 1 vol. in-8°, 95 p. – Quelques publication retenues :
— De la physionomie et de la parole. Paris, Germer Baillière, 1865. 1 vol. in-8°.
— Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique. Paris, J.-B. Baillière, 1855. 1 vol. in-8°.
— L’aliéné devant la philosophie, la morale et la société. Paris, Didier et Cie, 1862. 1 vol. in-8°.
— Opinions des anciens et des modernes sur le siège de l’âme. Extrait de la « Revue contemporaine », (Paris), septième année, 2esérie, tome cinquième, XL de la
— Stahl et l’animisme. Mémoire lu à l’académie des sciences moarles et politiques. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1858. 1 vol. in-8°.
— Du Démon de Socrate, par M. Lélut] in « Annales médico-psychologiques », (Paris), 1857.
— La Sorcellerie et la Médecine. Article parut dans la revue de la « Société d’émulation des Côtes-du-Nord. Bulletins et mémoires » (Saint-Brieuc), tome VII, année 1869, pp.14-28. [Conférence du 11 février). [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 649]
OPINIONS DES
ANCIENS
ET DES RECHERCHES DES MODERNES
SUR LE SIÈGE DE L’AME
De la Vie et de l’Intelligence, par M. Flourens. 1838 –
Du Siège commun de l’Intelligence, de la Volonté et de la Sensibilité, par M. M. Parchappe. 1836. –
Physiologie de la pensée, par M. Lélut. 1838.
Une âme est unie à mon corps, disent la plupart des philosophes, et ces deux substances composent la nature de l’homme. Mais cette âme où est-elle ? — Elle n’est nulle part, car elle n’est pas étendue elle est, sans occuper aucun lieu elle est unie au corps, mais le corps ne l’enferme pas elle agit sur lui, il agit sur elle à son tour en cela consiste leur union. Eh bien ! demanderai-je, quel est le lieu du corps où cette union s’accomplit, où, invisible et présente, l’âme reçoit son atteinte et le meut à son tour ? Mon âme, dit Descartes, n’est pas logée dans mon corps comme un pilote en son navire ; cependant, elle le dirige. L’âme ne tient point dans sa main le gouvernail du corps, cependant elle le meut par sa pensée et par sa volonté. Où est le nœud de cette alliance incompréhensible de deux natures si différentes ? Ou bien y-a-t-il dans le corps plusieurs organes, plusieurs points où l’âme et le corps communiquent ensemble, et comme plusieurs ponts qui unissent le rivage corporel au monde spirituel de l’âme ? Ou bien encore l’âme agit-elle directement [p. 350] sur tous les points du corps à la fois, et subit-elle aussi l’influence immédiate de ses moindres parties ?
Telle est la question qui, de tous temps, a excité la curiosité des hommes, ouvert un vaste champ aux hypothèses des philosophes, provoqué les recherches des savants, et dont la philosophie attend encore aujourd’hui la solution des progrès de la physiologie. Il faut être aussi ignorant que le premier homme au premier instant de sa naissance sur la structure générale du corps humain, ou aveuglé par une foi superstitieuse dans les merveilles du magnétisme animal, pour supposer un seul instant que l’âme puisse agir directement sur toutes les parties de son corps, et réciproquement toutes les parties du corps agir sur l’âme sans l’intermédiaire de quelques organes spéciaux. Si l’âme est immédiatement présente à tous les points du corps, je ne comprends plus la construction générale et le plan si manifeste du corps humain ; je n’y reconnais plus la sagesse de l’architecte. Présente au pied ou à la main, comme à la tête, l’âme pourrait mouvoir un membre sans le secours des muscles, et souffrir également sans l’intervention des nerfs des moindres blessures du corps. Mais les muscles, qui servent sans doute à quelque chose, sont disposés d’une façon uniforme et bien significative. Les muscles dont la main se compose soulèvent-ils le bras ? Non, mais les doigts. Ceux du bras, l’avant-bras ? Non, mais la main. Ils descendent de la tête vers les extrémités ; remontez le chemin qu’ils parcourent, ils vous conduiront, sinon jusqu’à l’âme et à son siège, au moins dans des parages plus voisins des frontières communes du corps et de l’esprit. Et les nerfs, qui ont sans doute leur emploi dans une machine si bien construite, leur direction et leur usage général ne sont pas moins manifestes. Ce sont comme les fils qui font jouer les membres et toutes les parties du corps, ou que toutes les parties du corps tirent à elles pour faire participer à leur état une sympathie étrangère. Suivez-les donc, et vous arriverez jusqu’à la main qui les réunit tous et les agite, ou à l’être qui jouit et qui souffre de tous les états du corps. Ou bien, si tous ces fils viennent à se réunir, se mêler, se confondre dans une masse indiscernable, et que le secret vous échappe, ils vous auront toujours conduit des extrémités lointaines où l’âme n’agit et ne souffre qu’à distance, à des régions plus centrales où elle se cache.
Que l’âme soit présente simultanément à toutes les parties du corps, on ne peut donc le supposer un instant sans renoncer à l’expérience et confondre la raison il faut, pour l’admettre, se trouver en présence d’extatiques qui semblent lire par le gros orteil ou entendre par l’épigastre, et sentir soi-même chanceler son bon sens. Cette hypothèse écartée, il reste que l’âme ait un siège unique d’où elle [p. 651] agisse par intermédiaire sur tous les points du corps, où elle reçoive aussi médiatement leurs impressions, ou bien qu’elle ait plusieurs sièges organiques où viennent aboutir toutes les influences de certaines circonscriptions corporelles, d’où partent les excitations différentes de la vie nutritive et de la vie de relation, qui lui servent, celui-ci d’organe du mouvement, celui-là d’organe de la sensibilité, cet autre d’organe de l’intelligence. Ces deux hypothèses ne sont peut-être pas vraisemblables au même degré, mais elles ont chacune leurs défenseurs dans l’histoire de la philosophie et de la science, et leurs arguments dans l’expérience et le raisonnement. En faveur de l’hypothèse de plusieurs sièges organiques, les uns font valoir la distinction des facultés ou des opérations de l’âme, tout aussi légitime que celle des différentes fonctions vitales l’âme a trop de facultés, elle exécute trop d’opérations diverses, pour n’avoir à sa disposition qu’un seul organe. Chaque fonction de la vie a le sien ; on distingue l’appareil de la digestion, ceux de la respiration et de la circulation du sang, et tant d’autres. Un instrument à plusieurs fins n’en remplit parfaitement aucune ; toutes les opérations de l’âme seraient mêlées et confondues dans un organe unique il doit y avoir plusieurs sièges de l’âme. Quelle difficulté y aurait-il, d’ailleurs, à concevoir ainsi plusieurs organes distincts ? Si l’âme était réellement enfermée dans le corps, il faudrait la diviser pour que chacune de ses parties fût attachée à chacun de ses sièges séparés mais, puisqu’elle ne remplit aucun espace, puisqu’elle n’est pas corporelle, puisque son union avec le corps ne consiste que dans le pouvoir qu’elle a de le mouvoir et dans la puissance qu’a celui-ci de l’émouvoir, on comprend, sans plus de difficulté, qu’elle agisse à la fois sur plusieurs organes ou sur un seul, et qu’un seul ou plusieurs agissent sur elle. Il y en a pour qui cette multiplicité de sièges organiques offre encore moins d’embarras ; comme ils pensent qu’il existe plusieurs âmes dans un même homme, ce serait vraiment les loger trop à l’étroit que de les placer toutes pêle-mêle dans un même organe chacune doit avoir son siège particulier.
L’hypothèse d’un siège unique compte un plus grand nombre de partisans ; elle plaît davantage aux philosophes et aux gens qui n’ont que le sens commun pour toute science en pareille matière. La simplicité de l’âme, ce que les psychologues appellent l’unité du moi, la réunion dans la conscience de tous les phénomènes auxquels l’âme participe, tout cela leur semble un puissant argument en faveur d’un organe unique. Tous les mouvements doivent partir d’un même centre, tous les phénomènes physiologiques qui donnent lieu à des sensations, qui provoquent des idées ou des volontés, doivent aboutir aussi à un même organe, pour que l’âme puisse recueillir toutes ces sensations et toutes ces idées dans le phénomène général de la conscience qui exprime sa ie et son état en un moment donne. Ainsi pensent généralement les philosophes. Beaucoup de physiologistes trouvent aussi d’excellents arguments, soit dans la constitution homogène et mystérieuse de la masse encéphalique, où le commun des hommes place habituellement le siège de l’âme et qui paraît bien être le centre de tons les autres organes, soit dans des expériences instituées par la nature ou par l’observateur, et qui semblent circonscrire le siège exclusif de toutes les facultés intellectuelles dans une région déterminée de l’encéphale.
Sans avoir d’opinion préjugée, peut-être même sans pouvoir s’en former une après plus ample information, il n’est pas moins curieux de voir comment vulgaires et penseurs, philosophes et physiologistes ont logé l’âme dans le corps, et quelles raisons puériles ou savantes ils ont données de leurs hypothèses.
I
Si nous consultons les formules ordinaires du langage, expression de l’opinion commune, il semble qu’il y ait deux organes plus particulièrement en rapport avec l’âme, la tête et le cœur, et que chacun ait des attributions différentes. Les façons de parler usitées paraissent faire du cerveau le siège de l’âme qui pense, et du cœur l’organe par où l’âme sent. Nous disons c’est une folle tête, c’est une tête sans cervelle, du penseur profond ou de l’esprit frivole. Un homme sans cœur, sans entrailles, un bon, un mauvais cœur, un cœur dur ou sensible, sont des expressions que tout le monde emploie et comprend, et dont on trouve facilement les équivalents dans toutes les langues. Ces manières de dire viennent de ce que nous savons, par notre expérience personnelle ou par l’observation d’autrui, que le trouble des idées suit le trouble du cerveau, que les sentiments agissent particulièrement sur le cœur, dont ils ralentissent ou accélèrent les battements, en retirant le sang de cet organe, ou le faisant affluer vers lui en plus grande abondance. Elles ne sont certainement pas rigoureuses et ne représentent pas nécessairement une doctrine bien arrêtée dans l’esprit de tous ceux qui en font usage ; mais nous y trouverons l’explication de l’opinion de quelques philosophes, surtout de quelques anciens, sur le siège de l’âme.
