Albert Leclère. La psychophysiologie des états mystiques. Article paru dans la revue « L’Année psychologique », (Paris), vol. 17. 1910, pp. 97-144.
Albert Leclère (1867-1920). Philosophe qui consacra surtout ses réflexions aux rapports entre la religion et la philosophie. Quelques publications :
— De Facultate verum assequendi secundum Balmesium, thesim Facultati litterarum parisiensi proponebat, Parisiis, edebant A. Chevalier-Marescq et socii, 1900.
— Essai critique sur le droit d’affirmer, Paris, F. Alcan, 1901.
— Le Mysticisme catholique et l’âme de Dante, Paris, Bloud, 1906.
— La philosophie grecque avant Socrate, Paris, Bloud, 1908.
— Pragmatisme, modernisme, protestantisme, Paris, Bloud, 1909.
— L’Éducation morale rationnelle, ouvrage précédé d’une préface de M. Luigi Luzzatti, Paris, Hachette, 1909.
— Le bilan de la philosophie religieuse, sa fonction, son avenir, Paris, Bloud, 1912.
— Foi religieuse et mentalité anormale, Paris, Bloud, 1913.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 97]
LA PSYCHOPHYSIOLOGIE DES ÉTATS MYSTIQUES (1)
Dans l’état présent des sciences psychophysiologiques, le problème capital qui se pose en ce qui concerne les états mystiques est celui-ci : d’une part, ceux qui les éprouvent présentent toujours un certain nombre de caractères psychiques et physiologiques morbides ou tératologiques fort pareils ou même identiques à ceux que l’on rencontre, en nos cliniques, dans des cas où nul ne songe à voir autre chose que de la misère corporelle; mais de l’autre ils sont fréquemment doués : de qualités, d’aptitudes psychiques d’une véritable valeur, dont on ne trouve que de très lointains analogues dans les hôpitaux ; et il est curieux au dernier point de voir ces qualités, ces aptitudes, accompagnées soit seulement de tares physiologiques indiscernables de celles dont foisonnent les malades d’hôpital et d’asile, soit encore, ou même surtout, de tares du même ordre mais beaucoup plus faibles et notablement différentes de celles qu’offrent ces malades. Comment ces faits s’expliquent-ils ?
Dans un grand nombre de cas, il semble bien qu’il n’existaità l’origine, chez le mystique, aucune des névroses classées en médecine, et qu’un élément de nature purement psychique est venu en créer une, plus ou moins à part, en un organisme où il y avait seulement prédominance du tempérament nerveux, avec ou sans singularités somatiques ; ou bien, le sujet était prédisposé à quelque névrose par une diathèse plus ou moins [p. 98] précise, et un élément purement psychique, semble-t-il, est venu présider à l’évolution d’une névrose très spéciale. Quel est cet élément ? Il doit, certes, être de nature psychique. car on ne peut admettre qu’un organisme contienne une disposition anatomo-histologique ou fonctionnelle à une névrose proprement religieuse : existât-il congénitalement quelque chose d’approchant, aucune névrose de ce genre n’en sortirait sans la collaboration ultérieure d’une ambiance imprégnée de religiosité. Mais si cet élément doit être psychique, comme le psychique en acte est rivé à des conditions physiologiques, rien ne sert, pour saisir le secret de la force de cet élément, d’analyser l’activité psychique dans son dynamisme, c’est-à-dire de s’en référer purement et simplement aux lois de coexistence et de succession des faits mentaux : au terme de ce travail, on retrouverait l’organisme avec sa constitution et ses prédispositions, qui ne rendent pas compte à elles seules de ce qu’on désire s’expliquer. Reste donc à chercher dans la nature même des idées religieuses, dans la puissance merveilleuse, — naturellement merveilleuse, — dont elles sont douées grâce à leur contenu chez ceux qui sont destinés par leur organisation cérébrale à les penser à fond avec intensité, l’explication de l’influence extraordinaire de ces idées sur des organismes susceptibles, d’autre part, de vibrer fortement dès que quelque chose les émeut. Nous allons essayer de montrer que les phénomènes de toute sorte qui caractérisent la mysticité résultent d’un chassé-croisé d’effetscauses et de causes-effets psychiques et physiologiques dont le développement s’explique originairement, en son intensité et en sa spécificité, par l’influence d’idées religieuses fortes sur des tempéraments à prédominance nerveuse, tarés ou non congénitalement.
La santé cérébro-spinale relative d’un nombre considérable de mystiques expliquera conséquemment leur aptitude à persévérer, malgré même des tares innées ou acquises d’une certaine gravité, dans un état physique souvent meilleur que celui de nos malades auxquels ils ressemblent le plus, et dans un état psychique en général au moins honorable à des titres divers ; cette santé relative les rend capables de tirer profit avec enthousiasme de ce que peut renfermer de plus raisonnable, de plus moral, de plus sain l’idéal religieux qui les possède, capables tout d’abord de subir, plutôt que d’autres entraînements, la séduction d’idées et d’images bizarres parfois, mais jamais vulgaires ; ils savent, veulent et peuvent se servir de leur intelligence, [p. 99] de leur conscience, de toutes leurs ressources nerveuses pour éviter des bévues, des déchéances de toute sorte dont il arrive qu’ils aient une appréhension passablement claire et sagace, et pour utiliser jusqu’aux facteurs les plus morbides de leur tempérament, jusqu’aux plus étranges singularités de leur existence, — autant de faveurs, suivant eux, d’un Agent surnaturel, — en vue d’atteindre des buts élevés spéculatifs ou pratiques, individuels ou sociaux. N’aperçoit-on pas dès l’abord que si de nos jours le nombre des cas mystiques diminue en même temps que s’accroît celui des autres névroses, c’est en partie parce que l’alcoolisme, toutes les autres causes de blastophthorie, la conservation enfin d’une foule d’êtres faibles que la médecine empêche de mourir jeunes sans savoir encore les rendre sains, ont pour effet d’encombrer la société de milliers d’êtres prédisposés aux névroses les plus graves, tandis que d’un autre côté s’affaiblit la puissance des idées religieuses ? Celles ci, aussi peu propres par elles-mêmes à engendrer la grande mysticité en des milieux peu croyants qu’elles le sont peu à la produire, quel que soit le milieu, en des organismes trop tarés, — elles ne créent alors que de la sottise ou de la folie religieuses, — sont des plus aptes à seconder toute l’hygiène grâce à la moralité qu’elles favorisent et à l’atmosphère de régularité, d’ordre, de décence sociale dont elles entourent l’individu partout où elles règnent. Arrive-t-il que l’homme s’exalte pour elles d’une façon notable ? bien souvent elles ne font éclore en lui que des névroses légères dont les suites psychiques ne doivent pas être globalement dépréciées a priori, et qui interdisent en tous cas l’accès de l’organisme à d’autres névroses, d’un rang plus bas et plus dangereuses; ou bien, si les effets provoqués par ces idées sont graves, les espèces morbides que nous connaissons se trouvent modifiées de telle sorte, grâce à l’élément idéel qui les détermine, qu’elles sont toujours moins désastreuses pour le sujet, moins nocives pour son ambiance ainsi que pour la race (les mystiques d’ailleurs se reproduisent peu), et fréquemment méritent beaucoup mieux que des louanges aussi négatives, quelque opinion que l’on professe sur le fond de la religion. Ne suffit-il pas d’un coup d’œil d’ensemble sur la série descendante qui va des états mystiques supérieurs aux caricatures qu’on en observe dans les cliniques, pour reconnaître déjà la vraisemblance de la thèse que nous nous proposons d’établir ? En haut, des cerveaux toujours relativement sains, parfois même remarquablement [p. 100]doués à certains égards, et une action puissante exercée par quelque grande idée religieuse qui demeure morale et raisonnable même en dépit des bizarreries accessoires dont elle peut s’accompagner ; puis, à mesure qu’on descend, des cerveaux de plus en plus détériorés, et des idées religieuses puissantes encore, — elles le sont toujours quand on croit, —mais qui en général le sont moins, et qui sont en tous cas de qualité inférieure. On ne peut douter que plusieurs mystiques de marque, s’ils eussent vécu en un autre temps, dans un autre milieu, n’eussent occupé, sur l’échelle dont nous parlons, un degré moins proche du sommet, ni que des fous religieux d’aujourd’hui n’eussent donné jadis, dans certaines conditions, quelque chose de mieux.
Bref, il parait exact que la nature même des idées religieuses joue un rôle étiologique très important dans la pathologie nerveuse ; non seulement elles sont des symptômes, mais elles sont des causes. Sans perdre de vue la physiologie, l’aliéniste et le neurologue mettent volontiers l’accent, aujourd’hui, sur les modifications et complications produites par l’élément psychique dans un grand nombre de maladies mentales, ou même physiques ; notre dessein n’a donc rien de paradoxal ; nous ne voulons que montrer, dans un cas privilégié, jusqu’où peut aller, favorisée par l’organisme, l’influence du psychique sur le physique. Il est curieux de voir à quel point peut évoluer, sous l’influence de certaines idées, une névrose qui sans doute eût pris en leur absence un autre cours, et de constater même qu’une névrose peut naître à peu près de rien sous une telle influence, pourvu seulement qu’un organisme soit susceptible d’éprouver un choc nerveux considérable à l’occasion d’un choc mental dont l’intensité, cela va de soi, est immédiatement conditionnée par la réceptivité du cerveau à l’égard de certaines idées et de certains sentiments, mais conditionnée tout d’abord par l’impressionnabilité du cerveau à telles idées ou à telles images, et conditionnée aussi, —ce point est d’une importance explicative toute particulière, — par la capacité inhérente à certaines idées d’opérer vivement sur la pensée elle-même. — Nous étudierons successivement le cas de la RELIGIOSITÉ ORDINAIRE, celui de la SUPERSTITION, puis ceux, plus instructifs, des CONVERSIONS et des ÉTATS MYSTIQUES au sens étroit de cette expression.
I
On peut employer le terme de mysticité pour désigner d’une manière générale tout état d’âme religieux en lequel le fait intellectuel-émotif de la croyance est assez intense pour jouer un rôle actif dans la mentalité d’un homme ; autrement, ce qu’il y a de religieux en lui est absorbé par le reste de sa mentalité et devient à peu près négligeable pour le psychologue. Nous devons donc commencer l’étude de la mysticité par celle de la simple RELIGIOSITÉ, qui déjà la contient dès qu’on peut dire qu’elle existe en une âme à l’état de force distincte ; dans la simple religiosité, faible, intermittente et peu active est la mysticité, dont les grandes manifestations absorbent tout entières les mentalités où elles se déploient. Mais de l’une à l’autre il y a continuité, et il est intéressant de s’assurer si, dès sa plus modeste apparition, la mysticité demande à être expliquée comme nous le proposons.
La classe des âmes religieuses de type moyen comprend deux catégories : l’une où la religiosité est plutôt passive et n’existe guère que grâce à l’ambiance, l’autre où elle est devenue chose personnelle et principe conscient d’action. De ces âmes, celles qui appartiennent à la première catégorie s’accommodent de tempérarnents peu ou point nerveux, et le contraire a lieu pour celles de la seconde catégorie. D’autre part, celles-là sont généralement fort peu accessibles à la séduction des idées, tandis que celles-ci sont souvent impressionnées par des idées de toute sorte, religieuses ou encore non religieuses, et se montrent proches parentes d’autres qui s’enflamment pour des idéaux tout laïques. Les unes ne se seraient jamais converties, et fréquemment deviennent plus ou moins indifférentes ; les autres, ou avancent progressivement dans leur voie, ou changent de religion parfois, ou encore se mettent à servir religieusement, tout à coup, quelque idéal non religieux. — Mais laissons-là la catégorie la moins caractérisée, pour étudier les esprits qui s’avèrent apparentés aux artistes, aux utopistes, aux métaphysiciens, à ceux en somme qui subissent aisément l’attrait des idées parlant à l’intelligence le langage de l’imagination sensible ou de cette imagination idéale dont les charmes savent être aussi puissants que ceux de l’autre. Ils sont des émotifs d’un certain genre ; mais prenons garde ici aux distinctions qui s’imposent: sans méconnaître que la tournure d’une intelligence [p. 102] doive beaucoup à l’ensemble des dispositions physiologiques qui conditionnent l’émotion, on peut soutenir, croyons-nous, que la faculté d »être plus ou moins frappé intellectuellement par une idée doit largement dépendre d’une certaine impressionnabilité idéationnelle, — si vive chez les hommes de science, par exemple, — et que la faculté de penser suivant un mode plutôt imaginatif sensible ou imaginatif idéel ou encore sèchement mathématique ou dialectique doit dépendre, de son côté, de la netteté et de l’intensité avec lesquelles soit les représentations sensibles, soit les représentations abstraites dotées nonobstant de vie et de pittoresque, soit enfin les représentations purement schématiques se forment dans l’esprit. Bien entendu, et le degré de l’impressionnabilité idéationnelle et la prépondérance de l’une quelconque des trois sortes de représentations correspondent il des conditions cérébrales, mais à des conditions de l’organe nerveux central inscrites dans celles de ses parties qui sont spécialement affectées à la pensée même. On ne peut douter que la manière dont l’idée est appréhendée ne soit pour quelque chose dans l’émotion ; elle y sera pour beaucoup, cela est clair, s’il arrive que les circonstances mettent en présence une idée logiquement susceptible de produire de l’émotion, et une mentalité propre à penser cette idée de façon à lui faire rendre son maximum d’effets intellectuels, de suites logiques.
Ne suffit-il pas, pour s’expliquer déjà fort bien les sentiments éveillés par des idées comme les idées religieuses, de chercher ce qui doit se passer chez un homme où l’on supposera simplement que le cerveau n’impose pas de paralysie émotive au psychisme, et qui, disposé à penser les idées religieuses comme elles demandent à l’être étant donné leur nature particulière, prêterait toute son attention à telles et telles de ces idées ? Inévitablement, la représentation vive d’un Dieu réel tout-puissant et présent à l’âme, d’un Dieu justice parfaite et amour sans borne, d’un Dieu fait chair, surtout, et appelant l’homme du haut de la croix, la remarque, éventuellement, des ressemblances d’une théologie positive qui renferme une foule d’éléments excitants de toute sorte avec ce qu’il croit trouver en lui-même de théologie naturelle immanente, le souvenir d’expériences religieuses salutaires, —si cet homme en a fait, — avec tout ce qu’elles ont ajouté de concret, de personnel, de démonstratif aux autres raisons qu’il avait de croire, voilà, parmi d’autres, des sujets de méditation capables par eux-mêmes de [p. 103] déterminer en lui de vives émotions religieuses, de créer en lui, avec des idées et de la logique, des phénomènes affectifs de ce genre ; impossible qu’il en soit autrement si la loi d’« homo phonie » est vraie du psychique comme du physiologique. — Si le sujet qui médite ainsi n’est pas constitué de manière que les amplificateurs centripètes de l’émotion jouent de façon trop violente, ses sentiments s’en tiendront là, donnant naissance à des résolutions pratiques, cultuelles, morales, sociales par où se libérera une énergie saine et réglée dont ses centres émotifs se seront chargés grâce surtout à l’activité de ses centres intellectuels. Rien que de très naturel en tout ceci ; une certaine activité cérébrale assez vive en deux sortes de centres bien hiérarchisés, d’une part ; de l’autre, une impressionnabilité plutôt modérée du système spinal et du système sympathique: voilà qui rend compte de la religiosité moyenne de la meilleure qualité, conformément aux vues psychophysiologiques ici exposées. Une observation facile les confirme encore ; il est des croyants qui le sont ou le sont redevenus pour des motifs à peu près exclusivement pratiques et d’un genre presque laïque ; or, s’il en est parmi ceux-ci dont le tempérament nerveux est indéniable, il est du moins visible que chez eux l’émotivité religieuse cérébrale est assez faible, et cette faiblesse doit être rapportée à celle de leur idéation religieuse, car ce sont tous des hommes dont la mentalité a été façonnée par la critique littéraire, la spéculation politique ou d’autres préoccupations où prédomine un genre de réflexion peu propre à favoriser la méditation approfondie des représentations nettement religieuses.
Une question se pose ici, qui exige une réponse au moins sommaire. Le fait qu’une certaine émotivité quelque peu supérieure à la moyenne est requise pour qu’il y ait conviction religieuse vraiment personnelle, prouverait-il que la simple religiosité soit un commencement d’anomalité ? Oui et non, mais ce « oui » ne doit scandaliser personne. D’abord, l’on ne saurait dire justement, avec quelques-uns, qu’il soit humiliant d’avoir une émotivité vive. D’un autre côté, est-il si normal, l’homme qui ne pense jamais aux problèmes les plus hauts, les plus troublants, ou qui les considère, s’il y pense, sans aucun effroi, sans aucune inquiétude même ? Enfin, que la sensibilité fasse écho à ce que pense l’intelligence, quoi de plus régulier ? D’ailleurs, les préoccupations relatives à l’au delà ont, dans certaines limites, exercé sur le terrain pratique [p. 104]une très heureuse influence. Pourtant, comme l’une des fonctions principales de l’homme normal est de s’adapter à son milieu, ne doit-on pas penser que nombre d’esprits religieux d’aujourd’hui le sont en vertu de quelque singularité mentale, de même que bien des esprits d’autrefois ont dû être irréligieux pour une raison de ce genre ? Mais il y a plus: les psychologues biologistes à outrance n’ont pas tout à fait tort : tel qu’il est, notre organisme est encore dominé par les nécessités de l’existence matérielle plus que par les exigences de ce cerveau olfactif qui est devenu le grand cerveau capable de vie intellectuelle et morale ; donc, pour être des hommes au sens supérieur du mot, peut- être faut-il que nous soyons à quelque degré de mauvais animaux, ou, si l’on préfère, des hommes pas tout à fait normaux au sens le plus physiologique du mot ? Il serait donc vrai que l’artiste, le métaphysicien, l’homme religieux, l’homme même qui est moral à un haut degré,— celui dont la moralité dépasse le niveau d’une sociabilité qui mesure ses services à l’espoir des bénéfices qu’ils assureront en retour, — auraient chacun à leur manière quelque heureuse anomalie ? Cette conclusion s’impose. — Nous compterons même deux anomalies : l’une, consistant dans l’imparfaite harmonie de la partie la plus récemment développée de la substance nerveuse avec le reste de l’organisme, et traduisant physiologiquement l’écart de notre être et de l’idéal ; l’autre, dans une aptitude non moins heureuse sous toutes réserves à se faire des convictions de diverses sortes en l’absence de raisons tout à fait claires. Sans doute, il est possible qu’avec le temps le grand cerveau s’adapte tout l’organisme et que l’intelligence, jouant en nous un rôle de plus en plus grand et éclairant, dirige de plus en plus directement le sentiment ; mais en attendant, il demeure vrai qu’il y a dans les manifestations les plus hautes de notre vie mentale quelque anomalité, sous la forme, tout au moins, d’un excès léger, mais bien réel, sinon toujours de nervosité générale, du moins d’impressionnabilité cérébrale émotive. Pouvoir sentir un peu plus que n’y autoriserait la raison toute seule, bien qu’elle soit cependant elle-même un principe d’émotivité : pas de religiosité sans cette condition ! Car si l’attrait intellectuel des idées religieuses est saisissable même pour qui n’est point religieux, leur puissance, plus encore que celle des idées métaphysiques, paraît bien n’être pas entièrement compréhensible par les sentiments qu’elles sont susceptibles d’expliquer elles-mêmes ; [p. 105] pour que cette puissance soit ce qu’elle est, il faut que le corps y aide, qu’il ajoute, il l’émotion née plutôt de l’idée, de l’émotion venant plutôt de lui. Il y a comme une grâce corporelle qui consiste en un travail nerveux achevant de rendre la. foi possible en des esprits qui n’arriveraient point à croire si l’organisme, tel qu’il est, ne pesait pas sur la mentalité humaine, incapable qu’elle est de produire, par ses seules ressources, certaines croyances fortes dont elle est visiblement hors d’état de prouver qu’elle en est exclusivement l’origine. Faut-il interpréter cette sorte de grâce comme le résultat d’une action de l’esprit lui-même qui s’ingénierait, providentiellement doué d’un tel pouvoir, à se faire un allié forcé d’un organisme trop peu docile encore, encore inapte à seconder l’activité d’une intelligence idéale vraiment créatrice de toutes ses croyances dans le grand jour de la claire conscience, ou faut-il ne voir là que le pur fait de la prédominance d’une certaine impressionnabilité reposant ou non sur quelque instinct organique de défense trouvant son bien dans la diathèse religieuse ? Sur ce point, la science n’a pas de lumières ; croyant et incroyant répondront chacun sui van t leur conviction inti me; mais peu nous importe ici, leur réponse laissant intacte notre théorie.
II
L’intérêt particulier de la SUPERSTITION pour le psychophysiologiste, est que la mentalité qu’elle suppose et favorise parait bien être, dans les cas où elle appelle nettement son attention, la mentalité neurasthénique, Il nous est fort utile de pouvoir démontrer ce point. Ce sont en effet, dans la règle, les tempéraments nerveux qui font de la neurasthénie, étant les plus disposés il dépenser en excès la force nerveuse, et par suite à tomber dans une dépression qui, jointe aux excitations que cause celle-ci d’ordinaire, caractérise avec elles l’état neurasthénique ; donc, même si nous n’avons pas besoin d’invoquer, en l’espèce, l’action de quelque tare grave, nous aurons fourni une preuve précieuse pour notre thèse si nous réussissons à rattacher la superstition, —forme assez légère encore de mysticité, mais forme incontestablement morbide, celle-ci, — à la neurasthénie qui est déjà une tare, et une tare réservée aux tempéraments à prépondérance nerveuse. Voici comment les choses se passeraient, si nous ne nous trompons. Des idées religieuses de qualité inférieure, — choisies telles parce qu’un [p. 106] asthénique ne peut mieux choisir, et idoines par là-même à engendrer des conséquences dont les moins regrettables seront encore des préjugés sots ou des actes bizarres, — agissent sur le cerveau facilement irritable du candidat à la superstition avec un succès proportionnel, d’une part à l’excitabilité imaginative qui correspond à l’asthénie de ses possibilités cérébrales de raisonnement, d’autre part à l’excitabilité émotive qui correspond à l’asthénie de ses appareils centraux ou non centraux d’inhibition. Et il importe ici, au plus haut point, de ne pas oublier que les sujets considérés sont aussi ce qu’ils sont, cérébralement, parce qu’ils sont également des asthéniques aux points de vue musculaire, vasculaire, viscéral, etc., toutes défectuosités dont le cerveau peut, d’ailleurs. être déjà partiellement responsable. Chez eux, par suite, les amplificateurs centripètes de l’émotion jouent avec une force excessive et fréquemment hors de propos, aggravant un mal psychique à la naissance duquel ils n’ont peut-être contribué en rien. C’est ainsi, vraisemblablement, que nombre de superstitieux sont mis, puis confirmés, enfoncés graduellement plus avant dans leur état mental spécial par une neurasthénie très amplement caractérisée où l’idée religieuse, favorisée par elle, tient un rôle qui, pour n’être pas inconditionné, n’en est pas moins considérable. — Disons tout de suite que la superstition, chez les hystériques d’hôpital, peut provenir d’une neurasthénie surajoutée, et qu’on ne la trouve pas sous une forme nettement caractérisée chez les grands mystiques, qui laissent aux premiers à peu près toutes les manifestations inférieures de l’exaltation religieuse. Ne rabaissons pas trop, toutefois, la classe des hystériques qui restent en dehors de notre présente étude. Si la neurasthénie est un état essentiellement déficient, l’hystérie respecte très souvent une partie de la mentalité qu’elle attaque, et tout d’abord laisse intacte une partie de l’hérédité de ses victimes, permettant le développement ou même favorisant l’éveil d’aptitudes de valeur. Assagie et bien aiguillée, elle s’utilise elle-même, semble-t-il, sinon toujours d’une façon aussi remarquable qu’elle sait le faire sous l’empire des idées qui suscitèrent les grands mystiques, du moins d’une façon fort profitable encore dans la vie sociale. Il se peut que dans l’avenir, à la diminution probable du mysticisme, correspondent en d’autres domaines des « équivalents » distingués de celui-ci, grâce à l’action d’autres grandes idées sur les mentalités hystériques capables de fournir une belle carrière. [p. 107]
Van Eyck – L’Agneau mystique (XVe)
On doit répartir en deux classes les superstitieux. Dans la première rentrent des ignorants, des incultes religieux ou non dont les superstitions s’expliquent suffisamment par leur milieu et leur niveau intellectuel; l’infirmité naturelle à un cerveau humain laissé fruste, rend compte des pauvretés de leur psychisme. Quant aux autres, ils se rangent tous dans une seconde et dernière classe, car, cultivés et religieux ou cultivés ct irréligieux, leur mentalité superstitieuse est inexplicable par des causes purement psychologiques et sociologiques; elle impose dès l’abord la supposition d’une tare névropathique même s’il s’agit d’hommes religieux : en effet, la différence est grande entre la religion et la superstition, du moins dans nos sociétés, et la première est très loin de préparer nécessairement à la seconde. On a remarqué, du reste, que souvent la superstition prospère où n’existe presque pas la religion, qui la combat ainsi qu’on sait, et qui même en préserve comme mécaniquement, en orientant les tendances qui la produiraient vers des objets d’une valeur religieuse supérieure. Faut-il faire une part, dans l’étiologie de la superstition, à côté de la sottise et de la neurasthénie, à une cause plus profonde ? Peut-être est-elle parfois une déviation de l’instinct religieux, une déviation où il y aurait comme une revanche de mauvais aloi de cet instinct refoulé ou un substitut regrettable de cet instinct avorté ? Elle fleurit spécialement quand l’absence de religion n’a pas été compensée par une adhésion ferme à quelque philosophie. Atavisme ? Influence d’une ambiance encore fortement religieuse ? Besoin indéracinable de croyance religieuse ? En tous cas, il y a lieu de parler de neurasthénie :
Comparons aux neurasthéniques caractérisés les superstitieux que nous rencontrons journellement sans songer d’ordinaire à les assimiler à ces malades; puis, mettons en lumière les cas où ceux-ci présentent des phénomènes qui font d’eux mêmes penser aux faits communs de superstition: la conclusion que nous avons rendue probable se dégagera sans peine de ce double travail, tout préparé par ce que l’on sait déjà enneuropathologie.
Inutile, ici, d’entreprendre des recherches dynamométriques,ergographiques, sphygmomanométriques spéciales, ou même d’instituer des expériences de laboratoire sur la mémoire, l’attention, les autres facultés des superstitieux : l’asthénie musculaire, l’hypotension vasculaire, et d’une manière générale toutes les faiblesses de ces sujets ne sauraient les caractériser [p. 108] comme superstitieux : si ce sont des neurasthéniques, la manière dont ils le sont ne les différencie pas assez des autres variétés de l’espèce à laquelle il appartiennent pour qu’ils présentent des symptômes bien à part. De plus, les malades dont le caractère superstitieux est le seul signe neurasthénique un peu saillant, sont nécessairement de très légers neurasthéniques ; enfin les actes psychiques auxquels donne lieu la disposition superstitieuse ne sont pas de ceux auxquels doit correspondre simultanément quelque trouble des facultés ou de l’organisme saisissable dans l’instant même comme il arrive, par exemple, quand on suscite une émotion de joie ou de peur chez un sujet. Il suffit et doit suffire de noter les ressemblances des superstitieux avec les neurasthéniques. — En ce qui concerne la première des deux classes distinguées plus haut, nous ne ferons qu’une seule remarque. Toute mentalité sans culture est une mentalité insuffisamment stimulée, donc paresseuse et en conséquence plus ou moins atrophiée. On sait quel tonique général de l’économie est l’activité intellectuelle, et la résistance des hommes cultivés à la faim, à la soif, aux conjonctures déprimantes de toute sorte. Il y a donc quelque chose de commun à la non-culture et à l’asthénie cérébrale due il quelque surmenage ; c’est à cause de son analogie avec celle-ci que celle-là favorise la mentalité superstitieuse.
Si les superstitieux de la première classe témoignent eux mêmes en faveur de notre théorie, ceux de la seconde nous fournissent des preuves dont l’abondance est presque un embarras. Nul n’ignore le grand nombre d’artistes, d’hommes de lettres, de comédiens qui sont superstitieux: or ce sont là toutes personnes fréquemment surmenées intellectuellement et surtout, c’est là le pire, émotionnellement. Il en est de même des grands brasseurs d’affaires, malgré le positif de leurs préoccupations. Chez les savants et les philosophes, la superstition est plus rare, par suite de leur tournure d’esprit, mais il leur arrive de la connaître, ou tout au moins de la sentir poindre après de longs efforts cérébraux. Parmi les femmes, naturellement plus sujettes à l’asthénie nerveuse que les hommes, une partie considérable des plus atteintes se recrute dans la catégorie des déprimées pour causes sentimentales (passion violente, amour qu’il faut cacher, etc.). Ceux qui souffrent de remords et de scrupules en viennent là presque fatalement, comme d’une manière générale ceux que travaillent des inquiétudes, des craintes chroniques. Les oisifs deviennent [p. 109] ruminateurs et superstitieux pour une cause analogue à celle dont il a été parlé à propos des superstitieux de la première classe. Les enfants, peu neurasthéniques, sont aussi peu superstitieux malgré leur crédulité ; le contraire se remarque chez les adolescents ; pendant les périodes menstruelles, les grossesses, la ménopause, les femmes superstitieuses le sont davantage et souvent le deviennent si elles ne l’étaient pas. La fin des journées à moins d’une excitation factice, les heures d’insomnie, toutes les conditions propices à l’exagération des phénomènes neurasthéniques le sont aux recrudescences de la mentalité superstitieuse. C’est au moment d’agir, d’affirmer, comme à ceux où quelque émotion vient ajouter au poids déjà trop lourd de l’effort nécessaire pour vivre avec une intensité moyenne, que cette mentalité, comme la neurasthénique, se manifeste avec le plus de vivacité. L’une comme l’autre s’exaspère dès qu’il y a quelque « anomie » dans le cadre où se meut l’individu prédisposé, et la convalescence comme l’approche d’une maladie se font sentir aussi de cette manière. Ainsi que toutes les phobies et idées fixes, la superstition gâte l’existence par des inhibitions dont la première manifestation est d’ordre intellectuel, troublant le jugement et le raisonnement, y introduisant des bizarreries dont on finit par ne plus guère s’apercevoir. Les futurs suicidés, qui sont d’ordinaire chargés d’autres tares, mais qui sont souvent aussi neurasthéniques, sont rarement indemnes du côté de la superstition. — Il ne semble pas nécessaire de chercher au delà de la neurasthénie pour expliquer cette infirmité mentale, d’autant plus que l’hérédité, responsable d’ordinaire des psychoses plus graves, joue ici un rôle plutôt effacé. Ressemblance très grande des faits de superstition et des faits neurasthéniques bien caractérisés, synchronisme très fréquent de faits du premier genre et de faits du second genre: cela suffit, pensons-nous, pour assimiler ceux-là à ceux-ci.