Platon distinguait dans l’homme trois âmes différentes, ou plutôt deux âmes, l’une immortelle et divine, l’autre périssable et divisible, composée de deux parties. C’est cette division que représente la [p. 653] fameuse allégorie des chars dans le Phèdre. L’âme divine et immortelle, c’est l’âme raisonnable, Noùs ; la meilleure partie de l’âme périssable, c’est le courage, le principe des passions généreuses, Thumos ; la partie pire et grossière, c’est le désir, l’appétit brutal, la concupiscence, Epithumia. Les deux parties de l’âme mortelle composent l’attelage qui ravit dans les cieux le char allégorique de l’homme, dont l’âme raisonnable et divine est le cocher Thumos, coursier à l’allure fière, aux belles formes, à l’œil plein d’une généreuse ardeur ; Epithumia chenal rétif, à la tête basse, à l’œil fauve, aux mouvements lascifs et désordonnés, indocile au frein et à l’aiguillon, cause première de la disgrâce de l’âme éthérée et de sa chute dans un corps mortel. Thimée nous raconte dans quelles régions de cette enveloppe périssable les dieux inférieurs, fils du Dieu unique, ont placé, selon leurs caractères, ces trois parties différentes de l’âme humaine, Ils ont fabriqué pour l’âme raisonnable la tête, forteresse aux murailles solides et percées de fenêtres, d’où elle pût contempler toutes choses comme d’un observatoire élevé. Après avoir séparé du reste du corps cette demeure de l’âme raisonnable par l’isthme du cou, ils ont logé dans le tronc l’âme mortelle et, pour que chaque partie de cette âme inférieure eût son domicile particulier, divisant le tronc en deux chambres par la cloison du diaphragme, ils ont placé l’âme courageuse plus près de la tête dans la poitrine, où le cœur l’émeut et l’échauffé, où le poumon tempère et rafraîchit son ardeur, où elle respire toujours prête à l’action, comme un guerrier sous sa cuirasse. Le plus loin possible du siège de l’âme divine, ils ont relégué cette partie inférieure de l’âme mortelle qui demande des aliments et des breuvages, qu’irritent des appétits de toute sorte, dans le bas-ventre ils l’ont étendue dans cette région comme dans un râtelier, où le corps pût trouver sa nourriture et satisfaire à ses besoins.
Il ne faut pas exiger du poète des raisons bien savantes de toutes les créations de sa fantaisie cependant, on trouverait facilement, a cette division de l’âme en trois parties et à cette distribution de nos trois âmes dans les trois grandes régions de notre corps, beaucoup de prétextes ingénieux et populaires, sinon des arguments solides et scientifiques.
Galien, bien que disciple d’Aristote en philosophie, consacra tout un livre à défendre, contre son maître et les stoïciens, l’hypothèse platonicienne des trois âmes humaines, et s’il accordait à chacune des attributions un peu différentes, il logeait à peu près dans les mêmes parages que Timée l’âme raisonnable, l’âme sensitive et l’âme végétative.
Un esprit d’une tout autre nature, quoique plus moderne et plus [p. 654] savant que Platon et que Galien lui-même dans la structure du corps humain, Van Helmont reconnaissait aussi, non-seulement plus d’une âme, mais une multitude d’âmes différentes ou d’êtres à peu près de même nature que l’âme. Au-dessus de tout était l’âme intelligente et divine, l’âme véritable, l’esprit immédiatement au-dessous, une âme sensible et mortelle, puis un archée principal, ayant sous ses ordres une infinité de petits archées inférieurs présidant aux détails de toutes les fonctions et à toutes les nécessités du corps humain, comme l’âme mortelle et l’archée central président généralement à sa vie et à sa conservation. Les deux âmes, divine et mortelle, siègent ensemble à l’orifice de l’estomac la rate est la demeure de l’archée central, et tous les petits archées secondaires sont dispersés dans les organes et dans les membres, qui dans les poumons, qui dans le foie, qui dans la main, dans l’œil ou dans l’oreille. S’il ne faut pas être bien exigeant envers un poète, il faut être moins sévère encore avec un mystique et un illuminé. La seule raison que l’illuminisme même du médecin de Bruxelles permette de proposer pour expliquer cette localisation singulière de l’âme raisonnable, est peut-être que, la région épigastrique étant particulièrement sensible chez les extatiques de toute espèce, Van Helmont a pu placer l’âme divine là où il sentait le dieu l’agiter dans son extase.
Laissons les autres mystiques, et Paracelse, et Fludd, et tous ceux à qui une seule âme ne paraît pas suffisante pour animer un seul corps.
Bien que quelques-uns attribuent à Hippocrate l’opinion de Platon sur les trois âmes humaines, il est plus probable qu’il n’en reconnaissait qu’une, et la logeait simplement et vaguement dans la tête. On aime à voir, dans le Traité sur la maladie sacrée, le père de la médecine parler comme le bon sens et comme la science moderne la plus sûre, sinon la plus ambitieuse, au lieu de s’égarer dans les fantaisies de l’hypothèse.
Aristote aussi n’admettait qu’une âme ; mais, trouvant le cerveau trop froid pour la recevoir, il la plaçait dans le cœur. Aristote, philosophe et naturaliste, avait une raison sans doute pour s’écarter ainsi de l’opinion vulgaire. C’est qu’il considérait l’âme comme le principe de la vie nutritive, avant d’être celui de la vie sensitive et intellectuelle, et le cœur lui paraissait un organe plus important que le cerveau dans la vie du corps.
Quoi qu’en dise Aristote et la cabale stoïcienne, la tête l’a emporté, et c’est elle qui a l’honneur d’être considérée par le plus grand nombre des philosophes et des physiologistes et par la foule comme le siège du gouvernement, comme la capitale.
Les moins savants, les moins malins, les plus sensés peut-être, [p. 655] se contentent de dire simplement L’encéphale est le siège de l’âme. Les plus curieux ou les plus fins trouvent l’encéphale trop vaste, et cherchent dans sa masse un organe plus circonscrit. L’encéphale est bien compliqué de tours et de détours, de plis et de replis il a bien des isthmes et des renflements, des cavités et des protubérances, pour n’être qu’un seul et unique organe et remplir le même office dans toutes ses parties ; ce doit être un ensemble, un faisceau d’organes divers. Et philosophes et physiologistes se mettent à l’œuvre, cherchant des limites naturelles dans cette masse de substance, ou en traçant d’imaginaires, dessinant de grandes divisions, ou multipliant les compartiments les uns, pour trouver un organe vraiment principal, véritable siège de l’âme, auquel toutes les autres parties de l’encéphale soient subordonnées les autres, pour faire de chacune de ces divisions, grandes ou petites, des organes ou des sièges spéciaux, subordonnés, non à un organe capital, mais à l’âme seule au Heu d’une monarchie, une oligarchie encéphalique sur laquelle l’âme a la haute main. D’autres, moins hardis, se contentent de juger des recherches d’autrui, mais désespèrent de leur succès ; l’observation leur semble impossible, l’encéphale trop mystérieux, le secret de l’union trop bien enfoui dans cette masse obscure. D’autres enfin pensent que l’encéphale tout entier est bien le siège de l’âme que, pour opérer tout ce qu’elle fait, elle n’a pas trop d’un organe aussi complexe il y a sans doute bien des rouages dans la machine, mais ce n’est qu’une machine et non plusieurs toutes les parties en sont solidaires, il ne faut pas songer à en briser l’unité.
Descartes, d’ailleurs excellent physiologiste pour son temps, plaçait l’âme, comme chacun sait, dans la glande pinéale ; mais il eut beau dire, il trouva, peu de partisans. Malebranche même, le plus chaud défenseur de toutes ses hypothèses, ne put accepter celle-là. C’est qu’il fallait au moins quelque raison d’un telle supposition, et cette fois Descartes n’en avait aucune tout au plus proposait-il l’ombre d’un prétexte futile ce petit cône était seul dans le cerveau de son genre et de sa forme, tandis qu’il y a tant de parties et de figures jumelles ; suspendu dans la masse cérébrale, il lui semblait pouvoir vibrer facilement comme le battant d’une cloche, et recevoir ainsi le contre-coup de tous les phénomènes environnants. Aussi mystérieuse d’ailleurs que tout le reste de l’encéphale, la glande pinéale fut pour ces motifs jugée par Descartes une résidence tout à fait convenable pour l’âme humaine, et, sans plus de façons, il l’y plaça. Les autres parties du cerveau pouvaient donc bien être des organes spéciaux et remplir des fonctions particulières, mais l’âme n’agissait pas directement sur elles ; elles ne communiquaient qu’avec la glande pinéale. [p. 656]
Après Descartes, et pour des raisons tout aussi péremptoires, les naturalistes, les physiologistes, les philosophes assignèrent chacun à l’âme une résidence particulière. Bontekoe, Maria, Lancisi, Lapeyronie, la logeaient dans le corps calleux, dans cet isthme qui joint l’un à l’autre les deux hémisphères du cerveau. On ne sait ce qu’on doit admirer le plus, la puérilité de leurs arguments, ou la bonne foi avec laquelle des hommes savants acceptaient de pareilles hypothèses. Où peut être placée l’âme pour mieux gouverner le corps et ressentir toutes ses atteintes, si ce n’est au centre de la masse encéphalique ? Mais l’encéphale se compose de deux moitiés toutes semblables il n’y a rien en lui qui désigne la partie gauche ou la partie droite comme plus noble et plus importante que sa jumelle, ainsi que cela a lieu dans la poitrine, où l’inclinaison du cœur vers la gauche dérange tant soit peu la symétrie de cette région au profit de la partie gauche. L’âme ne peut donc loger qu’au milieu, ni à gauche, ni à droite, dans le corps calleux de là seulement elle pourra facilement de côté et d’autre mouvoir et s’émouvoir là est le centre, là est sa place.
Ou bien elle trouvera une résidence convenable dans cette protubérance, appelée pont de Varole, qui semble souder la moelle à la masse de l’encéphale ; de là aussi elle agira, efficacement sur le cerveau et ses ramifications nerveuses.
Ou bien l’âme sera mieux encore, si elle est enveloppée, cernée de tous côtés par la substance cérébrale et comme enfermée dans une chambre ou dans un récipient ; en voilà qui, pour ce motif, font l’âme captive dans les ventricules du cerveau.
Ou bien l’âme tiendrait mieux le cerveau tout entier sous sa dépendance, si, au lieu d’être enfermée par lui, elle l’enfermait, si elle pouvait le tenir comme dans sa main, agir sur lui par une action concentrique, au lieu de rayonner de toutes parts et de disséminer sa puissance. Et voilà Fernel qui lui donne pour siège la pie-mère, un autre la dure-mère ils accordent ainsi à de simples enveloppes, à ces crânes flexibles, le rôle le plus important, celui de cerveau véritable.
Y-a-t-il encore dans l’encéphale quelque partie plus ou moins nettement circonscrite, elle trouvera quelque savant pour lui donner la préférence et l’ériger en siège de l’âme. Les corps striés doivent cet honneur à Willis. Il fallait bien répondre à Descartes et opposer quelque chose à sa glande pinéale ; Willis opposait déjà la chimie à la mécanique cartésienne pour expliquer l’organisation et la vie les corps striés compléteront la doctrine la science n’aura plus de desiderata on saura que la vie est une combinaison chimique et que l’âme habite les corps striés. [p. 657]
S’il ne reste plus aucune portion de matière cérébrale un peu distincte par sa forme ou un peu découpée, on en dessinera dans la masse, on tracera des lignes imaginaires, on séparera arbitrairement le centre ovale pour en faire le siège invisible aux yeux de l’observateur de l’âme invisible.