Comme transition à notre seconde démonstration, faisonsobserver l’identité morphologique du produit mental en question avec l’idée fixe, l’obsession, la phobie, le tic psychique en un mot et les perversions mentales en général. La superstition est à. sa manière tout cela ; seul son contenu idéel la distingue de ces faits. Elle en est aussi dynamiquement l’analogue : comme eux elle éclate en impulsions brochant sur un fond d’inquiétude sourde ; comme eux elle tend à se compliquer, à se varier, à se systématiser, il envahir toute la vie mentale ; [p. 110] comme eux enfin elle sait alterner avec des psychoses voisines et elle se guérit ou s’atténue grâce au même traitement psy chique ou même hygiénique qui réussit avec celles-ci.
Mais il existe, parmi les faits de neurasthénie, des manifestations morbides, comme le scrupule, qui non seulement sont souvent synchroniques de superstitions évidemment morbides, mais sont aussi, dans leur essence, tout à fait identiques aux faits moins frappants dont nous cherchons l’étiologie. — Il y a des scrupules extra-moraux ; ils se confondent, au point de vue formel, avec les autres obsessions, mais méritent déjà vraiment le nom de scrupules: tel le désir tyrannique d’aller vérifier la fermeture d’une porte dont on sait avoir tourné la clef. La préoccupation se dirige-t-elle vers un objet éthique ? Le scrupule devient moral, mais sans changer de nature; de même s’il devient religieux, ou, pour parler plus exactement, éthico-religieux ; le genre de l’idée créant le scrupule importe fort quant aux suites, mais seulement à cet égard. Dans le dernier cas, un jugement faux a pris racine dans l’esprit, portant sur le rapport de la Volonté divine à la volonté de l’homme. Mais, dans la superstition, un jugement faux ne s’est-il pas imposé aussi, établissant un rapport entre quelque puissance extra-humaine plus ou moins vaguement conçue, et les événements ou les aspects des choses ? Dans les deux cas le jugement est vécu émotionnellement, source d’inquiétudes sinon égales du moins pareilles. Ai-je bien fait ce que je devais ? se demande l’un avec anxiété. Et l’autre avec anxiété se demande si le signe aperçu ne le menace point. Le scrupuleux transforme la morale en une sorte de superstition, le superstitieux parle, gesticule, marche ou même pense en observant de scrupuleuses formalités pour éviter des maux imaginaires; le premier, qui craint surtout le mal moral, se fait ainsi une mentalité pareille à celle du second, qui imite la mentalité de l’autre tout en craignant surtout le mal naturel. L’identité est donc plus complète encore que nous ne l’annoncions : chacun des cas nous ramène à l’autre. Des deux sortes de malades, les uns sont sans doute plus atteints, mais les autres, qui doivent plus à leur ambiance, tendent à ressembler de plus en plus aux premiers, qui tendent à se rapprocher d’eux. Ce n’est pas tout. Le scrupuleux ne trouvera-t-il pas naturel de chercher à s’assurer par des moyens étranges, superstitieux, s’il a oui ou non la conscience chargée ? Et le superstitieux ne se fera-t-il pas une sorte de devoir d’observer des signes, d’écouter des [p. 111] avertissements par où se manifeste une volonté ou une fantaisie transhumaines ? Les deux psychoses s’appellent, chacune servant de défense contre le mal dont l’autre est la crainte morbide, comme chacune aussi suscite des actes qui sont des moyens de défense contre le mal qu’elle consiste ù redouter, le scrupule se prolongeant, se fomentant lui-même pour arriver à se détruire, et la superstition poussant toujours à de nouvelles manœuvres superstitieuses pour conjurer le malheur qui menace.
De part et d’autre, donc, de la faiblesse irritable en des organisations qualitativement pareilles alors même que s’avère une seule des deux tares. De part et d’autre, le sentiment du réel est faussé ; là, c’est surtout le sentiment de la réalité morale qui est altéré : ici, c’est celui de la réalité concrète ; dans les deux cas, un rapport faux est conçu et vécu de façon anormale et morbide, un rapport dont les deux termes sont: une des deux formes du réel et quelque volonté transhumaine. De part et d’autre, enfin, un sentiment non moins faussé de la personnalité : chez le scrupuleux, une vague conscience d’une certaine faiblesse s’est exagérée et précisée en donnant lieu à des idées erronées sur les exigences de la morale naturelle et religieuse, à la croyance à des tentations bizarres et violentes en dépit de leur caractère tout factice, à des sentiments quasi-vésaniques de responsabilité et de culpabilité ; chez les superstitieux, même état d’âme mêmement causé au début, mais engendrant l’opinion tenace d’une dépendance constante et périlleuse de la personne par rapport à tous les événements où il est possible de voir, avec un peu d’imagination, des signes prémonitoires envoyés par quelque puissance mystérieuse ; chez les deux, en somme, en réponse à des excitations intérieures ou extérieures, des pensées et des sentiments où il faut voir des réflexes psychiques exagérés et désordonnés, tels par suite de l’impuissance du cerveau à permettre des « synthèses mentales » normales. — Que font les directeurs de conscience, avec les scrupuleux et les superstitieux ? Aux premiers, ils conseillent de faire abstraction si possible de leurs inquiétudes et de scruter leur conscience avec simplicité, de lui demander sans raisonner son sentiment intime sur elle-même : en d’autres termes, ils les invitent à chercher un signe intérieur de la présence de la grâce; or, interpréter un signe, n’est-ce pas, toutes réserves faites, quelque chose qui ressemble à ce que fait tout superstitieux ? Quant aux superstitieux, ils leur conseillent de porter davantage leur attention [p. 112] sur le devoir et ses multiples applications journalières, et il les poussent en réalité à un minimum de scrupulosité. Sagement ils cherchent, dans les deux cas, le remède en une sorte d’inoculation à dose légère de l’autre mal ; mais le succès du procédé peut-il avoir une autre cause que la parenté des deux maux pris en soi ? Chacun ressemble à l’autre, puisqu’il peut lui servir d’introducteur, aussi bien pour se guérir lui-même que pour s’aggraver et se compliquer comme nous le constations plus haut. — Mais des deux maux, lequel est le plus profond ? Le scrupule, qui a des racines plus personnelles, plus organiques. La superstition, plus superficielle, plus tournée vers le dehors, n’en est qu’une spécialisation, une forme en général plus bénigne ; elle est obsession, phobie ; elle procède de la tendance à la « rumination mental », qui est le fond de ces psychoses et la base même de la mentalité scrupuleuse; bref elle rentre dans la catégorie des idées religieuses maladives dont la source neurasthénique est indubitable. Chez les sauvages, les incultes, la superstition est nécessairement antérieure au scrupule; mais il faut y voir aussi la forme que doit prendre le scrupule en des âmes à développement rudimentaire, dont la moralité ne consiste qu’en manières d’agir tout extérieures, de portée purement hédonistique en dernière analyse. Chez les hommes civilisés de notre époque, où nous l’avons surtout considérée, elle parait dériver surtout des dispositions qui poussent au scrupule. A-t-on de vives préoccupations éthiques ou éthico-théologiques, ou quelque tendance à la manie du doute avec des préoccupations de ce genre simplement moyennes; ou bien, superstitieux déjà, devient-on plus déprimé qu’on ne l’était ? C’est au scrupule proprement dit que l’on sera condamné, exclusivement ou principalement. Le cumul est d’ail leurs très fréquent; mais ne Je fût-il pas, il reste que la mentalité superstitieuse dénote en général de la neurasthénie au moins légère, cause possible, si elle s’aggrave, de scrupulosité caractérisée.
Concluons : la superstition suppose, dans la règle, neurasthénie ou phrénasthénie au moins légère, se manifestant par une sensibilité irritable trop faible encore pour produire une scrupulosité prononcée, et impressionnable seulement à des idées religieuses de qualité très inférieure, dont l’infériorité se révèle dans les actes auxquels elles donnent lieu. Que l’on considère la psychologie de la superstition ou que l’on étudie directement les faits de neurasthénie, on est conduit également [p . 113] l’avons montré, à l’assimilation que nous proposons, et l’on constate chemin faisant la vérité de la double thèse ici soutenue : fond nerveux, éventuellement névropathique même de ce qui est mentalité mystique, et rôle important joué, dans les faits de mysticité, par la force et la qualité des idées religieuses comme telles.
III
L’étude des phénomènes de CONVERSION est la plus centrale en psychologie religieuse, car la simple religiosité ne se maintient pas sans de petites conversions répétées (les plus typiques sont le recours fréquent au confessionnal), et il n’est guère non plus de grands mystiques qui ne fassent dater leurs progrès d’un événement intérieur qu’ils nomment leur conversion, encore que beaucoup aient toujours été pieux. Personne ne peut être plus disposé que nous à reconnaître, en tout fait de conversion, l’importance des facteurs émotifs, puisque, sous tout fait mystique, nous croyons apercevoir une diathèse nerveuse en activité. Pourtant nous jugeons légitime de distinguer des conversions où domine l’intelligence, d’autres où domine l’émotivité, ce qui ne nous oblige point à oublier que l’émotion peut être vive sans revêtir l’aspect pittoresque qui la définit toute aux yeux du vulgaire; il y a, certes, des émotions intellectuelles très intenses, parmi celles qu’ignore le vulgaire; mais étant donnée la cause qu’elles requièrent, elles sont la meilleure preuve que l’émotion peut exister… où ne prédomine point l’émotivité. — Nous espérons montrer qu’en l’absence même de tare notable, suivant qu’un converti est plutôt un intellectuel ou plutôt un émotif, —que son impressionnabilité originelle aux idées religieuses tienne à des causes plutôt corticales ou viscérales ou encore à l’intensité, de source soit périphérique soit centrale, de sa sensibilité sensorielle, — ce converti demeurera d’une manière générale grandement pareil à des normaux areligieux ou religieux depuis l’enfance, ou bien il fera, dans la voie mystique, un chemin qui pourra le conduire à un état assez semblable à celui des malades d’hôpital. Il va de soi que s’il y a une certaine continuité entre les états mentaux où se produisent simple religiosité, conversion et grande mysticité, ainsi que des degrés nombreux de santé et de maladie mentale dans la manière dont ces états sont [p. 114] vécus, il doit exister aussi, en très grand nombre, des cas de transition et de synthèse que l’extrême diversité des tempéraments et des circonstances où ils évoluent multiplie à l’infini. —Obligé d’être concis, voici le plan que nous suivrons dans cette section. Nous choisirons un ou deux cas relative ment purs d’intellectuels et d’émotifs, et nous indiquerons quelques autres cas susceptibles de faire voir comment les premiers peuvent se compliquer, Que, tout comme la piété croissante, la conversion lente ou même brusque puisse relever de causes morbides, de paranoïas plus ou moins frustes, il n’est pas douteux, mais nous laisserons ce point ; nous glisserons même rapidement sur les anomalies bien utilisées par les convertis, ayant il dire, il propos de la grande mysticité (V. infra IV) des choses analogues qui, dites plus loin, auront plus de portée. Présentement, il importe davantage à notre démonstration que nous nous bornions à l’étude de convertis dont la volte-face, accompagnée ou non de phénomènes extraordinaires, fut celle de gens plutôt sains, et qui vécurent leur nouvel état plus ou moins il la façon dont n’importe quelhomme normal vit sa vie.
Le cardinal J .-H. Newman offre le plus bel exemple récentqu’on puisse donner d’une conversion d’intellectuel sain. Il n’a rien d’un dégénéré, même supérieur ; c’est à peine si son émotivité, suffisante au reste pour le placer, en un très haut rang, parmi les penseurs sentimentalistes (2), présente quelques caractères répondant à ce qu’on nomme le nervosisme. Il abandonna l’anglicanisme en 1845, à quarante-quatre ans, amené à l’abjuration par des motifs réfléchis de longue date, lentement mûris, étayés d’une érudition patiemment acquise; son changement traduisit par un geste la conclusion finale d’un débat où le pour et le contre avaient été pesés avec impartialité. Aucune conversion ne ressemble plus que la sienne il n’importe quelle variation d’attitude s’opérant chez un être normal en dehors de la sphère religieuse. Se met-on sans arrièrepensée à la place de Newman, on vérifie aisément la force intrinsèque de persuasion que possèdent les idées qui le menèrent, si surtout l’on se laisse pénétrer par les pensées et les tendances qui devaient, non seulement ajouter de la force à ces idées, mais encore, — insistons sur ce point, — permettre à celles-ci de lui apparaître avec toute l’intensité, toute la netteté [p. 115] valeur logique qu’elles sont susceptibles de présenter au regard d’un esprit qui s’y livre, que rien n’empêche de s’y livrer tout entier. On sait que Newman était avant tout une conscience, et qu’il cherchait la vraie religion parce qu’il voyait un devoir dans la recherche de celle-ci. Qu’un dogme soit imposé à l’homme, que la véritable Église doive être concrète, visible et même reconnaissable à des signes certains, c’étaient là, ce devait être là pour lui des postulats, et dont n’importe qui peut apercevoir qu’il n’est pas nécessaire d’être insensé pour les croire vrais; pour s’y attacher comme il fit, il ne suffisait pas qu’il fût impressionnable aux idées, mais ceci, qui fait le savant et le philosophe, était déjà requis. Au reste, son ambiance explique que de telles idées l’aient frappé de préférence : son frère Francis était théologien ; il vécut lui même longtemps à Oxford, et il était déjà ministre anglican. Ajoutons qu’il était très soucieux de l’avenir religieux de son pays, et, en bon Anglais. ami des traditions anciennes, prévenu en faveur d’un pouvoir précis, palpable en quelque sorte, qui les sanctionnerait encore dans le présent. D’un côté, donc, tout le poussait naturellement vers quelque chose comme le Catholicisme, et de l’autre, le Catholicisme était là, lui offrant de quoi le satisfaire: tout autre que lui, préparé comme lui, se fût converti comme il le fit, s’il avait été amené par les circonstances à penser aussi fortement que lui aux choses auxquelles Newman fut amené à penser. Aussi son changement n’eut-il rien de dramatique, il le dit lui-même ; il n’eut jamais le sentiment d’une coupure dans sa vie. C’est bien là une conversion d’intellectuel, lente comme une grande partie de celles de ce genre, il marche normale, sans déchirure ; ces trois caractères coexistent en général. La courbe de sa vie mentale changée de direction par une série insensible de petites secousses qui n’en brisèrent pas la continuité, même quand l’orientation en fut assez différente pour engendrer des actes tout à fait nouveaux. Bref, il doit suffire il peu près d’un système nerveux dont le cerveau est simplement très accessible à l’action des idées et un peu plus impressionnable que la moyenne à la force émotionnante qu’il est logique de leur attribuer en propre, pour expliquer le cas de Newman .
Cependant, chez cet homme dont l’hérédité paraît avoir été excellente, n’y a-t-il pas quelque trace au moins de morbidité nerveuse ? Il était sensible, et même un peu irritable. Sa seule passion véritable, très favorisée par l’absence des autres, fut [p. 116] celle de la vérité; mais celle-ci était si vive en lui, — puisqu’il est en définitive un mystique, un expérimentaliste en religion, —que son émotivité intellectuelle, sans rien avoir de neurasthénique ou d’hystérique, doit être regardée tout au moins comme ayant été d’une intensité peu commune : pour être si complètement satisfait, de nos jours, du colloque « entre l’âme et Dieu », pour avoir en ce colloque une sorte de perception du divin, à quel point ne faut-il pas être émotif ? Intellectuel, il l’est, certes, mais pas exclusivement f Il avait d’ailleurs l’âme poétique et le merveilleux l’attirait. Dès avant sa conversion, le miracle était loin de l’étonner, il se sentait un besoin profond d’obéir, de se soumettre à une règle extérieure, et il goûtait la mysticité, très prononcée, de S. Alphonse de Liguori. Le subconscient, si actif en d’autres convertis, devait peu travailler chez lui ; à peu près tout se passait dans sa conscience claire ; de là la sobriété relative de son mysticisme. Toutefois, sa psychologie ne s’explique pas entièrement par l’activité de son intellect, ni même par un simple excès léger d’émotivité, peut être. Qu’on réfléchisse aux faits suivants. A quatorze ans, il avait perdu la foi en cherchant à l’ancrer en lui ; à quinze ans, cet inquiet s’était converti une première fois (au Calvinisme) ; il était donc obsédé par l’idée religieuse. Il semble qu’il ait été plus saisi par le Catholicisme qu’il ne le pensait, lors de son premier voyage à Rome ; j’entends saisi par le cœur, car il n’était pas, il ne fut jamais un « sensoriel ». Mais il y a plus : ses pleurs subits en quittant Palerme, quand il pense ne se désoler que de l’avenir religieux de l’Angleterre, cette impression violente qu’il ressent un jour en lisant ces mots « Securus judicat Obis terrarurn » qui furent un peu le « Tolle, lege ! » de ce faible « auditif » capable pourtant d’être très sensible à la voix du verbe intérieur, voilà des faits qui autorisent à rapprocher un peu le système nerveux de Newman de celui des mystiques qui offrent des phénomènes extraordinaires. Par certains côtés, sa conversion ressemble à la conversion à rebours d’une George Eliot, ou à celle, de même sens, d’un Brunetière ; mais, par d’autres côtés, elle s’apparente à des conversions où le merveilleux joue un rôle, et tout d’abord elle y fait songer par l’inquiétude très ancienne à laquelle elle mit fin. Jamais ce qui le transforma n’eût agi sur un émotif, sur un imaginatif très caractérisés, et c’étaient des idées, surtout, qui pouvaient agir sur lui; on ne doutera pas, pensons-nous, que celles-ci n’expliquent par elles-mêmes le principal, dans le [p. 117] conversion de Newman ; mais de même qu’il faut ajouter, pour rendre compte de la totalité de ce fait, l’action concourante qui revient à l’ambiance, il faut ajouter aussi la part d’influence que dut avoir le tempérament du cardinal : sans un léger excès de nervosité ou même une légère trace de morbidité nerveuse, aurait-il obéi aux idées comme il fit ? L’idée, sans doute, doit forcément esquisser le dessein et indiquer la couleur de l’émotion qu’elle suscite, elle doit même en déclencher les premiers mouvements, mais comment entrainerait-elle une action sans l’aide des réactions somatiques ? Où il y a émotion forte et action intense, l’importance de ces réactions doit être grande de son côté. Bref, le cas de Newman, très propre à mettre en lumière la partie intellectualiste de la thèse que nous soutenons, ne l’est pas moins à éclairer la partie physiologiste qui la complète.
Considérons maintenant un cas comme celui de P. Faber,Anglais aussi, très intellectuel encore, mais bien plus émotif que Newman. Il se convertit à trente et un ans, en 1845 et ne vécut que quarante-neuf ans. Il passa du ministère protestant à l’Oratoire où la mysticité, sans être aussi moderne que celle que prêche un Spalding (3), est d’un genre assez philosophique. Esprit très fin, très cultivé et passablement indépendant, il avait toutefois plus que Newman le besoin d’être encadré et guidé du dehors. Comme ce dernier, il semble avoir toujours incliné vers la confession où il se jeta, ravi de se sentir enfin à sa vraie place ; comme lui encore, dans la mesure où lui convient la qualification d’intellectuel, il rappelle les convertis à mentalité théologico-dialectique d’autrefois, mais les idées qui l’impressionnent doivent, pour ce faire, revêtir à ses yeux une teinte émotive plus accusée. Et surtout les images sont plus puissantes sur son esprit, qui exige des idées derrière elles, mais qui ne serait pas mis en activité par des idées pures ; il y a un rapport assez intime entre émotivité et imagination pittoresque. Le prestige de Rome, la pompe des processions, l’appareil des sacrements, le dramatique de la mortification, la lecture des paroles à sens riche et des comparaisons saisissantes d’Ignace de Loyola et de Rodriguez furent pour lui des choses pleines d’attrait ; il avait un besoin vif et permanent d’émotion. Il se révèle en somme, en dépit de toute son intellectualité, comme [p. 118] doué d’une émotivité bien plus développée que celle de Newman, et comme beaucoup plus sensible à l’action des images ; chez lui, la proportion d’activité attribuable à l’influence des idées mêmes sur ce que nous avons nommé l’émotivité cérébrale est moindre que chez le premier; en revanche son émotivitéde source viscérale et sensorielle était beaucoup plus grande, ce qu’on peut affirmer sans voir là l’indice d’un rapport nécessaire entre les deux dispositions. Ce qui achève de prouver la nervosité plus accusée et moins normale déjà du P. Faber, c’est qu’il était maladif et souffrait de fréquente céphalée; il arriva plu sieurs fois, l’oratorien étant réuni avec des étudiants pour con verser de choses religieuses, qu’il crut ainsi qu’eux entendre des bruits étranges, qui cessaient à son départ. Newman était mort paisiblement à quatre-vingt-neuf ans ; Faber mourut bien plus jeune, profondément neurasthénique, après avoir rendu telles probablement, à force d’exigences, plus d’une des nombreuses religieuses qu’il dirigeait.
Après la vie d’un Faber, qu’on lise par exemple celle de l’abbé Hetsch (Allemand né protestant, 1812-1875). Celui-ci est encore un intellectuel, mais doublé d’un sentimental rêveur, bien plus impressionnable que le précédent à tout ce qu’il voit ou lit. Dès son enfance, il pleure à tout propos. Philosophe, il est plus amoureux en poète qu’en savant de la grande « Synthèse » qu’il espère réaliser. Il est auditif au point d’avoir des hallucinations musicales pendant son adolescence ; c’est un émotif viscéral et sensoriel notable, Un matin, au sortir d’un bal de l’Opéra, il court à Saint-Sulpice. Finalement, aidé par Plotin, il arrive à l’« union mystique » chrétienne après avoir laborieusement construit sa nouvelle foi et cumulé longtemps l’activité scientifique, la vie mondaine et la méditation philosophico-religieuse. Hetsch est un type de transition entre le groupe des convertis plutôt intellectuels et celui des convertis plutôt émotifs; encore philosophe, il donne déjà la main à l’artiste Hermann, à l’ascète Liebermann, et il est souvent proche d’un Ratisbonne dont la vision l’impressionna du reste si fortement.
On pourrait placer dans une catégorie à part, au sein de notre premier groupe, des actifscomme le P. Hæcker, le plus moderne des moines. L’original fondateur des Paulistes fut un Américain méditatif et raisonneur bien qu’inapte aux études abstraites, d’un mysticisme surtout social bien qu’il eût eu, durant toute sa vie, de grandes émotions religieuses intimes. Pourtant, il était surtout un cérébral ; il alla vers le Christ en [p. 119] comme il était allé vers le socialiste Brownson, et il se tourna vers le Pape, après des essais fort divers dont un chez les Mormons, pour des raisons plus pratiques que théoriques quoique dûment réfléchies. Dès l’enfance, il avait la nostalgie de la vraie voie et de la vraie action. L’influence directe, sur sa mentalité, des idées très séduisantes en soi qui le frappèrent, est indéniable; bien plus, le haut degré de son émotivité, encore qu’assez impulsive, s’explique grandement par l’harmonie, —conditionnée cérébralement, nous ne le nions pas, —de son intelligence spéciale et de sa faculté de sentir ; mais ici aussi certaines réserves s’imposent, celles justement qu’il faut faire si notre théorie est exacte. En réalité, le P. Hæcker ne s’éloignait pas seulement un peu de la moyenne par son caractère d’autodidacte passionné, grâce auquel le petit boulanger devint un personnage, mais il sortait un peu de la norme par sa sensibilité fiévreuse, par sa manière maladive de ressentir les douleurs des autres et de vivre les siennes propres; il souffrit de plus en plus de la tête et il avait de longues insomnies, neurasthénique sans doute après avoir été hyperesthésique sans neurasthénie.
Passons au groupe des convertis plutôt émotifs. Il y faudra subdiviser plus nettement, car, on le devine, des troubles nerveux d’origine spécialement viscérale ou sensorielle, et jusqu’à des tares comme l’épilepsie se manifestent ici d’une façon très claire. L’hystérie paraît dominer dans les cas que nous étudierons en notre section IV. Pour plus d’homogénéité, nous continuons à décrire des faits récents. Des exemples précédents, il ressortait particulièrement que l’action propre des idées religieuses demeurait prépondérante chez certains sujets, — les plus intellectuels, — sans d’ailleurs que leur système nerveux manquât jamais de jouer un rôle important dans leur évolution mentale ; des exemples qui vont suivre, il ressortira particulièrement que plus l’émotivité d’un sujet est prononcée, plus l’action propre des idées sur lui tend, sans s’annuler cependant, à s’effacer devant les réactions qu’elles occasionnent dans l’appareil nervoso-affectif, plus actif à proportion de sa sensibilité, plus actif et plus sensible, aussi, sous l’influence de certaines défectuosités. Et nous ne considérons encore que des sujets relativement sains, aptes à choisir, parmi les idées religieuses, celles qui sont en harmonie avec un haut idéal moral en dépit des bizarreries où elles peuvent parfois pousser.
Voici premièrement, dans la personne du P. Hermann, un [p. 120] cas d’émotivité du genre que l’on peut rapporter à une hyperesthésie de l’appareil nerveux viscéral. Il présente aussi une forte émotivité sensorielle, mais vu l’intensité supérieure de la première, l’autre est si vite et si complètement utilisée par celle-ci, que c’est bien l’émotivité viscérale qui caractérise ce converti, très éloigné, en dépit d’un fait d’hallucination qui sera signalé, de l’espèce des sensoriels proprement dits. Né à Hambourg en 1821 de pieux israélites, il apportait des dispositions morales de choix et une instinctive aversion pour toute vulgarité ; ces diathèses, composant avec son ambiance, expliquent assez comment ses idées revêtirent un caractère religieux accentué. Très sensoriel, il se prit d’un goût très vif pour tout le pittoresque du culte et le garda jusque dans les éclipses de sa foi primitive, éclipses assez naturelles en une nature où l’intellectualité, bien que vive, n’était que facilité intellectuelle, une manifestation parmi d’autres de son besoin de vie mentale intense. Ce qui dominait en lui, c’était l’appétit de ce qui charme les sens et surtout le cœur mais par le canal des sens. Saisi dès l’enfance par la pompe d’un culte, par la poésie des psaumes et spécialement par la musique sacrée, incapable en tout temps de composer des airs n’ayant rien de religieux, il était destiné à être converti par la musique catholique, par les sons de l’orgue qui toujours le troublaient et lui donnaient une impression de « sainteté ». Auditif-émotif, ou mieux encore émotif viscéral servi par une forte auditivité spéciale, il eut son appel à vingt-deux ans pendant un Salut en musique. A ce moment, toutes les impressions de son enfance amoureuse de chants sacrés lui revinrent plus vives que de coutume, et son émotion ce jour-là, puis le jour de son baptême, — et combien d’autres ensuite, — atteignit à une extrême violence au son de l’orgue. Que de preuves de l’acuité de son émotivité : pleurs faciles, affections exaltées, aspiration continue à vivre des rêves splendides, besoin constant de voir, d’entendre, de sentir du beau et du nouveau, passion des déplacements, soif d’honneurs et d’amitiés vives, imitativité et, pendant sa jeunesse, propension à se laisser aller à toutes les vanités ! Des signes, aussi, d’une émotivité morbide ou tangente au morbide: précocité en toutes choses, pour la musique surtout, le plus détraquant de tous les arts (il joue du piano à quatre ans et demi), vie plus ou moins désordonnée jusqu’à sa conversion, alternance de mondanité et de dégoût du monde, coexistence, souvent, de la nostalgie de l’infini et d’occupations [p. 121] futiles. Sa santé fut toujours très délicate. Il éprouva à Lourdes une amélioration notable de ses yeux malades. Enfin il eut fréquemment, après sa conversion, une « sensation de présence » du divin qui fait songer chez lui à cette légère hallucination du toucher interne familière aux mystiques qui réussissent l’« oraison de quiétude ». Il mourut carme déchaussé en 1868, après vingt-huit ans d’une vie toute de charité et d’apostolat.