Il n’y a plus rien à faire dans cette voie. Chaque partie de l’encéphale a eu tour à tour l’honneur de servir d’organe à l’âme humaine mais on peut suivre une autre méthode, bien plus féconde en résultats. Si l’âme avait concurremment plusieurs organes. On comprend du premier coup ce qui peut sortir de combinaisons neuves et ingénieuses d’une pareille donnée ; quel vaste champ ouvert aux conjectures. Deux organes ou un nombre indéterminé et que de façons de les diversifier en les accouplant deux à deux, trois à trois On ne peut épuiser la source intarissable de ces combinaisons infinies ; et cela se comprend. M. Lélut fait remarquer qu’il n’y a aucun rapport à établir pour l’esprit de l’homme entre la structure, la configuration de l’organe ou des organes immédiats de l’âme et leurs fonctions. La figure, la conformation de l’œil, de l’oreille, des poumons, de l’estomac, du cœur, est intimement liée avec les fonctions presque mécaniques qu’ils remplissent et peut même au premier aspect les révéler à l’observateur. Ainsi, c’est la découverte des valvules des veines et de leur direction qui a trahi au génie d’Harvey le secret de la circulation du sang. Mais la figure de l’organe de l’intelligence ou de la volonté est absolument indifférente, au moins que nous sachions ni la configuration d’une portion du cerveau ne nous révélera son usage, ni l’idée d’une fonction intellectuelle ne nous fera concevoir, dans l’organe qui concourt à son accomplissement, telle figure plutôt que telle autre. De là la difficulté, la stérilité même des recherches entreprises sans autre donnée que la figure des parties ; l’empirisme seul peut nous faire établir quelque rapport entre un organe et une fonction intellectuelle.
Une autre difficulté signalée par le même physiologiste, c’est l’indétermination du nombre des facultés de l’âme, bien plus grande encore que celle des différentes parties de la masse encéphalique. Si les facultés ne sont pas des abstractions, ce sont au moins des points de vue sous lesquels on considère la puissance générale de l’âme indivisible et que l’on choisit un peu arbitrairement. Lors donc qu’il s’agit de chercher un rapport d’instrument à puissance entre telle portion de la masse cérébrale et telle faculté de l’âme, il y a encore moins de difficulté à diviser l’encéphale en nu nombre déterminé d’organes distincts, qu’à faire une théorie des facultés de l’âme, une nomenclature de ses penchants, qui ne soit pas un peu [p. 658] factice et n’ait pas surtout pour objet la commodité des études psychologiques ou physiologiques.
C’est là ce qui rend la doctrine de Gall si arbitraire et si invraisemblable. Quand même on admettrait, en effet, que le cerveau fut un faisceau d’organes divers, que chaque renflement de sa substance fût un de ces organes, en un mot toute la partie anatomique et physiologique de la phrénologie, personne n’a jamais pu croire de bien bonne foi que sa liste de vingt-sept facultés, ou passions, ou je ne sais de quel nom appeler ses catégories, représentât exactement l’âme et sa nature, ou, pour ne pas trop spiritualiser la phrénologie et peut-être en fausser le sens, la nature intellectuelle et morale de l’homme personne, pas même ses disciples. Spurzheim ajoute à cette liste huit organes nouveaux et huit facultés nouvelles, un autre davantage, un autre en retranche une partie, un autre en bouleverse l’ordre, les noms et la situation. M. Flourens a démontré, au nom de la science, tout ce qu’il y a de faux et de contraire à l’expérience dans cette répartition du cerveau en vingt-sept cerveaux juxtaposés on savait déjà par la psychologie tout ce qu’il y a d’hypothétique et d’invraisemblable dans cette géographie phrénologique.
Le meilleur résultat des travaux de Gall a été l’impulsion qu’il a donnée aux recherches anatomiques et physiologiques sur le cerveau. Cette gloire lui reste, et l’on peut lui attribuer une bonne part dans les travaux récents de la science sur cette matière. En effet, une chose digne de remarque, c’est qu’avant Gall, sans excepter ceux des anciens philosophes ou médecins qui attribuaient à l’homme plusieurs âmes, tout le monde semblait ne considérer le cerveau que comme une seule masse ; personne ne s’était encore avisé de le décomposer et de chercher dans ce bloc de matière presque informe des organes différents, indépendants ou subordonnés les uns aux autres. Depuis Gall, au contraire, cette tendance est universelle chercher l’usage de telle ou de telle partie, grande ou petite, de la substance cérébrale, est la préoccupation de chacun, de ceux-là mêmes qui ne pensent pas qu’on puisse circonscrire le siège de l’âme et demeurent convaincus de la solidarité de toutes les parties du cerveau.
Un bien petit nombre parmi les physiologistes modernes ont cru devoir s’en tenir à l’opinion très générale d’HaIIer, qui attribue le rôle d’organe de l’âme a l’encéphale tout entier. Burdach ne s’estime pas assez éclairé pour avancer autre chose. M. Andral voit trop de contradictions entre les faits observés pour sortir, lui aussi, de la vague généralité de cette croyance. M. Lallemand paraît quitter un instant cette réserve, mais pour y rentrer bientôt il croit pouvoir avancer, par suite de ses observations, que les différentes sections de [p.659] la moelle épinière ou allongée jouissent, dans l’enfant, d’une sorte d’indépendance par rapport au reste du système cérébral, qu’elles ont la faculté d’être impressionnées par les nerfs et de réagir sur eux pour produire des mouvements. Mais il se hâte d’ajouter que cette indépendance disparaît avec l’âge, et il conclut que le siège général de l’âme et de toutes ses facultés prises collectivement est répandu indistinctement dans l’encéphale. M. Lélut est encore un de ceux qui ne croient pas que l’état actuel de la science permette de circonscrire dans une région quelconque de l’encéphale ou du système nerveux l’organe de l’intelligence, de la volonté ou de la sensibilité. Il pense même que cette recherche dépasse les forces de la science expérimentale, que nous sommes condamnés sur cette question de l’organe immédiat de l’âme à une éternelle ignorance, et cela parce que toutes les parties du système nerveux et cérébral ont peut-être entre elles une telle solidarité que toutes concourent pour une part indéterminable à l’œuvre commune de la vie physique et de la vie intellectuelle. « La science actuelle de l’anatomie du système nerveux, dit-il, c’est là son but et elle semble y mettre sa gloire, cherche à distinguer dans ce système, d’une part, les parties qui sont affectées au mouvement, celles qui sont dévolues au sentiment, celles qui sont particulières à l’entendement ; d’autre part, celles que réclame à son tour l’exercice des fonctions organiques ou de nutrition. Or, cette science anatomique du système nerveux oserait-elle dire qu’elle a atteint ce double ou plutôt ce quadruple but, qu’elle est capable de l’atteindre, qu’il est même dans la nature des choses qu’elle l’atteigne ? »
Voilà les timides ; il en est de plus hardis ou de plus savants.
Chacun sait, ne fût-ce que pour l’avoir appris sur les bancs du collège, que l’encéphale se compose de trois parties principales assez distinctes à vue d’œil, sinon par la nature de leur substance, du moins par leur forme, leur grosseur ou leur situation d’une première masse plus considérable à l’avant et au sommet de la tête, le cerveau proprement dit, divisé en deux hémisphères ; d’une seconde masse d’un moindre volume et à peu près de même forme, divisée aussi en deux parties semblables, le cervelet enfin, d’une sorte de gros cordon qui fait suite au cervelet, la moelle allongée, dont le prolongement va s’enfouir dans la colonne vertébrale sous le nom de moelle épinière. Ces trois parties principales de l’encéphale ont paru assez nettement distinguées par la nature qui les a faites, pour qu’un grand nombre de physiologistes les considérassent comme des organes différents, tantôt subordonnés l’un à l’autre, tantôt indépendants, et auxquels l’observation permet d’assigner des fonctions plus ou moins nettement définies. [p. 660]
M. Flourens est, de tous ceux pour qui cette division opérée par la nature a un sens manifeste, celui qui, après de longues et patientes expérimentations, au prix de nombreuses hécatombes, a le plus nettement attribué sa fonction à chacune de ces portions du système cérébral et nerveux. La moelle épinière est pour lui l’organe de la sensibilité et du mouvement ; la moelle allongée, le siège du principe de la respiration et de la vie ; le cervelet, le siège du principe qui règle et coordonne les mouvements de translation le cerveau, l’organe exclusif du principe intelligent. Il en est qui se rangent à peu près à cet avis, sans y rien changer d’essentiel ; il en est qui le trouvent trop absolu et routent en atténuer seulement l’expression trop catégorique. M. Longet, par exemple, attribue aussi au cervelet la coordination des mouvements de translation, au cerveau l’influence sur les manifestations de l’intelligence et de la volonté mais il efface légèrement les lignes trop accusées : ces influences sont générales, elles s’appliquent plus spécialement à ces objets ; rien d’absolu. L’opinion de M. de Serres est aussi plus vague et satisfait moins la curiosité. La moelle allongée lui paraît servir d’excitateur de la sensibilité et de la motilité générâtes, le cervelet remplir les mêmes fonctions pour les membres locomoteurs, et les hémisphères cérébraux jouer le même rôle pour les facultés intellectuelles mais toutes ces excitations sont simultanées chaque partie de l’encéphale concourt à sa façon, l’âme gouverne le tout ; les attributions particulières s’effacent dans le jeu de l’ensemble. Quel est encore ici l’organe de l’âme ? L’encéphale tout entier.
M. Flourens demeure donc jusqu’à présent le plus explicite, sans approcher toutefois de la précision si chèrement achetée au prix de l’invraisemblance et de l’arbitraire par Descartes, Willis, Fernel et quelques autres. L’organe de l’âme est nettement, quoique largement encore défini par lui et ce siège, quoique vaste, est unique : les hémisphères du cerveau. Mais il est distancé de bien loin par d’autres physiologistes qui, usant d’une autre méthode, prétendent avoir pénétré plus avant dans les secrets de la nature.
Nous avons vu jusqu’ici les physiologistes diviser l’encéphale de toutes les façons, s’attacher aux moindres lignes tracées par la nature dans la configuration du cerveau, quand ils n’en dessinaient pas d’imaginaires. Il semble qu’il n’y ait plus rien à inventer, plus d’élément nouveau de distinction. En voici un cependant auquel on n’avait pas encore songé la couleur. Deux substances différentes de contexture, mais surtout d’aspect, l’une blanche, l’autre grise, concourent à former l’encéphale. Elles s’accompagnent, se suivent, se superposent, tantôt celle-ci enveloppant celle-là, tantôt celle-là recouvrant celle-ci, paraissant tour à tour à la surface ou disparaissant [p. 661] dans la profondeur. Eurêka, voilà le secret ce n’était point la figure ni la situation des parties qu’il fallait consulter, mais la couleur. Ajoutez à cette découverte la théorie généralement proposée par les psychologues des facultés de l’âme au nombre de trois principales : l’intelligence, la volonté, la sensibilité, et l’on aura bien du malheur si, avec des éléments aussi neufs, on ne découvre pas soit le siège unique de l’âme, soit les sièges différents où elle se manifeste intelligente, volontaire et sensible.
M. Foville et Pinel-Grandchamp font, de la substance grise qui recouvre les hémisphères du cerveau, le siège organique de l’intelligence, et de la substance blanche cachée sous les mêmes hémisphères, le siège organique de la volonté locomotrice. Il est fâcheux qu’il n’entre pas dans la composition du cerveau une troisième substance d’une troisième couleur elle logerait tout naturellement la sensibilité, et la théorie psychologique des facultés recevrait de la physiologie la consécration la plus éclatante, la trinité des facultés de l’âme marchant de pair avec la trinité des substances d’un cerveau tricolore. Mais cette troisième substance n’existe pas où donc loger la sensibilité ? Exilée du cerveau, elle trouve asile dans le cervelet. On dira peut-être que le cervelet, lui aussi, se compose de deux substances, blanche et grise si une seule suffit à l’intelligence, une seule à la volonté, pourquoi deux seraient-elles nécessaires à l’exercice de la sensibilité ? On pourrait dire encore bien d’autres choses. Toutefois, cette opinion est sérieuse et appuyée, solidement je ne sais, sur de nombreuses observations et sur des arguments spécieux. Mais d’autres savants, qui pensent différemment, proposent aussi tant de faits et de si bonnes raisons à l’appui de la leur, qu’on ne peut s’empêcher d’hésiter et de réfléchir avant d’accepter cet aphorisme : l’âme humaine a, dans l’encéphale, trois organes immédiats la substance grise du cerveau qui lui sert à penser, la substance blanche à vouloir, et le cervelet qui lui sert à sentir.
Parmi ceux qui arborent aussi la couleur comme signe distinctif de la fonction des organes de l’âme, est M. Parchappe, qui propose une nouvelle circonscription du siège de l’âme, également appuyée sur de nombreuses expériences et de puissants arguments. Selon lui, la pensée, la volonté, la sensibilité ont un organe immédiat et commun ce n’est ni l’encéphale tout entier, ni même tout le cerveau, c’est la couche de substance grise qui recouvre les hémisphères cérébraux. La clarté de son opinion est telle, la simplicité en est si grande, la régularité si parfaite, qu’elle permet presque de saisir, l’une après l’autre, toutes les pièces de la machine corporelle, de voir comment elles s’agencent et se subordonnent, en nous conduisant jusqu’à l’organe central, ou supposé tel, de toutes les facultés de l’âme. [p. 662]
De ces opinions différentes sur l’organe ou le siège de l’âme, trois se détachent des autres par leur clarté, leur précision ou leur vraisemblance, et par la valeur des expériences scientifiques ou des considérations philosophiques dont elles sont appuyées. Ce sont celles de M. Lélut, de M. Flourens et de M. Parchappe. Ces trois savants représentent trois caractères et trois méthodes différentes. M. Lélut est le philosophe qui, dans une question où l’âme et ses facultés sont en cause autant que le corps et ses organes, ne veut pas se confier à la seule observation des faits matériels ; il pense qu’il ne faut pas perdre de vue, dans l’expérimentation, la nature du principe qui veut, sent et raisonne, l’unité de ce principe et l’étroite solidarité de toutes ses facultés. D’ailleurs, médecin, physiologiste, il n’a jamais rencontré de ces faits privilégiés, comme Bacon les appelle, de ces expériences décisives qui emportent la confiance et tranchent définitivement de semblables questions. M. Flourens, philosophe sans doute, car sans un peu de philosophie il n’y a pas de vraie science, mais moins soucieux des considérations psychologiques que des faits qu’il peut voir, veut, avant tout, des expériences et des expériences directes ; il lui faut surprendre le phénomène vivant ; l’anatomie, la nécroscopie, ne lui suffit donc pas, il expérimente sur le vif, et, ne trouvant pas dans son semblable l’anima vilis qu’il puisse sacrifier à la science, il demande la lumière à la vivisection des animaux. M. Parchappe, philosophe et physiologiste, est surtout médecin inspecteur général des maisons d’aliénés, longtemps médecin en chef d’un des plus importants asiles de France, il veut aussi des expériences directes, sur l’homme, et non sur les bêtes; il recueille donc celles que la nature elle-même a instituées sous ses yeux, pendant de longues années, sur les aliénés connés à ses soins, et les complète par l’observation nécroscopique des nombreuses victimes de la folie. Ces trois méthodes ont conduit les trois savants qui les ont employées à des résultats très divers M. Parchappe, à placer le siège de l’âme dans la substance grise du cerveau. M. Flourens, dans la totalité des hémisphères ; M. Lélut, à ne point accepter comme résolue cette question difficile, peut-être insoluble, à laisser flotter incertaines les limites de l’organe de nos facultés, sans contester néanmoins l’influence spéciale de certaines parties de la masse cérébrale sur certaines fonctions particulières de la vie physique ou intellectuelle. Nous regrettons que cette opinion, moins négative qu’il ne semble, n’ait pas encore été développée complétement par le savant membre de l’Institut, mais nous espérons qu’il achèvera d’en donner une exposition scientifique et que, si elle ne rallie pas tous les esprits, elle apprendra du moins aux physiologistes à ne pas mépriser la psychologie, [p. 663] et aux psychologues à compter avec les observations physiologiques. Les opinions de M. Flourens et de M. Parchappe sont exposées, au contraire, avec une précision, une conviction, un ton d’affirmation si catégorique, que, si l’on parvient à oublier l’une des deux quand on examine l’autre, à ne pas se souvenir qu’elles se contredisent, chacune a tout d’abord une grande apparence de vérité et tente la confiance si ce n’est pas la vérité, on voudrait que ce fût-elle. L’encéphale, l’union de l’âme et du corps, conserveraient, sans doute, bien des mystères dans l’une comme dans l’autre hypothèse mais le mécanisme en serait singulièrement simplifié, pour les spéculations du philosophe et la pratique journalière de la médecine. Il y aura toujours quelque profit ou quelque intérêt à les exposer sommairement, dussent-elles se détruire l’une l’autre ou être rejetées plus tard l’une et l’autre par les savants.
II
L’Académie des sciences a eu, depuis sa fondation, un singulier bonheur tandis que l’Académie des beaux-arts, qui, jusqu’ici, élisait ailleurs qu’en son sein son orateur solennel, vient seulement de s’affranchir du tribut qu’elle payait à quelqu’une de ses voisines, se disant que quand on chante on doit savoir parler, et savoir écrire quand on sait peindre, l’Académie des sciences a eu le privilège de trouver chez elle une véritable perpétuité de secrétaires perpétuels, dignes membres de l’Académie française, depuis Fontenelle jusqu’à M. Flourens. Fontenelle était un lettré savant, M. Flourens est un savant lettré. Beaucoup plus savant que Fontenelle, moins beau diseur, il a, cependant, d’éminentes qualités d’écrivain son style est simple, clair, tranchant ; il a quelque chose d’hippocratique, d’aphoristique, d’ancien. Il excelle à vulgariser la science, sans lui faire perdre de sa gravité il sait rendre populaires et les découvertes des autres et les siennes. Après avoir lu à l’Académie des sciences et livré au public restreint des savants ses recherches sur les fonctions du système nerveux et sur la formation des os, il vient de faire, pour ses propres idées, le même travail d’exposition exotérique qu’il avait fait déjà pour celles de Buffon et de Cuvier. Il enlève à ses découvertes l’appareil trop exclusivement scientifique, écarte de nos yeux les instruments de ses expériences, trépan, trois-quarts, tout son arsenal de chirurgie il éloigne de notre imagination le spectacle des victimes nécessaires immolées à la science, et nous propose, dans un tout petit livre, comme seul il sait les faire, le résultat et le [p.664] résumé de ses curieuses recherches. « Pour les physiologistes des vues et pour les philosophes des faits, ce qui leur manque. » Philosophes ou physiologistes, acceptons le mot et la chose, la critique et l’enseignement.
A sa méthode générale, la vivisection des animaux, M. Flourens ajoute un mode très précis d’investigation, et propose un but bien déterminé séparer les propriétés par les organes, séparer les organes pour séparer les propriétés. C’est parce qu’il pense être parvenu à séparer l’organe essentiel de l’intelligence de celui de la vie, qu’il se croit autorisé à séparer nettement la vie de l’intelligence ; et c’est parce qu’il n’a pu diviser en plusieurs l’organe unique de l’intelligence, qu’il proclame l’unité de l’intelligence elle-même. Les nombreuses expériences de M. Flourens divisent le système nerveux et cérébral dans les organes suivants en dehors de l’encéphale, les nerfs et la moelle épinière dans l’encéphale, la moelle allongée, les tubercules bijumeaux ou quadrijumeaux, selon les espèces sacrifiées, le cervelet et les hémisphères du cerveau ou le cerveau proprement dit. Chacun de ces organes, d’après les mêmes expériences qui ont servi à les séparer, a des fonctions différentes. Les nerfs et la moelle épinière sont l’organe de la sensibilité et de la motricité ; la moelle allongée, l’organe premier moteur de la respiration, le siège du principe de la vie; les tubercules quadrijumeaux, l’organe d’une espèce particulière de mouvement et du sens de la vue le cervelet est le siège du principe coordonnateur des mouvements de locomotion les hémisphères du cerveau sont l’organe de l’intelligence.
Avant Ch. Bell, on pouvait croire qu’un nerf est un organe simple, mais les expériences de ce physiologiste, confirmées par celles de M. Magendie, ont montré que c’est un organe complexe. Pour avoir sous les yeux l’organe simple, il faut remonter aux racines du nerf ; la racine postérieure pincée, il en résulte de la douleur coupée, la douleur cesse au-dessous de la blessure ; jamais de contraction musculaire. La racine antérieure pincée à son tour, point de douleur, mais il y a contraction musculaire coupée, la contraction n’a plus lieu au-dessous de la section. De même pour la moelle épinière la couche postérieure piquée excite la douleur ; la couche antérieure, sollicitée à son tour, n’excite que des convulsions partielles. Les nerfs et la moelle épinière sont donc, non l’organe unique, mais le double organe de la sensibilité et de la motricité.
Dans l’encéphale, la moelle allongée est le siège du principe premier moteur du mécanisme respiratoire, car, si l’on coupe transversalement cette moelle en un certain point, l’animal meurt à l’instant par suppression des phénomènes de la respiration. La moelle [p. 665] allongée est donc aussi le siège du principe de la vie et M. Flourens fixe, dans un espace d’une ligne environ, ce siège qu’il appelle le point ou le nœud vital.
Si l’on pratique sur une poule l’ablation des tubercules bijumeaux, l’animal ne voit plus, la rétine est paralysée. Et, si l’on n’enlève qu’un seul de ces tubercules, l’oiseau tourne sur lui-même du côté du tubercule enlevé. Les tubercules sont donc le siège du sens de la vue et à la fois l’organe d’une espèce particulière de mouvement. Si l’on enlève le cervelet sur un autre individu de la même espèce, en respectant les autres parties de l’encéphale, l’animal ne peut plus se tenir debout, ni marcher, ni voler régulièrement cependant, il peut encore exécuter toute espèce de mouvement, mais sans ensemble ni régularité. Le cervelet est donc le siège du principe coordonnateur des mouvements de locomotion.