Le cas du P. Ratisbonne est très connu ; nous le rappellerons cependant, d’abord parce que la vision qui le convertit le signale comme un émotif du type sensoriel,ensuite, — et c’est par là, étant donné notre point de vue, qu’il nous intéresse à un haut degré, — parce que la vision qu’il eut il vingt-huit ans ayant été la seule, il appert de ce fait que l’action des idées peut, à condition il est vrai qu’elles se déploie dans des circonstances favorables et rencontre un tempérament quelque peu prédisposé, aller jusqu’à créer, au moins momentanément, un type mystique caractérisé par quelque chose d’extraordinaire. — Né en 1814, il avait sept ans quand commença le grand mouvement de con version des israélites alsaciens ; son frère abjura bien avant lui, et dès ce moment sans doute un sourd travail s’accomplit dans son âme. L’ambiance agissait, tout le prouve: pourquoi ces sarcasmes constants il l’égard du Catholicisme, cette haine trop vive pour le frère converti, cette curiosité à l’endroit de la religion détestée, cette émotion bizarre dans une église de Naples où une prière lui monte aux lèvres ? Pourquoi fuit-il pour échapper à l’angoisse qui l’étreint en ce lieu ; d’où vient cet émerveillement à Rome dans l’église de l’Ara Cœli, cette contrainte intérieure qui le pousse à consentir à demeurer dans cette ville pour voir une cérémonie à Saint-Pierre, sa complaisance enfin à se prêter, bien que de mauvaise grâce, à de petits essais de conversion ? Visiblement, il était depuis longtemps frappé par le Catholicisme avant de l’aimer, frappé au point d’être suggestionné, et c’était, de bonne heure, contre lui-même qu’il luttait en faisant acte d’hostilité contre le Catholicisme, qui le tentait. Une vision le convertit: il était donc un sensoriel. De son émotivité générale, celle qu’on nomme viscérale, on ne peut douter, car il était toujours prêt à la grande joie et à la grande tristesse ; il fut très amoureux et très ami des plaisirs, mais sans y perdre sa dignité, notons-le, pareil en cela à un très grand nombre de futurs convertis (aucune « folie morale » dans leur cas, [p. 122] d’une manière générale). Or n’est-il pas évident que l’émotivité générale, s’ajoutent à la diathèse sensorielle, doit donner naissance, si les circonstances s’y prêtent, à des troubles des sens pouvant aller fort loin ? Il en est ainsi dans l’hystérie, et l’on peut parler, à propos de Ratisbonne, de quelque chose qui tout au moins s’en rapproche. Combien grande est sa suggestibilité !Et nul peut-être ne subit autant de suggestions ; sa famille à sa manière, ses amis, parmi lesquels d’ardents convertis lui assurant qu’il deviendrait aussi catholique et faisant tout pour l’imbiber de catholicisme, les catholiques éminents qu’il fréquentait, la médaille qu’on lui fit porter de force, le Memorare qu’il consentit à copier et à relire : vraiment, quand il eut sa vision, il avait été mis au point, d’autant plus facile à y mettre qu’il n’était pas du tout un intellectuel. Suggestibilité, hallucination visuelle chez un sensoriel ému et suggestionné, est-ce tout ? Non, de l’automatisme encore chez lui, lorsque par exemple, à Naples, ayant décidé d’aller à Malte, il va retenir sa place pour Rome. Il a des absences ; il est d’une extrême instabilité ; tout témoigne de l’activité considérable de sa subconscience. Un moment avant sa vision, son champ visuel se rétrécit (je n’entre pas dans la discussion de ce symptôme, je le note seulement), il ne voit plus qu’une partie de l’église où il se trouve, celle où s’élève l’autel où ]a Vierge va lui apparaître, et il ressent comme un trouble prémonitoire qui l’envahit tout entier. De sa non intellectualité, les preuves abondent, car il manque totalement d’esprit critique ; c’est en impulsif, en israélite attaché à ses coréligionnaires, et non en dialecticien, qu’il attaquait d’abord le catholicisme; jamais il ne soupçonna l’action naturelle exercée sur sa mentalité par son ambiance ; la ressemblance de l’Apparition avec l’image de sa médaille ne le fit point réfléchir ; il ne s’étonna point que la Vierge lumineuse ne lui parlât pas (il était visuel, non auditif) ; il croit comprendre d’un seul coup toute la religion catholique, et quand on lui dit qu’un mourant n prié pour lui la veille, il croit, parce qu’il l’a deviné, l’avoir appris surnaturellement. Bref, Ratisbonne est un émotif caractérisé qui se classe parmi les sensoriels de ce groupe, et il y a en lui quelque chose de morbide qui fait songer un peu à de l’ hystérie :chez ses pareils, une sorte d’émotivité sensorielle, — cérébrale sans doute, — paraît se développer sous l’action d’une émotivité viscérale qui la favorise au lieu de l’absorber comme dans le cas du P. Hermann. Il avait juste assez [p. 123] d’intellectualité de bon aloi, pour se laisser impressionner par des idées dictant une conduite raisonnable et conforme à l’idéal moral; rien de plus en ce genre, mais il faut insister sur ce point. — Dès l’instant de sa conversion, il est fixé à jamais ; l’homme ancien a abdiqué : seul l’homme nouveau, qui coexistait avec l’autre depuis longtemps, se manifestera désormais ; comme par suite d’une sorte d’attaque, la personnalité catholique, armée de toutes pièces, adulte, repousse l’autre qui ne reparaîtra pas. Le visuel qu’il est sera toujours préoccupé de signes visibles ; plus tard, il verra dans un arcen-ciel une indication divine du lieu où il devra bâtir un orphelinat. Il mourut à soixante-dix ans après avoir fait preuve d’héroïques vertus sans aucun fanatisme; il est un bel exemple de ce que peuvent sur un cerveau sain, malgré des dispositions nerveuses plus ou moins morbides, à raide même, faut-il dire, de ces dispositions, des idées religieuses fortes. Sans l’intervention d’un rare concours de circonstances, il est infiniment probable que Ratisbonne serait resté un vision naire en puissance et un homme de bien banal ; c’est grâce à ce qui se déclencha de morbide en lui qu’il pût faire une carrière remarquable, et c’est grâce à la nature spéciale des idées opérant ce déclanchement que cette carrière fut remarquable de la façon saine et noble dont elle le fut.
Le P. Liebermann (1803-1852), israélite alsacien qui se convertit à vingt-trois ans et réalisa à un très haut degré le type du saint, peut être présenté pour illustrer la catégorie des émotifs à tare nettement assignable, car il fut épileptique.Il était à sa manière fort intelligent, très préoccupé de n’adhérer qu’au vrai ; mais, malgré son talent précoce en herméneutique et son habileté de directeur spirituel, il n’eut jamais cet esprit critique qui caractérise l’intellectuel et qui, dès qu’il existe, étouffe à sa naissance ou atténue considérablement la mysticité. Avoir foi, tel était son mode de pensée de prédilection ; aussitôt désaffectionné du Judaïsme, il lui fallait le soutien d’une foi nouvelle. Nulle mentalité moderne ne rappelle mieux que la sienne celle des premiers juifs convertis au Christianisme ; nul n’est plus distant d’un Newman. Fils d’un rabbin très orthodoxe, il fut élevé dans l’absolu respect de textes intangibles ; lisait-il un auteur profane, Rousseau, par exemple, cet autre grand émotif, les idées ne faisaient en quelque sorte que traverser son entendement, c’est sur sa faculté de foi qu’elles agissaient aussitôt dans un sens ou dans un autre. Il se console [p. 124] vite de ne pas rencontrer de miracles au temps où nous sommes: il suffit qu’on lui fasse remarquer « qu’ils ne sont plus nécessaires ». Sa conversion, féconde à certains égards en grands changements, mais grâce à la sphère d’idées où elle l’introduisit, ne fut pas, ne pouvait pas être dans sa vie un événement psychologique aussi grand qu’on pourrait l’imaginer : curieuse ressemblance avec son opposé Newman. Comme bien d’autres, cet israélite croyant et impressionnable ne fit jamais que suivre la destinée inscrite dans sa nature dès le commencement ; avant, pendant, après sa conversion, il se mut toujours suivant la résultante de deux forces de sens à peu près immuable : la première était son tempérament émotif jusqu’à la morbidité, la seconde était l’ensemble des influences religieuses, très convergentes en dépit des apparences, qui imposèrent dès l’enfance à son esprit affamé de sublime des conceptions dont rien d’autre part ne fermait, intellectuellement ou affectivement, l’entrée à son âme. Autant qu’on peut le savoir, il n’était pas plus un sensoriel qu’un intellectuel ; aucune vision, pas même de légères hallucinations auditives; ceci seulement: la faculté d’arriver, après cinq ans d’efforts, sans l’aide des manuels qui stéréotypèrent l’évolution de tant de mystiques, au fameux « don des larmes », don accompagné d’un « sentiment de présence » du divin qui ne paraît pas avoir excédé de beaucoup chez lui ce que ressent parfois à l’église le simple croyant pieux. A ce stade de l’« oraison » il n’y a encore que des impressions vagues, peu localisées, du toucher interne. Veut-on des preuves de sa grande et précoce émotivité, que les circonstances contribuèrent tant à accroître ? Liebermann était doux et sensible, facile à peiner, à meurtrir, infiniment avide de sentiments profonds, exaltants. Né disgracié, chétif, maladif (il souffrit du foie et eut une loupe), souffre-douleur de ses frères, de ses camarades, de ses maîtres, souvent et longtemps maltraité plus tard par ses supérieurs, en butte à la colère d’un père très aimé dur au converti, accablé de besognes fatigantes à Issy où il n’a que de bas emplois, broyé pendant douze ans par la douleur de ne pouvoir recevoir la prêtrise à cause de son épilepsie (il ne fut ordonné qu’à trente-huit ans), il fut au sens le plus grave du mot un surmené, surtout un surmené du sentiment. Enfin, brochant sur tout le reste, il y avait cette tare de l’épilepsie, compatible avec une notable normalité, avec des qualités brillantes même, mais qui toujours introduit quelques éléments bizarres dans [p. 125] des psychoses. Il suffit peut-être de son émotivité pour expliquer sa suggestibilité ;celle-ci fut grande, et lui aussi fut très suggestionné, par son frère converti qui lui prédit qu’il sera prêtre et apôtre, par d’autres coréligionnaires convertis qu’il fréquente, par d’autres encore restés juifs mais qui envoient une adresse aux évêques de France ; il cherche lui-même, toute sa vie, des conseillers qui le suggestionnent, et, quand il a une cellule, il lui donne l’aspect d’une chapelle où il choisit avec soin les livres qu’il méditera, s’autosuggestionnant lui-même méthodiquement. Aussi recevra-t-il ces « attraits intérieurs » qu’il implore de Dieu comme des signes qu’il agit bien suivant sa volonté. Quelle part revient à son épilepsie ? Elle dut, en tous cas, contribuer fort à aiguiser son émotivité, à favoriser l’activité de sa subconscience et donc à augmenter sa suggestibilité ; mais elle ne l’aliéna point ; il But, utilisant peut-être, sous forme de volonté saine, l’impulsivité qu’il devait à son mal, dompter ce mal même: à force de lutter contre son épilepsie, il la fit disparaître. Ceci prouve sans doute qu’il n’était pas atteint de la pire façon et qu’il avait somme toute le cerveau sain; c’est pour ces raisons que des idées religieuses élevées prirent sur lui tant d’empire; d’autre part, il est douteux qu’en l’absence d’un mobile religieux, il eût eu la force suffisante pour remporter sur son organisme une telle victoire. Son nervosisme et sa tare même sont en partie la cause de la facilité avec laquelle certaines idées eurent prise sur lui; mais qu’on les envisage en elles mêmes et dans leurs effets émotifs et actifs: leur haute séduction se comprend, et il était logique qu’elles eussent les suites que l’on sait: la vie normale de mille gens est notablement analogue à celle d’un Liebermann, déduction faite de ce que mit de spécial dans son. existence l’idéal qui le saisit, et de l’excès d’intensité de vie affective qu’il devait à son tempérament ainsi qu’aux circonstances. Autrement orienté, il est vraisemblable qu’il eût été autrement et plus gravement névrosé; orienté comme Hie fut, il devint un mystique capable des vertus les plus hautes et dont le dévouement aux autres, simple, habile et entier, n’était pas la moindre.
Les exemples qui viennent d’être donnés vérifient assez, pensons-nous, la théorie proposée, pour que nous nous dispensions de la rappeler au terme de cette section de notre travail (4). [p. 126]
IV
Abordons maintenant l’étude des ÉTATS MYSTIQUES PROPRE MENT DITS. Le lecteur, nous l’espérons, ne nous reprochera pas de borner nos réflexions à quelques points d’une importance capitale pour la justification de notre point de vue, et de ne pas examiner certaines difficultés qui ne sont point spéciales [p. 127] au sujet ici traité. Un article n’est point un livre et ne gagne rien à vouloir ressembler à un livre (5).
Tout d’abord, un fait nous frappe lorsque nous considérons l’histoire de la mysticité. Depuis le XVesiècle, corrélativement à rétablissement, par les auteurs spirituels, d’une psychologie et d’une méthodologie de la mysticité, il s’est produit une stéréotypation croissante des divers états qu’elle peut réaliser et même de leur succession. De ce fait, reconnu de façon plus ou moins explicite par les surnaturalistes les plus décidés, il suit immédiatement que l’on doit rapprocher, de l’hystérie, les états mystiques caractérisés, car ce qui s’est produit là est tout à fait analogue à ce qui se passa à une époque plus récente et en un temps plus court, à la Salpêtrière, où, comme on sait, Charcot créa et cultiva une hystérie artificielle, un type psycho-pathologique tout factice et qui cependant sut durer. Quoiqu’on puisse penser de l’hystérie, ce rapprochement s’impose. D’un autre [p. 128] côté, le fait sur lequel nous mettons l’accent illustre à merveille notre proposition relative à la quasi-toute-puissance de la représentation dans les phénomènes de ce genre : des idées abstraites, des théories théologiques et psycho-physiologicomystiques ont joué et jouent encore un rôle prépondérant dans révolution psychophysiologique de très nombreux mystiques, de tous peut-être. Ont-ils des apparitions, des apparitions qui leur parlent ? Celles-ci leur tiennent un langage calqué sur celui des ouvrages de théologie et de mystique qu’ils ont pu lire, ou sur celui de leurs confesseurs qui ont lu ces livres et qui entraînent leurs pénitents dans le sens où ont marché des mystiques illustres ; de ceux-ci, tout se retrouve chez leurs imitateurs, plus ou moins modifié par les idées et le vocabulaire du temps auquel ils appartiennent. Toujours la théologie leur imposa un idéal de sainteté ; mais de plus en plus une certaine manière de prier, l’usage de certaines recettes d’adoration, d’invocation et de propitiation, l’emploi, enfin, de certaines pratiques pour se mettre en communication avec le surnaturel sont devenus de tradition: voilà pour le spirituel ; quant au matériel, si l’on peut s’exprimer ainsi, même évolution: les mystiques revivant la Passion du Christ et présentant des stigmates plus ou moins accusés sont devenus de plus en plus nombreux, tant du moins que la religiosité générale ne diminua pas trop. N’y a-t-il pas là, tout autant que dans ces épidémies de maladies nerveuses, de forme mystique ou non, où l’on voit des affections identiques saisir des organismes pourtant très différents — et dont quelques-uns sans doute n’étaient guère tarés originairement, — une preuve éclatante de l’influence du mental sur l’évolution des névroses, influence si grande qu’il peut à peu près à lui seul, en certaines circonstances, créer de la névropathie, fabriquant presque de toutes pièces le terrain même où il en développera.