Si l’on enlève enfin sur une autre poule les deux hémisphères cérébraux, toute action spontanée de l’animal cesse ; il ne veut plus, ne perçoit plus, ne se souvient plus. Le cerveau est donc l’organe exclusif de l’intelligence. L’ablation du cerveau qui supprime l’intelligence, laisse entière la régularité des mouvements ; l’ablation du cervelet, qui ôte à l’animal la faculté de diriger ses mouvements, respecte au contraire son intelligence.
De ces faits et de ces premières déductions, M. Flourens tire encore de plus graves conséquences. Il distingue la volonté de la motricité, la simple volonté de mouvoir, de la puissance d’exciter le mouvement ; c’est la moelle épinière, c’est le nerf qui excite le mouvement, le cerveau ne fait que le vouloir. Il distingue pareillement et parallèlement la sensation et la perception c’est le nerf, c’est la moelle épinière qui sent, le cerveau ne sent pas, il se borne à percevoir. Le sens ne réside pas en lui, mais dans le nerf ou la moelle, et, pour le sens de la vue, dans les tubercules. Il y a deux façons d’enlever la vue à un oiseau détruisez les tubercules, l’animal ne voit plus vous avez détruit le sens, mais non l’intelligence, et il faut que le nerf sente pour que le cerveau perçoive. Détruisez le cerveau, la vue est encore abolie, mais, cette fois, c’est l’intelligence et non le sens que vous avez détruit ; l’oiseau sent encore, mais il est incapable de percevoir. Donc, sentir n’est pas percevoir. M. Flourens, distinguant les forces par les organes, conclut que la sensibilité est une propriété autre que l’intelligence et voilà le sensualisme que la philosophie contemporaine s’épuise en vain à combattre, anéanti par une observation physiologique.
Séparant toujours les propriétés par les organes, ou plutôt, confondant cette fois les propriétés dont l’organe est commun, M. Flourens proclame l’unité de l’intelligence, parce que le cerveau est un [p. 666] organe unique et indivisible. Les deux hémisphères détruits en totalité, l’intelligence tout entière est abolie ce n’est pas qu’en enlevant le cerveau on ait détruit d’un seul coup plusieurs organes, car « on peut retrancher, soit par devant, soit par derrière, soit par en haut, soit par côté, une portion assez étendue des hémisphères cérébraux, sans que l’intelligence soit perdue. Une portion assez restreinte de ces hémisphères suffit donc à l’exercice de l’intelligence les hémisphères cérébraux concourent donc, par tout leur ensemble, à l’exercice plein et entier de l’intelligence. » Si l’on dépasse une certaine limite, dès qu’une faculté intellectuelle disparait, toutes les autres disparaissent. On peut même guérir l’animal ainsi mutilé ; son cerveau ne repousse pas, sans doute, mais, l’inflammation s’effaçant peu à peu, les fonctions intellectuelles renaissent toutes à la fois. Enfin, chose étrange et qui atteste bien haut la sagesse du Créateur, on peut détruire un seul des deux hémisphères il y a, dès lors, paralysie du côté du corps opposé à l’hémisphère détruit mais, comme les pensées et les volontés n’ont ni droite ni gauche, l’intelligence peut subsister encore sans trouble ni délire on pense avec une moitié de cerveau, avec une moitié de l’organe de la pensée, comme on voit avec un œil, entend avec une oreille, respire avec un poumon. Autre conséquence. Puisque l’intelligence réside dans le cerveau et le principe de la vie dans la moelle allongée, l’intelligence et la vie sont profondément séparées. On peut détruire l’organe de l’intelligence et l’intelligence elle-même, « sans que la vie en soit le moins du monde altérée, affectée, compromise. » Rien n’est donc plus facile que de séparer aussi les fonctions vitales des fonctions intellectuelles, c’est-à-dire de déterminer quelles fonctions concourent à la vie et quelles relèvent de l’intelligence. Une fonction est purement vitale quand elle survit à l’ablation du cerveau ; c’est une faculté intellectuelle, si elle disparaît avec les hémisphères. La sensibilité est donc une fonction vitale, car elle ne réside pas dans les hémisphères et survit à leur destruction les seules fonctions intellectuelles sont la perception, l’attention, la mémoire, le jugement, la volition, qu’anéantit l’ablation du cerveau.
Ainsi, selon M. Flourens, le siège de l’âme est unique, c’est le cerveau proprement dit. Ainsi, l’intelligence est profondément distincte de la vie, puisqu’elles résident dans des organes distincts. Ainsi, la sensibilité fait partie des fonctions vitales et ne relève point de l’âme, puisqu’elle a pour organe une partie du cerveau où ne réside pas le principe intelligent. « Tout cela est certain, car tout cela résulte d’une analyse tout expérimentale ces grands problèmes ont été résolus par M. Flourens, par lui le premier et par lui seul. » Tels sont les faits que M. Flourens livre aux philosophes et les vues [p. 667] qu’il propose aux physiologistes. Les faits ne se discutent pas, admettons-les, aussi bien nous ne pourrions les contrôler mais, si les faits supposés hors de doute ne se discutent pas, les vues, c’est-à-dire l’interprétation des faits, peuvent être discutées. Or, M. Flourens fait dire aux faits bien des choses il importe donc de savoir où finit le fait, ou l’interprétation commence. Pour donner une idée de la différence du fait simple et du fait interprété, prenons deux exemples.
On coupe transversalement en un point déterminé la moelle allongée d’un animal, il meurt aussitôt ; voilà le fait. On trace les limites inférieure et supérieure entre lesquelles la blessure est mortelle ; voilà encore le fait plus minutieusement observé. On dit ensuite qu’entre ces deux limites est le principe de la vie ce n’est plus le fait, mais l’interprétation vraie, je le veux bien, hardie, téméraire, j’en suis sûr. Car on perce le cœur d’un animal ou d’un homme de part en part, il meurt aussitôt voilà un autre fait je ne dirai pas cependant que le cœur est le nœud vital. Il y a tant de manières de mourir ou de donner la mort Trancher la moelle allongée à l’origine de la huitième paire de nerfs serait, si quelques petites opérations préalables n’étaient nécessaires, une façon très convenable d’exécuter instantanément par asphyxie les criminels condamnés à mort. Ce n’est pas la seule. La respiration dont le nœud vital serait le principe premier moteur, est-elle donc plus importante que toutes les autres fonctions ? Il ne le semble pas ; l’enfant vit dans le sein de sa mère et ne respire pas ; que fait cependant le nœud vital ou le principe de vie qui y réside ? Rien ; et le cœur bat, très bien et très vite et le fœtus vit sans respirer.
Autre exemple. On enlève sur un oiseau les tubercules bijumeaux, l’animal ne voit plus l’iris, la rétine sont paralysées. On enlève sur un autre les hémisphères cérébraux en respectant les tubercules l’animal ne voit plus, mais l’iris reste contractile et le nerf optique excitable ; les objets continuent à se peindre sur la rétine. Voilà le fait. M. Flourens ajoute que la sensibilité appartient au nerf et non au cerveau il appelle cette excitation du nerf sensation, et dit : Dans le premier cas, on a enlevé é la sensation et le sens dans le second, on a détruit la perception et l’intelligence. Voilà l’interprétation. Or, les faits demeurant les mêmes, l’interprétation peut varier si bien, qu’en 1824, dans la première édition de ses Recherches, M. Flourens concluait de ces mêmes expériences que « la sensation et la contraction n’appartiennent pas au nerf, » que « le nerf se borne à exciter la sensation et la contraction, sans être par lui-même ni sensible, ni contractile il ne sent pas il ne se contracte pas, il excite ; » que « les facultés intellectuelles et sensibles résident dans les lobes cérébraux. » [p. 668] Et en 1842, dans la seconde édition du même ouvrage, comme aujourd’hui en 1838, dans le livre de la Vie et de l’Intelligence, M. FIourens tire de ces expériences des conclusions tout autres et une théorie philosophique toute différente et cela le plus facilement du monde. Dans toutes les phrases où étaient écrits en 1824, les mots sensation, sensibilité, rapportés au cerveau, il les remplace tout simplement par les mots de perception et d’intelligence et la sensibilité passe ainsi du cerveau au nerf, de l’intelligence à la vie, de l’âme au corps.
Cuvier, dans son rapport à l’Académie sur les travaux de M. Flourens, reprochait à celui-ci l’usage de certains termes mal définis qui ne pouvaient « qu’embrouiller les idées sans aucun avantage pour la science, » et particulièrement celui des mots sensible et irritable, employés sans définition précise ou avec une signification que la langue usuelle ne leur reconnaît pas. M. Flourens a changé, à ce qu’il paraît, la signification de ce mot sensibilité, et transporté d’un organe à un autre, du principe de l’intelligence à celui de la vie, la faculté ou la fonction qu’il représente. Ce nouveau langage est-il plus précis, cette nouvelle théorie plus vraie ? Qu’il nous soit permis d’en douter et de trouver plus de clarté et de vérité dans la première. Certes, il y a une différence entre sentir et percevoir ; mais la sensibilité n’appartient-elle pas au même principe qui perçoit et qui veut, au principe intelligent, à l’âme enfin ? M. Flourens, qui semblait penser ainsi en 1824, lorsqu’il disait : « Il me paraît démontré que les lobes cérébraux sont le siège exclusif de la volition et des sensations la vision n’est ni dans les contractions de l’iris, ni dans les irritations du nerf optique ; ces contractions, ces irritations n’en sont que la condition la vision est tout entière dans la sensation de ces irritations, ou plutôt elle n’est que cette sensation elle-même or le principe de cette sensation réside dans les lobes cérébraux ; » M. Flourens, qui parlait ainsi, n’a-t-il pas pris depuis 1842 pour la vraie sensibilité, pour la sensibilité de l’âme, cette irritabilité tout organique que possèdent les nerfs, qui persiste quelque temps encore après la mort, et qui n’est ni la jouissance ni la souffrance ? Que sont, dans cette théorie nouvelle, les douleurs et les joies morales qui ressemblent si manifestement aux jouissances et aux souffrances physiques ? Elles ne se passent pas dans le nerf, elles ne sont pas non plus de simples perceptions, et elles ne sont pas davantage des fonctions vitales. M. Flourens sépare la vie et l’intelligence une poule à laquelle il a enlevé les deux hémisphères a survécu pendant plusieurs mois ; il y a donc entre la vie et l’intelligence une séparation complète ; et voilà le problème agité par Aristote, Galien et toute l’antiquité, par Descartes, Leibnitz, Stahl, Barthez, résolu définitivement. M. Flourens [p. 669] est en vérité tranchant comme son scalpel. Cette pauvre poule vit, et cependant le principe de l’intelligence, de l’instinct, ce qui chez l’animal est ou remplace l’âme, n’existe plus, n’intervient plus en rien dans sa vie et cependant elle sent ; ce n’est plus qu’une machine cartésienne. Descartes enlevait du moins aces machines la sensibilité et les réduisait à une vie sans souffrance. N’y-a-t-il pas dans ce seul fait plus de problèmes encore que de solutions, et des problèmes assez obscurs pour nous inspirer quelque réserve dans l’interprétation des faits ? Des faits, M. Flourens en a recueilli, produit beaucoup, et des plus curieux mais l’expérimentation a ses mirages comme la spéculation et le raisonnement ont les leurs.