Nous parlions tout à l’heure de stéréotypie ; il nefaut pas le faire saris réserves, car encore doit-on expliquer pourquoi c’est une certaine psychologie mystique et non une autre qui a été vécue de préférence, pourquoi celle que formulent d’une manière à peu près uniforme les livres contemporains de spiritualité possède les propriétés suggestives que l’on sait. Les mystiques, apparemment, sont peu à peu arrivés à trouver les meilleurs procédés pour s’entraîner dans la voie où ils brûlent d’avancer, et cela ne leur a été possible que parce qu’ils ont su respecter dans une large mesure les lois de la psychologie normale ; de sorte que, finalement, la mise en formules des [p. 129] procédés où ils se sont arrêtés, et qui sont loin d’être entièrement fantaisistes, la mise en formule de ces procédés tels qu’ils sont décrits par les théologiens eux-mêmes offre un intérêt véritablement scientifique. Consciemment et inconsciemment, il demi empiriquement et à demi grâce à des réflexions nombreuses, approfondies, fondées sur des observations exactes et des expériences bien conduites, les mystiques se sont appliqués à utiliser toute leur nature en vue d’atteindre à des états surnaturels ; ils ont ainsi frayé en quelque sorte une voie régulière à l’anormal ;même, ils ont quasi-normalisé la recherche de l’anormal à force d’avoir employé de bonne psychologie, fait des frais de logique, et aussi de vertu, pour réussir le chef d’œuvre de la divinisation de l’âme. De là ce qu’il y a d’un et de scientifique dans la psychologie mystique élaborée par des penseurs mystiques après avoir été vécue: tout ce qu’il était possible d’y faire entrer de raison, de psychicité normale et de moralité y est entré ; tout ce qu’il était possible d’en éliminer de bizarre et d’étrange en a été, souvent du moins, éliminé. Il n’est donc pas étonnant que ce qui s’est stéréotypé, se soit stéréotypé, car la raison, la psychicité normale et la moralité sont des choses unes, unifiantes, et le but des meilleurs mystiques, étant un, devait tôt ou tard imposer des procédés à peu près identiques pour le réaliser, des procédés, en somme, d’une innocuité relative et dont les résultats devaient grandement différer de ceux des tendances et des états mentaux franchement morbides. Il n’est guère de mystiques de grande allure qui n’aient été, d’ailleurs, plus ou moins psychologues ; et ceux qui le sont peu sont du moins guidés par des auxiliaires qui le sont ; et tous ont un système, le même en somme, sur la psychologie de Dieu, du Diable et de l’homme, que domine une théologie d’après laquelle Dieu comme le Diable interviennent très naturellement dans les affaires humaines d’une façon identique, mutatis mutandis, à celle dont les hommes interviennent dans la vie les uns des antres. C’est pourquoi tous les mystiques tendent à s’accorder dans l’interprétation des phénomènes de leur vie intérieure et des événements extérieurs, ainsi que sur les moyens qu’il convient d’employer successivement pour progresser dans la mysticité. —Mais ce qui se passe d’intellectuel dans leur conscience claire n’est rien, comparé à ce qui doit se passer de tel dans leur subconscience, on peut l’affirmer sans faire de psychologie fantaisiste. Qu’on lise sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, la Bienheureuse Marguerite-Marie , entre [p. 130] autres : on s’apercevra bien vite de la subtilité avec laquelle ils organisent le drame de leur vie intérieure ; tous les incidents en sont créés avec un art merveilleux pour que les fins désirées soient atteintes, et avec un souci constant de ménager les transitions, les gradations, les coups de théâtre, ainsi que de n’outrepasser point ce que la nature humaine peut supporter de tentations, d’épreuves, d’émotions. On saisit à plein, en les voyant évoluer, la prépondérance de l’action de la penséedans tous les processus spéciaux il leur mentalité ; chez eux comme chez les hystériques des hôpitaux, c’est l’idée qui fait à peu près tout, immédiatement du moins (5). Ils se font juste à temps gourmander par Dieu de la tiédeur qui risque de les envahir, ils se font consoler par Lui chaque fois que leur courage va faiblir ; ils se font tenter par le diable de mille façons épouvantables sur des points où il est clair qu’ils ne pourraient jamais avoir de faiblesse, accabler par lui de douleurs que jamais ils ne pourraient supporter si ces douleurs n’étaient point de fausses douleurs comme les tentations dont nous parlions sont de fausses tentations ; ils s’exagèrent leur faiblesse à proportion de leur confiance dans le guide céleste dont l’appui, ils en sont sûrs, fera leur faiblesse infiniment forte, etc., etc. Immense activité mentale ; facticité notable d’états psychiques ou psycho physiologiques étonnants sous l’empire de fortes auto-suggestions savamment organisées : la ressemblance avec l’hystérie est tout à fait frappante, avec l’hystérie où le mental fait presque tout, sur la base d’un tempérament très nerveux capable de toutes les extravagances sans recéler toujours de ces lésions bien nettes et bien localisées qui, quand elles existent, signifient que l’hystérie est compliquée d’autre chose.
Avant d’aller plus loin, remarquons certaines différences entre les mystiques supérieurs et les hystériques d’hôpital. Si les premiers comme les seconds « réalisent » les représentations, — lesquelles sont d’un caractère plus relevé chez eux, où pour l’ordinaire la diabolicité et autres excentricités ne jouent pas le [p. 131] premier rôle, ce qui a lieu chez les mystiques inférieurs, plus voisins des malades tout à fait authentiques, — les mystiques n’oublient pas, en général, la totalité de ce qu’ils ont contemplé pendant la transe ; ils ont plutôt une tendance à le développer à la manière dont le rêveur fait cristalliser, après le réveil, mille souvenirs étrangers au rêve autour du fait onirique dont il se souvient; d’autre part, ressemblant en ceci aux spirites, ils n’offrent guère de dédoublements de personnalité pareils à ceux que décrit, par exemple, le Dr Morton Prince ; en toute vision, cependant, il y a une sorte de dédoublement de la personnalité, mais qui se rapproche fort de ce qui se passe dans l’hallucination ordinaire ou même chez des hommes normaux à très forte imagination. On voit par là que s’il y a hystérie dans la mysticité, c’est une hystérie fort différente, arrachée aux trois quarts, en somme, à la symptomatologie de l’hystérie courante, et réintégrée d’autant, toutes réserves faites, dans la normalité. A quoi attribuer la symptomatologie psychique si différente que manifeste la mysticité, sinon à l’influence des idées, des préoccupations spéciales à la mysticité ?Celle-ci, dès qu’elle a pu s’introduire dans une organisation humaine grâce à certaines conditions physiologiques qui ont facilité son entrée, y crée une névrose à part, exactement comme telle ambiance morale fera, d’un mari relativement sain vivant avec une femme folle d’une certaine façon, un fou pareil à elle mais qui aurait été fou d’une manière différente si la folie de sa femme avait été autre. Et très souvent, la symptomatologie dans les deux cas est presque uniquement psychique; non certes que le cortex n’y soit intéressé ; le cortex y est même très fréquemment plus intéressé que tout le reste du système nerveux, mais il n’importe; de plus, dans les deux cas, le psychique joue un rôle étiologique bien plus considérable que dans la plupart des psychoses. Quant’ aux symptômes physiques, les bornes où nous devons nous enfermer ici ne nous permettent pas d’aborder avec ampleur la discussion de ce qui les concerne, mais, ainsi que nous le disions, ils ne sont pas de première importance dans le cas de la mysticité, pas plus que dans celui de l’hystérie, où leur rôle est plutôt subordonné ; il suffit à notre dessein de noter les faits suivants. Chez les mystiques comme chez les hystériques ou même chez les neurasthéniques, nombre de fausses douleurs pourtant très douloureuses, mais infiniment mieux supportées et même bien utilisées par les premiers, — du moins quant au but de perfection [p. 132] religieuse qu’ils se proposent, — tandis qu’elles sont chez les autres un ferment de désorganisation. D’autre part, chez nombre de mystiques comme chez nombre d’hystériques, des maladies bizarres et souvent atroces, indiquent des tares profondes de l’organisme ; mais les mystiques, tout en entretenant le mal, qu’ils aiment et dont ils jouissent, tout en l’éternisant par là même, —ainsi que font à leur manière les sinistrés espérant des dédommagements sérieux, qui réussissent à retarder leur guérison sans employer à cet effet aucun moyen malhonnête, —arrivent néanmoins à dominer leurs souffrances et à vivre moralement el religieusement de façon intense, souvent jusqu’à un âge très avancé, avec les maladies et les infirmités qu’ils collectionnent. Qu’on rapproche ceci des douleurs de la Passion revécues par eux et des stigmates ; on verra clairement dans ces faits aussi la confirmation de notre opinion sur la prépondérance du rôle du psychique dans révolution des processus spéciaux à la vie du mystique, prépondérance si grande que le rôle joué originairement par le physique dans son cas n’est presque plus rien en comparaison de celui que joue l’activité psychique que le physique a d’abord déclenchée, — à tel point que, jusque dans le retentissement physique lui-même de cette activité psychique, le mental paraît encore conserver une extraordinaire maîtrise sur le soma.
Il est intéressant de considérer le tableau des états mystiques tel que les auteurs spirituels l’ont définitivement fixé (6). Ils distinguent deux sortes d’oraison, l’oraison ordinaire qui a quatre degrés : oraison vocale, oraison affective, méditation, oraison de simplicité; et l’oraison mystique qui a aussi quatre degrés : union simple ou quiétude, union pleine ou demi-extatique, extase, enfin transformation, ou déification, ou mariage spirituel. — Un simple coup d’œil d’ensemble sur la succession de ces états suffit à prouver l’habileté psychologique supérieure des mystiques qui ont canonisé ce tableau : une âme capable de parcourir ces huit états dans l’ordre indiqué, est une âme qui a su mettre en œuvre la série continue de moyens qui est la plus idoine à lui permettre d’utiliser les lois de la psychologie normale pour la fin qu’elle veut atteindre : remarquons avec quel art les mystiques font d’abord servir les représentations à l’éveil des sentiments, puis graduellement éteignent la clarté [p. 133] des représentations pour laisser le champ libre à l’émotion, se mettant en même temps dans un certain état d’« attention expectante » très favorable à l’automatisme que déclenchera, à un moment donné, l’émotion religieuse, parmi la « nuit du sens » et grâce à la « ligature » qui se sera faite spontanément de toutes les facultés sensibles. Dès lors, ils n’auront plus guère qu’à se laisser aller, mais ils prendront toutefois la précaution de ne pas troubler, de ne pas chercher à accélérer par un effort intempestif de leur volonté, l’automatisme dont le désir les hante, dont l’idée fixe leur donne une soif ardente et qu’ils nomment, ignorant, —dans leur conscience claire du moins, — l’auto-suggestion qui les domine, l’abandonnement absolu à l’action divine. Une fois l’extase arrivée, le but suprême est atteint, mais avec cette réserve cependant qu’il leur faut être sûrs de pouvoir vivre, en dehors de l’état extatique, qui est rarement long, d’une façon aussi parfaite que dans l’extase même; ils ne s’arrêteront donc d’aspirer à un état plus haut, ils ne cesseront de se transformer sous l’influence de cette aspiration, que quand ils auront conscience d’avoir réalisé l’union parfaite avec Dieu. Alors, on général, ils auront moins d’extases ou même ils n’en auront plus, mais parce que cela n’est plus utile, leur état mystique étant devenu si essentiel à leur mentalité qu’ils peuvent mener désormais comme deux vies à la fois, rune toute d’union volitive avec Dieu, l’autre pareille matériellement à la vie de tout le monde, dépensée à faire les diverses besognes que leur impose leur condition ou la règle de la maison à laquelle ils appartiennent. Ce retour presque complet à la vie normale par une sorte d’incorporation d’un état anormal à l’état normal est l’un des faits les plus curieux de la vie mystique ; il atteste plus hautement peut-être que tous les autres la genèse intellectuelle de la grande mysticité, que l’intelligence sait ainsi maintenir dans une direction souvent tout à fait parallèle à celle d’une vie normale. Mais on comprend que le psychologue se soit longtemps trompé en pareille matière : au premier abord, il paraît invraisemblable qu’il y ait quelque part à faire à l’intelligence et à la psychicité normale, et même au psychisme tout court, dans l’étiologie des phénomènes en question. Pourtant, à la réflexion, lorsqu’on songe à l’effet prodigieux que doit avoir sur un tempérament simplement très nerveux, très sensible, très suggestible, un corps d’idées pareilles à celles qui sont proposées aux mystiques pur une certaine théologie, on comprend, surtout s’il s’agit. de sujets qui [p. 134] ont pu croire posséder l’évidence d’un appel divin direct, individuel, sensible, et que leur organisme mental en ait été bouleversé tout entier comme l’un quelconque de nous l’est par un événement très impressionnant, et que ce bouleversement, contenu dans son incidence et dans ses suites par des croyances et des enseignements où il entre beaucoup de raison et de moralité n’ait pas produit que du déchet, qu’il ait même été pour de nombreux sujets une invitation à se servir beaucoup de leur réflexion, de leur volonté, pour canaliser leur névropathie et en user, somme toute, avec esprit, avec conscience, avec bon sens même !
Il n’y a pas lieu de réfuter longuement ceux qui distinguent à fond les deux sortes d’états d’oraison énumérés plus haut, car en considérant de notre point de vue les raisons qu’ils présentent, on voit aussitôt la cause de leur erreur. Le sentiment de la visitation de Dieu, sourdement présent parfois, ils l’avouent, —et cela est grave, —dans le quatrième état de la première catégorie, apporterait avec lui, dans le premier état de la seconde catégorie, où il est clair, la preuve que Dieu agit, alors que son action dans l’âme ne serait encore, dans le quatrième état de la première catégorie, sauf la restriction mentionnée, qu’un pur objet de foi. —Le psychologue aperçoit ici un commencement d’hallucination du toucher interne ; faible et intermittente comme la plupart des états hallucinatoires à leur début, et il croit d’autant plus à la continuité des états IV de la première catégorie et à de la seconde, que les mystiques non seulement constatent parfois de celui-ci dans celui-là, mais encore reconnaissent d’autre part l’instabilité relative de l’état 1 de la seconde catégorie, où la « ligature » n’est pas parfaite, où la distraction est possible, où la volonté peut encore lutter contre Dieu, où le simple « roulis d’un wagon de chemin de fer » peut empêcher le surnaturel d’envahir l’âme, qu’il envahit en d’autres circonstances sans avoir égard aux occupations du sujet que sa première transe prendra, par exemple, lorsqu’il est occupé à sa coiffure. La volonté ne peut créer l’état 1 de la seconde catégorie, dit-on. Mais a-t-on démontré qu’elle crée l’état IV de la première ? De plus, si l’automatisme commence vraiment avec la seconde catégorie d’états, est-il étonnant que la volonté cesse ici de pouvoir quelque chose? Elle ne peut créer de l’automatisme d’une façon instantanée; c’est seulement à la longue qu’elle parait pouvoir amener quelque chose de tel. Lui arrive-t-il d’essayer de mettre un empêchement à l’automatisme [p. 135] de l’oraison mystique, son insuccès est assuré si l’âme est bien convaincue que c’est Dieu qui la mène ; réussit-elle dans sa tentative, c’est que l’on manquait de foi, d’où, en cet automatisme, une imperfection, une faiblesse qui explique le succès de la volonté. L’idée de l’abandon de Dieu suffit à faire cesser le processus mystique; et pour comprendre que tous les sujets n’aillent point jusqu’à l’état IV de la seconde catégorie, il suffit de réfléchir que tous ne peuvent être assez doués pour pouvoir accomplir cette performance. La nouveauté, l’originalité des effets propres à chaque état d’oraison donne à leur série une apparence de discontinuité, mais bien illusoire ; il ne faut pas réaliser ces états comme des entités à part ; ce ne sont que des moments remarquables d’un processus continu, où de temps en temps l’accumulation des causes dans un sens unique ou leur intensification progressive amène le déclanchement d’effets nouveaux de la façon dont l’adjonction successive de grains de sable à un poids qui ne fait pas encore fléchir le plateau d’une balance finit par le faire céder à la fin ; au fond, la nouveauté n’est qu’apparente, ou plutôt elle est chose secondaire en l’espèce ; les soi-disant états différents ne sont que des groupes de symptômes successivement possibles. Par exemple, lorsqu’un mystique très visuel est suffisamment excité pour avoir une vision, il se mettra, sous l’influence de la certitude absolue qu’il a des faveurs divines, à faire et à dire beaucoup de choses qu’il ne faisait et ne disait point encore, et il présentera de temps en temps une foule de phénomènes psychiques et physiologiques qu’il ne présentait pas quand il n’en était encore qu’à l’ « union pleine » ; il n’y a rien de plus foncièrement nouveau, d’un état mystique au suivant, que dans l’évolution d’une maladie qui s’aggrave, ou dans celle d’un esprit qui se perfectionne, ou dans celle d’un organisme qui passe d’un stade de l’existence à un autre. Quant à la différence qui distingue la mentalité des mystiques, ‘d’une manière générale, de la mentalité des âmes religieuses ordinaires, le caractère très impressionnant des phénomènes qui ont lieu en eux les explique ; et la ressemblance des deux mentalités s’explique de son côté par la nature même des idées et des sentiments que les mystiques ont en commun avec tous leurs coréligionnaires : comment, par exemple, un homme qui professerait à fond l’humilité chrétienne, n’eûtil rien de mystique au sens pathologique du mot, ne puiserait il pas dans son idée de la toute-puissance de Dieu opposée au néant de l’homme, une force sensiblement pareille à celle que [p. 136] les voyants puisent dans la contemplation hallucinatoire de l’immensité divine ? Or on sait que, pour les mystiques, l’humilité est la condition subjective principale de l’avancement dans la voie divine : il faut se laisser agir le plus possible. Nous nous résumerons sur ce point en énonçant ces deux propositions : premièrement, le processus de la vie mystique est suspendu à l’évolution continue d’idées dont la marche s’explique principalement par les lois ordinaires de la psychologie, de la psychologie de l’intelligence en particulier ; secondement, toute discontinuité dans l’évolution mystique d’un sujet se réduit, sauf exceptions, à la différence des effets inhérents aux moments successifs de l’accroissement intensif de la diathèse mystique.Ce sont là des principes assurés ; les considérations qui vont suivre ne pourraient leur être objectées que par un esprit superficiel.
Quelle que soit la part qu’on doive faire, dans l’explication des faits mystiques, à la psychologie générale, il faut tenir compte largement aussi des idiosyncrasies,mais il ne naît point de là de véritables difficultés. Les mystiques les plus ambitieux ont raison de ne pas aspirer trop tôt à des visions, car un organisme qui doit favoriser des états psychiques hallucinatoires ne peut, dans la mesure où il est sain, aller du premier coup jus qu’à permettre des visions proprement dites et surtout des hallucinations du toucher externe. Aussi voyons-nous la plupartdes visionnaires, en dépit d’hallucinations passagères dans l’enfance ou dans la première adolescence, commencer vraiment leur ascension mystique plus tard, par des états assez simples, ceux où s’arrêtent les moins doués. Ce sont d’abord des hallucinations du toucher interne, de la cénesthésie, qu’ils éprouvent (sentiment de « présence ») ; puis ils se les précisent sous forme d’hallucinations gustatives ou balsamiques mal localisées et crues spirituelles à cause de cela ; ces deux sortes d’illusions, les plus voisines de celles du toucher interne, c’est-à-dire des moins graves, des plus faciles à ressentir, sont à peine anormales ainsi que la première ; avec un peu d’imagination, n’importe qui peut se les donner à quelque degré. Ensuite, le sentiment de « présence » s’accuse avec une netteté plus grande et devient, si l’organisme s’y prête, comme une véritable perception, grâce, évidemment, à la collaboration de certaines idées, ainsi qu’il arrive dans la perception normale. Si le sujet est très doué nerveusement, il ira jusqu’à l’hallucination auditive, plus ou moins nette ; si celle-ci est très précise, le cas est assez grave déjà, car, pour que la parole intérieure prenne une [p. 137] apparence tout à fait objective, il faut un organisme d’un type peu commun : l’imagination, chez les meilleurs auditifs, n’est pas souvent de force à créer une illusion parfaite de parole entendue ; il est vrai que l’intensité des croyances religieuses peut concourir à amplifier le son de la parole intérieure dans certains cas, mais encore faut-il que le soma s’y prête. Quoi qu’il en soit, c’est à un petit nombre qu’il est donné d’avoir des visions et surtout des illusions du toucher externe, Ceux-là peuvent sans doute rendre grâce au moins autant à leur corps qu’à leur esprit et à leurs croyances, des phénomènes qui les ravissent ; car toute la foi du monde ne pourrait produire ces hautes manifestations de la mysticité sans une véritable et très grande bonne volonté de l’organisme ; il en est de même, à plus forte raison, pour ceux qui réussissent des plaies ou des stigmates en relief rappelant les tourments de la Passion : s’il n’y avait chez eux des liens anatomiques étroits entre le système nerveux central et les appareils nerveux périphériques, —qui d’ordinaire en sont assez indépendants, — ils ne présenteraient rien de tel. Mais quel effet psychique doit produire, source à son tour d’effets psychophysiologiques d’une puissance inouïe, la constatation de telles faveurs jugées inscrites par Dieu même jusque dans le corps qu’on voit et qu’on touche ! Comment les grands mystiques ne différeraient-ils point du tout au tout, à certains égards, des malades dont ils se rapprochent le plus ? Ce dont il faudrait s’étonner, ce serait que leur symptomatologie clinique fût pareille en dépit d’une étiologie psychique si différente ! Et pourtant, on le voit, leurs hallucinations successivement possibles le sont dans l’ordre même de la gravité croissante de la diathèse hallucinatoire ; ils commencent, ainsi que les malades mentaux authentiques, par les illusions les plus légères et finissent par celles qui le sont le moins, tout comme les maniaques. Mais les idées qui les dominent sont autres, et les organismes qu’elles ont choisi pour y agir étaient originairement d’une santé relativement grande. En un sens, on pourrait dire que la mysticité est une hystérie spéciale, celle dont sont susceptibles des organismes encore notablement sains sous l’influence d’idées religieuses fortes ; la logique interne de la partie psychologique de cette affection y paraît douée d’un pouvoir sans pareil ; ainsi s’expliqueraient les ressemblances et les différences qui tour à tour étonnent également le psychologue. Qu’on songe, par exemple, au tableau des représentations qu’objectivent, que réalisent les hystériques ordinaires, aux [p. 138] anesthésies, aux paralysies et aux agitations qui sont corrélatives à ces représentations ; sans doute, les mystiques, dans leurs transes, présentent des faits analogues, ils sont insensibles dans l’extase et offrent de la paralysie, mais ce n’est pas toujours sous l’empire d’une idée fixe !On en a vu se mettre à courir, à grimper, à faire mille choses qui scandalisaient leur entourage, ou saisis au contraire d’une impuissance totale à faire n’importe quelle action; mais alors le désordre paraît être la conséquence d’états mentaux que ne connaît point l’hystérique ordinaire. Ajoutons à cela que la plupart des mystiques prétendent que leurs visions sont plutôt « intellectuelles » ; ou bien leurs « sens spirituels », comme ils disent, ne saisissent pas d’images proprement dites, mais seulement des choses qui y ressemblent, ou bien c’est une « nuit » lumineuse, un vague absolu qu’ils contemplent avec une âme devenue tout émotion et se fondant dans un divin dont l’aspect intellectuel lui-même finit par disparaître, ne gardant qu’une sorte d’aspect sentimental défiant toute description. Que nous sommes loin, avec eux, de la matérialitédes visions de l’hystérique ! Chez l’autre, l’intelligence agit encore là même où il lui semble qu’elle a sombré ; souvent, avec l’extase qui ravit, coexiste une réflexion qui demeure très claire à l’arrière-plan. Enfin, est-il besoin de rappeler que l’hystérique, en dépit de certaines apparences, présente un rétrécissement de l’intelligence qui, dans les cas graves, est souvent progressif ; l’analogue de ce fait ne se voit que chez les mystiques inférieurs et chez les fous religieux, dont la moralité aussi est infiniment moins grande que celle des grands mystiques, qui toujours sont des consciences, eussent-ils des tares qui les rapprochent de ces malades.
Voici, enfin, tout un groupe de remarques dont l’énoncé et le commentaire succint achèveront d’établir l’exactitude de notre point de vue. On sait la fécondité mystique des pays méridionaux ; elle s’explique par l’impressionnabilité nerveuse et la vive imagination des races qui les habitent ; les pays germaniques viennent ensuite, où l’aptitude à la méditation est si grande, et où les nerfs n’ont pu manquer de jouer souvent avec une intensité morbide sous l’action de l’idée. Toujours les deux facteurs que nous indiquions, le psychique apparaissant comme une cause aussi importante par elle-même que n’importe quelle diathèse nerveuse pour produire des phénomènes mystiques. Il n’est pas jusqu’à la prédominance en pays germain d’un mysticisme raisonneur, philosophique, relativement peu [p. 139] exubérant et pittoresque, qui ne s’explique par la différence même qui distingue l’âme germanique de l’âme latine méridionale : l’idée agit davantage, proportionnellement, où elle est moins serve de l’image et travaille des organismes moins irritables. D’une manière générale, les femmes font plus de mysticité que les hommes, mais ne sont-elles pas plus hystérisables ? Et s’il est vrai que plus d’hommes sont arrivés aux états mystiques supérieurs, leurs succès plus marqués dans la voie mystique ne sont-ils pas dus à leur habileté, à leur ténacité, à leur intelligence plus grandes ? L’enfant et l’adolescent sont plus hystérisables que l’adulte : aussi, que de futurs mystiques eurent très tôt quelque vision, plus ou moins identique à ces illusions religieuses ou non et le plus souvent passagères que l’on range dans la catégorie des psychoses de l’enfance et de l’adolescence, psychoses dont on connaît aujourd’hui la fréquence (7) ! Il est constant que les grandes vocations mystiques se déclarent avec éclat avant la trentième année, le plus souvent autour de la vingtième, c’est-à-dire pendant l’adolescence, au moment où se manifestent les dispositions remarquables de toute sorte, à la criminalité comme à la vertu héroïque, à la folie comme à la grande activité artistique ou scientifique. Pour expliquer ces faits, la physiologie ne suffit pas, car s’il est vrai qu’à cet âge les dispositions cérébrales portent particulièrement à l’activité dialectique et favorisent au maximum le goût de la logique pure, de la métaphysique et de tout ce qui lui ressemble, il faut cependant tenir compte ici même des états psychiques qui sont le fruit de ces dispositions : ils sont des causes ! On expliquera pareillement le faible effet immédiat des visions de l’enfance quant au développement de la vie mystique ; la pauvreté idéelle de cet âge le rend impropre à fabriquer des produits mentaux normaux ou anormaux variés, compliqués, ayant de la suite. De même on rapportera aux ressources considérables de l’esprit de l’adulte son aptitude à [p. 140]se forger avec le temps, grâce à de savants entraînements, des états mentaux surprenants de mille manières pour le commun. C’est assez tard, parfois vers la fin de l’adolescence, — qu’il y ait eu ou non des phénomènes extraordinaires pendant l’enfance, — que les mystiques commencent vraiment leur carrière, souvent plus humble à son début que leur histoire antérieure ne pourrait le faire supposer : quelque crise aiguë de l’organisme décide de ce début. On voit aussi de grandes manifestations mystiques s’éclipser tout à coup pour reprendre avec plus d’éclat vers ln ménopause, ou, s’il s’agit d’un homme, à une époque correspondante : toujours leur réveil coïncide avec une crise visible ou présumable de l’organisme. Voilà des faits qui relèvent de la physiologie, mais il y a autre chose ; sans doute, on peut parler d’idées, d’images, d’émotions« refoulées » pour une cause quelconque, et qui n’attendent qu’un signal du soma pour produire des phénomènes singuliers, mais qu’on y regarde de près, qu’on remarque, surtout, que plus ces phénomènes apparaissent à un âge avancé, plus aussi ils sont compliqués, bien architecturés et riches en général d’éléments intellectuels: on ne pourra contester qu’il n’y ait eu, chez les sujets qui nous occupent, dans l’intervalle des premières et des secondes ou des secondes et des troisièmes manifestations de la mysticité, un profond travail de leur intelligence concomitant aux événements physiologiques que nous ne songeons pas à nier. Plutôt subconscient fut ce travail, peut être, « plutôt » mais non pas uniquement, car jamais los vrais mystiques, dans leurs plus longues périodes d’« aridité » n’ont cessé de réfléchir à des sujets dont la méditation, qui est une vocation chez eux, les suggestionne, entretient leurs désirs et dessine des schèmes pour le déploiement futur éventuel d’états extraordinaires : progressivement, ils se forgent un cerveau, un système nerveux très à part; personne ne se travaille autant qu’ils le font ; comment n’arriveraient-ils pas, très naturellement, à devenir des êtres aussi extraordinaires qu’ils le paraissent ?
Poursuivons. Comment, si ce n’est par leur santé mentale et même somatique relative, — santé qui s’avère jusque dans le vague de leurs révélations où presque toujours il y a une certaine suite, et l’indice d’un fin pouvoir d’observation psychologique, et beaucoup de subtilité théologique, — comment expliquer que les troubles de leur émotivité et même parfois de leur idéation n’aboutissent que rarement à faire de la [p. 141] démence ? Leur organisme les aide, certes, à rester normaux dans la mesure où l’on peut dire qu’ils le demeurent, mais la nature des idées qu’ils méditent ne les y aide-t-elle pas de son côté ? Leurs jeûnes, leurs mortifications, leurs pratiques souvent bizarres devraient accélérer la désorganisation mentale dont tous offrent des traces, et pourtant ils savent, sinon toujours, du moins souvent, continuer à beaucoup penser et à bien vivre. Indéniable est leur névropathie, mais elle est d’une souplesse, elle reste d’une impressionnabitité aux idées que l’on ne trouve pas au même degré chez les hystériques ordinaires ; elle est évidemment moins morbide que celle de la plupart de ceux-ci, malgré tout l’appareil des symptômes qui la définissent, et en somme plus dirigée encore peut-être que celle-ci par des agents d’ordre psychique. A voir nombre de mystiques soucieux de ne rien dire qui ne soit orthodoxe, effacer de leurs récits ce qui ne l’est point, demander qu’on ne tienne pas compte officiellement de leurs révélations, prêts à admettre, si leurs directeurs l’exigent, qu’ils ont été illusionnés, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils étaient intellectuellement assez sains pour avoir subconsciemment, sur leur cas, des doutes comparables à ceux que formulent les psychologues positifs ; auraient-ils une obscure connaissance de leur activité essentielle, de leur propre rôle dans l’édification des faits qui les distinguent ? Ce n’est guère que chez les possédés, mystiques de déchet, et chez les visionnaires qui se rapprochent de nos fous religieux, que l’on trouve un dogmatisme outré et une croyance de fanatiques. Ici même, une ressemblance avec les hystériques, qu’on sait aujourd’hui n’être dupes qu’en partie et assez artificiellement de leurs illusions. Il éclate aux yeux que les réserves faites par les mystiques supérieurs sur leur cas sont de source intellectuelle.
Sans doute, il en est qui poussent des cris, plient des barresde fer, se tiennent sur le gros orteil, font du dédoublement de la personnalité très caractérisé (lorsque le diable emprunte leurs organes vocaux), sont obsédés de la tentation du blasphème ou tombent en extase à la simple audition du mot « Dieu », mais des faits de ce genre, que présentent parfois, occasionnellement, les mystiques de l’ordre le plus élevé, ne constituent pas l’essence même de l’hystérie: ils la signifient seulement, mais il est intéressant de constater de part et d’autre de tels phénomènes. Leur grande imagination, leur émotivité très vive, leur faculté désordonnée d’affabulation et [p. 142] d’objectivation sont très voisines de celles qui s’observent chez les hystériques ordinaires, et là est bien l’essence de l’hystérie. Cependant, qu’on ne l’oublie pas, les phénomènes énumérés plus haut sont loin d’être aussi généraux chez les mystiques que chez ceux-ci, et les dispositions dont il est question ensuite sont chez eux dirigées très activement, très volontairement par des idées, par des idées dont une partie sont d’une véritable valeur, tandis que l’automatisme de l’hystérie vulgaire est pur automatisme. En somme, toutes réserves faites, nul ne ressemble autant, parfois, à un penseur, à un moraliste ordinaire, qu’un mystique à phénomènes extraordinaires ; on n’en dirait que très rarement autant des hystériques d’hôpitaux, bien que les grands mystiques soient à certains égards plus proches de ceux-ci que des hystériques vivant librement et dont plusieurs, nous l’avons dit déjà, ont comme eux une mentalité ornée de dons précieux : tant il est vrai que c’est bien la nature même des idées qui les mène, qui est la source principale de la vraie explication de ce qui se passe en eux ; il suffit pour s’en convaincre de bien appliquer la méthode de différence :c’est la présence de ces idées, c’est elle seule, qui décide de la présence des faits composant le tableau de leurs symptômes les plus caractéristiques.