Le cerveau, organe de l’intelligence et non de la vie, il vit cependant l’intelligence, l’instinct ne sont pas la vie, mais ils se mêlent à ses fonctions comme elle se mêle à leurs manifestations. Chez l’homme, l’intelligence n’est jamais lésée sans que la santé s’en ressente on n’enlèverait pas impunément à un homme ses deux hémisphères la folie est une maladie, non-seulement une maladie mentale, mais une maladie organique qui jette le désordre dans les fonctions vitales, comme dans les facultés intellectuelles. Si quelque portion de l’encéphale est l’organe de l’âme, de l’intelligence, elle n’est pas cela exclusivement, elle est aussi un organe vivant, qui sert à la vie, quand même on placerait ailleurs l’organe principal de la vie. Bien savant sera celui qui, sans hypothèse, sans tirer des faits plus que ce qu’ils renferment, démêlera dans les systèmes nerveux et cérébral ce qui est de la \ie pure, de la vie physique, et ce qui se rapporte exclusivement à la vie de l’intelligence.
Quand les faits dont l’authenticité n’est pas contestée ne renfermeraient pas tant de mystères, les conclusions de M. Flourens seraient peut-être encore un peu hasardées. Eh quoi disait-on il y a déjà longtemps à M. Flourens, vous opérez, Dieu merci, sur des animaux, et vous concluez d’eux à nous cela est bon quand il s’agit de quelqu’une de ces fonctions presque mécaniques qui nous sont tout à fait communes avec les bêtes ; mais quand il s’agit de fonctions telles que raisonner et vouloir, cela n’est plus aussi légitime. Savez-vous donc quel exact rapport il y a entre les facultés des bêtes et les nôtres, si elles ont comme nous l’intelligence et la volonté, ou seulement l’instinct, et ce qu’est au juste cet instinct ? Vous en avez traité dans un excellent petit livre mais vos conclusions mêmes vous empêchent d’établir un parallèle aussi parfait entre les bêtes et les hommes. L’anatomie, la physiologie comparées sont des sciences, soit mais il n’y a pas encore une psychologie comparée, et, si elle existait, ce serait à l’étude des facultés humaines à nous éclairer sur celles des bêtes, plutôt qu’à la psychologie des bêtes à nous révéler [p. 670] les facultés de notre âme. La poule à laquelle on a enlevé les deux hémisphères n’a plus, dit l’opérateur, ni instinct, ni volonté ; est-ce bien sûr ? Est-ce là une de ces choses que l’opération puisse découvrir ? Et est-il bien sûr, quand cela serait, que l’intelligence de l’homme et non l’instinct de la poule réside uniquement dans les hémisphères ? D’ailleurs, les bêtes ont-elles l’encéphale de l’homme ? C’est surtout, disait-on encore, sur des oiseaux, c’est-à-dire sur des animaux dont les hémisphères cérébraux ne sont que rudimentaires et composés presque en totalité des corps striés qu’a opéré M. Flourens ; les conclusions appliquées à l’homme auront-elles toute la certitude désirable ? Et puis on mutile des animaux vivants, c’est-à-dire qui souffrent, s’agitent, gémissent ; en supposant que l’opération chirurgicale réussisse à merveille, on a sous les yeux une pauvre bête dans un état violent ; au lieu d’une observation réellement physiologique où l’on prenne sur le fait la vie et la santé, on n’a qu’une expérience pathologique, la douleur, la maladie, la mort. Soit parce que le cœur saigne aux cris de la victime, soit parce que l’opération est plus commode, au lieu d’un chien qui crie et se démène on sacrifie des lapins, véritables stoïciens ou bouddhistes, qui subissent la torture et la mort sans pousser une plainte mais la pauvre bête souffre-t-elle moins parce qu’elle ne gémit ni ne s’agite ? Un homme peut manifester son état par la parole, quand il n’a pas perdu connaissance, mais comment discerner dans la bête qui ne dit mot si les agitations sont des mouvements volontaires ou automatiques, si ce ne sont pas des convulsions où le principe de l’instinct n’intentent pas comment deviner si c’est la force vitale ou la force volontaire dont on voit les effets, si dans les dernières convulsions quelque souffrance réelle parvient encore au principe sensible, où siège ce principe, et s’il est le même que celui de l’instinct et de l’intelligence ou le même que celui de la vie ?
Le vivisecteur répond sans doute à quelques-unes de ces objections, mais il ne répond certainement pas à toutes celles qu’on a formulées et qu’on pourrait produire encore.
Quoi qu’il en soit, une grande partie de ces doutes disparaîtrait ou ne serait pas née peut-être, si la vivisection était la seule méthode possible, si les expériences de M. Flourens sur les animaux étaient la seule lumière pour éclairer la question, surtout si des faits d’un autre ordre et des savants dans une autre science ne venaient nous offrir des résultats ou des conjectures très différentes. Les expériences sur l’homme, si elles sont possibles, ont bien leur valeur dans une question où il s’agit de l’homme. Oublions donc un moment M. Flourens pour écouter M. Parchappe. [p. 671]
III
M. Parchappe institue d’autres expériences, propose d’autres faits et en tire d’autres conclusions mais sa confiance est la même, son langage aussi catégorique, ses formules aussi tranchantes. Lui aussi, lui seul, lui le premier a découvert l’organe immédiat des facultés de l’âme, et il tient à ce qu’on ne lui conteste pas la priorité de sa découverte. Il s’est rencontré plusieurs fois dans l’histoire de la science que deux hommes se sont disputé la gloire d’une nouvelle invention ainsi le XVIIe et le XVIIIe siècles ont retenti des prétentions rivales de Newton et de Leibnitz, d’EuIer et de d’AIembert. Mais alors la concurrence même était une sorte de preuve à l’appui de la réalité de la découverte, car les deux rivaux s’accordaient sur un même point et ne se disputaient que l’honneur d’avoir trouvé une certaine vérité l’un avant l’autre. Ici, au contraire, la rivalité ne peut qu’infirmer la confiance du public dans la valeur de la découverte, car les deux savants ne s’accordent pas sur l’organe de l’intelligence ils le placent, l’un ici, l’autre là; ils ont, en un mot, découvert deux choses différentes et qui s’excluent mutuellement. II est donc certain que l’un des deux au moins n’a rien trouvé, à moins que l’on n’appelle découverte la construction d’une hypothèse erronée, donnée pour la vérité ; et il n’est pas impossible que ni l’un ni l’autre, les faits mis hors de cause, n’aient rien découvert du tout.
« La couche corticale cérébrale (c’est-à-dire la substance grise des hémisphères cérébraux) est la condition organique, le siège, le centre de l’intelligence dans tous ses modes, de la volonté dans tous ses actes, y compris le mouvement, et des phénomènes de sensibilité. » Pour établir cette proposition dans laquelle consiste sa découverte et dont les conséquences seraient considérables pour la médecine mentale, M. Parchappe ne croit pas que ce soit assez d’une seule espèce de preuves ; il veut l’accord unanime de toutes les preuves possibles, du raisonnement, de l’observation et de l’expérimentation. Le raisonnement démontre qu’il y a une parfaite harmonie entre la structure des systèmes cérébral et nerveux considérés à sa manière, et la nature des fonctions que le savant médecin attribue à leurs différentes parties. L’expérience découvre des rapports de coexistence ou de succession entre certains phénomènes physiques et certains états intellectuels produits spontanément par la nature, qui confirment sa proposition capitale. L’expérimentation enfin établit des relations de cause à effet entre des phénomènes définis provoqués dans le système [p. 672] cérébro-nerveux par une influence connue, et des manifestations ou des altérations déterminées de l’intelligence, de la volonté et de la sensibilité.
Le raisonnement que commence par invoquer M. Parchappe est en effet très spécieux, très-ingénieux, très-vraisemblable et singulièrement fait pour toucher un philosophe. L’intelligence, la volonté, la sensibilité, dit-il, sont réunies dans la conscience et y forment la personne humaine elles sont inséparables elles ont donc besoin aussi d’un organe commun qui accomplisse leur union physiologique. Des centres séparés pour chacune de ces trois puissances ne satisferaient pas la raison l’indivisibilité de la personne humaine ne serait-elle pas détruite ? Les phénomènes de la sensibilité ne peuvent se produire qu’à la double condition qu’il existe des parties organiques disséminées partout dans l’intérieur et à la surface du corps, capables de recevoir les impressions du dedans et du dehors, et un centre où toutes ces parties convergent ces cordons organiques, ce sont les nerfs, ce centre, l’axe cérébro-spinal. De même les phénomènes de la volonté locomotrice supposent un centre d’où la volonté parte, et des cordons rayonnants qui la conduisent encore l’axe cérébro-spinal et les nerfs.
Cette argumentation sur l’usage des parties à la façon de Galien et de Bossuet n’offre jusqu’ici rien de bien nouveau, mais le raisonnement se poursuit. L’axe cérébro-spinal est formé des deux substances blanche et grise or, la blanche est composée de fibres semblables à celles des nerfs et en communication non interrompue avec elles. Si les fibres nerveuses jouent le rôle de conducteurs de la sensation et de l’excitation locomotrice, l’analogie porte à croire que la substance blanche tout entière remplit exactement et exclusivement les mêmes fonctions, qu’elle est conductrice, et rien autre chose. Au contraire, partout où, dans le système nerveux, les nerfs se réunissent, partout où il y a apparence de quelque point de départ ou d’arrivée, quelque carrefour, quelque centre partiel, il existe aussi de la substance grise, comme dans les ganglions, et la quantité de cette substance augmente à mesure que les nerfs se forment en faisceaux et se rapprochent du cerveau la proportion s’en accroît toujours de la moelle épinière à la moelle allongée, de celle-ci au cervelet, du cervelet au cerveau où se rencontre le plus grand développement de substance grise l’écorce des deux hémisphères. La raison n’est-elle point en droit de conclure que, selon toute vraisemblance, la substance grise ne remplit pas les fonctions d’organe conducteur réservées à la substance blanche, qu’elle est en général le centre d’où partent et où viennent aboutir les excitations que transmet celle-ci ? Ainsi, il n’y a pas seulement une divergence d’opinion entre [p. 673] M. Parchappe et M. Flourens sur le siège définitif de la sensibilité, de la volonté et de l’intelligence, il y a encore divergence sur les fonctions mêmes des nerfs. Pour l’auteur de la Vie et de l’Intelligence, le nerf sent et excite ; pour M. Parchappe, il ne fait que conduire l’excitation première de la sensation et du mouvement ; pour le premier, le cerveau ne fait que percevoir et vouloir, il ne sent, ni ne commence matériellement le mouvement, il l’ordonne ; pour le second, la substance grise du cerveau sent et perçoit seule, seule veut et excite le mouvement.