La plus grave méprise que l’on pourrait commettre à leur sujet serait de les assimiler à des maniaques, sous ce prétexte, par exemple, qu’ils débutent plutôt dans la carrière par une période de tentations et d’épreuves (persécution), que suit une période de joie divine (psychose de grandeur), ou que des périodes de ces deux genres alternent chez eux. Non, leurs croyances théologiques et leur érudition en mystique suffisent à rendre compte de ces faits. Chez tout hystérique, le psychique joue un rôle particulièrement ample, mais chez le mystique, pour des causes mentales, sociologiques et historiques diverses et concourantes, le facteur psychique est si puissant qu’il peut créer des « équivalents » tout à fait singuliers des symptômes hystériques communs. Chez lui, le physique mime le psychique et travaille pour lui avec une activité, un entrain, une conscience uniques. Son auto-suggestibilité fait des merveilles plus étonnantes encore que chez l’hystérique ordinaire pour deux raisons : la première estla vertu même des idées qui l’agissent, nous l’avons expliquée ; la seconde est cette santé relative du cerveau et même du soma, cette robustesse de la volonté, cette alacrité de l’intelligence qui se joignent à une émotivité considérable. Rien ne manque au mystique pour qu’il se puisse [p. 13]suggestionner lui-même avec une incomparable virtuosité, pour peu qu’il existe en lui, jointe à une grande irritabilité viscérale et sensorielle, cette disposition anatomique spéciale, — et rare, — indiquée plus haut et qui consiste dans une liaison étroite du système nerveux central avec les éléments nerveux qui dirigent les fonctions périphériques(8), —fonctions qui échappent dans la règle à l’influence directe du système nerveux central. Jadis on disait : « Pour comprendre la mysticité, étudiez l’hystérie. » Il faut dire au contraire : « Pour comprendre l’ hystérie, étudiez la haute mysticité ; dans la seconde, vous trouvez la première à l’état éminent ;à un état souvent plus pur, car, cette auto-suggestibilité qui paraît définir l’hystérie, elle atteint son maximum de force et d’indépendance, de netteté et de fécondité chez le mystique, chez le mystique supérieur surtout, qui n’est que peu taré, et qui, dans la mesure où il l’est, sait se servir de ses tares avec tant d’habileté. La meilleure méthode pour étudier l’hystérie, c’est de regarder l’hystérique à travers la mysticité qui peut jouer ici le rôle de miscroscope (9)
Faut-il voir, dans les maladies souvent étranges dont souffrent les mystiques, une dérivation, — libératrice en un sens, — des tempêtes cérébrales sous la violence desquelles on s’étonne qu’ils ne sombrent pas ? Je ne sais, mais on croirait qu’en faisant ces maladies leur organisme se soulage d’une tension qui briserait leur cerveau si les étals mystiques aigus persistaient trop longtemps, seuls à occuper la conscience ; il est incroyable combien nombreux sont ceux qui souffrirent ainsi. parmi les mystiques qui dépassèrent l’« union pleine » (2e degré de l’oraison du second ordre) ! Quoi qu’il en soit de l’influence que peut avoir leur psychisme sur les plus physiques de leurs maladies, dont une partie est certainement l’effet d’auto-suggestions, il est très probable que leurs maux physiques les plus authentiquement tels ont leur origine dans quelque disposition somatique connexe à celles qui favorisent en eux un psychisme à part. Les plus sains d’entre eux ne le [p. 144] sont pas tout à fait, et rarement un organisme n’est malade que d’une seule façon. Mais si, pour accepter la théorie exposée dans cet article, on me demande de rendre compte avec une précision parfaite de la liaison des particularités morbides physiques des mystiques avec les causes psychiques que je prétends prépondérantes dans leur cas, je répondrai qu’il m’est inutile de tenter cette explication d’ailleurs impossible à donner ; car, puisqu’il est certain que chez les mystiques, chez les supérieurs du moins, il en est comme chez les hystériques, où, jusque chez les plus inférieurs, le psychique paraît jouer un rôle important, il est tout indiqué de rendre compte très largement des particularités morbides physiques des mystiques par des causes psychiques, d’autant plus que beaucoup de ces particularités, chez eux comme chez les hystériques d’hôpital, sont tout à fait factices et réalisent simplement des suggestions, et que le reste de ces particularités est plus soumis chez eux que chez les autres aux influences modificatrices du psychisme. Pour leurs particularités psychiques, elles manifestent un rapport tout il fait évident avec les idées qui se sont emparées d’eux. Tout bien considéré, c’est la nature spéciale, la force spéciale de ces idées qui expliquent les faits les plus curieux qu’ils présentent à l’observation, et chez eux, très fréquemment, ces idées agissent en un organisme si peu taré originairement, elles y agissent, en conséquence, d’une façon si libre et si normale malgré tout, que c’est en elles qu’il faut chercher tout le principal de l’étiologie en l’espèce ; il y a plus : l’étude des idées les plus puissantes qui soient est propre à éclairer l’action des idées moins puissantes; la psychologie normale aurait beaucoup à gagner à ce qu’on approfondît la mysticité, qui n’est pas seulement la clef de l’hystérie. Quant à savoir au juste comment une idée agit sur l’organisme, on n’y arrivera vraisemblablement jamais ; mais il faudrait renoncer à la Psychologie si l’on hésitait à rechercher des lois dont le mécanisme profond ne peut être pénétré ! La concordance des résultats des quatre études auxquelles nous nous sommes successivement livré justifie assez bien, semble t-il, la théorie que nous avons voulu démontrer.
ALBERT LECLÈRE.
Notes
(1) La manière dont nous nous représentons, dans les faits de psychologie mystique, les rapports du physique et du moral est en harmonie, nous semble-t-il, avec celle dont ces rapports sont conçus par M. Binet. Voir l’ensemble de ses articles dans la précédente Année psychologique. Voir aussi notre Mémoire sur le Mécanisme de la Psychothérapie, Revue philosophique, 1911, et notre article sur le Parallélisme psycho-physiologique dans l’Archiv von Psychologie. Nous avions indiqué l’idée maîtresse du présent travail dans Le Mysticisme catholique et l’Ame deDante, Bloud, Paris, 1904, et dans l’Éducation morale rationnelle, Hachette, Paris, 1909.
(2) Voir notre étude sur ce penseur dans Pragmatisme, Modernisme, Modernisme, Bloud, Paris, 1909.
(3) L’œuvre de ce prélat américain contemporain mériterait une étude il part. On peut le considérer comme réalisant la plus harmonieuse synthèse de l’esprit mystique chrétien et de la mentalité moderne qui ait été tentée.
(4) Ne pouvant. développer davantage ici la question de la conversion, nous voulons du moins joindre, sous forme de note, quelques réflexions [p. 126] et remarques sommaires à ce qui précède. —Il y a des changements brusques et des changements lents dans toutes les espèces ci-dessus distinguées ; les premiers sont plus fréquents chez les émotifs, mais se rencontrent aussi chez les intellectuels, qui ne sont jamais exclusivement tels, et qui d’ailleurs ont moins besoin d’être émus pour prendre une décision grave. Mais on insiste trop sur ce genre de différence ; vues de près, les conversions brusques paraissent bien avoir été l’aboutissement d’un travail assez continu du subconscient, voilé par la permanence d’une incrédulité de plus en plus superficielle ; malheureusement, la conscience claire est seule observable du dehors, et celui qui s’en tient à l’observation de celle-ci ne peut voir que par la suite à quel point l’incrédulité d’un futur converti pouvait être détachée déjà du fond de son âme, prête à s’évanouir tout à fait au premier choc, comme tombe la croûte d’une plaie guérie. Bien des conversions doivent être analogues à la conversion en sens inverse de ce russe, à qui son frère fit remarquer un jour qu’il ne croyait plus du tout à la valeur du Benedicite qu’il récitait, et qui prit alors pleine conscience de son incrédulité foncière très ancienne déjà. On a le grand tort, généralement, de ne pas chercher à rattacher la psychologie du converti après sa conversion, à sa psychologie antérieure : celle-ci en serait fortement éclairée ; le psychologue, dupe d’une illusion vulgaire, est trop souvent le premier à s’étonner outre mesure de ce qui suit la conversion. Si l’on ne peut parler, dans certains cas, d’une lente évolution subconsciente, on trouve toujours du moins dans le passé du converti, dans l’ensemble de ses diathèses de race, de famille dans son caractère personnel, etc., de quoi expliquer la cristallisation qui s’est tout à. coup produite : tel semble avoir été le cas de M. Lutoslawski, par exemple. Ce qui trompe le psychologue en bien des cas de conversion pseudo-instantanée, le voici : son attention étant toute accaparée par les actes postérieurs à la conversion, il oublie d’en chercher la source dans les nouvelles certitudes du sujet, d’où ceux-ci découlent cependant d’une façon logique ; de ces actes, la nouveauté et le pittoresque l’étonnent au point qu’il songe peu à les rattacher, d’une part à ces certitudes, de l’autre à la psychologie antérieure du sujet ; le changement demeure encore à ses yeux comme une sorte de merveille instantanée, alors qu’on s’attendait à le voir décrit par lui comme un moment remarquable d’un long processus. On ne peut cependant exclure la possibilité de conversions à peu près soudaines, à savoir chez des visuels ou des auditifs notables, ou encore des visuels ou des auditifs peu caractérisés placés dans des conditions toutes particulières (le milieu des Réveils, de Lourdes, etc.) ; mais, même alors, n’y a-t-il pas lieu de parler d’une aptitude nerveuse à subir l’attrait d’un appel soudain ? Au reste, il y a toujours, dans les conversions les plus lentes, un moment décisif, et donc quelque chose de soudain. —Parmi les convertis européens au Catholicisme, les types les plus réussis appartiennent à la race juive et à la race anglo-saxonne ; de la première, on sait la nervosité, et, de la seconde, le goût prononcé pour la réflexion religieuse ; quant à la manie des conversions [p. 127] successives qui fleurit aux États-Unis, elle est corrélative à l’extrême nervosité que l’on dénonce au pays de la vie intense. Ethnologiquement aussi, donc, se vérifient les deux affirmations que nous soutenons ici. —On exagère souvent le caractère définitif des conversions ; cela vient de ce que l’on ne parle guère que de celles qui ont duré. Il en est de telles chez nombre de neurasthéniques, dont l’aboulie ne s’y oppose point toujours : la mysticité leur est un tonique ; ils gardent jalousement l’idée qu’ils sont conduits d’en haut et agissent volontiers conformément à cette idée. Mais les hystériques sont capables d’une mysticité plus variée et de plus grande allure, et même d’une activité professionnelle et sociale considérable. —A rapprocher, des cas de mysticité notable, les cas de mysticité tempérée : on y découvre très souvent quelque chose d’étrange déjà ; ex. Mgr Gay, l’ami de Gounod et musicien lui-même, écrivain mystique et très faible des nerfs, qui entend un jour, dans les bois, une voix qui lui dit : « Tu seras prêtre ». Tous sont suggestibles et recherchent ce qui les suggestionne dans le sens de leurs préférences. —Étudier aussi des faits comme ceux dont est le théâtre l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem ; pendant la semaine sainte, il s’y passe, parmi les paysans russes en pèlerinage, des choses abominables sous l’influence de l’excitation religieuse de mauvaise qualité dont ces pauvres intelligences sont uniquement capables. Toutes les épidémies de conversion relèvent à la fois de la psychologie normale et de la psychophysiologie pathologique.
1. L’ensemble des idées ici développées ne doit pas, selon nous, scandaliser un croyant raisonnable, car on peut être catholique orthodoxe, par exemple, sans admettre la réalité d’un seul fait miraculeux depuis la clôture des temps apostoliques. Un catholique lisant ces pages devra se souvenir que l’Église elle-même ne fait pas, de ces manifestations mystiques, des articles de foi. Rien d’ailleurs ne l’empêche d’admettre que le surnaturel soit. impossible à vérifier par la voie scientifique ; et s’il croit à des faits comme ceux dont nous traitons ici, il a toujours la ressource de penser que le divin, si infiniment élevé au-dessus de la nature de l’homme, ne peut entrer en lui sans le troubler, sans le névroser. Nul n’a jamais vu Dieu, dit saint Jean. et, d’après l’Ancien Testament nul ne peut le voir sans mourir. Voir sur ce sujet notre article intitulé :La Vanité de l’Expérience religieuse, Archives de Psychologie, Genève, 19l0.
(5) Il n’est pas étonnant, si la représentation joue immédiatement un rôle si considérable dans les faits de mysticité, que les plus intelligents parmi les mystiques n’aient d’une manière générale présenté qu’un petit nombre de phénomènes extraordinaires, et que les moins intelligents en aient présenté le plus. Ce caractère immédiat de l’action de la représentation se marque au maximum dans la symbolicité mystique des attitudes des extatiques, de leurs plaies, de leurs douleurs. On est vraiment fondé à expliquer dans une très large mesure ce qui se passe dans leur soma par ce qui sc passe dans leur esprit.
(6)V. spécialement l’ouvrage du P. POULAIN, S. J. : Des grâces d’Oraisons, 5e édit. 1986. Retaux, Paris. Il n’existe pas en cette matière un livre de théologien mieux fait que celui-là.
(7) Si l’on réfléchit au caractère le plus souvent passager et cependant morbide de certaines psychoses de l’adolescence, où il y a comme une sorte d’anomalité normale, on sera tout disposé a admettre que, les circonstances aidant, des séries de phénomènes religieux extraordinaires puissent se développer dans des organisations sans véritables tares, très semblables à des organisations dont on n’aura jamais l’occasion de contester la normalité. Il est indéniable que de véritables névroses religieuses sont capables d’envahir des êtres à peu près sains. Ne pas oublier la puissance, sur les organismes les plus sains, des premières impressions fortes dans l’enfance et dans l’adolescence, et l’extrême plasticité de ces deux âges par rapport à toutes les psychoses.
(8) Ceci existe chez un certain nombre d’hystériques ordinaires ; et les phénomènes auxquels cette particularité d’organisation donne lieu sont, des deux côtés, similaires aux idées hantant hystérique, d’une part et mystiques d’autre part. Sinon toujours, du moins le plus souvent, les différences cliniques, psychiques secondaires ou physiologiques, sont corrélatives aux différences psychiques fondamentales des deux états.
(9) On pourrait dire, en un sens, que les étrangetés psychiques accompagnant la haute mysticité, sont comme la rançon du génie religieux.
LAISSER UN COMMENTAIRE