La thèse de M. Parchappe est ingénieusement présentée, mais tous les raisonnements du monde ne vaudront jamais en pareille matière de beaux et bons faits. Aussi M. Parchappe ne considère-t-il cette argumentation sur les causes finales que comme un préambule de la démonstration véritable par l’expérience et l’expérimentation. L’expérience, c’est pour le savant médecin la pathologie, car c’est la nature seule qui opère dans la maladie par l’expérimentation il entend l’emploi des substances dites anesthésiques et l’observation des faits exceptionnels qu’il peut produire. Les preuves fournies par cette Intervention de l’art dans la nature constitueront sans doute la seconde partie de son œuvre inachevée.
Les preuves pathologiques sont assez difficiles à obtenir. Elles consistent à constater pendant la vie d’un malade la lésion d’une faculté mentale, après la mort et par l’autopsie la lésion d’un organe cérébral, et à rapprocher l’une de l’autre ces deux altérations. Mais, pour que la preuve ait une valeur sérieuse, pour que l’on puisse conclure que la lésion de la faculté mentale est l’effet de la lésion organique observée après la mort, et que la partie corporelle lésée est l’organe de la faculté mentale troublée pendant la vie, il faut que l’altération de cette fonction de l’âme soit bien nettement déterminée, qu’elle ait atteint un ou plusieurs éléments parfaitement définis. Il faut encore que la lésion organique constatée par l’autopsie soit à son tour rigoureusement limitée à une portion du système nerveux ou cérébral qui présente tous les caractères d’un organe distinct. Il faut enfin que le rapport observé entre la lésion de l’organe et celle de la fonction mentale soit constant et ne reçoive jamais aucun démenti de l’expérience. A l’aide d’observations qui lui paraissent réunir toutes ces conditions, M. Parchappe croit pouvoir établir successivement ces trois propositions, qui sont les trois degrés de la démonstration générale : 1° dans l’encéphale pris en son ensemble, la substance blanche joue exclusivement le rôle de conducteur des influences physiques qui donnent naissance aux phénomènes de motilité, d’intelligence et de sensibilité ; 2° la substance grise, considérée aussi dans l’encéphale tout entier, remplit les fonctions d’organe central d’où partent, où [p. 674] aboutissent les influences que la substance blanche ne fait que transmettre ; 3° enfin, la substance grise qui constitue la couche corticale des hémisphères cérébraux, à l’exclusion du cervelet, de la moelle et des ganglions, remplit spécialement l’office de centre organique pour toutes les manifestations essentielles de la volonté, Je l’intelligence et de la sensibilité.
Pour établir la première de ces trois propositions, M. Parchappe démontre, en réunissant la somme de ses expériences, ou s’efforce de démontrer que, dans tous les cas où l’altération organique est circonscrite dans la substance blanche, l’intelligence, la volonté, la sensibilité persistent, en puissance seulement pour tout ce qui est essentiel à ces fonctions, en acte pour toutes les manifestations qui ne nécessitent pas l’intervention du conducteur lésé. Comme contre épreuve, il démontre qu’il existe dans tous ces cas une altération de la conductibilité nerveuse correspondant à l’organe altéré, et rendue manifeste par le trouble ou la suppression des fonctions auxquelles la partie lésée concourt. Ainsi, pour les cordons nerveux, l’altération des racines antérieures des nerfs spinaux est suivie exclusivement de la paralysie du mouvement volontaire dans les parties où ces nerfs se ramifient ; la volonté subsiste en effet pour tout autre objet et en puissance pour le mouvement même de ces parties ; le conducteur du mouvement fait seul défaut. Pour le cervelet, l’altération des pédoncules composés de matière blanche est accompagnée de la paralysie du mouvement volontaire dans le côté du corps opposé à l’organe altéré. Pour le cerveau, l’altération de la substance blanche des hémisphères est également suivie de la paralysie du mouvement volontaire et de la sensibilité ; mais l’action centrale subsiste, car les phénomènes essentiels de l’intelligence continuent à se produire. M. Parchappe s’efforce de prouver de la même façon que, quand l’altération morbide n’atteint que la substance grise dans l’axe encéphalo-spinal, sans attaquer la matière blanche, tous les phénomènes de conductibilité nerveuse, dont la manifestation n’est pas rendue absolument impossible par l’altération de la substance grise, se produisent encore. Ainsi, l’altération de la matière grise dans la moelle épinière est suivie de l’abolition des mouvements involontaires ce n’est pas que la propriété conductrice ait abandonné la substance blanche, mais celle-ci ne peut évidemment transmettre une excitation que la substance grise n’est plus capable de provoquer. Dans ce cas, au contraire, les mouvements volontaires persistent, parce que ce n’est pas la substance grise de la moelle, mais celle du cerveau qui les produit. La matière blanche n’est pas plus propre à transmettre l’excitation des mouvements volontaires que celle des mouvements involontaires mais, comme elle reçoit cette excitation d’ailleurs, elle [p. 675] la transmet sans difficulté sa puissance, qui ne trouve e pas à s’employer pour conduire l’excitation du mouvement involontaire et demeure à l’état latent, trouve cette fois de la besogne commencée par la substance grise du cerveau et l’achève. De même, quand l’écorce grise des hémisphères cérébraux est altérée, à moins que l’altération ne soit trop profonde, les mouvements volontaires et les phénomènes de l’intelligence et de la sensibilité sont troublés, mais ils persistent. Ils sont troublés, et ce trouble provient de l’altération partielle de la matière grise ils ne cessent pas de se manifester, parce que la substance blanche conductrice est intacte. Mais si l’altération de la couche grise est telle, que l’intelligence, la volonté, la sensibilité soient abolies, les mouvements involontaires n’en persistent pas moins ce qui prouve à la fois et la persistance de la conductibilité dans la matière blanche, et l’existence d’un principe d’action indépendante dans la substance grise du cervelet ou de la moelle, puisque ces mouvements involontaires sont suspendus à leur tour, quand la substance grise est profondément altérée dans ces organes.
Pour établir enfin le point capital de sa thèse, à savoir que la substance grise qui forme l’écorce des hémisphères cérébraux est le centre commun de l’intelligence, de la volonté et de la sensibilité, l’organe unique et Immédiat de l’âme, M. Parchappe divise sa preuve en trois théorèmes, et fait une démonstration séparée pour chacune de ces trois attributions.
C’est un fait général et incontestable pour le savant médecin que, lorsque l’altération de la couche corticale s’étend aux deux hémisphères, il y a perturbation des facultés intellectuelles. Dans la folie paralytique ou paralysie générale, qui n’est, comme maladie organique, qu’une lésion, une inflammation, un ramollissement de cette substance corticale, il y a une proportion constante entre le degré de l’altération physique et celui du trouble intellectuel ; et quand l’altération n’attaque qu’un seul hémisphère, s’il n’y a pas délire, il y a au moins diminution, affaiblissement de quelques facultés de l’intelligence. Pour la volonté, c’est précisément la paralysie générale ou l’altération générale du mouvement volontaire qui est le signe extérieur caractéristique du ramollissement de la substance grise des hémisphères, et a donné son nom à cette maladie dans les classifications pathologiques. Quand cette substance corticale est altérée du côté gauche, le côté droit seulement, par t’euet du croisement des nerfs, est attaqué de paralysie du mouvement. Enfin, quant à la sensibilité, elle est toujours plus ou moins altérée chez les fous paralytiques, et si les faits généraux ne suffisent pas, M. Parchappe dispose de quelques observations très rares, par conséquent très précieuses, et pour lui très concluantes. Un maniaque, par exemple, est frappé [p.676] d’une hémiplégie du côté gauche dans toute cette moitié de son corps la sensibilité est abolie, et l’autopsie découvre après sa mort l’hémisphère gauche parfaitement sain et la substance grise de l’hémisphère droit profondément altérée.
Parvenu au terme de cette argumentation, quand on en veut juger la valeur et qu’on n’est point du métier, quand on n’a ni fou paralytique à observer, ni à faire la moindre autopsie, on sent à son tour le besoin de raisonner en philosophe, comme a fait d’abord M. Parchappe, et de suppléer aux connaissances spéciales que l’on n’a pas, aux faits contradictoires qu’on ne peut recueillir soi-même, par les observations d’autres physiologistes aussi compétents en pareille matière. Or, quand on entend M. Andral dire qu’il n’y a pas de rapport constant entre le siège, l’étendue et la nature des lésions de l’encéphale et l’altération des facultés mentales ; quand M. Lélut dit à son tour que la paralysie générale existe sans altération encéphalique appréciable quand on entend d’autres savants également autorisés prétendre qu’il y a des lésions organiques sans lésions de fonctions correspondantes, et des lésions de fonctions sans lésions organiques, on se demande si l’accord réclamé par M. Parchappe lui-même entre l’altération de la substance blanche ou grise et l’altération des facultés de l’âme existe en réalité dans la nature, chez tous les malades, ou bien seulement dans le livre de M. Parchappe et à l’asile de Saint-Yon. Quand on lit dans les annales de la médecine qu’un homme a toute une portion de cette substance grise corticale si précieuse détruite, et que son état intellectuel n’a rien offert de remarquable, qu’une épileptique paralysée du côté gauche a conservé pendant quarante ans le parfait usage de ses facultés intellectuelles, et qu’on a pu constater après sa mort une atrophie totale de l’hémisphère droit ; que des blessés dont la moelle épinière était coupée dans toute son épaisseur, n’ont pas cessé de mouvoir tous leurs membres que des fœtus ont vécu plusieurs heures sans moelle ni cerveau, on se demande ce qu’ il est possible d’affirmer, ce qu’il est possible de croire après de telles oppositions dans la science et de semblables contradictions dans les faits. Les faits sont-ils donc comme les lieux communs de la rhétorique, où chacun peut venir puiser des arguments pour sa cause, quelle qu’elle puisse être ?
C’est qu’il y a dans la difficulté de l’observation des causes d’erreur telles, qu’elles expliquent ces contradictions mais alors les faits n’ont plus cette valeur absolue qu’on veut leur donner. De ces deux façons d’instituer des expériences pour déterminer les fonctions organiques du cerveau, celle de M. Flourens et celle de M. Parchappe, expérimenter sur des animaux vivants dont on altère ou détruit des portions déterminées de substance, ouvrir et regarder l’encéphale d’un [p.677] homme dont on a connu, vivant, l’état mental ; la seconde est-elle donc plus sûre que la première? Toutes deux ont leurs causes d’erreurs, aucune n’est infaillible.
Déterminer rigoureusement la nature de la lésion mentale rien n’est déjà plus difficile à remplir que cette première condition. Observer, après la mort, le siège, l’étendue, la nature de la lésion organique:: mais la loi défend de procéder à l’autopsie d’un cadavre qui n’est pas encore refroidi. Cette autopsie ne doit se faire et ne se fait généralement que vingt-quatre heures environ après la mort. Tout ce temps que n’a pas employé l’anatomiste, il n’a pas été perdu par la mort, par les forces chimiques et les lois infatigables de la nature elles ont travaillé déjà à rentrer en possession de cette matière organisée c’est l’encéphale qui, vivant, était malade, c’est sur l’encéphale mort que ses forces agiront peut-être le plus rapidement et le plus efficacement. Quand vient l’heure de l’autopsie, des puissances étrangères ont passé par là ; l’œuvre qu’elles ont accomplie, les ravages qu’elles ont faits, on ne les connaît pas exactement, et on court le risque de les prendre pour l’œuvre de la seule maladie.
En admettant cependant qu’on puisse constater et circonscrire toujours exactement les altérations grossières et profondes de la substance cérébrale, combien n’y en-a-t-il pas qui peuvent échapper à la vue, même armée du microscope ? Point d’infaillibilité dans cette méthode c’en est assez pour expliquer les erreurs et les contradictions mais, si l’on s’explique ainsi comment elles peuvent naître, on ne les a pas pour cela corrigées l’erreur et la contradiction subsistent. Supposons toutefois que la lésion des facultés mentales ait été rigoureusement observée et déterminée pendant la vie, que l’altération organique produite par la maladie ait été exactement décrite et distinguée de la décomposition qui suit la mort, que les observations recueillies par M. Parchappe ne rencontrent pas d’observations contradictoires, les conclusions qu’il en tire sont-elles toujours bien rigoureuses ? Un subtil logicien trouverait peut-être que le tissu de ses raisonnements n’est pas assez serré. Le désir légitime de prouver sa thèse fait qu’on se sert souvent de la thèse elle-même comme d’un bon argument. Le point difficile est d’établir que la substance blanche n’est que conductrice, que la substance grise a seule le pouvoir de commencer l’action physique ou de la terminer. Or, la substance blanche étant lésée, plus de sensation, plus de mouvement, pourquoi ? C’est, dit M. Parchappe, que l’excitation produite à l’extrémité du nerf conducteur de la sensibilité par l’objet extérieur rencontre en un certain point de son parcours un obstacle, un hiatus, l’absence d’un conducteur indispensable pour qu’elle parvienne jusqu’à la substance grise. Personne ne dit le contraire, cela est bien possible, [p. 678] probable même, mais est-ce bien prouvé ? Si telles sont les propriétés respectives des substances grise et blanche, ce cas pathologique de la dernière étant donné, assurément les choses se passeront ainsi, et le phénomène est très bien expliqué, mais à l’aide de la thèse, qui n’est par conséquent qu’une hypothèse. Rien n’a prouvé jusqu’ici que la substance blanche ne fût pas aussi capable du rôle d’organe central, concurremment avec la matière grise, dans les hémisphères cérébraux, car avec cette supposition j’explique tout aussi bien l’absence de sensation la sensation n’a pas lieu, parce que la matière blanche, organe supposé central, est, par le fait même de son altération, hors d’état de remplir sa fonction. Même absence de preuves véritables pour l’autre partie de la thèse. La substance grise des hémisphères est lésée plus de mouvement volontaire. Ce n’est pas, dit M. Parchappe, que l’organe conducteur soit altéré ou ne remplisse pas sa fonction la substance blanche n’a rien à conduire, elle conserve sa puissance sans l’exercer actuellement ; c’est la substance grise qui ne peut commencer l’action matérielle et exciter le mouvement. Nous voulons bien encore qu’il en soit ainsi, mais plus de rigueur dans le raisonnement ne nuirait pas. Il se pourrait, en effet, que la substance grise fût aussi conductrice, ou que les deux substances des hémisphères ne pussent rien l’une sans l’autre, et le mouvement n’aurait pas lieu davantage. Hypothèse pour hypothèse, celle de M. Parchappe est peut-être plus vraisemblable, elle est peut-être la vérité, mais elle n’est pas encore la vérité démontrée. Il faut connaître l’exacte distribution des rôles de conducteur et d’excitateur dans chaque phénomène, dans chaque organe et dans chaque substance M. Parchappe se sert d’une répartition supposée pour expliquer les faits, tandis que ce sont les faits qui doivent servir à établir et à démontrer cette répartition. Toute l’argumentation de M. Parchappe se réduit à peu près à ceci un malade manifeste du trouble dans ses facultés intellectuelles, volontaires et sensibles ; si l’autopsie découvre une altération de la substance blanche des hémisphères, c’est, dit M. Parchappe, la substance blanche qui ne pouvait conduire convenablement le mouvement, ni la sensation si la maladie s’est attachée à la matière grise, c’est autre chose c’est dans la puissance d’exciter le mouvement, c’est dans l’organe chargé de terminer les phénomènes physiques de la sensation que le mal a jeté le trouble. Mais si l’altération de la substance blanche et celle de la matière grise confondent ou suppriment également la manifestation dernière du phénomène, la véritable cause n’en échappe-t-elle pas à celui qui ne veut pas la supposer ?
La thèse de M. Parchappe combat la thèse de M. Flourens, les observations du médecin d’aliénés contredisent les expériences du vivisecteur ; à leur tour les faits et les idées proposés par le second [p. 679] contredisent les idées et les faits avancés par le premier. Mettre dos à dos ces deux savants, répondre à l’autopsie de l’aliéné par la mutilation de quelques bêtes, ruiner la thèse de M. Flourens par les conclusions de M. Parchappe, et la doctrine de celui-ci par celle de l’autre, serait une manœuvre perfide, une tactique de guerre digne tout au plus d’un sceptique de parti pris qui se complaît dans son ignorance et dans celle des autres. Il n’y a pas ici d’ennemi à combattre, nous n’opposons donc pas l’une à l’autre, mais nous exposons l’une après l’autre les opinions des deux physiologistes. Nous désirons aussi de toutes nos forces connaître le vrai sur cette question, mais n’est-il pas impossible d’armer à un pareil résultat : déterminer l’organe central de l’âme et le circonscrire ? Ne semble-t-il pas que cette connaissance doive être interdite à l’homme ? L’âme humaine n’est-elle pas semblable à ces souverains de l’Orient qui se cachaient aux yeux de tous dans le fond de leur palais, sans que personne pût savoir où résidait le maître, afin de mieux conserver leur majesté invisible ? Il serait bien fâcheux cependant que les faits s’opposassent toujours aux faits, les autorités aux autorités, que la science ne pût s’asseoir, et que nous autres, vulgaires, qui ne pouvons nous faire par nous-mêmes une opinion même incertaine, obligés, si nous voulons absolument en avoir une, d’opter à l’aveugle entre Galien et Hippocrate, entre M. Parchappe et M. Flourens, nous fussions réduits à toujours interroger et à recevoir toujours pour une seule question plusieurs réponses différentes. Il serait fâcheux surtout que ni l’un, ni l’autre, ni quelque savant futur, ne pût faire taire un jour les contradicteurs, triompher tout à fait des difficultés de l’observation et enregistrer définitivement dans la science, avec l’assentiment de tous, une grande découverte de plus. La doctrine de M. Parchappe est si claire, si régulière, si séduisante il serait si commode de voir dans la substance blanche la matière d’où naissent les nerfs, douée exclusivement comme eux de la propriété conductrice de la sensation et du mouvement dans la substance grise une matière plus précieuse chargée d’une fonction supérieure, qui commence ou achève tous les phénomènes corporels, dans les parties postérieures de l’encéphale des organes inférieurs, ou subordonnés, ou destinés aux seules fonctions vitales, enfin dans les hémisphères du cerveau, dans l’écorce de ces hémisphères, le véritable et unique organe de l’âme, le siège commun de toutes ses facultés ! L’opinion de M. Flourens est à son tour si bien exposée et avec une telle conviction, elle est appuyée de faits si nouveaux et si curieux comme il serait commode aussi pour le physiologiste de trouver en un certain point de la moelle allongée le principe de la vie et là de n’avoir affaire qu’à lui seul pour le philosophe de rencontrer dans les hémisphères cérébraux l’organe de [p. 680] l’intelligence et de la volonté et de se débarrasser à tout jamais des prétentions du sensualisme, en montrant aux disciples de Condillac un animal qui vit et qui sent, et qui n’a plus ni intelligence, ni volonté, ni instinct ! Mais la prudence ordonne aux ignorants d’écouter pour s’instruire, sans se mêler de décider ce n’est pas à eux de prononcer le quod erat demonstrandum.
Qui sait ? M. Parchappe ou M. Flourens a peut-être fait une vraie découverte qu’ils le croient fermement l’un et l’autre, c’est leur droit et leur rôle : le génie découvre, c’est la foi qui persuade et fait les prosélytes. Mais, si la foi de M. Parchappe ou celle de M. Flourens est la foi de Galilée, la nôtre ne pourrait être aujourd’hui que celle du charbonnier. Attendons encore le public aurait tort de se hâter de croire en de semblables sujets la précipitation pourrait être dangereuse. Il y a dix ans, par exemple, le foie ne faisait que de la bile on nous annonce un jour qu’il fait du sucre, la bile n’était qu’accessoire, c’était le résidu de la raffinerie. Nous, de croire et d’admirer. Le lendemain, un second savant vient enlever au foie sa nouvelle importance et le réduire à ses anciennes et humbles fonctions d’auxiliaire de la digestion ou d’émonctoire naturel. Nous le voulons bien encore si nous pouvions être flattés de faire du sucre, d’un autre côté il ne nous déplaît pas de n’avoir pas nécessairement le diabète. Mais, pour ne pas nous tromper nous-mêmes dans ce conflit d’opinions contradictoires et accréditer l’erreur au lieu de la vérité, qui, de toute façon, saura se faire jour, ne tranchons pas la question entre le sucre et la bile, entre le cerveau et le cervelet, la substance blanche et la matière grise. Continuons de faire ce que veut le bon Dieu, de la bile ou du sucre, comme M. Jourdain, sans nous en douter. De même, pensons, sentons, mouvons notre corps par les seuls hémisphères ou par tout l’encéphale, par la substance grise ou par la matière blanche nos pensées n’en conservant pas la couleur, nous autres n’en savons rien, mais pensons le mieux possible, et pour cela abstenons-nous jusqu’à nouvel ordre d’approuver ou de contredire comme une vérité certaine ou une erreur manifeste l’opinion de M. Parchappe ou celle de M. Flourens, ou quelque autre de même valeur ; contentons-nous de dire avec Pascal, sans nous compromettre, et nous serons encore de l’avis de bien des savants, particulièrement de M. Lélut : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, sans pieds je le concevrais même sans tête, si l’expérience ne m’apprenait que c’est par là qu’il pense. »
Albert LEMOINE
LAISSER UN COMMENTAIRE